En voyage, tome II (Hugo, éd. 1910)/France et Belgique/A/17

Texte établi par G. SimonLibrairie Ollendorff (p. 54-56).
le mont-saint-michel.
Coutances, 28 juin.

Comme tu vois, mon Adèle, cette lettre est datée de Coutances, l’ancien fief de Martine que j’embrasse de tout mon cœur (non pas le fief, bien entendu). J’ai déjà fait mon tour dans la ville, quoiqu’il soit onze heures du soir, et j’ai vu les beaux clochers de la cathédrale assaisonnés d’un magnifique clair de lune. Du reste, c’est la première belle cathédrale que je vois depuis Chartres. Celle de Dol compte à peine, celle d’Avranches est détruite.

Je viens de rentrer assez fatigué, mais je veux t’écrire, ma pauvre bien-aimée, avant de m’endormir. Cela mettra de bons rêves dans mon sommeil. — On m’apporte un bouillon qui interrompt ma lettre. Je note en passant que ledit bouillon est bon, ce qui est rare pour du bouillon d’auberge. Il faut le boire pour le croire.

Voici ma plus récente aventure : De Saint-Malo, d’où était ma dernière lettre, je suis allé à Châteauneuf. Il y avait, dans ce qu’ils avaient la bonté d’appeler le coupé de la patache, trois humains, un sous-lieutenant en garnison de campement à Châteauneuf, une jeune fille d’une mise bizarrement simple et grave, et puis moi. En sortant de la ville, je dis à la demoiselle : Mademoiselle, désirez-vous que je lève cette glace ? Elle me répond, avec une voix très douce et un léger accent anglais ou allemand : Comme tu voudras. De quoi le sous-lieutenant demeura grandement ébahi et scandalisé. C’était une façon de quakeresse qui s’en allait faire son éducation à Sainte-Suzanne. Elle a continué la route avec nous, tutoyant avec modestie l’officier qui avait fini par s’apprivoiser, et moi qui vois tout d’un œil philosophique. Elle a dîné une fois à table d’hôte avec nous ; puis, à l’embranchement de la route de Vitré, elle a rencontré une autre patache poivrée de poussière qui l’a emportée en boitant.

Moi, je ne suis pas allé à Vitré. De Dinan, je suis revenu à Pontorson. Dinan est une belle vieille ville agglutinée et maçonnée en surplomb sur un précipice comme un nid d’hirondelles. Il y reste encore deux belles églises, une superbe vieille tour que j’ai dessinée, et çà et là quelques maisons sculptées, un magnifique porche roman veuf de son église, quelques façades où l’art de la Renaissance s’est assez bien tiré du granit.

J’étais hier au Mont-Saint-Michel. Ici, il faudrait entasser les superlatifs d’admiration, comme les hommes ont entassé les édifices sur les rochers et comme la nature a entassé les rochers sur les édifices. Mais j’aime mieux commencer platement par te dire, mon Adèle, que j’y ai fait un affreux déjeuner. Une vieille aubergiste bistre appelée Mme Laloi a trouvé moyen de me taire manger du poisson pourri au milieu de la mer. Et puis, comme on est sur la lisière de la Bretagne et de la Normandie, la malpropreté y est horrible, composée qu’elle est de la crasse normande et de la saleté bretonne qui se superposent à ce précieux point d’intersection. Croisement des races ou des crasses, comme tu voudras.

J’ai visité en détail et avec soin le château, l’église, l’abbaye, les cloîtres. C’est une dévastation turque. Figure-toi une prison, ce je ne sais quoi de difforme et de fétide qu’on appelle une prison, installée dans cette magnifique enveloppe du prêtre et du chevalier au quatorzième siècle. Un crapaud dans un reliquaire. Quand donc comprendra-t-on en France la sainteté des monuments ?

À l’extérieur, le Mont-Saint-Michel apparaît, de huit lieues en terre et de quinze en mer, comme une chose sublime, une pyramide merveilleuse dont chaque assise est un rocher énorme façonné par l’océan ou un haut habitacle sculpté par le moyen-âge, et ce bloc monstrueux a pour base, tantôt un désert de sable comme Chéops, tantôt la mer comme le Ténériffe.

À l’intérieur, le Mont-Saint-Michel est misérable. Un gendarme est à la porte, assis sur le gros canon rouillé pris aux anglais par les mémorables défenseurs du château. Il y avait un second canon de même origine. On l’a laissé bêtement s’enliser dans les fanges de la poterne. On monte. C’est un village immonde où l’on ne rencontre que des paysans sournois, des soldats ennuyés et un aumônier tel quel. Dans le château, tout est bruit de verrous, bruit de métiers, des ombres qui gardent des ombres qui travaillent (pour gagner vingt-cinq sous par semaine), des spectres en guenilles qui se meuvent dans des pénombres blafardes sous les vieux arceaux des moines, l’admirable salle des chevaliers devenue atelier où l’on regarde par une lucarne s’agiter des hommes hideux et gris qui ont l’air d’araignées énormes, la nef romane changée en réfectoire infect, le charmant cloître à ogives si délicates transformé en promenoir sordide, partout l’art du quinzième siècle insulté par l’eustache sauvage du voleur, partout la double dégradation de l’homme et du monument combinées ensemble et se multipliant l’une par l’autre. Voilà le Mont-Saint-Michel maintenant.

Pour couronner le tout, au faîte de la pyramide, à la place où resplendissait la statue colossale dorée de l’archange, on voit se tourmenter quatre bâtons noirs. C’est le télégraphe. Là où s’était posée une pensée du ciel, le misérable tortillement des affaires de ce monde ! C’est triste.

Je suis monté sur ce télégraphe qui s’agitait fort en ce moment. Le bruit courait dans l’île qu’il annonçait au loin des choses sinistres. On ne savait quoi. (Je l’ai su à Avranches. C’était le nouveau meurtre essayé sur le roi.) Arrivé sur la plate-forme, l’homme d’en bas qui tirait les ficelles m’a crié de ne pas me laisser toucher par les antennes de la machine, que le moindre contact me jetterait infailliblement dans la mer. La chute serait rude, plus de cinq cents pieds. C’est un fâcheux voisin qu’un télégraphe sur cette plate-forme qui est tort étroite, et n’a pour garde-fou qu’une barre de fer à hauteur d’appui, de deux côtés seulement pour ne pas gêner le mouvement de la machine. Il faisait grand vent. J’ai jeté mon chapeau dans la cabine de l’homme, je me suis cramponné à l’échelle, et j’ai oublié les contorsions du télégraphe au-dessus de ma tête en regardant l’admirable horizon qui entoure le Mont-Saint-Michel de sa circonférence où la mer se soude à la verdure et la verdure aux grèves.

La mer montait en ce moment-là. Au-dessous de moi, à travers les barreaux d’un de ces cachots qu’ils appellent les loges, je voyais pendre les jambes d’un prisonnier qui, tourné vers la Bretagne, chantait mélancoliquement une chanson bretonne que la rafale emportait en Normandie. Et puis il y avait aussi au-dessous de moi un autre chanteur qui était libre, celui-là. C’était un oiseau. Moi, immobile au-dessus, je me demandais ce que les barreaux de l’un devaient dire aux ailes de l’autre. Tout ceci était coupé par le cri aigre des poulies du télégraphe transmettant la dépêche de M. le ministre de l’intérieur à MM. les préfets et sous-préfets.

Il n’y a plus de prisonniers politiques maintenant au Mont-Saint-Michel. Quand n’y aura-t-il plus de prisonniers du tout !

Chère amie, je m’aperçois que je n’ai plus ni papier, ni chandelle. Il faut que je termine ici cette lettre. J’avais pourtant encore mille choses à te conter. Ce sera pour la prochaine fois. Aujourd’hui il me reste à peine l’espace de te dire d’embrasser nos quatre bijoux comme je t’embrasse toi-même, du fond de l’âme, et de serrer la main pour moi à ton père, à Martine et à Boulanger, si tu le vois. Et à tous nos autres amis.