En flânant dans les portages/Texte entier

  Table des Matières  
Les Trois-Rivières : les Éditions du Bien public (p. c-).


EN FLÂNANT
DANS LES PORTAGES



Il a été tiré de cet ouvrage cent cinquante exemplaires sur papier Rolland de Luxe, hors commerce, numérotés de 1 à 150
No74


Avec les respectueux hommages
de l’auteur
 Auguste Panneton



SYLVAIN
En flânant
dans
les portages
Les Trois-Rivières, 1932


À la Forêt de chez-nous,
frais sanctuaire où la paix se dispense.


Revanche

La fête, des arbres.

À l’arrière d’une lourde barque qui, lentement, refoule le courant du fleuve étonné, le laboureur normand, debout, front plissé sous la brise et le soleil ardent, s’appuie d’une main au manchon lisse d’une charrue neuve au soc frais aiguisé.

Son œil de terrien fouille les baies, les pointes et les caps, qui, sans fin, découpent les rives monotones.

La forêt a tout conquis : vallées et collines. L’arbre règne, souverain indiscuté, laissant à peine aux eaux des chemins étroits, tortueux, où couler des flots que l’impatience agite.

En vain le laboureur inquiet cherche, dans les feuillées claires du sud, dans les feuillées plus sombres du nord, une clairière ou l’herbe rase d’un champ.

La moisson sylvestre, qui, depuis des siècles, lève, depuis des siècles, patiente et tenace, a tout envahi.

Sur le sable fin d’une baie tranquille, la barque lasse s’arrête.

Alors, comprenant que, de haute lutte, il faudra disputer ce sol à la forêt insatiable, l’homme saute sur la rive, crispe ses deux mains sur la cognée, et à grands coups qui montent en résonnant le long du tronc énorme, il abat un gros pin qui tombe en fracassant ses branches. Puis, prenant dans la bar­que la charrue endormie, sur la première souche il appuie le premier soc, enlève son bonnet trempé de sueur chaude, et, défiant la forêt, la regarde les bras croisés !

Longtemps la forêt résiste. Mais sous les haches qui se lèvent, qui s’abaissent, sans pitié, sans répit, peu à peu elle recule.

Pour échapper enfin aux morsures incessantes des prés qui la rongent, fuyant la vallée hérissée de sou­ches grises, lugubres stèles funéraires, elle s’est réfu­giée là-bas sur les montagnes arides, qui dressent leurs pierres ainsi qu’une barricade.

Petits-fils de ceux-là qui taillèrent à même les grands bois nos plaines et nos campagnes, ayant fait la trêve et regrettant les pins et les sapins touf­fus, nous replantons, sur la terre trop nue, les arbres qu’autrefois nos pères avaient coupés.

La forêt

En longues ondulations, l’amas pressé des cimes étale son uniforme verdeur à peine rompue, de-ci, de-là, d’une tache plus sombre.

Une dernière escalade, et, sur la colline qui arrondit son dos, la forêt se perd dans une effilochée de brume.

Seul un grand pin, par-dessus la cohue des bois francs, étend nonchalamment ses longs bras grotesques.

L’ombre d’un nuage, que promène un vent léger, descend lentement le flanc de la colline, glisse sur les eaux du lac, puis remonte sur l’autre rive, poursuivant sa route capricieuse.

La forêt laurentienne est partout, s’agrippant aux rochers qui, aux temps lointains, ont dessiné en montagnes, en vallons, les spasmes et les frissons de l’enfantement d’un monde.

Ses fils innombrables, la sève de sa sève, témoignent de la richesse de son sang généreux. Chaque année, quand avril a dompté les tourbillons glacés, ils se hâtent de répondre aux appels du printemps en faisant poindre du vert dans les bourgeons nouveaux.

Puis, ayant fini la tâche de garnir toutes les branchées, tel un peuple en fête, les arbres font au soleil l’offrande de leurs rameaux touffus.

Mais hélas ! que le sous-bois est pauvre, désolé ! Branches tombées, feuilles flétries, graines nombreuses, sitôt nées sitôt mortes, tout cela s’entasse, se pétrit. La moisissure, puissant levain, travaille dans ces débris d’où naîtra l’humus fécond. À peine quelques pousses, quelques sapins têtus. D’étiques violettes se blottissent à l’abri d’un tronc vermoulu qui se reverdit de mousse neuve.

Le roc est une marâtre dure et stérile, et la forêt, quand souffle le vent d’automne, doit s’amputer sans merci pour rafraîchir sa sève et nourrir ses racines.

Jusqu’aux rives du lac, l’espace est occupé, et sur ses bords même, les grands cèdres se bousculent, se penchent et regardent dans l’eau, semblant chercher encore un coin sec où jeter des semences.

À la pointe d’une petite baie, un rocher montre sa peau brune, plonge et baigne son front que coupe une plaie béante. Autrefois une source y coulait son filet limpide. À repasser toujours, les gouttes inlassables avaient d’abord noirci la pierre, puis, peu à peu, dessiné une ride légère qui de saison en saison s’est creusée. Un hiver, le gel ayant glacé la source mordit si fort dans la fissure, qu’elle s’ouvrit en une blessure profonde. Et les graines qui jadis séchaient sur sa face luisante s’amoncelèrent, patientes, au fond de ce réduit.

Craintives, une première tige, une première feuille, au soleil se sont montrées, et l’arbre a grandi, tissant en sournois la trame de ses radicelles.

Voyez maintenant le gros cèdre au tronc poilu. Comme des bras de bouddha ses racines noueuses se tordent, rampent, se croisent sur le rocher soumis. Et le vieux cèdre, sentinelle d’avant-garde, quand le vent souffle du large et charge en hurlant la forêt, le cèdre, fier et tenace, planté sur son rocher nu, chante accompagné du clapotis des vagues.

Lac Masketsy.

Apologie

Arrivé tout au bout du portage qui gravit en serpentant le flanc de la colline, une vieille souche couverte de mousse légère m’offrit un siège où reposer ; et je m’assis, essuyant sur mon front quelques gouttes qui disaient l’effort de la montée.

Mes yeux erraient distraits parmi les troncs voisins : troncs de sapins, de trembles ou de merisiers chétifs à l’écorce pendante.

Dans la clairière et le long du sentier, un amas de grêles framboisiers. Sur la pente d’en face, dévale la troupe des jeunes épinettes, droites et légères, entrelaçant leurs branches comme pour une farandole.

Pauvres petites qui vivront un siècle peut-être avant que d’être grandes, tant, sur ce sol ingrat, la poussée sera lente.

Pas un cri, pas un chant, rien qui bouge ou qui saute ou qui vole. Seul, là-bas, coiffant une branche morte, est-il vivant ou mort aussi celui-là, un gros oiseau gris, las de chercher en vain une nourriture rare, immobile, se retient d’appeler.

Dans la fourche d’un hêtre, un écureuil maigre, assis sur son derrière et la queue retroussée, à défaut de noisettes, n’ayant rien à croquer, à même une «  cocotte » se sert à déjeuner.

Le vert nouveau des feuilles, craignant de trop reluire, s’est terni de précoces rousseurs. Que tu es triste, et vide, et morne, ô bois laurentien !

Et j’évoque, rêveur, la forêt tropicale…

De la terre molle et noire s’exhale un effluve enivrant. Une ruée de tiges, de feuilles, de fruits, étalent au soleil leur robuste splendeur. Débauche de sève triomphante !

Fougères géantes balançant dans l’air pur leur grâce ajourée ; palmiers nains, palmiers royaux, au tronc lisse et poli comme une colonne antique, portant un chapiteau de palmes authentiques. Et des fruits partout, et des senteurs capiteuses promenées par le vent chaud qui lentement butine, et des chants empruntant toutes les gammes sonores. Du rouge et du bleu, du vert, du jaune et de l’or sur les plumes d’oiseaux sans nombre : perroquets moqueurs, colibris et que sais-je ? De l’azur sans nuages, des fleurs à cueillir, de la vie ardente à s’épanouir.

Et je rêvais prêt à m’assoupir…

Une voix calme soudain se fit entendre qui doucement murmurait : « Oui elle est belle la forêt tropicale, mais, crois-moi, en passant et de loin.

Elle est inextricable, on n’y peut pénétrer que la hache à la main. Le sentier, ouvert à grand’ peine aujourd’hui, se fermera demain sous la poussée des plantes voraces. Le souffle chaud que dégage sa terre est comme l’haleine mauvaise qui s’échappe des foules.

Sous le soleil brûlant, il faut cacher sa peau et rechercher l’ombre humide. Ses oiseaux sont beaux, mais des moustiques avides distillent des frissons qui vous font grelotter. Et quand, noyé dans la chaleur torride, épuisé, tu veux te reposer, tu ne peux, sans souci, t’asseoir sur la mousse, car les reptiles, qui glissent sournois sur ce sol fertile, ont des morsures dont il faut se garer. »

o-o-o

Tête nue au soleil léger, je tendis ma joue au vent frais de chez nous, et, sans crainte, souriant, je me suis endormi.

Le bon silence

La moindre villette, se donnant des airs de métropole, sue du bruit par tous ses pores. Le bruit nous tyrannise, nous harcèle, nous tient en esclavage.

Dès le matin, à travers murs et fenêtres, s’introduisent, explosifs, les mille fracas de la rue. Au déjeuner, l’appel téléphonique coupe votre café, tandis que l’usine en miniature qu’est votre maison, met en branle ses machines : réfrigérateur, moulin à laver, brûleur à l’huile ; et, comme si ce n’était pas assez de tous ces échos domestiques, la radio vous hurle ceux de tout un continent, sans compter les grinçants parasites.

Il vous prend quelquefois des envies de couper tous ces fils d’aspect innocent, qui transportent, du haut de leurs laids poteaux, le fluide magique né au grondement étourdissant des dynamos, qui s’en va, des lieues plus loin, animer d’innombrables inventions plus bruyantes les unes que les autres, et prolonger, tard dans la nuit, un jour factice engendreur de tapage. Quel triomphe scientifique ! Oui, mais si la science pouvait triompher en silence et dispenser le progrès sans troubler la bonne paix de vivre !

Merci mon Dieu, merci à vous, inventeur parfait, qui avez pu mettre en branle, le soleil, la lune, les planètes, faire tourner la terre entière, sans la moindre trépidation. Prions qu’un jour, après avoir empêché ses chevaux-vapeur de hennir, le génie-civil, les domptant tout-à-fait, les empêche même de piaffer.

Nos tympans délicats, faits pour vibrer doucement aux voix de la nature, et non pour résonner comme des tambours sous le marteau de l’industrie, s’émoussent tellement, que le murmure continu des bruits familiers ne les impressionne plus guère.

Nous sommes si habitués au bruit que le silence nous étonne ; de même que l’arrêt subit, en pleine nuit, des machines d’un navire en marche, fait se réveiller en sursaut les passagers endormis.

Du bruit, encore du bruit, toujours du bruit, du bruit sur terre, du bruit dans les airs, on ne fait plus rien sans bruit, même les bonnes œuvres.

Aussi, le besoin d’une réaction nécessaire se fait inconsciemment sentir, et on voit grossir le nombre des citadins en pèlerinage dans la forêt, ce sanctuaire encore inviolé où règne le bon silence.

Nous sommes au camp.

C’est le soir, c’est la nuit, une nuit véritable que ne déflorent pas les constellations des réverbères blafards, ces caricatures de soleil.

Par la fenêtre ouverte, l’air frais des bois, tout imprégné de douce quiétude, entre, parfume, fait se dilater votre poitrine et rafraîchit vos poumons avides. Le calme est si profond que vos oreilles en bourdonnent d’émoi. Et sans bouger, de crainte que le charme ne se rompe, vous goûtez l’extase d’un sommeil qui, sans heurts, sans à-coups, vous dispense l’ivresse exquise de son doux apaisement.

Et ce repos est si riche, la détente si complète, que quelques heures vous suffisent, alors qu’à la ville, après une nuit beaucoup plus longue mais entre-coupée de demi-réveils, vous vous levez las et inassouvi.

Le soleil brille. Quelle heure est-il ? Qu’importe. Fi de l’horloge, et de ses aiguilles effilées qui vous aiguillonnent sans répit tout le jour, et de son tic-tac monotone scandant le pas impitoyable des secondes en marche !

L’eau fraîche, une bonne eau vierge, baigne votre visage, votre cou, vos bras qui s’y replongent avec délice. L’odeur familière du café nouveau, à laquelle se mêle celle de l’écorce qui brûle en pétillant dans la cheminée, vous appelle.

Vient le petit déjeuner, un vrai dîner de ville, que condimente une faim sans artifices. Le cou libre dans la chemise sans col, les jambes allongées sous la table rustique, vous savourez la douceur de commencer un jour où n’avoir qu’à flâner, et, esquissant en pensée une nique au bureau, aux affaires, par la porte large ouverte, souriant vous regardez le lac embrasé de soleil, où dansent gaiement de petites vagues argentées.

Chaussez près du feu ces longues bottes qui caressent le mollet et, sans attendre l’ami qui s’attarde, pour une fois, partez seul.

Un petit sentier s’ouvre entre deux portières de feuilles vertes, au bout du défriché qui entoure le camp. La montée n’est pas longue, à quoi bon se presser : oubliez votre pas de ville. Nous sommes loin, ici, de la foule de la rue qui vous tire de l’avant et vous pousse de l’arrière.

Quelle paix absolue !

Vous avez si peu l’habitude de l’isolement que vous vous retournez d’instinct pour attendre un compagnon, ou peut-être pour vous convaincre qu’il est bien vrai pourtant que vous êtes seul.

Des branches enchevêtrées ferment l’horizon ; vous êtes enchâssé dans les feuilles. Là-haut, une fumée bleue, la fumée du camp, doigt diaphane pointant vers une demi-lune imprécise, égarée dans le ciel clair d’un beau matin d’été.

Sous vos pieds, de gros cailloux ronds, les uns moussus, les autres lavés par le filet d’eau échappé de la source voisine, qui emprunte la voie facile du portage. Les pousses nouvelles vous frôlent la joue d’une caresse humide. La senteur légère et tout de même pénétrante des écorces mouillées, des sapins gommeux, des herbes tendres poussées dans le creux des rochers, flatte agréablement vos muqueuses blasées de citadin, et votre poitrine se soulève avidement en un rythme plus ample.

Passons ce petit pont rustique : quatre vieux billots pelés par les clous des semelles, jetés sur deux traverses vermoulues, au-dessus d’un ruisseau qui chante en courant.

Plus loin le chemin bifurque. Prenons à droite entre ces petits sapins noirs qui, dans l’ombre, pleurent des traînées de gomme jaune.

Voilà qu’une trouée s’ouvre au loin dans les faîtes et laisse deviner un lac prochain. Un peu de soleil folâtre dans la toile légère, tissée en rosace, qu’une araignée patiente a suspendue cette nuit en travers du portage, par deux fils menus, de la branche basse d’un cyprès à la tête grêle d’un aulne.

Quelques pas seulement, et, sans transition, le sentier débouche au fond d’une petite baie : eau claire, fond de roche piqueté d’herbe verte. C’est le lac qui nous accueille d’un sourire tranquille.

L’arrivée au bord d’un lac solitaire, perdu en pleine forêt, offre un attrait bien singulier. Vous sortez de la pénombre du bois, où le ciel, les nuages, la lumière, ne sont perçus qu’à travers le filtre des branches entre-croisées et, tout-à-coup, le rideau se déchire, l’espace a reconquis ses droits, le ciel vous paraît plus bleu, les nuages plus blancs, le soleil plus brillant.

Le vent, libre d’entraves, effleure la surface limpide comme une hirondelle en plein vol humectant ses ailes. D’un premier regard, l’œil fait à la course une exploration rapide ; quelquefois une bande de canards s’envoleront apeurés, un huard silencieux se glissera en quelques coups de pattes jusqu’à l’autre bout du lac, une grenouille sur une motte s’éveillera pour plonger, mais le plus souvent, comme aujourd’hui, vous ne verrez ni n’entendrez rien.

À trois pas à gauche, on a coupé les broussailles. Étendons-nous ici, la tête appuyée sur une racine de sapin, et savourons ces courts instants où le jour dans toute sa plénitude fait la sieste un moment avant de décliner.

Les montagnes qui l’encerclent font de notre lac une arène étrange dont les arbres occupent les gradins. Toutes les places sont occupées.

Aux premières rangées, des sapins, des cèdres, plus verts que les autres, inclinant la tête, contemplent coquettement dans l’onde leur image adoucie. Quelques-uns, pris de vertige sans doute, ou bien fascinés par la déesse perfide qui habite ces eaux, sont tombés tout de long en étendant les bras, comme pour une étreinte, de pauvres bras morts dépouillés de leur peau.

Au large, des feuilles de bouleau, détachées par la dernière rafale, flottent tristement enroulées sur elles-mêmes dans un dernier spasme.

L’eau est si limpide, que l’on distingue, se profilant sur le fond indécis, un petit poisson immobile qui, avec son bec rond, placidement fait des bulles. Mais ce qui domine, ce qui baigne et sature tout entier le paysage, les êtres, les choses, c’est encore et toujours la paix sereine qui, partout, s’épand à loisir.

Les yeux fermés, vous entendez battre votre cœur, respirer vos poumons, palpiter votre âme, alors qu’une demi-conscience calme et lucide vous fait goûter pleinement les seules grandes joies de vivre et de penser tout-bas.

Recueillez-vous, écoutez !

Écoutez longtemps, sous le ciel bleu, au bord du lac paisible, écoutez murmurer, douce et égale, la voix du bon silence. Elle vous confiera des secrets que nulle autre ne saurait dire.

Lac Marchildon.

Chanson

Dans un ravin profond et morne,
Ron, ron, ronronne un p’tit ruisseau.
Des aulnes frêles lui font couronne,
Ron, ron, ronronne un p’tit ruisseau.
Une grosse pie perchée jasonne.
Ron, ron, ronronne un p’tit ruisseau.
« Plus bas ! Un faucon t’espionne !
Ron, ron, ronronne le p’tit ruisseau.
« Et ne crains rien, ne crains personne,
Ron, ron, ronronne le p’tit ruisseau,
« Car mon murmure monotone,
Ron, ron, ronronne le p’tit ruisseau,
« Couvre ta voix. Va donc, mignonne ! »
Ron, ron, ronronne le p’tit ruisseau.

Décharge du lac Solitaire.

Aux amis du « Masketsy », ceux d’autrefois,
ceux d’aujourd’hui, ces pages du carnet
d’un pêcheur rappelleront peut-être
d’agréables souvenirs.

En préparant ses lignes

Seule l’impatience du pêcheur qui se prépare à pêcher pourra jamais se comparer à la patience proverbiale du pêcheur pêchant.

Mais alors que cette solide patience est sujette à combien de cruelles vicissitudes, des illusions quiètes, qu’il ferait si bon soustraire à l’implacable épreuve des réalités, tempèrent la fièvre d’un départ prochain.

Au milieu de ses occupations les plus absorbantes, et alors que lacs et rivières dorment encore sous les glaces, le disciple d’Isaac Walton se prend à songer aux plaisirs d’une saison que les lois, le climat, le métier, conspirent à faire si courte.

Les années même ne font qu’enfoncer plus avant au cœur l’innocente passion qui le possède. Viennent le soleil de mars, les dégels d’avril, les premiers bourgeons de mai, autant d’étapes impatiemment courues vers la réalisation du rêve. Un rayon plus chaud, une première mouche, le feront s’arrêter pensif, ou rechercher la compagnie d’un fervent de la ligne, pour entamer, sans se lasser jamais, le ressassage des éternelles histoires, qui bourrent, à le faire crever, le panier du pêcheur.

Écoutez-le songer tout haut, le soir, dans l’engourdissement béât d’une dernière pipe !

Oui, c’est bien vrai, le calendrier l’indique, dans un mois, dans une semaine, demain, la lune sera propice : un premier quartier. Avec le printemps que nous avons, la saison ne peut être que hâtive. Car il faut au pêcheur une raison plausible pour partir toujours un peu plus tôt, quitte à regretter, d’une année à l’autre, de n’avoir pu freiner son impatience.

Oui, dans un mois, je serai à mon endroit favori, la ligne en main, cheveux au vent, planté dans mes vieilles bottes, sur la grosse roche au pied de la chute grondante. Ce sera l’heure idéale ; le soleil vient à peine de se glisser derrière les pins de la montagne. Le vent tombe, une brise discrète ride à point les coins d’eau trop calme.

Je choisis dans mon livret une belle mouche neuve : noire en mai, bleue en juin ; puis une autre brune avec le ventre rouge, et, si vous y tenez, une troisième blanc et rouge. La truite, surtout celle qui habite les cours d’eau rapide, aime le rouge, et, quand il fait sombre, un peu de blanc tranche bien sur le ton foncé des eaux du printemps.

Inutile d’ailleurs de faire une sélection trop savante, car, à bien y penser, si la truite veut donner, — si elle n’est pas en humeur, rien à faire, — elle sautera, un peu plus un peu moins, sur la première mouche venue lancée d’une main experte et au bon endroit.

Vous avez sans doute remarqué combien vaguement les mouches artificielles ressemblent à celles que l’on veut imiter. Ce sont des leurres soignés, aux couleurs tentantes et jolies, mais adaptés à des conditions qui ne sont pas toujours les nôtres. D’ailleurs c’est tout simple : couleurs vives pour le printemps, les eaux et les jours sombres ; couleurs foncées pour les saisons plus avancées, les eaux et les temps clairs. La petite truite vorace n’en a cure, mais la grosse truite, plus rusée, demande de ces ménagements.

Des pointes parfaites, un crin simple, frais, trempé au préalable, une corde souple et imperméable, une perche bien balancée, un dévidoir en bon état, il n’en faut pas davantage…

Je suis toujours sur ma pointe de rocher, face aux eaux moutonnantes. Je recule de quelques pas pour ne pas effaroucher la grosse pièce qui, peut-être, se tient collée au bord ; je laisse tomber doucement mes mouches que le courant happe et fait tournoyer entre les cailloux, pendant que la main gauche qui contrôle la corde dévide ou retient au besoin.

Oh ! le petit frisson, le toc-toc d’un cœur ému, à la première belle prise de la saison !

Vous avez lancé en plein courant, là où le fretin saute hors de l’eau ; vous savez, le fretin saute quand la truite est en chasse, et c’est de bon augure ; vous faites danser vos mouches en frôlant les roches derrière lesquelles les truites se postent, le long des branches immergées sous lesquelles elles s’embusquent, et voilà que ça se décide.

D’un élan vif et sûr une première surgit, le temps de se retourner pour attraper votre appât qui file entre deux eaux. Puis c’est la petite lutte d’adresse pour tenir la corde bien tendue, sans brusquer ni tirer de trop, pour éviter les obstacles où la prisonnière veut emmêler votre ligne. Bientôt la corde se raidit moins fort, et vous ramenez doucement, avec des arrêts bien calculés pour vaincre les dernières résistances, en tournant le dévidoir au clic clic joyeux.

L’épuisette est à portée de votre main. Accroupi, le bras droit levé, à demi-tendu et un peu en arrière, vous tenez ferme la poignée et la corde. Le bout de votre ligne s’arque fortement. Votre main gauche plonge l’épuisette et recueille la captive : ventre rouge, dos noir, ailerons blanc et noir, dans le filet qu’elle agite de ses soubresauts désespérés.

Puis c’est une autre et une autre encore. Vous étendez de la ligne et lancez maintenant au loin, en plein courant. La corde siffle impatiente au bout de votre bras infatigable, et les mouches tombent de ci, de là, sautillent, promenant leur appel tentateur.

Le jour s’éteint trop vite à votre gré. Déjà les engoulevents marathonnent en jetant là-haut leur appel criard.

Restez encore car c’est l’heure des belles prises. Changez plutôt pour la mouche blanche, la mouche du soir.

Vous ramenez distraitement à vous pour un nouveau lancer en laissant s’enfoncer quelque peu vos appâts, lorsque soudain un remous se dessine. Votre ligne rudement secouée vous échappe presque des mains. C’est une grosse truite, qui, comme il arrive souvent à la tombée du jour, a saisi votre dernière mouche à quelques pouces de la surface, sans sauter, et appuie maintenant vers le fond de tout le poids de ses deux ou trois livres.

Ah ! la belle lutte, surtout si vous pêchez dans une eau rapide !

Allons, pas de brusquerie, du sang froid, du doigté ! C’est le temps de se rappeler les erreurs passées, les impatiences non contenues, avec, comme résultat, le crin ou la mouche cassés et adieu, la belle capture ! N’essayez pas d’enferrer à fond, votre truite est piquée et chaque effort l’enferre davantage si vous avez soin de garder la tension voulue. Méfiez-vous d’une détente subite, soyez prêt à ramener vivement de la gauche, car le plus difficile est de garder une prise qui vient vers vous après une volte-face inattendue. Vous vivez les plus beaux moments de la pêche, mais souvenez-vous toujours qu’il y a souvent loin de la rivière à l’épuisette.

Autant il est facile de cueillir la petite pièce, autant il faut d’adresse pour en amener une grosse, et plus encore… deux ou trois !

L’épuisette bien immergée, dissimulée le long du rocher, vous approchez lentement votre truite, la perche tenue haute et ferme, laissant au fin bout le soin de répondre aux tractions de la prisonnière. Parfois vous avez mal calculé son épuisement et la vue du filet lui redonnera un regain de vigueur. N’insistez pas, donnez de la corde et recommencez le travail d’approche, jusqu’à l’instant voulu où, en bonne position, un coup d’épuisette de bas en haut assurera votre victoire.

o-o-o

Ainsi le pêcheur, les soirs d’hiver ou de printemps maussades, vit ses rêves et pêche à peu de frais, les yeux fermés !

Il fréquente comme cela tantôt des rivières merveilleuses, sans craindre les moustiques, tantôt les lacs qu’il connaît et d’autres qu’il ne connaîtra jamais. Il glisse en canot silencieux et berceur ; il va le soir, ou le matin dans la brume humide, le printemps, à la bouche des ruisseaux, l’automne, sur les eaux calmes près des décharges ; il salue d’un sourire amical tel rocher, tel tronc mort au fond d’une baie perdue, points de repère précieux, où certain jour il fit cette pêche fameuse, oubliant volontiers les heures et les heures qu’il a passées depuis à ces mêmes endroits, sans jamais rien prendre qu’une bouffée d’air pur et une rasade en souvenir d’un lointain exploit.

Le rêve allumant des désirs impatients, vous le verrez, lui qui à peine s’achète un mouchoir, fréquenter les magasins d’agrès de pêche, ramasser aux étalages des mouches diverses aux noms fantaisistes, accumuler dans un placard : dévidoirs perfectionnés, lignes de toutes les longueurs, culottes et habits impossibles, que le premier vendeur venu lui cédera pour le bon prix.

Que voulez-vous, autant flatte sa manie. Tous ces objets sont prétextes faciles pour égarer sa pensée vers de futurs et chers plaisirs.

Se préparer à la pêche c’est déjà pêcher un peu, et les brochées prodigieuses que l’on rapporte en imagination font oublier les nombreux paniers vides.

Croyez-moi ! Le plaisir éphémère et incertain du pêcheur pêchant ne vaudra jamais la douce impatience du pêcheur qui rêve de pêcher.

Mais c’est une consolation que le vrai pêcheur ne goûte qu’en saison close !

Lucifer

Petit, courbé, tout en os et en peau, une peau sans âge, ridée par le vent, rouillée à l’humidité des bois. Entre les pommettes saillantes et le front, à peine la place pour deux yeux clignotants, vifs, pas très francs.

Jambes noueuses dans le vieux pantalon sans couleur ; jambes quelque peu raidies, mais se jouant encore des ornières et des sauts. Revêche, parlant peu, sourd à souhait, c’est l’homme à tout faire du camp.

Ayant traîné ses nippes de « cook » d’un chantier et d’un hiver à l’autre pendant des décades, il a fini, pauvre épave encore utile malgré ses soixante-six ans, par se réfugier chez son fils, gardien officiel du club, où il besogne et se loue au besoin comme guide.

«  Holà ! Père ! Êtes-vous bon pour demain matin ? »

Après avoir hésité un moment, faut pas se compromettre, il répond : « C’est bon ! » Et si l’endroit lui convient, il ajoutera : « J’pense q’ça va mordre, la lune prend d’là force ! » Mais si l’endroit ne lui revient pas et qu’il prévoit ne pouvoir pêcher à l’appât à son soûl, malgré tous les meilleurs indices il bougonnera : « C’est bon à rien, l’eau est trop chaude ! » Ou bien encore, il invoquera la sempiternelle lune qui est dans son cours ou son décours, qu’importe !

Infatigable marcheur il se charge de tout le fourbi, et, traînant de la savate, les mains de chaque côté de la tête, accrochées aux courroies du « paqueton », il s’en va d’un pas qui ne se dément jamais, ne s’arrêtant que pour charger son brûle-gueule et frotter une allumette.

Il tire sur les rames comme il allonge la jambe, sans un mot, sans répit, si ce n’est pour enlever de sa tête un feutre difforme et crasseux, dont il relève le bord et qu’il plonge dans l’eau en guise de gobelet pour boire une lampée.

Arrivé à l’endroit choisi, au pied de la chute, il s’éclipse. Vous le trouverez là-bas, tapi sur une grosse roche, trempant dans un remous familier une vieille corde qu’il balance lentement, de haut en bas.

Patient comme un héron, il connaît les bons endroits, et si la truite veut mordre, vous aurez beau lui crier que c’est l’heure de la soupe, il se fera plus sourd que jamais, et continuera de remuer sa ligne dans un épais nuage de fumée, comme s’il n’existait au monde que sa pipe, sa ligne et la grosse « bâdreuse » qu’il va tout à l’heure tirer de l’eau, en riant d’un petit rire féroce.

Si vous n’êtes pas trop délicat de bouche, vous apprécierez le plat qu’il vous sert, car il manie aussi bien la truite dans le poêlon qu’au bout de la canne à pêche.

Voulez-vous allumer ses yeux, faire ébaucher un demi-sourire à sa bouche qui ne s’y connaît guère en sourire ? Pendant que vous dégustez lentement votre café, offrez-lui un petit verre.

« Père, un p’tit coup ? »

« C’est pas d’refus ! »

De quel ton il vous répond ! Ça n’est plus la même voix. Voyez comme il se découvre, avance lentement une main qui tremble un peu, crache de côté, et, après un « Salut ! » traditionnel, avale d’un trait et s’essuie la bouche du revers de sa manche.

Mais dès lors, croyez-moi, surveillez la bouteille ; il trouvera des ruses d’apache pour rester dans son sillage, car c’est tout là sa faiblesse.

Une faiblesse qui le prend à époques fixes comme une fièvre quarte. Trois ou quatre fois par année, au changement de saison, il fait ses quatre-temps à sa manière. Un attrait irrésistible l’attire vers la ville où il passera quelques jours à se donner une cuite bien conditionnée, en vue de laquelle il avait grappillé quelques piastres vite liquéfiées. Ayant satisfait sa soif périodique, il retourne à ses bois en attendant la cuite suivante.

Mais, direz-vous, je ne vois pas bien de Lucifer dans tout cela ? Au fait, j’oubliais.

Une épaisse cheminée de maçonnerie occupe un pan de la pièce principale du camp. Autour de son bon feu, que d’interminables causeries, le soir après souper, alors que la buée légère, qui se dégage des bottes et des habits mouillés séchant sur le dossier des chaises, se mêle à la fumée épaisse des pipes ! Bien entendu les sujets toujours d’actualité sont la pêche, la chasse, les lacs et les bois. C’est, sans contredit, l’endroit le plus poissonneux ou le plus giboyeux de tout le territoire. Que de truites qui nagent encore paisiblement au fond des lacs, que de gibiers qui courent ou volent encore dans les bois, ont été prises ou abattus dans le rayon étroit de cette chaleur inspiratrice !

Je soupçonne la flamme moqueuse, et, à l’occasion, quelques gouttes traîtresses tombées des opulentes bouteilles alignées sur la table voisine, de jouer aux causeurs le vilain tour que le soleil et les cigales du Midi jouaient à ce brave Tartarin !

Et chacun d’écouter sérieusement, d’un air convaincu, le récit de l’exploit du voisin, d’affirmer de la tête la longueur exacte de la belle pièce manquée le jour même, de peur de se voir refuser le même crédit quand à son tour on racontera ses prouesses.

Même en juillet, il est bien rare que le foyer soit sans feu. Aussi, pour l’alimenter, des billes de merisier s’amoncèlent en longue file en arrière du camp.

L’une des fonctions, sinon la principale, de notre vieux, est d’entretenir la flambée, et, au besoin, d’allumer les gros poêles de fonte aux pattes courtes et arquées de boule-dogue, qui réchauffent les pièces voisines.

« Père, faites donc un petit feu ! »

« Oué, on y va ! »

Pas nécessaire de le lui répéter deux fois. N’ayez crainte, ça va chauffer !

D’un tournemain il pousse de côté l’immense grille en quart de lune, s’arme d’un lourd tisonnier, remue les cendres, et revient chargé de quelque lourde bûche. Et la flamme court, pétillante, sur l’écorce, pour s’élancer bientôt, vive, gaie, chantante.

Oh ! la douce chaleur !

Mais bientôt c’est un peu fort, et le cercle des chaises s’éloigne de quelques pieds, et puis encore…

Prenant au grand sérieux son rôle de père nourricier du foyer qui gronde sa faim, actif agent de liaison entre la cordée des bûches et le brasier de plus en plus ardent, il ne cessera d’entasser, jusqu’au moment où, apercevant l’enragé chauffeur, les sueurs au front, tisonnant de plus belle, d’une seule voix les causeurs ruisselants demanderont grâce :

«  Aye, père, on meurt ! Ne chauffez plus, bon dieu ! »

C’est en vain, le mal est fait et sans retour. La flamme excitée, rageuse, ayant mordu dans l’énorme amas de bois sec, brûlera sans merci jusqu’au lendemain, et vous étoufferez malgré les portes ouvertes.

Un soir pluvieux d’été, l’un de nos amis, lisant, seul, devant la cheminée sans feu, s’était senti transir. Ignorant sans doute l’ignomanie de l’enragé chauffeur, il avait en toute innocence lancé l’appel fatal : « Père, un petit feu ! » S’étant assoupi, il se réveilla si bien rôti, qu’il baptisa incontinent notre vieux du surnom de « Lucifer », et dame, le nom va lui rester !

Le huard

Écoutez ce long cri sonore, saccadé comme un rire à la fois moqueur et triste, dont la dernière note finit en appel ! C’est celui d’un huard posé là-bas sur le grand lac.

Un cri semblable lui répond, plus bref, mais sur le même ton de contralto qui vocalise. Ils sont deux, mâle et femelle, pêchant au soleil.

Tenez, voilà ; ces deux points noirs qui trament leur sillage sur la face des eaux dormantes !

Vous ne voyez rien ? En effet ils sont en plongée. Une minute, puis deux… Les revoilà, beaucoup plus près cette fois, glissant, rapides, le cou droit portant la longue tête effilée, prolongée d’un bec pointu.

Ils ont dû nager au moins quelques arpents entre deux eaux.

Le mâle est en avant, plumage plus sombre ; un large anneau d’un beau vert chatoyant encercle son cou. La femelle, tête coiffée d’une calotte gris pâle et le dos couvert de plumes d’un gris plus foncé, montre, coquette, sa poitrine blanche.

Quel bel oiseau, gracieux et fort !

Au fait, est-ce bien un oiseau en dépit de ses plumes ?

L’oiseau s’enlève légèrement, sans effort, d’une aile silencieuse ; il plane en se jouant, se pose sur une branche ou sur le sol en y touchant à peine, niche parmi les feuilles, marche, sautille. Il est souple sur ses pattes autant que sous ses ailes.

Il y a bien quelques exceptions chez la gent ailée. Le canard pour un est lourd, mais tout de même il vole et ne se fait pas faute de voler. Sa démarche est grotesque et lente, mais il pose volontiers le pied sur une roche ou sur la boue du marécage.

Notre huard, lui, a aussi des ailes, mais si courtes, si rentrées dans son dos, qu’on les cherche en vain quand elles sont ployées. Leur naissance ne fait pas le moindre relief sur son grand corps lisse. Ce sont plutôt des nageoires et, au besoin seulement des ailes, quand le danger, ou la faim, ou l’amour, le forcent à s’envoler.

Et alors quelle affaire ! C’est à y penser à deux fois que d’enlever ce plus lourd que l’air ; comme à l’avion, il lui faut du champ.

Agitant nerveusement la tête, il nage d’abord en vitesse, lui d’ordinaire si digne dans ses mouvements, déploie ses courtes ailes, bat tapageusement l’air d’un régime qui s’accélère, rase l’eau et décolle enfin, pattes raides en arrière. Sans dévier il prend peu à peu de l’altitude, puis, comme fier de son exploit, en plein vol, lance un long cri.

S’agit-il de descendre ? Il choisit soigneusement son champ d’atterrissage sur un lac poissonneux, et, au moment favorable, se laisse tomber lourdement à la surface, en freinant des pattes et des ailes. Aussitôt arrêté il jette encore un cri perçant.

Il semble tellement aimer l’eau qu’il ne peut la quitter sans un adieu, la retrouver sans un salut joyeux.

Si notre oiseau vole mal, il marche plus mal encore, et même se tient à peine sur ses pattes. Comme un canot, il n’est d’aplomb qu’en flotte.

Essayez, si l’occasion s’en présente, de le poser sur le sec. Il basculera gauchement de l’avant, si bien qu’on ne le voit jamais droit debout que chez le taxidermiste. Plantées solidement tout à l’arrière, ce ne sont pas des jambes qu’il a, ce sont des avirons que manie dextrement cet infatigable nageur.

Il vit de pêche, et aussi quel pêcheur ! Du pêcheur il a l’instinct, la patience et la vocation exclusive.

Il ne pêche pas au dard comme le héron ou le martin-pêcheur, ni au filet, ni à l’hameçon, comme vous et moi ; il va se servir sur place, au sein des eaux limpides, disputant aux gros poissons les petits qu’il dévore.

Inoffensif et beau, gracieux ornement de nos lacs du nord, il jette dans l’air pur du soir son cri clair que les échos se plaisent à redire. De grâce ne troublez pas sa paix.

Ménagez vos cartouches pour un moins fin gibier, car il a l’œil vif ! Sans doute… l’avez-vous appris !

Histoire d’un goujon

Les pêcheurs sont de grands
enfants, méchants sans le savoir.

Je suis un pauvre petit goujon, pas bien gros, pas bien long. Mon histoire est banale, banale comme mon espèce. Je vous la conte, écoutez si vous voulez.

Nous sommes au début de l’été, les merisiers sont en fleurs. Je le sais moi qu’ils sont en fleurs, parce que le vent, qui secoue les arbres et brouille le lac, a fait pleuvoir, depuis quelques jours, de ces petites choses blanches au cœur jaune tendre, qui ressemblent à des mouches, mais qui ne se débattent pas lorsqu’elles tombent sur l’eau.

Donc, il y a deux ans, je naissais dans le ruisseau, le beau ruisseau clair et froid, qui s’amuse sous les les arbres, à jouer à saute-mouton.

Deux ans c’est beaucoup, et ça compte dans la vie d’un goujon !

Quand j’ouvris les yeux, nous étions tout un essaim de petits êtres à peine longs comme une demi-aiguille de pin, dans un creux noir, sous une roche. D’abord, étourdi par le bruit de l’eau qui frôlait notre abri, je collais mon bec rond sur la roche et ne bougeais guère. Combien de temps je restai là, je l’ignore.

Cependant, un moment qu’il faisait plus clair, je vis que nous n’étions plus qu’une douzaine ; beaucoup étaient partis, aussi nous nous serrions les uns contre les autres comme des petits soldats après la bataille.

J’eus faim. Tout autour de nous il y avait de minuscules choses vivantes qui descendaient au fil de l’eau. J’ouvrais le bec et il en entrait dedans, et je n’avais plus faim. Un jour pourtant, une larve plus grosse que les autres se mit à tournoyer dans le remous voisin. D’un seul élan, sortant de l’ombre, je mangeai la larve qui était bonne, et pour la première fois je sus que je savais nager. Mais le courant trop fort m’entraîna bien loin et je dus m’abriter derrière une autre roche.

Quand l’eau redevint froide et qu’il se mit à tomber des graines blanches qui fondent, j’étais déjà fort, j’allais partout, je visitais les remous, je me cachais sous les herbes qui pendent dans l’eau, là où les mouches se posent, et j’étais fier de mes écailles d’argent.

L’hiver fut triste. J’avais moins faim. Je dormais longtemps sans bouger, engourdi par le froid.

Au printemps, le ruisseau devint grognon et sale. Il charroyait des branches cassées, des feuilles jaunies, de la mousse, arrachées aux rives par les eaux gonflées. Il y avait beaucoup de larves et je mangeais plein mon ventre. Je connus nombre de petits poissons.

Souvent nous nous réunissions par bandes pour jouer et chasser. Dans ces courses il m’arrivait de rencontrer de gros poissons, et, bien que de ma famille, — je les reconnaissais par leur couleur, — ils étaient méchants et me mordaient.

J’appris ainsi que tout ce qui est plus gros que soi est méchant, et qu’il faut se cacher dans le creux des rochers quand une ombre passe. Pourtant, d’instinct, je me mis à mordre, moi aussi, les plus petits qui passaient à portée de mon bec.

Étant une fois au milieu du courant, je fus soudain bousculé sur les pierres ; la tête me faisait mal, j’étais étourdi, meurtri, et de chute en chute je tombai dans un trou profond, dans le lac. C’était noir, l’eau ne faisait plus de bruit, j’avais peur et pas un galet, pas un abri ! Je nageais bien vite pour trouver le fond, lorsque j’aperçus une bouche avec des dents pointues, des yeux féroces, un corps brun, énorme, taché de rouge, qui s’avançait vers moi. Je ne sais comment je fis pour lui échapper, mais de toute la force de mes nageoires je m’élançai vers la lumière, jusqu’au bord, où il y a de l’herbe, du soleil et très peu d’eau, et je me glissai sous une branche en tremblant bien fort.

J’ai appris depuis que ce vilain poisson était une truite, et que les truites, même les petites, ont des dents et poursuivent sans pitié tous les autres poissons pour les manger, comme nous, les goujons, poursuivons les larves et les mouches.

Le danger passé, je sortis de dessous la branche et regardai autour de moi. L’eau était claire, de belles larves avec des ailes se promenaient dans l’air. Une laide bête avec des pattes tout le long du corps, tombée d’une branche voisine, essayait de nager ; elle tournait sans changer de place. Alors je pris mon élan et l’attrapai. C’était mou, c’était bon.

Mais tout-à-coup il se fit un grand tapage, et juste au moment où je m’éloignais, un oiseau armé d’un bec pointu plongea dans l’eau et en ressortit en emportant un pauvre petit poisson qui m’avait suivi sans que je l’aie vu. Depuis, je n’ose plus manger les mouches et les bêtes qui tombent, pour ne pas être pris par l’oiseau qui vient jusque dans l’eau.

Hélas ! que je regrettais mon cher ruisseau natal où l’on se sent en sûreté parmi les remous et les cailloux luisants, où la nourriture passe à portée de votre bouche, où l’eau froide vous caresse !

Je vivais perdu dans le lac, toujours sur le guet, craignant les trous profonds où les truites nagent avec des gueules armées de dents, fuyant les rives et les bas-fonds où viennent plonger les terribles oiseaux aux becs pointus.

Les jours passaient.

Voilà qu’un matin, me promenant, j’aperçois une troupe nombreuse de mes frères aux écailles d’argent. Ils étaient pressés les uns contre les autres et faisaient des ronds sans s’arrêter. Jamais je n’avais vu pareille chose. Je m’approchai et compris bientôt la raison de leur détresse. Les pauvres étaient enfermés dans une espèce de boîte ajourée. Ils poussaient leur tête sur les côtés de la boîte, revenaient en arrière, recommençaient encore sans pouvoir avancer. Ils étaient prisonniers là-dedans et ne pouvaient plus s’en aller, ni les gros ni les petits.

Je les regardais se débattre, lorsque voilà la boîte qui se met à rouler. Les malheureux nageaient, sautaient pour rester dans l’eau, mais ils s’en allaient quand même tous ensemble.

Un homme saisit la boîte, l’ouvrit et jeta tous les petits poissons dans une chaudière pleine d’eau.

Deux autres hommes se sont approchés ; ils portaient de longs bâtons et montèrent tous trois sur une grande machine qui flotte sur l’eau, et je ne voyais plus les hommes, ni mes frères dans la chaudière pleine d’eau.

La grande machine se prit à glisser ; les bâtons frappaient dans l’eau et plus ils frappaient, plus vite elle glissait. Ça faisait des remous et beaucoup de bruit à chaque coup.

Des truites et des goujons effrayés se sauvaient. Moi je n’avais pas peur parce que dans le ruisseau il y avait des remous qui font du bruit ; je suivais la machine pour voir des remous et aussi à cause de mes frères dans la chaudière.

Après avoir longtemps nagé derrière je la vis s’arrêter. Un des hommes jeta dans l’eau un gros galet noir qui descendit jusqu’au fond du lac en faisant des bouillons. Je me faufilai sous la machine qui n’avançait plus ; j’étais bien fatigué de nager.

Au bout de quelque temps il se mit à tomber de longues cordes ; après les cordes il y avait des pierres luisantes et, près de chaque pierre,… un des petits poissons de la chaudière.

Ah ! les pauvres ! je les vois encore !

L’un était transpercé au milieu du corps par une pointe qui entrait d’un côté et ressortait de l’autre. Il paraissait beaucoup souffrir, donnait un coup de queue pour nager, mais ça lui faisait si mal qu’il s’arrêtait aussitôt. Il penchait la tête, ouvrait son bec et soufflait vite, vite, par ses branchies.

Un autre, piqué près de la queue, se sentant presque libre, tirait de toutes ses forces pour s’en aller, mais la corde se tendait et, bientôt épuisé, il cessait de tirer en regardant tout autour sans comprendre.

Un troisième ne bougeait plus du tout. La pointe qui l’avait tué ressortait par sa bouche entre-ouverte. Il flottait inerte, suspendu tête en bas.

J’ai pleuré de voir souffrir mes frères !

Qu’avaient-ils donc fait aux hommes pour être ainsi traités ! Les hommes, eux, ont l’espace, l’air, le soleil ; ils sont forts et puissants. Nous, nous n’avons que les eaux, et encore avec tous ses périls. Nous ne demandons rien que de nager tranquilles, manger quelques mouches, quelques larves, nettoyer lacs et ruisseaux de toutes ces petites choses presqu’invisibles qui en souillent la pureté cristalline. Pourquoi nous faire du mal, pourquoi nous faire souffrir ?

J’étais là triste et tremblant, lorsqu’un gardon avec des épines sur la tête s’approcha prudemment, flaira le premier petit poisson blessé, et, le voyant sans défense, le mordit si fort qu’il en emporta tout un morceau. Il allait manger le reste, mais la corde remonta avec ce qui restait du pauvre petit.

Le gros gardon déçu s’élança sur le deuxième, et pour pas qu’il se sauve, il l’avala tout entier. Mal lui en prit, car il monta lui aussi avec la corde, si vite, que je suis sorti pour voir où il allait.

J’entendis les hommes qui riaient ; mais l’un d’eux ne riait pas, il devait dire des choses vilaines car il était fâché. Quelques instants plus tard, le gardon flottait le ventre en l’air, du sang sur ses écailles, et je compris que les hommes sont plus méchants que les truites, puisqu’ils tuent pour le seul plaisir, et non parce qu’ils ont faim.

Maintenant je n’osais plus bouger. D’autres petits poissons de la chaudière se balançaient au bout des cordes, les gros goujons accouraient de partout et les mangeaient, en se disputant entre eux. Il en venait de toutes les tailles, mais tous étaient méchants. Les plus vifs prenaient une bouchée et se sauvaient ; les autres, plus voraces, avalaient d’un seul coup le petit poisson avec la pointe. Ceux-ci disparaissaient alors en se débattant, et, peu après, je les voyais flotter, les reins brisés, si bien que l’eau en était couverte.

Alors il vint une grosse truite, et tous les goujons, même les plus gros, cessèrent de manger et s’enfuirent.

La truite nageait lentement, sans se presser. Sa queue carrée remuait à peine, son corps était tacheté de points rouges et noirs comme une peau malade ; ses yeux jaunes luisaient, cruels.

Elle s’avança vers un petit poisson argenté de la même taille que moi, qui, pris par la queue, essayait de se sauver et s’agitait affolé. Il frissonnait de crainte, mais la truite le suivait, sournoise, et semblait prendre plaisir à son épouvante.

Quand il fut fatigué de tournoyer, elle avala le malheureux et se mit à tirer sur la corde qui lui sortait par la bouche. Au contraire des gros goujons elle ne s’en alla pas vite en haut.

C’était maintenant à son tour de souffrir et je n’en étais pas fâché. La truite luttait pour aller au fond du lac, la corde l’en empêchait, et, furieuse, elle battait l’eau de toutes ses forces.

Après un temps qui me parut bien long, la truite ne résistait plus, et je la vis remonter vers la machine, malgré ses nageoires étendues et son corps arc-bouté.

Il se fit beaucoup de bruit, mais je n’avais pas peur, parce que la truite et les gros goujons étaient partis, et je me glissai hors de ma cachette pour voir.

Les hommes ne riaient plus, ils étaient debout ; ils regardaient la grosse truite. Le plus grand des trois, celui qui avait pris la truite, tenait une chose ronde avec de l’eau brune dedans, et tous les trois en buvaient, et ils étaient contents.

Enfin je comprenais ! Les hommes tendent des pièges aux petits goujons, les percent avec des pointes pour prendre les truites, et gardent les truites pour les manger.

Je me suis dit : « je ne mangerai plus de larves. Alors, les gros goujons ne me mordront plus, les truites ne mordront plus les gros goujons, et les hommes ne prendront plus les petits goujons aux écailles d’argent pour attirer les truites ».

Mais j’avais bien faim, et, sans savoir pourquoi, j’avalai une manne brune qui se débattait sur l’eau. C’était bon. J’en mangeai une autre, puis une autre encore, et dus me cacher à cause d’un gros poisson qui m’avait vu, pendant que la machine s’en allait en glissant sur l’eau, et que les grands bâtons faisaient des remous tout autour.

Que voulez-vous, je suis un pauvre petit goujon !…

Lac Roberge.

La rivière des Eaux-Mortes

Nos coureurs-de-bois ont, comme cela, de ces trouvailles. Je ne sais qui l’a donné : trappeur, contre-maître de chantier, ou arpenteur, mais qu’importe l’origine, n’est-ce pas qu’il est joli et bien trouvé ce nom de rivière ? Les Eaux-Mortes !

En attendant l’occasion, prochaine je l’espère, où vous en ferez l’agréable connaissance, je ne puis résister au plaisir de vous y promener un peu, au caprice des souvenirs délicieux qu’elle m’a toujours laissés.

La rivière des Eaux-Mortes, comme toute rivière des Laurentides qui se respecte, emprunte ses eaux à un lac, à un grand lac : le lac Des-Îles. Ce nom-là, par exemple, est on ne peut plus ordinaire.

La carte géographique de notre région, mouchetée qu’elle est de lacs innombrables, compte, au bas mot, une bonne douzaine de lacs Des-Îles. Notre rivière au nom joli n’a donc aucune raison d’avoir gardé le nom de famille, et les meilleures raisons du monde d’avoir reçu celui qu’elle porte et qui lui va si bien.

Ne vous fiez pas trop pourtant à la grâce tranquille que ce nom suggère, une grâce calme, sans passion, car elle a une naissance tourmentée et coule des premiers flots fort agités.

Dans le grand lac, où les îles ont poussé ainsi que dans un vase des « oignons chinois », les eaux lentes se reposent, emprisonnées par la forêt, qui, tout autour, poste ses pins comme des sergents de garde.

Aussi, ayant soudain brisé l’étreinte et trompé sa vigilance, voyez-les, impatientes, s’élancer par la brèche ; des eaux libres enfin, ne demandant qu’à bondir.

C’est d’abord une course échevelée parmi les pierres et les obstacles, pendant sept longs milles de rapides, où l’écume blanche s’accroche aux cailloux, sous une voûte de feuilles vert tendre. On dirait une belle jeune fille, tête rejetée en arrière, sourire aux lèvres, qui dénoue ses cheveux et laisse flotter au vent discret des bois de lourdes tresses ondulées, longtemps tenues captives dans un filet.

Regrettant d’avoir couru si long, elle s’arrête brusquement, creuse son lit dans la terre molle d’un vallon, retient ses eaux fatiguées, et se trace parmi les arbres un cours sinueux.

Les ruisseaux des montagnes, attirés par la rumeur de ses pas, et l’épaisse buée que produit son haleine dans le froid des matins, s’en viennent çà et là, en folâtrant, mêler leurs eaux aux siennes.

La folle jeunesse est passée ; plus de courses ni de bonds. La rivière, devenue sérieuse, se repose et coule en musant au soleil.

Les herbes des rives, les branches légères des aulnes, les cèdres et les sapins, s’inclinent sur son passage. Et elle ira dès lors, fière et gracieuse, telle une grande dame, entre deux rangs d’admirateurs, offrant aux baisers la peau fraîche d’une main nonchalamment tendue.

Plus loin, ayant quitté les ombrages, elle débouche dans une vallée marécageuse et triste, peuplée de vieux troncs morts, sans écorce et sans feuilles, semblables, dans la nuit, aux lugubres débris d’une armée vaincue dont les squelettes des soldats seraient restés debout.

Ce spectacle macabre l’effraye sans doute, car elle s’arrête un moment, cherche un passage pour fuir, et s’élance vers une coupe étroite taillée dans la montagne.

Elle saute tout d’un élan une première barrière de granit rouge, dévale en grondant une marche énorme, projette dans l’air des tourbillons de poussière humide qui s’irise et, en une dernière et fougueuse bousculade, se fraye une voie tortueuse parmi des pierres amoncelées.

Affolées, les eaux impétueuses tournent en rond au pied de la chute, et achèvent de bouillonner leur colère dans un bassin rocheux où flottent des paquets mouvants d’écume jaunâtre que le vent déchiquette, c’est la Chute-à-l’Ours.

Bientôt assagie, la rivière retrouve son calme momentanément perdu, fait un coude brusque pour ralentir ses eaux qui voudraient courir encore, puis file tout droit vers le repos d’une plaine fraîchement parée.

Par chemin droit on va trop vite ! « À quoi bon me presser », se dit notre rivière. « J’arriverai toujours assez tôt à la fin de ma course. » Doucement, plus doucement encore, le pays est bon, la plaine est paisible ; sa terre grasse, sans roc, fait une couche moelleuse qui invite.

Écoutons chanter les oiseaux, et recueillons en passant la caresse des ailes déployées qui effleurent.

Que les buissons sont verts !

Ici enfin, l’horizon se montre sans masque ; pas de branches croisées, pas de gros troncs rugueux dont les cimes enlacées voilent les espaces et limitent la vue des choses, comme sur des yeux ouverts des paupières mi-closes.

À moi le soleil, tout le soleil, sans même un pin bourru pour m’en dérober un rayon et éteindre sa splendeur dans un écran de feuillage.

Et la rivière s’abandonne au charme qui la grise.

Elle retient son courant, serpente, retrace ses pas, fait de longs détours pour contourner une butte, si bien qu’elle en vient tout près d’oublier qu’il lui faut tout de même couler.

Car ce n’est plus qu’une rivière espiègle et rieuse, toute au plaisir de vivre dans un endroit plaisant, qui, en dépit de son âge et jusqu’au dernier moment, ne cessera de faire l’école buissonnière.

Combien de fois, dans le calme des couchers d’automne ou la douceur chaude des crépuscules d’été, nous avons fait lentement glisser notre canot sur ses eaux alanguies !

Les oiseaux nombreux qui habitent ses rives, perchés pour le repos du soir, lançaient un dernier cri.

De grands hérons, au profil ridicule, passaient en battant lourdement l’air d’une aile pesante.

Les canards, par troupes, cancanaient, les pattes dans la boue.

D’instinct nous laissions traîner l’aviron, les mains sur les bords du canot qui s’échouait doucement sur une pointe de sable. Un orignal, de l’eau jusqu’au ventre, s’arrêtant de mâchonner des racines, nous regardait sans comprendre, son grand nez relevé flairant l’air suspect.

Comme à regret, le soleil s’enfonçait au loin dans la montagne. L’ombre hésitante envahissait les bois, les ailes se fermaient, les chants se taisaient.

Petit à petit, la multitude des êtres timides qui s’éveillent quand le jour s’endort, décelaient leur présence par des crissements de branches et le bruit étouffé de trottinements menus.

o-o-o

J’ai revu hélas ! ma rivière d’autrefois…

La vallée est inondée ; les eaux, égarées dans les taillis déserts, cherchent en vain les rives de jadis et le chemin fleuri.

Les buissons sont sans feuilles. Au loin, surgissant des flots boueux, les troncs dénudés étendent des bras raidis qui semblent supplier.

Ce n’est plus une rivière et ce n’est pas un lac ; c’est une chose informe, une vallée coupable que Dieu aurait maudit.

Par bonheur, quelques coins protégés, le long des collines, et la belle chute solitaire qui gronde toujours là-bas en sautant les rochers, gardent encore un peu de leur beauté première.

Non, n’y allez pas maintenant.

Vous serez déçu et ne comprendrez pas. Plus tard peut-être.

Nous qui avons connu les Eaux-Mortes de naguère, c’est différent, nous avons le souvenir.

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Achevé d’imprimer le dix-huit avril
mil neuf cent trente-deux,
sur les presses de
Marineau,
imprimeur
aux Trois-Rivières.