Série V, Volume 54, N°6
Librairie Universelle.


GUSTAVE TOUDOUZE



EN ROBE DE SOIE[1]



I


Si jamais nous avons failli y rester, mâtin de mâtin ! c’est bien ce jour-là !

Du coup, la campagne était finie pour nous, la pauvre première escouade eût été décimée raide, dans les grands prix, selon l’expression caractéristique du moblot Germain Crozon, un rude gars, cependant, et qui ne boudait pas devant le danger, certes non ! Mais, ce jour-là ! Ah ! ce jour-là !…

Pour tout dire, sur les dix hommes qui composaient l’escouade, à l’appel du soir il en aurait manqué cinq, y compris le caporal. Hein ! quel remue-ménage parmi les camarades, quand on aurait appris la nouvelle ?

En fermant à demi les yeux, pour mieux rassembler mes souvenirs et les disposer là, devant moi, comme si je les alignais avec la main, je revois la chose dans ses moindres détails, dans la grosse secousse de son frisson, sous la pluie d’or de ce pâle soleil d’hiver, qui nous donnait au plateau d’Avron, une vague idée de la lumière polaire.

Le 10 décembre, un samedi, le matin, on bavardait ferme entre les planches du gourbi, tout en taillant dans la boule de son de superbes tartines qu’on s’amusait à faire griller, à la pointe du sabre-baïonnette, au-dessus du brasier entretenu, jour et nuit, au centre de notre installation, dans une grossière enceinte de briques juxtaposées circulairement.

Un vrai régal ! C’était incalculable ce qu’on avalait de ces tranches de pain grillé, en les trempant, avec une gourmande volupté, dans le quart de métal plein d’un café fumant, moulu à l’arabe, à coups de crosse de fusil, et où il y avait autant à manger qu’à boire.

Chaque jour il fallait acheter, en supplément, du pain au cantinier, le réglementaire demi-pain par homme et par jour ne suffisant pas à nos appétits voraces, développés à l’excès, poussés à la boulimie par cette existence continuelle en plein air, avec des travaux de tranchées et d’abatis d’arbres à nous creuser le ventre jusqu’aux talons.

Douze jours de bivouac, d’intempéries atroces, de fatigues corporelles énormes, de vie extraordinairement active du côté physique, de perpétuels et renaissants qui-vive, avaient si bizarrement influé sur nous que la bête semblait avoir peu à peu absorbé l’homme, se glissant dans sa peau, dans son sang, dans ses muscles, et, qu’avant tout, par-dessus tout, la grande, l’incessante préoccupation était la nourriture.

Ce qui se produisait en nous, c’était comme une décivilisation progressive, un étrange et rapide retour à l’état bestial, aux instincts animaux, un effacement absolu de l’esprit devant le corps.

N’ayant d’eau que juste pour faire la soupe, le café et pour boire, on avait dû forcément renoncer aux soins de propreté. On n’y pensait même plus, par ce froid sibérien, dans cette promiscuité continue avec la terre, avec la nature, dans cette vie d’étable que nous menions, sur nos litières de paille.

La peau des visages, des mains, se tannait, calcinée par la flamme des feux de branchages, giflée férocement par l’implacable bise d’un hiver exceptionnel, à 114 mètres d’altitude, balayée par les rafales de neige, lavée de pluies glaciales.

Une certaine dureté au mal, une plus facile résistance physique à l’abaissement terrible de la température, semblaient nous venir de cette déchéance, cuirassant notre épiderme, en alourdissant notre intelligence.

Surtout manger, toujours manger ! Les ventres s’étalaient, dominateurs, gagnant jusqu’aux cerveaux, les annihilant, les asservissant, comme des hordes barbares asservissent un peuple civilisé.

On s’endormait, la dernière bouchée aux dents, dans la lourde extase des estomacs pleins, noyé en complète béatitude de cette digestion écrasante, qui plaquait un sang vermeil sur les faces congestionnées, au milieu de l’atmosphère raréfiée par la fumée du foyer, brûlant constamment au centre de la cahute, sans souci des bourrasques fouettant les minces parois de bois, de la neige molle et cotonneuse blanchissant les ténèbres du plateau.

Au moindre réveil dans la nuit, à n’importe quelle heure, à la plus courte minute d’insomnie, on mangeait, pour se désennuyer, pour occuper le temps, par voracité inextinguible, pour retrouver le pesant et délicieux engourdissement du sommeil, un sommeil de Lapon, ou d’ours terré sous la neige.

Il n’était pas rare, entre minuit et trois heures, tandis que tous les corps étalés ronflaient sous l’amas brun des couvertures, d’apercevoir, bizarrement profilée en ombre cocasse sur la lueur du brasier, une silhouette de moblot, casque-à-mèche en tête, le képi fixé par-dessus, grillant solitairement quelque monumentale tartine à la flamme ou faisant mijoter, dans sa gamelle, quelque ragoût fantastique, en soupeur affamé.

Dès le petit jour, toutes les mâchoires se mettaient en mouvement avec une admirable et amusante entente. Immédiatement des conversations s’entamaient sur la manière dont on déjeunerait et dont on dînerait.

C’étaient des cris, des rires, un entrain du diable pour décider comment on dégusterait la mince portion de viande de cheval qui était allouée à l’escouade, avec la demi-boule de son par homme, le verre de vin tous les deux jours, un vin noir, épais, poisseux, alternant avec le centilitre d’eau-de-vie, un fil-en-quatre à vous vitrioler les boyaux.

Mais quelles attrapades au cuisinier, au retour de la distribution des vivres, s’il s’était laissé carotter par le fourrier, s’il rapportait, au lieu d’un beau muscle maigre et charnu, une portion toute en graisse et en os, un paquet de nerfs ! Bon sang de Dieu ! Il n’en menait pas large, l’ami Faraud.

Dans le cas contraire, on n’avait pas d’épithètes assez fleuries pour le féliciter et on lui votait un cordon bleu, grand comme une toile de tente.

Pas fort pour les corvées, pour les gardes à monter, pour le service des tranchées, pour tout ce qui donnait du mal ou offrait même l’apparence d’un danger, cet excellent Faraud, mais, comme homme de cuisine, un fricoteur de première classe, à lui lécher jusqu’aux poignets ses gros doigts rouges, s’il ne les avait pas eus d’une saleté si fabuleuse et si invétérée, que les plus gourmands eussent reculé d’effroi à cette seule pensée, en dépit de la plate et lâche reconnaissance de leur ventre.

C’était lui qui nous avait accommodé notre premier chien, un vagabond du nom de Poireau, adopté par Claude Tournevire, et cruellement sacrifié à nos gourmandises par un ex-garçon boucher.

Quel chien et quel accommodement ! On en a ratissé les gamelles jusqu’à les trouer, dans cette tannerie de Montreau où nous étions cantonnés à ce moment-là, avant de venir au plateau d’Avron. J’ai encore dans le nez le parfum de ce plat typique, fleurant le thym, l’oignon, le laurier et dominant l’acre odeur de cuir et de tan, dans laquelle nous marinions depuis huit jours.

C’est à dater de cette sauce, que Faraud fut définitivement sacré cuisinier de la première escouade de la 7e du 6e.


II


Ce matin-là, Faraud semblait morose.

Sa bonne figure d’enfant de chœur joufflu et rouge, avec des yeux clairs d’un bleu lavé et son collier de barbe châtain-pâle, ne se déridait pas, toute la peau du front se plissant en pomme de reinette, tandis que les ongles noirs de ses doigts courts grattaient énergiquement la toison touffue et frisée de son crâne épais.

Ce n’était pourtant pas son habitude, la mélancolie, à ce gros garçon, dont la graisse réjouissante enveloppait douillettement le corps comme la barde de lard enveloppe la grive effrontée et gourmande.

Sous la capote et le képi du moblot, on retrouvait la gouaillerie fanfaronne, la flème invétérée, le goût des siffloteries musicales, qui caractérisent, au bout de la longue échelle double, sous la blouse blanche et le bonnet de coton à raies de couleur, ce type bien particulier et bien connu, le peintre en bâtiments.

Paresseux avec délices, d’une de ces paresses absolues, de ces complets avachissements de la chair qui sont presque désarmants à contempler, il passait des heures et des heures dans des vautrements d’animal engraissé, la pipe au coin de la bouche ou roulant de perpétuelles cigarettes, qui, toutes, entre ses doigts, prenaient immédiatement l’aspect tordu, la couleur jaunâtre de ces objets hideux, tenant plutôt de la chique et appelés en argot de voyou, un mégot, que suce, autant qu’il les fume, l’ouvrier parisien.

La politique seule parvenait à l’arracher à ces engourdissements de boa.

De temps en temps, sur un mot, sur une lecture de journal, il se dressait majestueusement et prenait ce que Crozon appelait sa pose en coup de vent.

Alors il fallait le voir, l’œil mi-clos, un poing sur la hanche, la poitrine bombée, la tête rejetée en arrière, la main droite balancée devant lui par saccades affirmatives, discourir longuement, avec des airs de tout savoir, de connaître le dessous des choses, et se lancer à travers un tas d’humanitaireries bizarres et sentimentales, où perçaient des avidités énormes, des envies sourdes, une haine féroce des talents et des capacités.

Sa fainéantise émolliente rendait heureusement de pareils accès assez rares.

Pas de cigarettes, pas de siffloteries, pas de plainte contre les chefs, pas de rengaines philanthropiques à propos de la guerre : décidément Pierre Faraud, ce samedi-là, n’était pas dans son assiette habituelle.

— Eh ! Faraud, tu songes à nous faire quelque chose de fameux ? interrogea un camarade.

— C’est pas la bonne volonté qui manque, fit le cuisinier, le regard éteint.

— Ni la viande non plus, je pense ! Nous sommes un peu fameusement gâtés depuis les derniers combats : du cheval en veux-tu, en voilà ? Un rude abattoir qu’un champ de bataille ! Aussi, aujourd’hui, il y en a de la bidoche ! — dit Crozon, indiquant un joli morceau de cheval déposé dans une grande gamelle de fer placée dans l’angle aux provisions.

— Pour la carne, c’est de la riche carne, y a pas à dire le contraire, du pur filet, quoi !…

— Eh bien ! alors ?…

— C’est l’assaisonnement qui fait défaut, voilà !

— Bah ! Tu vas nous rôtir ça gentiment, sur un bon feu, un vrai cheval braisé, hein ?…

— Jamais.

— Comment, jamais ! Tu désertes ton poste ? Tu rends ton tablier ? Oh ! oh !…

Crozon ricanait.

Le caporal intervint :

— Je vois ce que c’est ; Faraud rêvé pour nous quelque plat fin, et ça le chiffonne de manquer de moyens.

— Dame ! caporal, voyez vous-même. J’ai fouillé tous les coins et recoins : pas un pauvre petit oignon, pas une herbe, rien, rien, rien, ni graisse ni beurre ! On ne peut pourtant pas manger comme des sauvages, des propres à rien !… Et un jour comme celui-là encore, où le fourrier nous a si bien servis !…

— C’est bon ! On ira aux provisions.

On savait ce que cela signifiait.

Toutes les fois qu’on avait besoin de quelque chose au plateau d’Avron, on tirait une bordée du côté de Villemomble, de Gagny, quelques-uns poussant même jusqu’au Raincy, comme Germain Crozon, qui ne craignait rien et semblait se croire la peau blindée contre les balles prussiennes. On fouillait de-ci, de-là, les jardins, les potagers, les villas abandonnées, cherchant si quelque objet utile n’aurait pas par hasard échappé aux mains pillardes des Allemands ou aux chapardages des francs-tireurs.

Tout cela était assez aventureux, car on n’avait pas encore établi de grand’garde au bas du plateau, comme on le fit plus tard, et l’idée d’exploration qui conduisait les Français à travers Gagny et Villemomble, y amenait aussi les Prussiens.

— Allons ! Quatre hommes de bonne volonté, et en route ! dit le caporal.

La plupart empoignèrent leur chassepot, prêts à partir, sans trop de souci des suites possibles de l’aventure.

Cependant il n’y avait pas de jour qu’on ne signalât des manquants ou des blessés, parmi les douze mille hommes de toute arme qui occupaient le plateau. C’était tantôt un moblot fait prisonnier, tantôt un marin ou un chasseur traversé d’une balle pour s’être aventuré trop loin.

— Non pas tous, quatre seulement !

Le caporal les désigna :

— Germain Crozon, Joseph Navaret, Claude Tournevire…

L’un après l’autre, chacun des hommes choisis vint se placer près de lui, armé et muni de sa musette.

Il chercha un moment à droite, à gauche, ne se décidant pas ; puis se frappant le front :

— Eh ! mais, pourquoi pas ? Hop ! Pierre Faraud ! — Le cuisinier ne bougea pas.

— Eh bien tu n’as pas entendu ?

— Si ; mais je suis de cuisine, moi, je ne peux pas aller aux provisions.

— Ta ! ta ! ta ! Des histoires ! Nous avons besoin de toi pour choisir les légumes ; ainsi debout, et preste !…

N’osant se faire tirer l’oreille davantage, Faraud se leva, en rechignant, et boucla son ceinturon :

— On y va ! On y va !

— Pas dommage ! appuya Crozon, amusé par la mine déconfite du camarade.


III


Il gelait dur, bien que pas un nuage ne troublât le bleu pâli et déteint du ciel ; tout était blanc de la neige tombée abondamment la veille et durcie en croûte épaisse par le froid persistant de la nuit. Par places, le soleil caressait de traînées roses ces étendues uniformément blanches, dont le reflet brûlait les yeux.

— Joli temps pour la promenade ! gouailla Crozon, regardant de côté Faraud qui soufflait dans ses doigts et continuait à ronchonner en dedans.

Dégringolant le flanc du plateau, tantôt par glissades involontaires sur une couche de neige résistante, tantôt par enjambées saccadées, en enfonçant les talons lourdement dans des épaisseurs plus molles, la petite troupe se dirigea en droite ligne sur Gagny, où le caporal se souvenait d’avoir vu, pas loin de la voie du chemin de fer des propriétés qu’il supposait non explorées encore.

Quand on atteignit les premières maisons, les moblots placèrent soigneusement une cartouche dans la chambre de leur chassepot et s’avancèrent avec plus de prudence, l’arme prête à faire feu à la moindre rencontre suspecte.

On glissait le long des murs, en s’effaçant le plus possible, avançant le nez avant de risquer le corps, dès que la rue faisait une courbe, de manière à bien étudier les endroits, et on ne s’aventurait que lentement, le caporal ouvrant la marche et Faraud la fermant.

Une maison plus importante attira tout à coup leur attention ; une inscription courait en grandes lettres sur le mur ; plus de volets ni de croisées, tout avait été brisé, saccagé, les gonds même tordus et descellés, dans une rage de destruction qu’on retrouvait partout où avaient passé les Prussiens.

— Tiens, une usine à parfumerie ! — remarqua Tournevire, montrant les mots peints en noir sur le plâtre et brillants au soleil.

— C’est, ma foi ! vrai ! reprit Navaret. — Mais il ne doit pas y avoir à manger là dedans.

— Faut voir ! Faut voir — continua Tournevire.

Les cinq hommes, s’étant assurés qu’on n’entendait aucun bruit suspect aux environs, s’engouffrèrent un à un par l’une des fenêtres et commencèrent à explorer l’intérieur de l’usine.

Rien ! Absolument rien ! Partout les traces d’un pillage en règle et des noms allemands charbonnés sur les murs ; toutes les armoires enfoncées et vides, tous les meubles éventrés, hachés à coups de sabre.

— Décidément, il n’y a pas gras ! — décida le caporal.

— Et ça ? — objecta Crozon, indiquant un escalier qui semblait conduire dans quelque cave.

Une courte hésitation arrêta les mobiles sur la première marche ; mais, comme on n’entendait toujours rien, ils s’enfoncèrent dans ces demi-ténèbres, jetant devant eux, en coups de sonde, la pointe de leur baïonnette mise au bout du fusil.

Par un soupirail la lumière tombait à flots, baignant tous les objets d’une clarté douce qui leur communiquait une tonalité attendrie et fine.

Çà et là, des flacons de toutes les formes, de toutes les tailles, où flambaient des étincelles rouges, vertes, jaunes, opalisées, un amusant emmagasinement de pierreries bizarres, serties au fond des bouteilles et comme incrustées dans le verre.

C’étaient les quelques gouttes figées d’essences délicieuses, de parfums concentrés et délicats dont l’arôme flottait, vaguement épars dans cette pièce à moitié souterraine.

Crozon déboucha un flacon ; ce fût aussitôt comme s’il eût jeté dans l’atmosphère la senteur puissante des verveines en fleur, et les narines se tendirent, ouvertes, pour absorber cette émanation exquise.

Alors, comme des fous, ils se mirent à enlever tous les bouchons de verre, à donner l’essor à tous ces parfums divers, dont la griserie bizarre monta autour d’eux, les enveloppant d’odeurs étrangement combinées, où les résédas, les tubéreuses, les roses, les violettes, les jasmins, les héliotropes, les orangers se mêlaient aux benjoins, aux muscs, aux vanilles, aux ambres, aux patchoulis, aux bergamotes. Tout cela dans une gamme éteinte, vaporisée, presque effacée, qui communiquait aux parfums un charme d’autant plus séduisant.

Une exclamation les attira tous vers un angle, où Crozon venait de découvrir un meuble à tiroirs nombreux.

C’était l’endroit où marinaient, dans les odeurs diverses, les poudres de riz blanches et roses.

Ils entrèrent leurs mains grandes ouvertes dans cette douce farine parfumée, qui remuée, venait ajouter son action embaumante à celle des flacons débouchés, augmentant l’orgie de parfumerie où se plongeaient les moblots.

Les uns après les autres ils ouvrirent les tiroirs, s’étonnant devant ces sortes de conserves d’arômes, dont ils n’avaient aucune idée auparavant, prenant plaisir à voir comment étaient alternées les couches de feuilles de roses et de poudre de riz, par lits successifs, les rangées de violettes ou de géraniums, suivant que l’on désirait obtenir une poudre de riz fleurant le géranium, la violette ou la rose.

Comme des fous ils emplissaient leurs poches de cette délicieuse poussière, destinée à de soyeuses peaux de femmes, s’en frottaient la figure et les mains, dans une joie de naufragés retrouvant au milieu de leur désert une délicate épave de civilisation.

— C’est pas tout ça qui assaisonnera la bidoche !

Faraud, dans la rancune de cette excursion, où on l’avait entraîné malgré lui, ramenait les choses à la question positive.

— Le fait est, mon pauvre vieux, que t’es pas encore assez malin pour nous fabriquer un plat à la poudre de riz ! riposta Tournevire.

Et tous d’éclater.

— Possible, mais j’ai toujours le nez assez creux pour avoir aperçu un joli champ de poireaux, là, tout près.

Faraud indiquait un endroit, à droite, par le soupirail.

— Allons-y !

On avait assez de la parfumerie ; toutes ces odeurs commençaient à entêter pas mal des gaillards habitués à des senteurs moins délicates et plus naturelles, par leur vie au grand air et les miasmes enfumés de bivouac.

Le premier, Crozon débouchait de la porte ouvrant sur le jardin, seulement séparé de la rue par une petite palissade haute d’un mètre environ, quand il se replia vivement en arrière, s’écrasant derrière le mur et murmura, à demi tourné vers ses camarades :

— Alerte !…

Il y eut une secousse, une sorte de frisson contagieux, qui éteignit les gaietés comme un nuage noir éteint le soleil aux approches d’un orage, brusquement, sans transition.

La caresse des parfums ; la griserie des odeurs avaient fait oublier le danger. Ils prêtèrent l’oreille, palpitants d’anxiété, écoutant quelque chose qui venait.


IV


C’était, encore assez loin, un bruit.

Quel drôle de bruit ! Cela criait et zézayait sur la neige durcie avec une sorte de sifflement bizarre et saccadé, un gazouillis d’étoffes frôlant des surfaces lisses, quelque chose de chantant et de mystérieux, très inquiétant.

— Qui diable nous arrive là ? — s’exclama le caporal, à la fois anxieux et étonné.

— Là, quand je vous le disais ! — geignit la voix pleurarde de Faraud, dont les doigts serraient désespérément son chassepot, et dont toute la face blêmie subitement, suait la peur, une peur atroce, tandis que ses yeux dardaient le muet reproche de l’avoir entraîné dans cette aventure.

Ah ! ce qu’il se repentait d’avoir obéi à son caporal, celui-là, ce qu’il se promettait à l’avenir, s’il en réchappait, l’infortuné, de ne plus jamais, jamais céder à un mouvement d’amour-propre ! C’était bien son dernier chemin de croix, il se le jurait en ce moment !

Il était impossible de deviner ce qui pouvait s’avancer ainsi ; Crozon lui-même, malgré son habitude des choses, son flair de Peau-Rouge habitué à dépister les ruses de la guerre, ne parvenait pas à donner un avis.

Les prunelles guettaient éperdument l’endroit où la rue faisait un coude qui cachait encore ce qui se rapprochait, lorsque, au bruissement inexplicable, se mêla une voix humaine.

Lancée à plein gosier une chanson roulait, répercutée par les murs sonores qui encaissaient la rue.

On se regarda, dans une stupéfaction qui clouait les paroles au fond de la gorge, comprenant de moins en moins ce qui se passait dans cette infernale rue de Gagny.

Était-ce du français, de l’allemand ? Bien fin celui qui eût pu le dire en ce moment. Il n’était pas plus permis de distinguer les paroles que de désigner la nationalité du tonitruant inconnu qui beuglait si près de nous, au risque d’attirer sur lui les balles des dreysses aussi bien que celles des chassepots.

Mâchée par une voix rude, rocailleuse, la chanson avait des hauts et des bas, une musique complainte paysanne, un balancement rustique qu’on devinait rythmés, par le dandinement du corps.

— En voilà un charabia ! — souffla Navaret.

— Pour sûr, un hacheur de paille ! — répondit Tournevire, ramenant la crosse de son fusil à hauteur d’épaule, pour être tout prêt à tirer.

— Silence et attention, — fit le caporal.

Un dernier susurrement plus violent, plus rapproché, comme d’une étoffe de soie brusquement déchirée, une bribe de chanson jaillissant directement en face de nous, en pleine poitrine, et, ainsi qu’un diable d’une boîte à surprise, l’inconnu émerge tout d’un trait, au beau milieu de la rue, dans la partie la plus ensoleillée, se détachant bien net sur la blancheur de la neige.

Une robe de soie verte, d’un vert chou à faire grincer les dents, s’évasant en cloche énorme, tenant toute la rue de sa jupe élargie, baleinée, raidie dans son empois naturel de faille gros grain, épaisse et riche, dans sa belle tenue d’étoffe chère, et balayant le sol par bruyantes envolées ; — voilà ce qui se dressait tout à coup devant nous, à trente mètres à peine de l’usine à parfumerie.

Là-dedans, un géant, dont le maillot à raies bleues transversales sur fond blanc s’étalait, bombant de puissants pectoraux dans l’entrebâillement du corsage impossible à agrafer et, sous une capote de tulle rose, chargée de fleurs artificielles, la face tannée, cuite et recuite d’un marin du plateau d’Avron, les yeux écarquillés, la bouche grande ouverte, la face joviale et narquoise, entre ses gros favoris noirs et bourrus, d’un mathurin colossal.

Un rire formidable, éclatant sur le seuil de la maison où nous nous tenions embusqués, appela de notre côté les regards de celui qui nous avait causé une si belle peur.

En apercevant les cinq têtes encadrées dans l’embrasure de la porte, sa figure s’épanouit encore davantage ; ses dents blanches brillèrent sous les lèvres rouges, tandis qu’il lançait :

— Bonjour, les moblots ! Dieu de Dieu ! qu’on s’amuse-t-y dans c’te cambuse !…

Il se mit, en pleine rue, empoignant sa jupe à brassée de ses lourdes pattes couleur de goudron clair, à esquisser une grotesque révérence, accompagnée d’un pas de danse, qui montra son pantalon de drap bleu et ses godillots emprisonnés dans les guêtres blanches.

Chose surprenante, le brave garçon, si cocassement attifé de quelque robe trouvée dans une des maisons abandonnées de Gagny, n’avait aucune arme.

Le caporal lui demanda :

— Eh bien ! et votre fusil ?…

— Il est là-haut.

Il montrait le plateau, en continuant à rire, comme d’une bonne farce.

— Diable ! Mais si les Prussiens ?…

— Bah ! Bah ! On ne prend pas un Breton comme ça !

Il dessina un coup de chausson, supérieurement indiqué, et roula devant son large torse deux poings noueux, osseux, bruns et velus massifs à renverser un bœuf et à défoncer une poitrine.

En même temps, cette révélation de sa nationalité nous donnait l’explication du dialecte incompréhensible de cette chanson qui sonnait si étrangement à nos oreilles parisiennes, et que le biniou devait accompagner merveilleusement sur les landes de Bretagne.

Pas d’armes, et il ne tremblait pas, le hardi gars ; cela nous fit nous entre-regarder avec un hochement de tête admiratif. De rudes gaillards, tout de même, ces mathurins-là, pour aller ainsi à la maraude, les mains dans les poches, dans des endroits où les balles grêlaient à foison.

Nous nous souvînmes alors qu’à la suite des escapades trop nombreuses des marins qui depuis leur arrivée au plateau d’Avron, partaient constamment par groupes de deux ou trois, ou isolément, et s’aventuraient si près des avant-postes prussiens, qu’il y avait toujours des morts et des blessés, on avait tenté d’enrayer le mal en leur interdisant de sortir en armes du campement : ni fusil, ni sabre, ni hache d’abordage.

Loin de les effrayer, cette défense n’avait fait que les enhardir : ils allaient aux coups comme on va à la promenade.

Pendant qu’on bavardait avec le matelot, Faraud, qui s’était rassuré en présence de la téméraire tranquillité du Breton, furetait à droite et à gauche, fouillant le jardin, et disparaissait derrière une petite cahute, couverte d’un paillis ayant dû servir au jardinier pour serrer ses outils.

Il en ressortit presque aussitôt avec un cri de victoire, une triomphante exclamation :

— Hein ? Quelle aubaine !

Des deux bras, il pressait amoureusement contre son ventre, trois pots de grès de différentes grosseurs et un petit sac de toile brune, que bossuaient des objets inconnus.

On examina la trouvaille, un vrai trésor !

Des pots, les plus petits contenaient de la graisse, le gros, du beurre fondu ; quant au sac, il renfermait au moins un boisseau d’échalottes et de petits oignons.

Après un cordial bonjour, le mathurin se sépara de nous pour continuer sa promenade à travers Gagny, sans hâte, comme chez lui, toujours dans son costume de Mardi-gras.

— Aux poireaux, maintenant !

D’un geste vainqueur, Faraud indiquait les panaches verts, tout noircis par la gelée, dépassant maigrement, çà et là, la couche de neige.


V


L’incident du marin ayant rendu la petite troupe plus prudente, le caporal jugea nécessaire de prendre quelques dispositions élémentaires pour ne pas être surpris, pendant qu’on allait attaquer à coup de sabre-baïonnette la terre durcie qui retenait les légumes fortement attachés au sol.

Claude Tournevire, le plus jeune de la bande, ouvrier mécanicien de son état, un petit futé à museau de rat, sans un poil de barbe, le nez en pointe, les yeux en vrille, fut désigné pour servir de sentinelle.

Avec sa capote trop grande, dans laquelle se noyait son corps maigrelet de gamin de Paris, son pantalon trop long, tirebouchonné dans des guêtres de cuir, son képi à visière d’aveugle, il montrait l’air chétif et malingreux d’un enfant venu avant terme ; mais il avait une vivacité de furet et l’œil excellent : il verrait venir de loin, celui-là, on pouvait être tranquille.

On le plaça dans la rue, à l’endroit où le matelot nous était apparu si brusquement et où se trouvait le commencement de la courbe ; puis, les quatre autres se mirent à la besogne, fouillant la terre du sabre, écartant la neige, à la chasse aux poireaux, avec une telle ardeur qu’on ne pensait plus à rien qu’à en récolter le plus possible. Quelle soupe, le soir ! On s’en léchait d’avance les lèvres.

Les Prussiens, le froid, l’endroit où l’on se trouvait, tout était oublié. Faraud rayonnait.

— À moi ! À moi !…

Un cri d’appel, étranglé dans le gosier, étouffé par la terreur, par l’imminence d’un danger terrible, immédiat, arracha soudain les maraudeurs à leur travail.

— C’est Tournevire, dit le caporal.

Une seconde, ils se regardèrent, terrifiés, plantés en terre, foudroyés par la pensée que les Prussiens étaient là sur leur dos, dans l’affolement redouté de la surprise, sans qu’on eût entendu un coup de fusil.

Cette hésitation ne dura pas ; un nouvel appel retentissait plus bref, faisant frissonner chacun :

— À moi !…

Le caporal s’élança ; les autres suivirent. Une cinquantaine de mètres séparaient la sentinelle de ses camarades ; ils accouraient, sautant par dessus la palissade. Tournevire les aperçut, cria :

— Les Prussiens !…

Un cliquetis d’armes sonnait dans la rue, et le moblot, le chassepot en joue restait immobile, comme paralysé, ne lâchant pas son coup de fusil.

— Tire donc, animal ! jeta de loin le caporal.

— Je ne peux pas ! répondit Tournevire.

— L’imbécile, il est foutu ! grogna Crozon. Ils seront sur lui avant nous !

Brrr !… Frrrou !… Frou !… Près des mobiles, un bruit d’avalanche, un souffle d’ouragan, la vision rapide d’un tourbillon vert et rose, et une grosse voix essoufflée, hurlant :

— Passe-moi ton flingot, bébé ! Tu vas voir comme on travaille dans ma partie, tonnerre de Brest !…

Pif ! Paf ! Ziiiiii !… Des balles sifflent, rasant le mur autour de la sentinelle, se perdant au-dessus de la tête des moblots ; puis un tapage formidable, des hurlements gutturaux, entremêlés de jurons maritimes, lorsqu’ils arrivent, la robe verte volant à droite, volant à gauche, tandis que la crosse du chassepot roule comme une tempête au milieu de quatre ou cinq casques à pointe de cuivre.

Le caporal, Crozon, Navaret, Faraud surviennent à temps pour compléter la victoire du marin et ramasser trois Prussiens, jetés à terre, tout étourdis, mis hors de combat par le terrible moulinet de cet adversaire inattendu, dont la force irrésistible, l’aspect bizarre et l’intervention soudaine ont jeté le désarroi parmi eux, au moment où ils croyaient avoir facilement raison d’un unique adversaire.

Deux Prussiens ont cependant pu s’échapper, et l’on entend, déjà loin, leurs lourdes bottes faire craquer la neige, dans une fuite pesante.

— Pourquoi n’as-tu pas tiré ? demande le caporal à Tournevire, dont le nez et les joues sont encore verts du danger couru et qui se tâte avec la surprise de n’avoir pas même une égratignure, après une aussi chaude alerte.

— J’ai tiré dès que je les ai vus, tout au bout de la rue : la cartouche a raté ! Alors j’ai appelé !…

— Bigre ! Tu dois une fière chandelle au mathurin ! Sans lui, tu y étais, fiston, affirme Germain Crozon.

— Sûr !

— Vivement, les enfants, la vermine est allée chercher des renforts ; faut pas flâner par ici, ce serait malsain.

C’est le matelot qui donne ce bon avis, après avoir jeté derrière lui un œil méfiant.

La robe de soie a quelques avaries, la capote rose a succombé dans la bagarre, mais le Breton n’a pas un accroc à la peau, et, après avoir rendu au moblot le fusil dont il a su tirer un si heureux parti, il a empoigné de chaque main un prisonnier par le collet de la capote.

— Hop ! Debout, les canards, et en route, mauvaise troupe, gronde-t-il, amusé.

Il a l’air d’un brave homme revenant du marché, un gibier au bout de chaque poing.

Le troisième prisonnier est tenu en respect par Germain Crozon ; on ramasse les armes abandonnées sur le terrain et on s’achemine aussi rapidement que possible du côté du plateau.

Cette fois, c’est Faraud qui prend la tête, le sac d’échalottes accroché au cou, les petits pots dans sa musette, le gros entre les bras, et tous, au bout du chassepot, portent triomphalement une botte de poireaux liés d’un brin de jonc.

On ne traîne pas dans les rues de Gagny, activant la marche tant qu’on n’est pas hors de danger, et enveloppant étroitement les prisonniers.

Quelle rentrée au plateau d’Avron, ce jour-là. Ah ! mes amis, on ne l’oubliera pas de longtemps : ce fut un triomphe, un vrai succès, comme si on avait battu l’armée allemande et opéré la trouée !

On fit fête au brave mathurin, encore empêtré dans les volants de sa robe de soie, mais toujours rayonnant et n’ayant pas lâché ses prisonniers, qu’il voulut conduire lui-même à l’État-Major. Sa face était si extraordinaire, dans cet accoutrement, entre les deux Prussiens, penauds comme des renards pris par une poule, qu’on en riait encore le lendemain sur toute l’étendue du plateau.

Le soir, au gourbi, la première escouade célébra la victoire par un repas de premier ordre, un frichti numéro un !

Faraud, remis de ses émotions, nous confectionna un morceau de cheval aux échalottes et aux petits oignons, qui fut un des plus doux souvenirs de notre séjour en cet endroit.

Le seul petit désagrément fut l’obsédant parfum de poudre de riz, dont nous ne pûmes jamais nous débarrasser complètement, tant nos poches et nos individus en étaient imprégnés et qui mêla, par sa suite, sa persévérante saveur à tout ce que nous mangions.

Désormais, le cuisinier, considérant que ses preuves étaient suffisamment faites, refusa énergiquement de prendre part à aucune autre expédition et se confina dans ses fonctions gastronomiques, avec un entêtement que rien ne put vaincre.

Gustave Toudouze.

  1. Le Pompon Vert.