En voyage, tome II (Hugo, éd. 1910)/France et Belgique/A/6

Texte établi par G. SimonLibrairie Ollendorff (p. 25-26).
Étampes, 22 août.

Merci, mon Adèle, de ta bonne petite lettre du 19. Elle m’a fait plus de plaisir que je ne puis te dire. Un verre d’eau à un altéré. Il me tarde d’avoir toutes les autres, mais je crains que ce bonheur ne soit pour Paris, avec la joie de t’embrasser. Je dis je crains, parce qu’il serait encore possible que mon arrivée fût retardée de trente-six heures. Je suis à Étampes, j’y ai trouvé une espèce d’antiquaire, ancien officier de la garde, ami de Paul Lacroix, nommé M. Grandmaison, à qui appartient ce fameux donjon d’Étampes que tu connais, et qui veut me montrer toutes les ruines des alentours. Elles sont assez nombreuses et fort belles. Nous devons aller voir demain le Temple, ancien monastère écroulé sur la montagne. Il y a ici de belles églises romanes. Une (Saint-Martin) a une tour penchée comme Pise. Il serait possible que j’allasse de là à Fontainebleau voir le château, s’il se présente une bonne occasion ; mais les vacances rendent les voitures chères et rares. — Écris-moi toujours à Melun.

J’ai passé hier une admirable journée à Pithiviers et aux environs. Yèvres-le-Châtel, qui est à deux lieues et où je suis allé à pied avec mes souliers percés, contient à lui seul un couvent et un château, ruinés, mais complets. C’est magnifique. Je dessine tout ce que je vois. Tu en jugeras.

Mon Adèle, ma pauvre amie, si tu savais quelle joie j’aurais de t’avoir près de moi dans ces moments-là. Oh ! certes, nous ferons un voyage ensemble.

Embrasse pour moi Martine, ma bonne Martine, et nos quatre charmants joujoux. Si vous saviez comme je vous aime tous !

Cette lettre est probablement la dernière que je t’écrirai. Je la suivrai de près. Je t’embrasse et je t’aime.

Ton V.

Ici une lettre pour Poupée. Toto va-t-il bien ? Se plaît-il là-bas ?


Marines (près Gisors), 26 août, 9 heures du soir.

Je suis triste, mon Adèle, mais je ne suis pas fâché. Je t’ai écrit avant-hier 24, de Montlhéry. La lettre a dû t’arriver le même jour ; je te priais de m’écrire poste restante à Pontoise. Le lendemain une lettre aurait pu être à Pontoise. Je viens d’y passer aujourd’hui (le surlendemain). Rien. Si tu savais quel besoin j’ai de tes lettres, tu ne m’aurais pas laissé ainsi passer dans cette vilaine ville qui a été déserte et ennuyeuse pour moi. Ceci n’est cependant pas une gronderie, c’est une simple peine que je te confie à toi si bonne et si parfaite en tout. Écris-moi maintenant pour me dédommager une bien bien bien longue et bonne lettre, poste restante, à Versailles, où je compte repasser, car j’ai vraiment le mal du pays ; une absence de vingt-cinq jours est plus que je ne puis porter. Je n’irai certainement pas jusqu’à Soissons. Tu me reverras tout d’un coup, bien heureux et bien joyeux de t’embrasser. À bientôt donc. À toi toujours et partout.


30 août, Saint-Germain, 11 heures du soir.

Cette fois, c’est pour de vrai. À tout à l’heure, mon Adèle. J’arriverai peut-être avant cette lettre.

J’ai vu la tour de Gisors et la cathédrale de Beauvais, j’ai admiré ce que j’ai vu, mais j’aime ce que je vais revoir.

Du fond du cœur à toi.


Ce dimanche 31, 5 heures du soir.

Mon Adèle bien-aimée, je suis à Versailles dans le plus grand embarras. C’est aujourd’hui la fête des Loges à Saint-Germain. Pas de voiture nulle part, ni de place aux Gondoles depuis huit jours, me dit-on. Je suis venu de Saint-Germain à Versailles à pied, ne trouvant aucun moyen de transport, chercher ta bonne lettre qui m’a ravi. Je crains bien d’être obligé de passer la nuit ici et je t’écris en hâte.

Demain je t’embrasserai, dussé-je aller à Paris sur la tête. Si je n’étais pas si fatigué ce soir, je laisserais ma malle à l’hôtel et je partirais. J’ai bien soif de te revoir et les petits. Mon Dieu ! que ce retard est encore triste.

Ton Victor.

Je t’écris ceci au crayon sur le bureau des Gondoles. Je vais essayer d’aller jusqu’à Jouy ; peut-être trouverai-je une voiture. J’irais bien demander l’hospitalité aux Roches, mais je suis trop sale.