En voyage, tome II (Hugo, éd. 1910)/Alpes et Pyrénées/B/5

Texte établi par G. SimonLibrairie Ollendorff (p. 239-241).
le bagne de toulon


— albums. —


Entrée du bagne. — Bac. — Forçats polis offrant des tabourets et des coussins. — Embarcations où rament des forçats. Rapides. — Soleil couchant. — Avenue de gros vaisseaux acculés au quai du bagne. — Bandes de forçats rentrant au ponton, fatigués, traînant leurs chaînes, montant l’étroit escalier, s’engouffrant sous le guichet bas du vaisseau. — Bagnes flottants. Ce sont deux frégates démâtées, la Thémis et la Néréide. Deux amours grossièrement sculptés et peints en jaune jouent sur l’arrière de la Néréide. — Visite des forçats au passage du port dans le bagne. Aspect de leurs dortoirs au moment où ils viennent d’y rentrer. On passe une tringle de fer assujettie par un cadenas dans l’anneau extrême de toutes les chaînes. — Lits de camp. Une caisse, un matelas, une couverture pour les bons. Le lit du trappiste est une faveur pour le forçat. — Au-dessus de la porte, peinture d’un forçat figurant l’arrivée au bagne, le gendarme, le criminel sombre, l’innocent qui se jette à genoux, etc. Autre peinture dans une autre salle, représentant le crime. Un désert, la victime à terre, le meurtrier la regarde effaré ; au fond du paysage, deux anges le voient (Prudhon).

Salle des éprouvés. — N’ont pas de chaîne. Vont quelquefois en ville. Ont un peu de viande et de vin.

Visite au bagne flottant la Thémis. — Escalier ferré de gros clous comme les souliers des forçats. — Aspect du ponton. Entrepont d’un navire démeublé, les écoutilles triplement grillées. — Sept nouveaux venus dont trois arabes. Figures graves et regards perçants. On leur a coupé la barbe la veille. Ils sont patients et résignés. L’un d’eux, d’assez haute taille, maigre, est un marabout. Il tient son chapelet à la main.

Dans un coin, au fond, sous une lucarne, trois tas de forme étrange couverts d’un haillon de laine. De chacun de ces tas sort une chaîne qui rampe sur le sol et va se cramponner six pieds plus loin à une barre de fer transversale scellée dans le plancher. — Ce sont trois hommes, trois forçats, deux incurables et un fou. — Un fou au bagne ! — Les trois tas restent immobiles. On n’en voit rien, ni têtes, ni bras, ni pieds.

En sortant, un forçat montre un chien monstrueux enchaîné dans une niche, sculpture grossière en bois peint faite par un forçat.

Au bout d’un dortoir, salle de la double chaîne. Guichet grillé. Odeur infecte qui en sort. Salle oblongue. Au milieu, une arête formée de deux rangs de lits de camp opposés par la tête. — Au pied de chaque lit un homme est enchaîné. Sa chaîne, d’un poids double des autres chaînes, lui permet une promenade dont le rayon a six pieds. — Je passe au milieu d’eux. Respectueux, mais menaçants. Sombres. Je leur fais donner quelque argent. Pas de remercîments. Ce sont les incorrigibles. Quelques-uns sont là pour trois ans. « Bagne dans le bagne », comme dit Méry.

À la porte de la double chaîne, en sortant, un forçat douceâtre me dit : C’est de la canaille.

Forge. Les forçats forgent eux-mêmes leurs chaînes.

Chapelle nue et triste. On est en train de la réparer. Le confessionnal à droite, près de la porte. — Est-il visité ? Quelquefois.

Hôpital. Pareil à tous les hôpitaux. Longue salle bordée de lits en fer. Seulement on entend des bruits de chaîne dans les lits des malades. — Très propre.

Homme, dix ans au bagne pour six liards faux changés sachant qu’ils étaient faux.

Homme au bagne pour crime de traite. Ce faiseur d’esclaves n’a abouti qu’à se faire forçat.

Le forçat se lève à cinq heures du matin, au jour en été, travaille aux choses les plus dures ; sous le bâton ; jamais de récréation ; ne s’interrompt que pour manger, vers midi ; retourne tout de suite au travail jusqu’à la nuit, rentre épuisé de fatigue, mange, se couche sur une planche, dort et recommence. Quelquefois jusqu’à la mort. — Jamais de dimanche. — Ne mange que du pain noir et de la soupe aux fèves, ne boit que de l’eau. — Ni vin, ni viande. — Vit vieux, se porte bien. — En ce moment 37 malades sur 2 250.

Il y a maintenant des bonnets verts à Toulon ; les bonnets à ganse jaune, long terme ; manche jaune à la casaque, récidive. — Lettre sur la casaque indiquant le lieu des travaux : A, arsenal, V, port, C, corderic, etc.

Pénalité formidable : rébellion ou la tentative, meurtre ou blessure sur un camarade ou tout autre, coups à un supérieur (depuis l’argousin jusqu’à l’amiral, depuis le mendiant jusqu’au pair de France) : la mort. — Évasion ou la tentative, coups à un camarade, injures à un supérieur, vol au-dessus de cinq francs : Trois ans de double chaîne. — Jurer, fumer, chanter, refus d’obéir, refus de travail, ne pas se découvrir devant un supérieur (c’est-à-dire devant quiconque passe), etc. : Cachot ou bastonnade.

Violente compression extérieure qui refoule tout l’homme à l’intérieur. Est-ce un bien ? est-ce un mal ? Oui pour les uns, non pour les autres. Pour les uns, cela crée une habitude de discipline qui finit par s’incruster dans la nature même la plus révoltée. Dans d’autres, cela doit creuser des gouffres de rage et d’hypocrisie.

Aucune peine n’est prononcée sans enquête ni contrôle. Toutes les peines prononcées et subies inscrites dans le registre à côté du nom, avec le motif et les circonstances. Beaucoup d’ordre dans cet arbitraire. Les forçats ont une boîte aux lettres à part pour le bagne et peuvent y jeter secrètement leurs plaintes contre qui ils veulent. Elles parviennent toujours, et secrètement, au commissaire du bagne, qui s’informe et décide. Sévérité, mais justice.

Visite aux cachots. — Quelque hésitation. J’insiste, on ouvre. Salle oblongue. Deux rangées de compartiments, quatre de chaque côté. Chaque compartiment a six pieds de long, sept de haut, quatre de profondeur, une porte armée de fer, un petit guichet de huit pouces carrés. À l’intérieur, un lit de camp, une cruche et un baquet. C’est le cachot. On y peut rester sept ou huit jours. Pas de clarté. Peu d’air.

Pendant que je visite deux cachots occupés, en me retournant j’aperçois une tête rasée et hideuse au guichet du fond au-dessus de ma tête. C’est le forçat au cachot. Air impassible. Cette tête ressemble à celle d’un condamné au trou de la guillotine. Horrible.

Cachot des condamnés à mort. Salle voûtée d’environ dix pieds carrés ; malsaine ; elle est sur le chemin de ronde et l’eau y suinte.

Cachot des condamnés à Brest, plus terrible. — Un lit de camp. Lucarne grillée par où regarde une sentinelle.

Il n’y a pas eu d’exécution depuis deux ans. Pas d’évasion depuis huit mois. Dans ce cachot on met une vieille échelle, de vieilles caisses, etc., comme dans un grenier.

Sur une cellule, dans une salle contiguë, on lit : Disparus. C’est là qu’on met les effets non réclamés des forçats morts ou évadés sans qu’on sache comment.

En somme, bagne propre, lavé et bien tenu. Le comparer à celui de Brest. Faire la part des deux climats.

Traiter la grande question : isolement cellulaire ou travail en plein air ?

L’esprit nouveau a déjà pénétré dans le bagne et l’améliore. — Introduire la division passion ou intérêt. Ôter l’infamie aux passionnés. Ne la prononcer qu’en récidive ou pour certains crimes définis.

Le travail moralise. La fatigue du corps ôte à l’esprit le loisir de mal penser. Le bagne, retouché, peut être bon. Meilleur que les maisons pénitentiaires. — À Brest ils font sortir et travailler leurs forçats. Je les ai vus.