En voyage, tome II (Hugo, éd. 1910)/Alpes et Pyrénées/C/16

Texte établi par G. SimonLibrairie Ollendorff (p. 413-415).

Cauterets.


à louis b.


Cauterets.

Je vous écris, cher Louis, avec les plus mauvais yeux du monde. Vous écrire pourtant est une douce et vieille habitude que je ne veux pas perdre. Je ne veux pas laisser tomber une seule pierre de notre amitié. Voilà vingt ans bientôt que nous sommes frères, frères par le cœur, frères par la pensée. Nous voyons la création avec les mêmes yeux, nous voyons l’art avec le même esprit. Vous aimez Dante comme j’aime Raphaël. Nous avons traversé ensemble bien des jours de lutte et d’épreuve sans faiblir dans notre sympathie, sans reculer d’un pas dans notre dévouement. Restons donc jusqu’au dernier jour ce que nous avons été dès le premier. Ne changeons rien à ce qui a été si bon et si doux. À Paris, serrons-nous la main ; absents, écrivons-nous.

J’ai besoin quand je suis loin de vous qu’une lettre vous aille dire quelque chose de ce que je vois, de ce que je pense, de ce que je sens. Cette fois elle sera plus courte, c’est-à-dire moins longue qu’à l’ordinaire. Mes yeux me forcent à ménager les vôtres. Ne vous plaignez pas, vous aurez moins de grimoire et autant d’amitié.

Je viens de la mer et je suis dans la montagne. Ce n’est, pour ainsi dire, pas changer d’émotion. Les montagnes et la mer parlent au même côté de l’esprit.

Si vous étiez ici (je ne puis m’empêcher de faire constamment ce rêve), quelle vie charmante nous mènerions ensemble ! quels tableaux vous remporteriez dans votre pensée pour les rendre ensuite à l’art plus beaux encore que la nature ne vous les aurait donnés !

Figurez-vous, Louis, que je me lève tous les jours à quatre heures du matin, et qu’à cette heure sombre et claire tout à la fois je m’en vais dans la montagne. Je marche le long d’un torrent, je m’enfonce dans une gorge la plus sauvage qu’il y ait, et, sous prétexte de me tremper dans de l’eau chaude et de boire du soufre, j’ai tous les jours un spectacle nouveau, inattendu et merveilleux.

Hier, la nuit avait été pluvieuse, l’air était froid, les sapins mouillés étaient plus noirs qu’à l’ordinaire, les brumes montaient de toutes parts des ravins comme les fumées des fêlures d’une solfatare ; un bruit hideux et terrible sortait des ténèbres, en bas, dans le précipice, sous mes pieds ; c’était le cri de rage du torrent cache parle brouillard. Je ne sais quoi de vague, de surnaturel et d’impossible se mêlait au paysage ; tout était ténébreux et comme pensif autour de moi ; les spectres immenses des montagnes m’apparaissaient par les trous des nuées comme à travers des linceuls déchirés. Le crépuscule n’éclairait rien ; seulement, par une crevasse au-dessus de ma tête, j’apercevais au loin dans l’infini un coin du ciel bleu, pâle, glacé, lugubre et éclatant ; tout ce que je distinguais de la terre, rochers, forêts, prairies, glaciers, se mouvait pêle-mêle dans les vapeurs et semblait fuir, emporté par le vent à travers l’espace dans un gigantesque réseau de nuages.

Ce matin, la nuit avait été sereine. Le ciel était étoilé ; mais quel ciel et quelles étoiles ! vous savez, cette fraîcheur, cette grâce, cette transparence mélancolique et inexprimable du matin, les étoiles claires sur le ciel blanc, une voûte de cristal semée de diamants. À cette voûte lumineuse s’appuyaient de toutes parts les énormes montagnes, noires, velues, difformes. Celles de l’orient découpaient à leur sommet sur le plus vif de l’aube leurs sapins qui ressemblaient à ces feuilles dont les pucerons ne laissent que les fibres et font une dentelle. Celles de l’occident, noires à leur base et dans presque toute leur hauteur, avaient à leur cime une clarté rose. Pas un nuage, pas une vapeur. Une vie obscure et charmante animait le flanc ténébreux des montagnes ; on y distinguait l’herbe, les fleurs, les pierres, les bruyères, dans une sorte de fourmillement doux et joyeux. Le bruit du gave n’avait plus rien d’horrible ; c’était un grand murmure mêlé à ce grand silence. Aucune pensée triste, aucune anxiété ne sortait de cet ensemble plein d’harmonie. Toute la vallée était comme une urne immense où le ciel, pendant les heures sacrées de l’aube, versait la paix des sphères et le rayonnement des constellations.

Il me semble, mon ami, que ces choses-là sont plus que des paysages. C’est la nature entrevue à de certains moments mystérieux où tout semble rêver, j’ai presque dit penser, où l’arbre, le rocher, le nuage et le buisson vivent plus visiblement qu’à d’autres heures et semblent tressaillir du sourd battement de la vie universelle.

Vision étrange et qui pour moi est bien près d’être une réalité, aux instants où les yeux de l’homme sont fermés, quelque chose d’inconnu apparaît dans la création. Ne le voyez-vous pas comme moi ? Ne dirait-on pas qu’aux moments du sommeil, quand la pensée cesse dans l’homme, elle commence dans la nature ? Est-ce que le calme est plus profond, le silence plus absolu, la solitude plus complète, et qu’alors le rêveur qui veille peut mieux saisir, dans ses détails subtils et merveilleux, le fait extraordinaire de la création ? ou bien y a-t-il en effet quelque révélation, quelque manifestation de la grande intelligence entrant en communication avec le grand tout, quelque attitude nouvelle de la nature ? La nature se sent-elle mieux à l’aise quand nous ne sommes pas là ? se déploie-t-elle plus librement ?

Il est certain qu’en apparence du moins, il y a pour les objets que nous nommons inanimés une vie crépusculaire et une vie nocturne. Cette vie n’est peut-être que dans notre esprit ; les réalités sensibles se présentent à nous à de certaines heures sous un aspect inusité ; elles nous émeuvent ; il s’en fait un mirage au dedans de nous, et nous prenons les idées nouvelles qu’elles nous suggèrent pour une vie nouvelle qu’elles ont.

Voilà les questions. Décidez. Quant à moi, je me borne à rêver. Je voue mon esprit à contempler le monde et à étudier le mystère. Je passe ma vie entre un point d’admiration et un point d’interrogation.