En voyage, tome II (Hugo, éd. 1910)/Alpes et Pyrénées/B/17

Texte établi par G. SimonLibrairie Ollendorff (p. 272-276).
la cathédrale de sens.


— albums. —


24 octobre.

On pourrait dire que tout est par paire dans la cathédrale de Sens ; toute chose belle ou curieuse y a son pendant. Il y a la tour de pierre et la tour de plomb ; la chapelle romane et l’église gothique ; à l’extrémité septentrionale du transept, la grande rose de Jean Cousin, qui représente le ciel ; à l’extrémité méridionale, la grande rose de Robert Pinaigrier, qui figure l’enfer ; dans le chœur, le tombeau du grand dauphin par Coustou ; dans les bas-côtés, le tombeau du cardinal Duprat par Primatice ; le chanoine Nicolas Richer, qui a légué à l’église un autel où est sculptée la Passion dans le style exquis de la Renaissance ; l’archevêque Tristan de Salazar, qui lui a laissé son admirable tombe en gothique flamboyant ; l’épitaphe du maréchal du Muy et le jubé du cardinal de Luynes ; dans le trésor, il y a la tapisserie de Nancy où sont peintes les histoires d’Esther et de Bethsabée, et la tapisserie de Bruges où est figurée l’adoration des mages ; le chef de saint-Romain, abbé, et le chef de saint-Victor, soldat ; un ivoire byzantin, bible naïve et charmante, près d’un ivoire de Girardon, admirable Christ vivant et douloureux ; le fauteuil de bois de saint-Loup et le contre-retable soie et or du cardinal de Bourbon ; le doigt d’un pape Grégoire qui était du septième siècle et l’anneau d’un autre pape Grégoire qui était du quatorzième ; le manteau du sacre de Charles X, encore tout neuf et reluisant d’or, et la vieille chasuble trouée de Thomas Becket, cet autre exilé ; la croix de vrai bois donnée par Charlemagne à l’évêque Magnus, et la chapelle en vermeil donnée par Napoléon au cardinal Maury ; l’humble signature de Vincent de Paul, indigne prêtre de la Mission, et la violente devise du cardinal de La Fare : Lux nostris hostibus ignis.

Tous ces contrastes se mêlent dans l’admirable église et s’y résolvent en harmonies ; toutes sortes de cicatrices s’y confondent et s’y croisent ; toutes sortes de pensées y sortent de chaque pierre ; 93 a dévasté le sépulcre de Tristan de Salazar ; une salve d’artillerie, tirée à l’entrée de je ne sais plus quel roi, a brisé la grande rose de la façade ; la stupidité révolutionnaire d’une part, la stupidité monarchique de l’autre. À gauche de l’entrée du chœur, voici l’emplacement de l’autel où l’évêque Gaultier Cornu maria saint-Louis le 27 mai 1234 ; dans le chœur, ces quatre figures si tendrement sculptées par Coustou, c’est le cénotaphe du grand dauphin. Sous ce marbre, il n’y a pas seulement le fils insignifiant de Louis XV, il y a Louis XVI, Louis XVIII et Charles X, c’est-à-dire la race de saint-Louis éteinte et résumée en trois rois, le roi décapité, le roi exilé et le roi chassé. La grande branche royale née de Louis IX sort de cet autel et finit sous ce tombeau. Entre le tombeau et l’autel, il y a quatre pas et six siècles.

Après avoir vu cet autel et ce sépulcre, cet alpha et cet oméga, on entre dans le trésor, et l’impression est complète quand on a lu sur la superbe tapisserie de Charles de Bourbon le vieux cri d’armes de sa maison : Ni espoir ni peur ; devise qui oublie Dieu et qui semble faite pour une famille morte.

En 93, le monument de Coustou disparut ; on le cacha, pour le sauver, sous un hangar de l’archevêché. Les bêtes fauves déchaînées alors, à défaut des statues de Coustou, violèrent les ossements du dauphin et de la dauphine. Les deux cercueils fleurdelysés furent ouverts et vidés dans le cimetière commun. Mais dans les époques violentes il y a toujours de ces piétés hardies qui espionnent le crime et qui le suivent partout. Des mains fidèles marquèrent religieusement la place où gisaient les deux squelettes royaux, et en 1814, quand Louis XVIII rentra dans son Louvre, le dauphin son père rentra dans son tombeau. Cette restauration a eu meilleure fin que l’autre ; et quand on considère les pas que les esprits font chaque jour vers la pensée et vers la raison, on peut dire hardiment que désormais aucune révolution ne dérangera les quatre fantômes de marbre qui pleurent sur la maison de Bourbon devant le maître-autel de Sens.

Il faut le dire ici, Charles X, en 1825, eut une idée touchante et qui eût été digne d’un roi penseur. Il fit faire un service solennel au grand dauphin, et il envoya son manteau du sacre pour couvrir le cercueil de son père. Avant que l’exil lui arrachât ce manteau, il l’avait donné à la mort.

J’ai indiqué plus haut que ce pallium royal est conservé dans le trésor ; il est en velours violet, fleurdelysé, avec des abeilles brodées çà et là dans les fleurs de lys. Ce n’est pas sans tristesse que je le regardais accroché au panneau d’une vieille armoire dans cette cathédrale de Sens ; je l’avais vu le 29 mai 1825, dans la cathédrale de Reims, sur les épaules du roi de France. Tout se mêlait à mon émotion, le vent d’automne, le jour brumeux, la pluie d’octobre qui battait la froide vitre blanche de la chambre du trésor, et le souvenir de la magnifique journée du sacre, de cette éblouissante matinée de printemps, de cet admirable soleil de mai qui pénétrait la grande rose de Reims et qui la faisait resplendir au-dessus de nos têtes à travers des nuages d’encens comme la roue de flamme du char d’Élie.

Où tout cela est-il maintenant ?

Cette cathédrale de Sens est ainsi d’un bout à l’autre. C’est de l’art compliqué d’histoire ; c’est la religion de l’âme puissamment combinée avec la philosophie des faits.

Les anciens chanoines sont enterrés au-dessous du chœur, les anciens évêques dans le chœur même. Une simple plaque de marbre noir incrustée dans le dallage de marbre blanc indique le gisement de chacun avec son nom. — Jacob Davy du Perron Cardlis M. 1618. — Gualter Cornu, ob. 1241. — Rien de plus. Tous sont là pêle-mêle, ossements méconnaissables, poussières confondues, les saints près des ambitieux, les martyrs avec les mondains, saint-Loup avec Duprat. Au-dessus de ce pavé, et comme un arbre qui y serait enraciné, s’élève debout sur sa colonne une grave horloge du quinzième siècle dont on entend le balancier dans l’ombre comme le bruit des pas du temps. Sur un pinacle qui surmonte le cadran, un ange frappe les heures, et l’horloge, parlant comme une voix humaine, semble adresser aux vivants ce conseil des morts inscrit sur sa plinthe : Vigilate quia nescitis diem neque horam.

Comme je le disais en commençant, tout est contraste dans cette église. Si tout n’était pas enveloppé dans la grande unité mystérieuse du monument, ce serait un chaos d’impressions contradictoires. Thomas Germain a ciselé sur argent la figure vénérable de saint-Loup, et Primatice a sculpté sur marbre blanc la face grasse, large et plate de Duprat. Il l’a fait ressemblant. C’est bien là cet homme que Beaucaire qualifiait bipedum omnium nequissimus. Les quatre bas-reliefs sont du reste admirables. Ils représentent Duprat comme chancelier présidant une cour, comme cardinal présidant un chapitre, comme légat faisant son entrée à Paris, comme archevêque faisant son entrée à Sens. Duprat était mort lorsqu’il fit cette entrée à Sens. La cérémonie en fut à peine dérangée. On pourrait dire qu’il n’y parut pas. On mit le cadavre à cheval, mains jointes, mitre en tête, chape sur le dos, et on le promena ainsi processionnellement par la ville sous un dais porté par quatre chanoines. Le bas-relief le représente de la sorte et l’on entrevoit derrière l’archevêque l’homme qui le soutenait pendant la chevauchée. 93 s’est rué sur ce sépulcre comme sur celui du dauphin. Des fêlures brutales défigurent par endroits cette sculpture si sévère et si délicate. C’est triste. À la rigueur, on pouvait maltraiter le cercueil, mais il fallait épargner le tombeau ; on pouvait insulter Duprat, il fallait respecter Primatice. L’histoire elle-même n’a plus le droit de toucher à ce que l’art lui prend.

J’admirais dans une des armoires du trésor un élégant ciboire à couvercle du seizième siècle, en vermeil, orné d’arabesques et de feuillages. Ici encore un souvenir lugubre est mêlé à une chose charmante. Ce ciboire fut volé en 1531 par un jeune fou de dix-neuf ans nommé Jean Pagnat. Il y avait une aventure d’amour au fond de ce vol. Le ciboire fut retrouvé sous un tas de pierres, le jeune homme fut brûlé vit devant le portail de la cathédrale. Ainsi cette gracieuse coupe de la Renaissance contient une tragédie. Par moments, dans les reflets dorés de cette orfèvrerie exquise, on croit voir trembler la flamme d’un bûcher.

Au bout d’un certain temps, quand je me promène dans une cathédrale, je suis toujours gagné peu à peu par une de ces rêveries profondes qui sont comme un crépuscule qui tombe dans l’esprit. Une cathédrale est pour moi comme une forêt ; les piliers sont les larges troncs au faîte desquels les gerbes de nervures se croisent ainsi que des branchages chargés de ténèbres ; les chapelles de la Renaissance s’épanouissent dans l’ombre des grandes arches comme des buissons en fleurs au pied des chênes. Rien ne m’absorbe comme la contemplation de cette étrange œuvre de l’homme dans laquelle se reflètent si mystérieusement la nature et Dieu. Là, tout m’occupe et rien ne me distrait. L’orgue passe comme le vent ; les clochetons noirs et inextricables se hérissent sur les tombes comme des cyprès ; les verrières étincellent au fond des absides comme des étoiles dans des feuillages. Après les premiers instants je ne vois plus rien en détail, tout m’arrive en masse. Le bedeau erre en éteignant des cierges, les confessionnaux chuchotent, un prêtre marche dans la pénombre des bas-côtés, les bruits se dilatent sous la voûte et retombent avec des prolongements ineffables ; une porte qui se ferme dans les profondeurs du sanctuaire jette un écho à la fois doux comme un soupir et terrible comme un tonnerre. Moi, je rêve.

Pendant que je rêvais ainsi dans la cathédrale de Sens, on a posé deux tréteaux devant l’autel d’une chapelle, puis on a disposé des cierges autour de ces tréteaux ; un moment après, les cierges se sont allumés, on a placé une bière courte et étroite sur les tréteaux et l’on a jeté un drap blanc sur cette bière. Dans le même instant, — je n’arrange rien et je dis les choses comme je les ai vues, — dans le même instant, un groupe tout différent traversait l’église. C’était un maillot porté par des femmes, entouré d’hommes, et conduit par un prêtre qui allait à la chapelle du baptistère. Il y avait là, dans cette église, deux enfants. On allait baptiser l’un, on allait enterrer l’autre. Ce n’était pas un nouveau-né et un vieillard, ce n’était pas le commencement et la fin de la vie ; je le répète, c’étaient deux enfants, deux robes blanches portées l’une par une nourrice, l’autre par un cercueil ; deux innocents qui allaient commencer à vivre tous les deux en même temps, mais de deux façons différentes, l’un sur la terre, l’autre dans le ciel. Il y avait dans cette ombre une mère ravie et une mère désespérée. Pour ne pas troubler cette grande rencontre de deux mystères, je m’étais retiré près de la porte, derrière des planches qui masquent les réparations qu’on fait à l’église. Je ne voyais plus rien, mais j’entendais, tout au fond de la cathédrale, dans la vapeur des chapelles lointaines de l’abside, des voix divines, des voix d’enfants, des voix d’anges, qui chantaient le chant des morts ; et tout à côté de moi, derrière la barrière de planches, une voix d’homme, lente et basse, qui murmurait à l’oreille du nouveau-né les graves recommandations du baptême. Dans l’état de rêverie presque visionnaire où j’étais tombé, je croyais voir les deux portes du ciel entr’ouvertes. Par l’une une âme revenait vers Dieu, par l’autre une âme s’en allait vers nous. Les séraphins saluaient l’une, Jéhovah parlait à l’autre. Le chant de rentrée me paraissait joyeux ; les conseils du départ me semblaient tristes.


J’ai suivi l’enfant qu’on a porté en terre. On l’a mis dans un cimetière vert et fleuri de marguerites qui entoure une vieille église au bout d’un faubourg, — une pauvre église de campagne. Puis on a dressé sur la fosse une pierre blanche. On y gravera sans doute son nom. En attendant, j’ai pris mon crayon et j’ai écrit sur cette pierre ces quatre vers :

Enfant ! que je te porte envie !

Ta barque neuve échoue au port.
Qu’as-tu donc fait pour que ta vie

Aie si tôt mérité la mort ?