En voyage, tome II (Hugo, éd. 1910)/Alpes et Pyrénées/C/10

Texte établi par G. SimonLibrairie Ollendorff (p. 365-371).
leso.


8 août.

J’avais depuis plusieurs jours remarqué dans la montagne un village d’un aspect étrange et sévère. Ce village s’appelle, je crois, Leso. Il est situé à l’extrémité du bras de mer de Pasages, à un endroit que la marée laisse à sec en se retirant. Hier, comme le soleil déclinait, j’ai pris à mi-côte une route à bœufs qui y conduit.

Cette route est souvent fort âpre, pavée par places de dalles de grès et de dalles de marbre, et coupée çà et là par des espèces d’escaliers abrupts que font les dalles en s’écroulant. Du reste, elle court sur la pente de deux montagnes que les bruyères violettes et les genêts jaunes couvrent en ce moment d’une immense chape de fleurs.

J’ai laissé à ma droite une grande ferme bâtie en pierre à porte ogive, puis à ma gauche une gorge très sauvage, où un torrent se fait jour de la façon la plus furieuse et la plus étrange à travers une masure qui a été une maison. J’ai passé ce torrent sur un petit pont d’une arche, et j’ai gravi la pente de la montagne opposée.

Des femmes chantaient ; des enfants se baignaient dans des flaques d’eau ; des ouvriers français venus de Bayonne, qui construisent en ce moment un bâtiment dans la baie, passaient dans un ravin, portant à sept une longue charpente ; j’entendais la clochette des bœufs et le frémissement des arbres ; le paysage était d’une gaîté magnifique ; le vent faisait tout vivre ; le soleil dorait tout.

Puis j’ai rencontré une ruine à droite, une ruine à gauche, une autre encore, puis un groupe de trois ou quatre derrière un bouquet de pommiers, et je me suis trouvé brusquement à quelques pas du village.

Je me sers ici à tort du mot ruine ; je ne devrais jamais employer que le mot masure. Ces « ruines » se composent ordinairement de quatre murailles sans toit percées de quelques fenêtres, la plupart bouchées d’un tablier de briques et converties en meurtrières, avec des traces d’incendie partout, et dans l’intérieur une vache ou une chèvre qui broute paisiblement l’herbe du pavé et le lierre du mur. Ces masures sont les œuvres de la dernière guerre.

Comme j’entrais au village, une mendiante solennelle, pour le moins centenaire, s’est levée à l’angle d’un mur, et m’a demandé l’aumône avec un geste de protection formidable. J’ai donné un sou à ce siècle.

Je suis entré dans une rue lugubre, bordée de grandes maisons noires. toutes en pierre, quelques-unes avec des balcons de fer massif d’un travail ancien, quelques autres avec d’énormes blasons sculptés en ronde-bosse au milieu de la façade.

Des faces livides, et qui semblaient éveillées en sursaut, apparaissaient sur les seuils à mon passage. Presque toutes les fenêtres avaient, au lieu de rideaux, de vastes toiles d’araignées. Par ces fenêtres longues et étroites, je regardais dans les maisons, et je voyais des intérieurs de sépulcres.

En un instant il y eut une tête à chaque fenêtre, mais une tête plus vieille encore que la fenêtre. Toutes ces têtes mornes, cadavéreuses, comme éblouies par un jour trop vif, s’agitaient, se penchaient, chuchotaient. Ma venue avait mis cette fourmilière de spectres en rumeur. Il me semblait être dans un village de larves et de lamies, et toutes ces ombres regardaient avec colère et terreur un vivant.

La rue où j’entrais était tortueuse et coupée, pour ainsi dire, en deux étages. Le côté droit s’adossait à la montagne, le côté gauche s’enfonçait dans la vallée.

Il y avait beaucoup de maisons du quinzième siècle, avec deux grandes portes ; sur le maître-claveau de la première porte était sculpté, de la manière la plus délicate et la plus élégante, le numéro de la maison mêlé de quelque signe religieux, une croix, une colombe, une branche de lys ; sur le maître-claveau de la seconde étaient ciselés les attributs du métier de l’habitant, une roue pour un charron, une cognée pour un bûcheron. Dans ce village, tout avait une sombre et singulière grandeur. Une enseigne était un bas-relief.

C’était une misère profonde, mais ce n’était pas une misère vulgaire. C’était une misère dans des maisons de pierre de taille ; une misère qui avait des balcons de fer ouvré comme le Louvre et des armoiries sur lames de marbre comme l’Escurial. Une peuplade de gentilshommes en haillons dans des cabanes de granit.

Je ne voyais pas un jeune visage, excepté quelques enfants déguenillés qui me suivaient de loin, et qui, dès que je me retournais, reculaient sans fuir comme de jeunes loups effarouchés.

De deux en deux maisons il y avait une ruine, la plupart du temps couverte de lierre et obstruée de broussailles, quelquefois ancienne, le plus souvent récente.

En enjambant les pans de mur, je suis arrivé jusqu’à une maison qui paraissait inhabitée. Toute la façade sur ce qui avait été la rue avait cet air morne d’un logis sans maîtres, portes soigneusement closes, aux fenêtres des volets verts d’une boiserie du temps de Louis XIII fermés partout. J’ai escaladé une petite clôture pour tourner autour de cette maison, et de l’autre côté je l’ai trouvée ouverte, mais ouverte affreusement, ouverte de haut en bas par l’arrachement entier d’une façade dont la muraille gisait à terre d’un seul morceau dans un champ de maïs écrasé. J’ai marché sur cette muraille comme sur un pavé, et je suis entré dans la maison.

Quelle désolation ! Je voyais d’un seul coup d’œil les quatre étages éventrés. L’escalier a été brûlé ; la cage de l’escalier n’est plus qu’un large trou où toutes les chambres viennent aboutir. Les murs, roux et hideux, montrent partout les marques de la flamme.

Je n’ai pu parcourir que le rez-de-chaussée, l’escalier manquant.

Cette maison était très grande et très haute ; elle n’est plus portée que par quelques piliers et quelques poutres amincies par le feu. Je la voyais pendre et trembler au-dessus de ma tête ; de temps en temps une pierre, une brique, un plâtras se détachait et tombait à mes pieds, ce qui faisait un bruit de vie sinistre dans cette maison morte. Au troisième étage, une planche à demi brûlée est restée suspendue à un clou ; le vent l’agite et la fait grincer tristement. Je revoyais dans les chambres les volets solidement verrouillés. Il y a quelques lambeaux de papier sur les murs. Une chambre est peinte en rose. Dans la cuisine, à un endroit maintenant inaccessible, j’ai remarqué, sur le chambranle blanc de la haute cheminée, un petit navire dessiné au charbon par une main d’enfant.

D’une ruine séculaire on sort l’âme agrandie et dilatée. D’une ruine d’hier on sort le cœur serré. Dans la ruine antique, je me figure le fantôme ; dans la ruine récente, je me représente le propriétaire. Le fantôme est moins triste.

Une église haute, énorme, granitique, lugubre, domine ce village farouche.

De loin, ce n’est pas une église, c’est un bloc. En approchant, on distingue quelques trous dans la muraille, et à l’abside trois ou quatre ogives du quinzième siècle. Comme on a trouvé sans doute que cela donnait trop de jour dans cette boîte de pierre, on a muré ces ogives, et on n’a laissé au centre de chacune d’elles qu’un étroit œil-de-bœuf. La muraille est rousse, âpre, rongée de lichen.

La façade est un grand mur coupé carrément, sans rosace, sans fenêtre, sans baie, et n’offrant à l’œil d’autre ouverture que le portail, qui est bas et triste, avec deux colonnes frustes et un fronton nu. Deux longs arrachements de pierres noires balafrent cette façade du haut en bas. Elle est accostée à droite d’une longue et étroite tour, laquelle dépasse à peine le faîte de l’édifice.

Sept ou huit vieilles hideuses étaient accroupies solitairement de distance en distance autour de l’église. Je ne sais si cet arrangement était l’effet du hasard, mais chacune de ces vieilles paraissait s’accoupler à une gargouille qui tendait le cou au-dessus de sa tête, au bord du toit. Par instants, les vieilles levaient les yeux au ciel et semblaient échanger de tendres regards avec les gargouilles.

Une de ces mendiantes sauvages attachait sur moi un œil plus fixe et plus fauve que les autres. Je suis allé droit à elle, ce qui a paru l’étonner ; puis je lui ai montré l’église et je lui ai dit : Guiltza. ce qui signifie en basque : la clef. La gargouille vivante, apprivoisée par ce mot magique et par une demi-piécette que j’ai jetée dans son tablier, s’est dressée debout et m’a dit : Bay c’est-à-dire : oui. Elle a disparu derrière l’église.

Je suis resté seul devant le porche. Les autres vieilles s’étaient toutes levées et s’étaient groupées à un angle d’où elles me regardaient.

Quelques moments après, celle qui s’était éloignée a reparu tenant une clef. Elle a ouvert la porte de l’église, et j’y suis entré.

Était-ce l’heure, la nuit qui s’approchait ? la disposition de mon esprit ou l’émanation même de l’édifice ? jamais je n’ai ressenti impression plus glaçante qu’en pénétrant dans cette église.

C’était une haute nef, nue au dedans comme elle l’était au dehors, sombre, froide, misérable et grande, à peine éclairée par les reflets blafards et terreux d’un jour crépusculaire.

Au fond, derrière le tabernacle, sur une estrade de pierre, se développait du pavé à la voûte un immense dessus d’autel, chargé de statues et de bas-reliefs, jadis doré, maintenant rouillé, étageant sur une surface de soixante pieds de haut les formidables saints de l’Inquisition mêlés à l’architecture tragique et sinistre de Philippe II. Cet autel, entrevu dans cette ombre, avait je ne sais quoi d’impitoyable et de terrible.

La vieille avait allumé un lumignon, qui scintillait dans une grande lampe de fer blanc estampé, d’un beau goût, suspendue devant l’autel. Ce lumignon n’ôtait rien à l’obscurité et ajoutait quelque chose à l’horreur.

Le prêtre monte à cet autel par un large degré qu’encaisse une rampe de pierre massive admirablement ouvrée dans ce goût sombre et élégant de Charles-Quint, qui répond à ce que nous nommons en France le style François Ier, et à ce qu’on nomme en Angleterre l’architecture Tudor.

J’ai monté cet escalier, et de là j’ai regardé l’église, qui est vraiment majestueuse et funèbre.

La vieille était je ne sais où dans quelque coin ténébreux.

La porte était restée entr’ouverte, et je voyais au loin la campagne déjà couverte d’ombre, le ciel assombri, le bras de mer, vaste grève à sec en ce moment ; sur le premier plan, une ruine qui était une cabane ; sur le second plan, une ruine qui était une maison d’alcade ; au fond, une ruine qui était un couvent. La cabane ruinée, la maison ruinée, le couvent ruiné, ce ciel d’où le jour s’en va, cette plage d’où la mer se retire, n’était-ce pas un symbole complet ? Il me semblait que, du fond de cette mystérieuse église, je voyais, non une campagne quelconque, mais la figure de l’Espagne.

En ce moment, un bruit singulier est venu jusqu’à moi. J’ai écouté, ne pouvant en croire mes oreilles, et écouté encore. Chose surprenante et qui annonce combien est déjà profonde la révolution qui se fait en ce pays : la bande d’enfants qui m’avait suivi de loin avait vu l’église ouverte ; elle s’était installée sous le porche, et là elle chantait à tue-tête, et avec dérision et avec de longs éclats de rire, la messe et les vêpres, parodiant le prêtre à l’autel et les chantres dans le chœur.

Vous le dirai-je, ami ? en ce moment-là, je me suis senti dans l’âme une pitié infinie pour ces pauvres enfants à qui la religion va manquer avant qu’on leur ait donné la civilisation.

Et puis, des enfants ma pitié est allée à cette pauvre vieille nef du saint-office, obligée de subir cet affront en silence. Quel châtiment ! quelle réaction ! des enfants raillent ce qui a si longtemps fait trembler les hommes ! Oh ! si les pierres ont des entrailles, si l’âme des institutions se communique aux édifices qu’elles construisent, quelle morne et inexprimable colère devait en ce moment-là remuer jusqu’en leurs fondements ces austères et formidables murailles ! Et songer que ceci se passait auprès du berceau de saint-Ignace, à deux lieues de la vallée de Loyola ! — À mesure que les enfants chantaient, la nef devenait plus sombre, et cette nuit qui se faisait dans l’église semblait être l’image de la nuit qui se faisait dans leur foi.

Triste église de Saint-Dominique, tu avais cru vaincre Satan, et tu es vaincue par Voltaire !

Voilà donc que tout est masure en Espagne ! la maison, demeure de l’homme, est ruinée dans les campagnes ; la religion, cette demeure de l’âme, est ruinée dans les cœurs.

Il faisait nuit quand je suis sorti de l’église. Toutes les fenêtres et toutes les portes étaient closes dans le village. Pas une lumière, pas un habitant. On eût dit que ces sépulcres s’étaient refermés et que ces spectres s’étaient rendormis.

Cependant, dans une place, j’ai distingué une lueur. Je m’y suis dirigé. Un volet était entre-bâillé à un rez-de-chaussée, et j’ai vu dans une chambre basse une vieille femme accroupie, immobile, adossée à un mur fraîchement blanchi. Au-dessus de sa tête brûlait une lampe attachée à un clou, la vieille lampe espagnole qui a la forme d’une lampe sépulcrale. J’ai cru voir rêver lady Macbeth.

La réverbération de cette lampe m’a permis de lire sur la porte de la maison d’en face cette inscription :

posada
i habii

Je m’attendais à tout, excepté à trouver là une auberge.

La lune se levait derrière les monts Jaitzquivel comme je sortais du village. Il m’a été facile de retrouver mon chemin. Pourtant, dans la disposition d’esprit où ma visite à ce lieu étrange m’avait laissé, j’avais peine à reconnaître cette campagne qui m’avait charmé quelques heures auparavant. Ce paysage, si gai au soleil, était devenu lugubre à la lune. La solitude de la nuit emplissait l’horizon.

J’approchais de Pasages. Quelques passants commençaient à se montrer sur la route.

J’avais l’œil fixé sur la ruine d’un castillo qui se dessinait au loin au clair de lune sur la crête d’une assez haute montagne, au fond d’une vallée étroite, sauvage et déserte.

Ce qui m’occupait, c’était une lumière qui venait d’apparaître dans cette ruine, à l’extrémité du pignon. Cette lumière avait quelque chose d’inexplicable et de singulier, d’abord à cause du lieu où elle brillait, ensuite à cause de la façon dont elle brillait. Elle se comportait comme un phare, s’allumant, puis s’éteignant, puis se rallumant et jetant tout à coup l’éclat d’une grosse étoile. Qu’était-ce que ce feu, et que signifiait-il ?

Comme j’arrivais à la gorge où est le pont, une pauvresse qui se tient habituellement à l’entrée de la corderie et à laquelle je fais l’aumône à peu près chaque matin, traversait la chaussée pour monter jusqu’à sa cabane à mi-côte. En m’apercevant, elle se retourna, fit un signe de croix et me montra la lumière en disant : Los demonios. Je passai outre.

Un peu plus loin, à l’entrée du dallage rapide qui descend à Pasages, un homme, un pêcheur, était debout sur un bloc de marbre rouge, et, comme la vieille, il regardait la lumière. Que es eso ? lui dis-je en m’approchant.

L’homme ne quitta pas la lumière des yeux, et me répondit : — Contrabandistas.

Comme je montais mon escalier, mon hôtesse, l’excellente madame Basquetz, vint à moi :

— Ah ! monsieur, comme vous voilà tard ! Vous n’avez pas soupé ? D’où venez-vous donc ainsi ?

— De Leso.

— Ah ! vous êtes allé à Leso ?

— Oui, madame.

Elle répéta un moment après, d’un air pensif :

— De Leso ?

— Mais oui, repris-je. Et vous, n’y êtes-vous jamais allée ?

— Non, monsieur.

— Et pourquoi ?

— Parce que, dans le pays, on ne va jamais à Leso.

— Et pourquoi n’y va-ton jamais ?

— Je ne sais pas.