En voyage, tome II (Hugo, éd. 1910)/France et Belgique/A/18

Texte établi par G. SimonLibrairie Ollendorff (p. 57-64).
Saint-Jean-de-Day, 30 juin.

Il fait une chaleur extrême, et je pense à Fourqueux, où il fait peut-être aussi chaud qu’à Saint-Jean-de-Day. Pauvre amie, je te souhaite tous les bons courants d’air frais qui me manquent ici. Je souffre pour toi de cette chaleur, que je reporte là-bas.

Je viens de suivre, du reste, une route charmante. J’ai quitté hier les admirables clochers de Coutances qui tremblent au vent de mer (ceci sans la moindre exagération). La route est belle et ombragée. À tous moments de délicieuses petites chaumières pleines de fleurs.

C’est une rencontre bien jolie et bien gracieuse qu’une chaumière au bord du chemin. De ces quelques bottes de paille dont le paysan croit faire un toit, la nature fait un jardin. À peine le vilain a-t-il fini son œuvre triviale que le printemps s’en empare, souffle dessus, y mêle mille graines qu’il a dans son haleine, et en moins d’un mois le toit végète, vit et fleurit. S’il est de paille, comme dans l’intérieur des terres, ce sont de belles végétations jaunes, vertes, rouges, admirablement mêlées pour l’œil. Si c’est au bord de la mer, et si le chaume est fait d’ajoncs, comme auprès de Saint-Malo, par exemple, ce sont de magnifiques mousses roses, robustes comme des goëmons, qui caparaçonnent la cabane. Si bien qu’il faut vraiment très peu de temps en un rayon de soleil et un souffle d’air pour que le misérable gueux ait sur sa tête des jardins suspendus comme Sémiramis. Depuis que j’ai quitté Paris, je ne vois que cela. À chaque hoquet du printemps une chaumière fleurit.

À Avranches, que j’ai visitée en quittant le Mont-Saint-Michel, il y a une magnifique vue, mais il n’y a que cela. Autrefois il y avait trois clochers, maintenant il y a trois télégraphes qui se content réciproquement leurs commérages. Or, les bavardages d’un télégraphe font un médiocre effet dans le paysage. Où es-tu, 'savant Huet, évêque d’Avranches, si souvent cité par Voltaire ?

J’ai fait une promenade en mer à Granville. Il faut que je te l’a conte.

Arrivé au bout de la jetée, je saute dans un canot, et me voilà voguant. Je passe la jetée, nous sommes en pleine mer, et c’est alors, au balancement des grosses vagues, que je songe à examiner mon équipage. Deux gamins de douze ans, deux avirons retenus par des ficelles, aucun mât, une coquille de noisette, c’était là mon embarcation. Le temps était beau, le ciel bleu gris, le soleil chaud de plomb, mais la marée descendait et nous entraînait à la haute mer. Mes petits drôles étaient hardis et parlaient déjà d’aborder le lendemain matin à Jersey. Quatre chiens-de-mer, à demi salés, qui me servaient de tabouret de pied, formaient toute la provision. Te figures-tu la chose ? Pratiquer l’océan, la nuit, pendant dix-huit lieues, avec deux enfants, deux allumettes et deux ficelles ! Un souffle de vent nous a rejetés dans le port.

D’ailleurs c’est la troisième excursion que je fais en mer, et je supporte bien ce tremblement puissant et compliqué de la vague qui se décompose en mille vagues sous vous.

Sorti de là, j’ai déjeuné. Pendant que je déjeunais, un grand bruit, un flot de peuple emplit tout à coup la rue, une rue longue et étroite qui monte à l’église, bordée de boutiques basses où il y a des grisettes parisiennes. Je regarde, et je vois passer, au milieu des huées et des index braqués de la foule, deux espèces de spectres, couverts, pieds et visages, d’une façon de mante en serge noire, qui marchaient à grands pas au grand soleil. Ces spectres étaient conduits par un gendarme ; c’étaient une mère et sa fille qui, disait-on, avaient assassiné l’une son mari, l’autre son père. L’assassinat s’était fait à coups de balai, pendant que l’homme était soûl. On les menait en prison. Cette rue pleine de femmes qui riaient, ce soleil éclatant, ce gendarme, ces deux fantômes d’un noir sale marchant à grands pas, cette rumeur courant sur eux, je t’assure que tout cet ensemble avait une figure sinistre.

En sortant de Granville, le soleil baissait, la brise de mer pénétrait d’un souffle frais les pommiers de la route. La route était belle et riante encore, quoiqu’elle n’eût plus ces riches bordures de tamarins en fleur qui l’embaument autour du Mont-Saint-Michel. À un quart de lieue de la ville, pendant que je regardais l’ombre des chasse-marées sur les flots de l’océan, j’ai vu tout à coup passer un grand épervier qui chassait aux alouettes. J’y aurais fait peu d’attention, si un peu plus loin je n’avais vu sur une haie un charmant petit bouvreuil, tout jeune et gros comme le poing, qui se donnait des airs d’épervier avec les mouches. Tout s’enchaîne et se ressemble ainsi. Le soir, j’étais à Coutances.

Je suis indigné des dévastations que je rencontre à chaque pas. À Alençon, c’est une belle et grave statue de marbre blanc vêtue comme Marie de Médicis qui se casse le nez au mur le plus noir de l’église sous un tas de chaises. À Mayenne, c’est une vilaine prison blanche bêtement bâtie au beau milieu du vieux château. À Pontorson, c’est un admirable dessus d’autel de la Renaissance sur lequel le curé a plaqué le plus stupide des confessionnaux. On marche aussi à plein pied sur un bas-relief du seizième siècle qui représente la Pentecôte et où il y a encore de vieilles peintures. À Dol, un tombeau de la Renaissance s’en va en poussière. À Avranches, il restait un pilier de la cathédrale démolie, on l’a jeté bas. À Coutances, toute la cathédrale crie au scandale. On a détonné une ogive du quatorzième siècle pour y encadrer un absurde autel à soleil d’or qui coûte quatre mille francs. Il y a deux gros murs de plâtre tout à travers le transept. L’architecte du département, un nommé Duchêne ou Deschênes, avait commencé à badigeonner la nef en jaune vif, avec voûtes blanches et nervures rouges. Le cri public l’a arrêté au quart de sa bêtise. Je me suis informé, le badigeonnage d’une cathédrale comme Coutances coûte de vingt à vingt-cinq mille francs. À Saint-Lô, on laisse tomber, faute de réparation, l’admirable église qui a deux clochers aussi beaux que la grande flèche de Saint-Denis. J’ai demandé pourquoi. Un prêtre qui se trouvait là m’a répondu qu’on n’avait pas de fonds. J’ai objecté que les chambres confiaient au gouvernement des fonds pour l’entretien des monuments publics. On m’a répondu que l’église de Saint-Lô n’était pas de celles qui sont regardées par le gouvernement comme des monuments. — Ô ineptie ! et l’on expectore les millions le plus aisément du monde pour la Madeleine et le quai d’Orsay !

À cette église de Saint-Lô, il y a un détail unique, je ne l’ai encore vu que là ; c’est une chaire extérieure avec porte dans l’église, d’où le prêtre haranguait le peuple, le tout sculpté comme on sculptait au quinzième siècle. Le dernier maire de la ville voulait l’abattre pour un alignement de rue. La fabrique s’y est opposée. — Les vitraux de l’église sont dans un état affreux. Les restaurations qu’on a essayées çà et là sont hideuses.

N’importe, je suis heureux d’être rentré un instant dans les églises et les cathédrales. Coutances et Saint-Lô m’ont récréé les yeux. Il n’y a pas de monuments dans les ports de mer. Les villes de mer sont comme les capitales, elles usent vite leurs édifices. Il y a un trop grand frottement de population pour que la ville ne se renouvelle pas fréquemment.

Je n’en verrai pas moins Cherbourg avec bien de la joie, non seulement parce que j’y retrouverai la mer, mais parce que tes lettres m’y attendent, mon Adèle. J’en ai besoin. Il y a quinze jours, quinze jours que je suis privé de toi, de ton doux sourire indulgent, de la gaieté de mes chers petits bien-aimés. J’ai soif de vous revoir tous ! En attendant, j’aurai tes lettres. Je les aurai bientôt ; toute ma joie est maintenant dans cette pensée. Adieu, mon Adèle, à bientôt. — Amuse-toi bien.

Au moment où je ferme ma lettre, un monsieur de la diligence demande pour dîner un potage et des fraises. Voilà ce qui s’appelle laisser

le dîner entre deux parenthèses.
Barneville, 1er juillet, vendredi.

Tu ne te plaindras pas, j’espère, de la rareté de mes lettres. C’est que j’ai besoin de ta pensée, mon Adèle, quand je n’ai pas ta présence. J’espère que tu es toujours heureuse là-bas, que tu ne laisses pas l’ennui approcher, que tu as de temps en temps quelqu’un de nos bons amis. Moi, je serai heureux demain, je serai à Cherbourg, j’aurai tes lettres.

J’ai vu hier deux beaux clochers de gothique anglais, celui de Carentan et celui de Périers. Dans l’église de Carentan, il y a un chapiteau curieux formé de goëmons entrelacés. Les artistes de ce temps grand et naïf n’allaient chercher ni l’acanthe, ni le lotus. Ils prenaient pour modèle ce qu’ils avaient sous la main, le chou et le chardon dans l’intérieur des terres, le goëmon au bord de la mer.

Toutes les églises de cette partie de la Normandie, Saint-Lô, Carentan, Périers (la progression est décroissante), dérivent de celle de Coutances. Les admirables flèches de Coutances, sévères comme le gros clocher de Chartres, légères comme l’aiguille de Saint-Denis, semblent avoir repoussé de bouture çà et là, avec quelques variantes, sur divers points de ce pays. Je ne m’en plains pas. Quand une de ces flèches, taillées à jour et d’une charmante couleur blonde, surgit tout à coup de derrière une colline, c’est une magnifique aventure dans le paysage.

Je n’ai rien vu de curieux du reste, si ce n’est une grande femme sèche et maigre qui a partagé avec le conducteur et moi l’impériale de Saint-Lô à Carentan, fort prude, fort laide et fort bel esprit, un bas-bleu vêtu de blanc, avec des cheveux rouges, une sorte d’anglaise tricolore. Je dis anglaise parce qu’elle avait l’accent, et aussi parce que l’Angleterre est la terre la plus féconde en ce genre de tulipes. Je me suis figuré que c’était madame Trollope, et j’ai eu tout à coup un fou rire qui a paru la fort scandaliser.

En entrant à Carentan, j’ai eu une impression pénible. Une malheureuse fille crétine, sans front et sans menton, grande et bavant sur ses mains, était assise au seuil d’une maison, et nous regardait passer d’un air triste. On dit que cela ne sent rien, mais je suis sûr que quelque chose souffrait en elle. Pauvre âme prise !

Mais une chose plus triste encore, c’est tout à l’heure, à Port-Bail.

Je faisais la route à pied, faute de voiture. D’affreux chemins de traverse, la honte de cette riche Normandie, des blocs de roche pour pavé, des ornières à faire toucher l’essieu, et, dans d’autres endroits, des landes à pleines jambes ou du sable jusqu’aux genoux. J’avais doublé le pas vers six heures. Un charretier qui s’en revenait chargé de tangue m’avait averti qu’à sept heures la mer serait sur la route. C’était un beau spectacle quand j’arrivai près de la mer. J’étais sur une colline. J’avais devant moi une immense plaine, jadis façonnée par les flots et couverte de grosses vagues de terre. L’océan l’avait faite à son image. Sur toute cette plaine verdoyait un gazon fin et rare, brouté par quelques moutons maigres. Au fond était la mer qui venait ridée à très petits plis, rapide, et envahissant le sol par larges nappes. À ma droite s’étendait une perte de vue de collines et de bruyères. À ma gauche, sur une hauteur coupée brusquement à la mer, le clocher crénelé de Port-Bail s’estompait dans une vapeur grise. Un gros nuage, durement appuyé sur le soleil couchant, en faisait jaillir les rayons de toutes parts, comme l’eau autour d’une éponge. La route était libre encore. En bas, dans le ravin, un cavalier, à cheval sur un sac plein qui lui écartait les jambes, se hâtait pour arriver au village avant la mer. J’en fis autant. Au moment où j’entrais dans le bourg, le flot me mouillait les talons.

Comme j’entrais, un groupe de paysannes faisait grand bruit dans un angle de murs. Il y avait là une misérable petite créature borgne, rachitique et déguenillée, qui pleurait douloureusement. Les femmes paraissaient la haranguer. Voici ce que c’était. Cette pauvre fille est épileptique depuis sa naissance, paralysée de la moitié du corps depuis dix ans, borgne depuis six mois. Et la misère par-dessus. Depuis dix ans on la tient au lit. Elle était sortie aujourd’hui de sa masure pendant que ses parents étaient aux champs, profitant de leur absence pour s’aller noyer. Ces femmes l’en empêchaient. Je n’ai jamais vu plus amer désespoir. La pauvre enfant, hideuse d’ailleurs, n’est pas si grande que Didine. Je lui ai demandé son âge. — Quinze ans, mon bon monsieur, m’a dit une des femmes. Elle a interrompu d’un ton farouche en regardant ses petits membres : — J’ai seize ans. Je lui ai donné quelque argent, en lui disant d’avoir bon espoir, que le bon Dieu était là. Elle m’a plus remercié de la bonne parole que de l’argent. Du reste, il paraît que ce n’est pas la première fois qu’on l’empêche de se noyer. De temps en temps on la rencontre allant vers la mer à l’heure où la marée monte.

Quand je suis arrivé à Barneville, le soleil était tout à fait couché, de beaux arbres d’encre se découpaient sur le ciel d’argent du crépuscule, la mer imitait à l’horizon le bruit des carrosses de Paris. Je ne savais dans cette ombre où trouver un gîte ; mais enfin, la providence aidant, me voici à une table quelconque d’où je t’écris, mon Adèle. J’écris aussi aux enfants. Dis-leur de m’écrire, tous, même Dédé (à Caen, poste restante). Je vous embrasse tous, mes pauvres anges, et ton père et Martine, et je serre la main de tous ceux qui vous aiment.

Ton Victor.

S’il vient pour moi des lettres pressées, réponds en deux lignes que

M. Victor Hugo est absent encore pour quinze jours.
Sainte-Mère-Église, 5 juillet.

J’arrive épuisé de fatigue, chère amie. J’ai retrouvé Nanteuil qui m’attendait à Cherbourg. Comme nous avons voulu visiter toute la côte jusqu’ici et qu’il n’y a pas de route, nous avons fait presque tout le chemin à pied, et nous sommes las.

J’ai mille choses à te dire, mais aujourd’hui c’est ta lettre qui m’occupe, ta lettre qui m’a laissé une impression triste. Je suis tout accablé de savoir notre pauvre petit bien-aimé plus malade. Je vais me hâter de revenir pour le revoir, mon Toto si charmant et si doux. J’espère trouver à Caen une lettre de toi qui me rassurera un peu. Ce cher enfant, embrasse-le cent fois pour moi et parle-lui bien de moi, ainsi qu’aux autres.

Et puis, mon Adèle, tu me dis dans ta lettre que tu es un peu triste, et la pensée que tu es triste là-bas m’empêche d’être ici autrement que triste. Tu ne sauras jamais à quel point je t’aime, vraiment, ma pauvre amie. Si tu voyais ce qui est au fond de mon cœur, je crois que tu serais heureuse.

À Barfleur, hier, nous avons voulu, Nanteuil et moi, faire une promenade de nuit en mer. Le maire, un être stupide, appelé M. Salé, s’y est opposé. Furieux, je suis allé ce matin à Valognes avec Nanteuil. J’ai parlé au sous-préfet, M. Clamorgan ; j’ai fait donner une chasse au maire qui va m’écrire une lettre d’excuses. Et puis, le sous-préfet, qui a été tout aimable, nous a voulu faire boire de son vin de Champagne, et nous inviter à dîner, et visiter les ruines romaines avec nous. Nous avons esquivé de notre mieux tout cela ; mais il a bien fallu que je visitasse la bibliothèque dont on m’a fait feuilleter les manuscrits (il y en a vraiment de fort intéressants), le collège dont on m’a présenté les professeurs, etc., etc. J’ai du reste été dédommagé du tout. Le principal, en souvenir de ma visite, m’a demandé un jour de congé que j’ai accordé, comme tu penses, au milieu des vivats de ces pauvres petits diables qui m’adorent en ce moment. Ils se sont mis à jouer incontinent, et en me promenant rêveur sous les grands murs du collège, j’entendais leurs cris de joie qui me faisaient du bien. — En conséquence de quoi je demande aussi au grand-papa un jour de congé pour mes chers petits le jour où cette lettre t’arrivera.

Tu as oublié de m’envoyer la lettre de ma Didine dont tu me parles. À bientôt, ma pauvre amie. Me voici en route pour revenir. Je compte sur une bonne lettre de toi à Caen. Et puis je t’embrasse sur tes deux joues si fraîches et si douces, et puis je t’aime bien.

V.

Nanteuil me charge de te présenter ses respects les plus affectueux.