En voyage, tome II (Hugo, éd. 1910)/Alpes et Pyrénées/C/9

Texte établi par G. SimonLibrairie Ollendorff (p. 356-364).
autour de pasages.




promenades dans la montagne.
écrit en marchant.




I


3 août. — 5 heures après midi

En me promenant dans la rade, j’ai aperçu une espèce de ruine au haut d’une montagne. Cette ruine n’a en aucune façon le profil d’une ruine ancienne. C’est une démolition moderne et probablement récente. Les anglais pendant leur séjour à Pasages, les carlistes et les cristinos pendant la dernière guerre, ont bâti des forts sur les hauteurs ; c’est sans doute un de ces forts qu’on aura jeté bas depuis. Je vais le visiter.

Je gravis la montagne. Il y a apparemment un sentier, mais je ne le connais pas. Je vais à l’aventure à travers les genêts. L’ascension est longue, presque à pic, assez pénible. À mi-côte, je m’assieds dans les grès.

L’horizon s’est élevé, la mer reparaît là-bas. Les grelots des chèvres qui broutent dans le précipice viennent jusqu’à moi. Je vois près de mon pied un beau bupreste vert semé de taches d’or.

Je reprends l’escalade du mont ; le sommet se courbe et s’arrondit ; elle devient plus facile.

J’arrive à la ruine. Une cheminée de pierre, noire de fumée, se dresse au-dessus de la muraille.

Immense tas de pierres de taille démolies. Fossé plein de décombres. J’escalade les pierres. Elles sont mêlées de tuiles et de briques cassées. Je suis sur le plateau.

Voie à rouler les canons, dallée, toute neuve et qu’on dirait faite d’hier. L’herbe croît pourtant dans les intervalles des dalles.

J’entre dans la première masure. — Chambre carrée en pierre. — Gros mur épais. — Trois meurtrières sur les maisons de Pasages. — Au milieu une énorme cheminée en pierre et en brique, celle dont j’apercevais le tuyau, toute démolie, d’un aspect étrange. — Plusieurs compartiments en briques, cubiques et circulaires ; probablement un four à rougir les boulets. L’intérieur n’est qu’un amas de décombres. Aucun bruit humain ne parvient ici. On n’entend que le vent et la mer. Il commence à pleuvoir. Les pierres roulent sous mes pieds. Je sors avec peine.

Deuxième chambre carrée d’environ dix pieds dans tous les sens ; pareille à la première. Trois meurtrières sur le village. Une fenêtre sur la mer. Reste d’une poutre dans une embrasure ; elle est pourrie ; j’en prends un morceau. Deux autres petites chambres sans fenêtre ; l’une toute noircie de fumée. J’en fais le plan, accoudé sur le haut du mur. Bois brûlé mêlé aux décombres. Les trois chambres n’ont plus de toit ; il n’en reste même pas de vestiges.

J’entre dans la deuxième masure. Une grande chambre, moins encombrée de ruines, avec une petite cheminée au fond. À côté, une chambre moins grande ; toutes deux carrées. Tout est arraché, détruit, écroulé. Des insectes hideux fuient sous les pierres que je soulève du bout de ma canne. La pluie redouble. Le brouillard couvre la mer et la montagne. Je vais redescendre.

Je me décide à gravir le reste de la ruine. Monceau de pierres qui a dû être un troisième corps de logis. Derrière ce monceau, un petit champ cultivé de douze pieds carrés couvert de tronçons de bois brûlé. Le fossé borde le champ et entoure les trois masures. — Il pleut à verse. Une espèce de nuit se forme. La brume s’épaissit de plus en plus. Tout disparaît autour de moi. Je ne vois plus que les masures, la voie dallée et le plateau. — Je ne pourrai reconnaître mon chemin et je me perdrai dans les escarpements. À la garde de Dieu !

Un magnifique papillon chassé par la pluie vient se réfugier derrière moi, sur une pierre. Il a moins peur de moi que de l’orage. Il a raison ; je le laisse en paix. Je redescends au hasard.

Il s’est fait une éclaircie. La pluie diminue, le jour revient. — J’aperçois la petite rade. — Elle est peuplée de nacelles de pêcheurs à quatre rames qui courent sur l’eau. De la hauteur où je suis, la rade pleine de ces nacelles figure une mare couverte d’araignées d’eau.


II


4 août. — 2 h. 1/2, sur la montagne.

Nature désolée. — Vent violent. — Petite baie étroitement resserrée entre les deux caps de Pasages. — La mer brise avec fureur sur un banc de rochers qui ferme la baie à moitié. La haute mer est sombre et agitée. Ciel de plomb. Le soleil et l’ombre errent sur les flots.

Au loin, une trincadoure de Fontarabie lutte, ses deux voiles au vent, pour entrer dans la baie. Elle met le cap sur la passe. Le flot la secoue d’avant en arrière. Tout à l’heure, un pâtre me disait dans la montagne : Iguraldia gaiztoa[1]. — Voici la barque ; elle touche presque les rochers que la mer couvre d’écume. Elle passe. Elle a passé. — Une cigale chante dans l’herbe à côté de moi.


3 heures, sur la pente du précipice.

Rochers décharnés comme des têtes de mort. Bruyères. Je pique ma canne dans la lande où elle se tient debout. Des fleurs partout, et des sauterelles de mille couleurs, et les plus beaux papillons du monde. J’entends rire dans l’abîme des jeunes filles que je ne vois pas.

L’un des rochers devant moi a un profil. Je le dessine. La joue semble avoir été dévorée, ainsi que l’œil et l’oreille, et l’on croirait voir à nu l’intérieur du pavillon de la trompe.

Devant ce rocher, un autre représente un chien. On dirait qu’il aboie à la haute mer.


5 heures.

Je suis sur une pointe de rocher à l’extrémité d’un cap. J’ai tourné autour de la roche en gravissant l’escarpement. Je mettais mes mains et mes pieds pour grimper dans ces trous étranges dont la roche de ce rivage est criblée et qui ressemblent à des empreintes de semelles énormes. Je suis parvenu ainsi jusqu’à une espèce de console avec dossier qui fait saillie sur l’abîme. Je m’y assieds ; mes pieds pendent dans le vide.

La mer, rien que la mer. — Magnifique et éternel spectacle ! Elle blanchit là, en bas, sur des roches noires. L’horizon est brumeux, quoique le soleil me brûle. Toujours grand vent. — Un goëland passe majestueusement dans l’abîme à cent toises au-dessous de mon regard. — Le bruit est continu et grave. De temps en temps, on entend des éclats soudains, des espèces de chutes brusques et lointaines, comme si quelque chose s’écroulait ; puis ce sont des rumeurs qui ressemblent à une multitude de voix humaines ; on croirait entendre une foule parler.

Une frange d’argent, mince et éclatante, serpente à perte de vue au bas de la côte. — Derrière moi, un grand rocher debout figure un aigle immense qui se baisse vers son nid, ses deux griffes posées sur la montagne. Sombre et superbe sculpture de l’océan.


6 heures.

Me voici à la pointe même d’une haute montagne, sur le sommet le plus élevé que j’aie atteint dans la journée. Là encore il m’a fallu escalader avec les mains et les genoux.

Je découvre un immense horizon. Toutes les montagnes jusqu’à Roncevaux. Toute la mer de Bilbao à gauche, toute la mer de Bayonne à droite. J’écris ceci accoudé sur un bloc en forme de crête de coq qui fait l’arête extrême de la montagne. Sur ce rocher, on a gravé profondément avec le pic trois lettres à gauche :

L. R. H.


et deux lettres à droite :

V. H.

Autour de ce rocher, il y a un petit plateau triangulaire couvert de landes desséchées et entouré d’une espèce de fossé fort âpre. J’aperçois pourtant dans une crevasse une jolie petite bruyère rose en fleur. Je la cueille.


7 heures.

Autre castillo beaucoup plus grand que celui d’hier. Mille insectes m’importunent. Je suis dans l’enceinte, après avoir escaladé le fossé. Grand carré de murailles de pierre surmontées d’une muraille de terre, encore debout çà et là, et que l’herbe recouvre. Quatre pâtres basques, en béret et en veste rouge, dorment à l’ombre dans le fossé. Un gros chien blanc dort sur le haut du mur.

Restes de chambres. Dans l’une d’elles, arrachements d’une cheminée encore visibles. Au milieu de la grande enceinte, une plus petite, dont un angle est brûlé et noir de fumée. Derrière cette petite enceinte, une terrasse où conduit un escalier de quatre marches.

Un des pâtres s’est réveillé et s’est approché de moi. Je lui ai dit d’un air grave : Jaincoa berorrecrequin[2]. Il s’éloigne étonné. — Il a été réveiller les autres ; — je les vois par les embrasures qui me regardent d’un air singulier. — Est-ce un air inquiet ? est-ce un air menaçant ? je ne sais ; peut-être les deux. Je suis sans autre arme que ma canne. Le chien s’est réveillé aussi et gronde.

Un merveilleux tapis de gazon vert, épais comme une fourrure, semé d’un million de pâquerettes ou de camomilles en fleur, emplit toute la ruine jusque dans les derniers recoins. Je vais monter sur la terrasse.

M’y voici. Je suis assis en haut du mur de briques sèches. Derrière moi la mer, devant moi un cirque de montagnes. À ma gauche, j’aperçois au loin sur une croupe qui touche aux nuages le fort démoli que j’ai visité hier ; à ma droite plus loin encore, le fort Wellington et l’ancienne tour du phare au delà de Saint-Sébastien. Dans un enfoncement, la vallée de Loyola ; dans un autre enfoncement, la vallée de Ernani.

Un des pâtres vient de s’approcher encore de moi ; je l’ai regardé fixement ; il s’est enfui en criant : — Ahuatlacouata ! ahuatlacouata !

Je vais redescendre.


En redescendant.

Spectacle le plus étrange du monde. Un petit triangle d’eau dans un énorme cercle de montagnes ; dans cette eau quelques pucerons. Cette eau, c’est la baie ; ces pucerons, ce sont les navires.


III


5 août, midi.

En suivant toujours la route à mi-côte, après avoir passé le castillo, sa guérite et sa sentinelle, je rencontre un lavoir.

Ce lavoir est la plus charmante caverne qu’il y ait. Une roche énorme, qui est une des arêtes vives de la montagne et qui se prolonge assez au-dessus de ma tête, forme là une sorte de grotte naturelle. Cette grotte distille une source dont l’eau tombe abondamment, quoique goutte à goutte, de toutes les fentes de la voûte. On dirait une pluie de perles. L’entrée de la grotte est tapissée d’une végétation si riche et si épaisse que c’est comme un énorme porche de verdure. Toute cette verdure est pleine de fleurs. Au milieu des branches et des feuilles, un long brin d’herbe forme une sorte d’aqueduc microscopique et sert de conduit à un petit filet d’eau qui le parcourt dans toute sa longueur et tombe par son extrémité, en s’arrondissant sur le fond obscur de la grotte, comme un filet d’argent. Une nappe d’eau limpide que resserre un parapet remplit toute la grotte. Les pierres non cimentées donnent issue à l’eau qui s’enfuit dans les cailloux.

Le sentier passe à quelque distance du parapet, dont il est séparé par une large et fraîche pelouse de cresson. On voit l’eau à travers les feuilles et l’on entend murmurer la source sous la verdure. Si l’on se retourne, on aperçoit la baie du Passage et à l’horizon la pleine mer.

Trois femmes, les jambes dans l’eau jusqu’aux genoux, lavent leur linge dans le lavoir. On ne peut pas dire qu’elles le battent, mais qu’elles le frappent. Leur procédé consiste à fouetter violemment, du linge qu’elles tiennent dans la main, la pierre du parapet. L’une est une vieille femme. Les deux autres sont deux jeunes filles. Elles s’arrêtent quelques instants, me regardent, puis se remettent à la besogne.

Après quelques moments de silence : — Monsieur, me dit la vieille en mauvais français, vous venez de la montagne ? Je lui réponds en basque médiocre : — Buy, bicho nequesa[3]. Les jeunes filles se regardent en dessous et se mettent à rire.

L’une est blonde, l’autre est brune. La blonde est la plus jeune et la plus jolie. Ses cheveux nattés en une seule queue par derrière, selon la mode du pays, prennent sur le sommet de la tête une teinte fauve, comme ces tresses de soie qu’on a laissées exposées à l’air et dont la couleur a passé. Du reste, la jeune laveuse est pleine de grâce avec son jupon rouge et son corset bleu, les deux couleurs favorites des basques.

Je m’approche d’elle, et je lie la conversation en espagnol :

— Comment vous appelez-vous ?

— Maria-Juana, pour vous servir, cavalier.

— Quel âge avez-vous ?

— Dix-sept ans.

— Vous êtes de ce pays ?

— Oui, seigneur.

— Fille de bourgeois ?

— Non, seigneur, je suis batelera.

— Batelera ! et vous n’êtes pas à la mer ?

— La marée est basse ; et puis il faut bien laver son linge.

Ici la jeune fille s’enhardit et continue d’elle-même :

— J’étais sur le rivage l’autre jour, cavalier, quand vous êtes arrivé. Je vous ai vu. Vous aviez d’abord pris Pepa pour vous passer ; mais, comme vous étiez avec le seigneur Léon, comme le seigneur était déjà embarqué et que Manuela la catalane est sa batelière, vous avez passé avec Manuela. Cette pauvre Pepa ! Mais vous lui avez donné une piécette. — Te rappelles-tu, dit-elle en se tournant vers sa compagne, te rappelles-tu. Maria Andrès ? le seigneur cavalier avait choisi d’abord Pepa.

— Et pourquoi l’avais-je choisie ?

La jeune fille m’a regardé avec ses grands yeux naïfs et a répondu sans hésiter :

— Parce qu’elle est la plus jolie.

Puis elle s’est remise à frapper son linge. La vieille, qui avait fini sa tâche et qui s’en allait, a dit en passant près de moi :

— La muchacha a raison, seigneur.

Et en disant cela, elle a posé sa corbeille à terre et s’est assise sur le rebord du sentier, fixant sur les deux jeunes filles et sur moi ses petits yeux gris, percés comme avec une vrille au milieu des rides.

— Voulez-vous, lui ai-je dit, que je vous aide à remettre ce panier sur votre tête ?

— Mille grâces, cavalier ! personne ne m’a aidée hier, personne ne m’aidera demain ; il vaut mieux que personne ne m’aide aujourd’hui.

— Comment nommez-vous cette herbe en espagnol ? ai-je dit en désignant le cresson du bout de ma canne.

Verros, seigneur.

— Et en basque ?

Elle m’a répondu un mot très long dont je ne me souviens pas assez pour l’écrire.

Je me suis tourné vers les jeunes filles :

— Maria Juana, comment s’appelle votre querido ?

— Je n’en ai pas.

— Et Maria Andrès ?

— Maria Andrès en a un.

La jeune fille dit cela délibérément, sans hésiter, sans paraître surprise de la question ni embarrassée de la réponse.

— Comment s’appelle le querido de Maria Andrès ?

— Oh ! c’est un pêcheur, un pauvre mozzo. Il est très jaloux. Tenez, il est là dans la baie ; on le voit d’ici dans son bateau.

Ici, la vieille a repris la parole :

— Et heureusement il ne vous voit pas, vous autres ! Il serait content s’il voyait Maria Andrès rire et causer avec ce seigneur ! Parler avec un français, doux Jésus ! Mieux vaudrait jaser avec les quatre démons du levant et du couchant, du nord et du midi.

Un soldat a passé ; j’ai fait aux jeunes filles un salut de la main ; elles me l’ont rendu avec le sourire, et j’ai poursuivi mon chemin.


IV


6 août. — 3 heures.

J’entendais un jeune coq chanter dans l’éloignement, et je continuai à marcher. Je suis arrivé ici, par une route très âpre taillée dans le roc pour les chariots à bœufs, jusqu’à un ravin étrangement sauvage. Les rochers qui sortent des bruyères sur la pente escarpée de la montagne figurent presque tous des têtes gigantesques ; il y a des têtes de mort, des profils égyptiens, des silènes barbus qui rient dans l’herbe, de mornes chevaliers au masque sévère. Tout y est jusqu’à Odry, qui ricane sous une perruque de broussailles.

Par la brisure des deux montagnes, à droite, j’aperçois un bras de mer, trois villages, deux ruines, dont un couvent, une admirable vallée, une chaîne de hauts sommets couverts de nuages.

Le village de Leso, qui est le plus près des trois villages, a une belle église gothique d’une masse simple et grande ; on dirait une forteresse. Dieu lui-même habite des citadelles dans ce pays où la guerre ne s’éteint jamais à

un coin de l’horizon sans se rallumer à l’autre.
5 heures 1/2.

Ici le spectacle est d’une magnificence formidable. L’horizon est en deux morceaux, mer et montagne. Le rivage se prolonge devant moi à perte de vue. Il a l’angle et la forme de l’immense escarpe d’un immense retranchement que la bruyère gazonne. Un précipice qui a le même angle forme la contrescarpe.

Du côté de la terre, la mer assiège avec rage et brise ce retranchement, sur l’arête duquel la nature a posé un parapet qu’on dirait bâti avec l’équerre. Le retranchement s’écroule çà et là par grandes lames qui tombent d’un seul bloc dans l’océan. Figurez-vous des ardoises de quatrevingts pieds de long. Où je suis, l’assaut a été furieux, le ravage est terrible. Il s’est fait une brèche monstrueuse.

Je suis assis à la pointe extrême du rocher en surplomb qui domine cette brèche. Une forêt de fougères remplit le haut de l’écroulement. Une foule de chênes-nains, que le vent de mer fauche à la hauteur d’un gazon, croissent autour de moi. Je cueille une jolie feuille rouge.

D’imperceptibles bateaux pêcheurs nagent au fond du gouffre à mes pieds ; les maquereaux, les lubines et les sardines brillent au soleil dans le fond des barques comme des tas d’étoiles. Les nuages donnent à la mer des reflets d’airain.


7 heures.

Le soleil se couche. Je redescends. Un enfant chante dans la montagne. Je le vois qui passe au fond d’un chemin creux, chassant six vaches devant lui. Les créneaux de la montagne découpent leurs larges ombres sur un champ roux où paissent des moutons.

La mer est d’un vert de chrysoprase. Elle devient plus sombre. Le ciel s’éteint.

  1. En barque, mauvais temps.
  2. Dieu avec vous.
  3. Oui, chemin difficile.