, signé J. PAVLOFSKY
Traduction par Adelaida Nikolayevna Lukanina (non mentionnée sur le FS).
Le Temps des 12, 19 et 25 novembre 1879 (p. 5-73).

EN CELLULE



IMPRESSIONS D’UN NIHILISTE


Vendredi 17 octobre.
Mon cher monsieur Hébrard,

Voici un fragment de mémoires autobiographiques qui m’a paru digne d’être communiqué aux lecteurs de votre journal. L’auteur est un de ces jeunes Russes, trop nombreux par le temps qui court, dont les opinions ont été jugées dangereuses et punissables par le gouvernement de mon pays. Sans approuver nullement ses opinions, j’ai cru que le récit naïf et sincère de ce qu’il a eu à souffrir pourrait, tout en excitant de l’intérêt pour sa personne, servir à prouver combien la prison cellulaire préventive est peu justifiable aux yeux d’une saine législation. J’espère que vous serez frappé comme moi par l’accent de vérité qui règne dans ces pages, ainsi que par l’absence de récriminations et de reproches inutiles, sinon déplacés. Vous verrez que ces nihilistes, dont il est question depuis quelque temps, ne sont ni si noirs ni si endurcis qu’on veut bien les représenter.

Recevez, mon cher monsieur Hébrard, l’assurance de mes meilleurs sentiments.

ivan tourgueneff.



Les premiers temps.

Je me souviens encore comme mon cœur tressaillit et se serra lorsque j’entendis pour la première fois le bruit que fit la porte de ma cellule en se refermant sur moi. Je ne m’attendais à rien de bien grave ; aussi le sentiment que j’éprouvais ne contenait-il aucun élément de crainte, c’était plutôt de la curiosité que je ressentais. Toute cette mise en scène mystérieuse et qui devait être terrible, toutes ces mesures employées envers moi, le plus doux parmi les gens paisibles, ne me terrifiaient aucunement ; j’y trouvais plutôt une pointe de ridicule et je riais…

Par désœuvrement, je me mis à examiner ma cellule. Elle avait sept pas en long et était assez haute de plafond. L’unique fenêtre en était armée d’un grillage en lourds barreaux de fer. Je constatai que ma nouvelle demeure était trop étroite pour être arpentée de long en large — seule occupation qui me restait pour le moment. Les murs, badigeonnés en jaune, étaient tous couverts d’inscriptions très difficiles pourtant à déchiffrer, car la main prévoyante du staroj[1] s’était empressée de les effacer au fur et à mesure de leur apparition. Après beaucoup d’efforts, je parvins à en lire une : Vae victis !

Un lit se trouvait acculé à l’un des murs ; un seau dans un coin, une toute petite table, une chaise, voilà pour le mobilier.

Après avoir terminé mon inspection, je sentis tout à coup que je n’avais rien à faire. Il n’était pas plus de six heures du soir ; je me jetai tout habillé sur mon lit et me mis à réfléchir à ma position : que devais-je répondre, comment devais-je répondre aux interrogatoires ? Me retiendrait-on longtemps ici ? Serais-je condamné et puni, ou non ? Mais mon cerveau ne voulait pas m’obéir et penser… Bref, je décidai que la nuit porte conseil et je m’endormis.

Un bruit de clefs, d’éperons et de sabre traînant sur des dalles de pierre me réveilla.

Le jour n’avait pas encore paru. La porte de ma cellule s’ouvrit et un soldat entra. Il était affublé d’un gilet en drap bleu, avait une serviette sur l’épaule, et portait d’une main un bougeoir allumé et de l’autre une cuvette et un pot à eau. Dans l’encadrement de la porte se voyaient un factionnaire et un starchoi[2], muets tous les deux et immobiles comme des statues.

― Quelle heure est-il ? demandai-je au soldat en me détirant les bras.

― Je ne puis le savoir ! fut la réponse.

― Hé ! dis donc ! est-ce déjà le matin ?

― Je ne puis le savoir !

Je compris qu’il lui était défendu de me parler, et partant je cessai mes questions ; mais je ne pus m’empêcher de ressentir un mouvement de colère pour l’humiliation que je venais de subir. Pendant que je me levais, on m’apporta du thé. Puis de nouveau un bruit de clefs, d’éperons… La porte se referme et pendant longtemps encore j’entends l’écho de pas qui s’éloignent. Enfin le jour parut. Je trouvai sur ma table un volume d’une revue réactionnaire, je me mis à lire, mais la lecture ne parvint pas à dissiper l’impression désagréable que m’avait fait l’insignifiant épisode du matin ; au contraire elle l’aggrava. Je jetai mon livre avec dépit et essayai de me promener dans ma cellule ; mais le plancher criait, je me heurtais à tout moment aux meubles ; à chacun de ces bruits insolites le factionnaire s’approchait à pas de loup de ma porte ; j’entendais grincer le châssis du judas qui y était pratiqué à hauteur d’homme, deux yeux y apparaissaient et se fixaient sur moi. Pour éviter cet espionnage je cessai de marcher, je m’assis sur la chaise en tournant le dos à la porte et, sans me rendre compte à moi-même comment cela se fit, je me mis à réfléchir aux circonstances qui m’avaient amené en ce lieu. Je décidai qu’il fallait me préparer à tout ce que l’avenir pouvait avoir en réserve pour moi : « Dieu nous a tous en sa main ! » pensai-je ; je me souvins aussi qu’il ne manquait pas de « lieux qui ne sont pas trop rapprochés[3] », je me rappelai qu’il y avait des travaux dénués de tout agrément[4]… Je pris toutes ces éventualités en considération de sang-froid, comme un bon Russe que je suis.

Du reste, ne savais-je pas d’avance ce qui m’attendait ? Toutes les questions qui pouvaient surgir à propos de sacrifices et de privations pour moi personnellement et pour ceux qui m’étaient chers… tout cela était résolu d’avance, depuis longtemps, dans un sens ou dans un autre. Il n’y avait plus à revenir là-dessus, et, néanmoins, lorsque je pensai que loin, bien loin, à plus de deux milles verstes[5] vivaient deux vieillards qui avaient mis toute leur âme en ce jeune homme muré dans cette cellule, que ces deux vieillards avaient droit au repos et hâte de se reposer après une longue vie de labeur, et que c’était de ce même jeune homme qu’ils attendaient aide et moyens pour pouvoir le faire… que ces deux vieillards, en apprenant où je me trouvais et ce qui m’attendait dans l’avenir, pourraient aller se reposer d’une autre façon, là où il n’y a plus ni douleur, ni larmes, ni soupirs… Quand je pensai à tout cela, mon cœur se serra d’angoisse… Je me tourmentai toute la journée sur ce même thème. À midi on apporta mon dîner. Je ne pus manger. Était-ce qu’il fût encore trop tôt, était-ce que mon système nerveux fût trop excité…

Ce même jour commencèrent les interrogatoires. Ils continuèrent avec diverses interruptions pendant plus d’un mois.

Quand je pense maintenant à ce temps, il m’apparaît comme un délire de fièvre chaude. Mon cerveau travaillait nuit et jour, sans cesse ni repos ; il fallait se souvenir, sans jamais oublier, même pendant un instant, que les paroles échappées ne sont pas des oiseaux qui ont quitté leur volière et qu’on peut rattraper pour les y remettre. Le temps passait avec une rapidité que je n’ai jamais connue ni jusque-là ni plus tard.

Les interrogatoires terminés, les jours redevinrent longs et douloureusement monotones. L’ennui me rongeait. Je pouvais, en m’éveillant le matin, prédire tout ce qui m’arriverait dans le courant de la journée, même ce que je penserais et ce qui me tourmenterait… Il me semblait que des années s’écoulaient avant la venue de la nuit ; il me semblait que la terre et le soleil, l’univers entier et le temps s’étaient arrêtés et resteraient pour toujours immobiles. Mais lorsque la journée était finie, elle perdait pour moi toute durée, il me semblait que la minute qui venait de s’écouler avait été plus longue que tout le jour entier. Mon système nerveux avait acquis une acuité morbide : le moindre bruit, un frôlement me causaient des soubresauts. Les plaintes lugubres du vent d’automne s’engouffrant dans la cheminée me jetaient dans des accès d’une horrible tristesse ; ces hurlements me semblaient être des gémissements et des pleurs, et je croyais reconnaître les voix de mes compagnons d’infortune. Une fois j’entendis un véritable gémissement, je me mis à trembler de tout mon corps ; mon imagination surexcitée me retraçait les horreurs des tortures du moyen âge, je me sentais pâlir… Je pouvais à peine supporter l’espionnage constant du factionnaire qui me fixait sans relâche à travers le judas.

Pour l’éviter, je m’adossais au mur, dans lequel la porte était percée, et je restais des heures comme cela. Ma pensée s’envolait alors vers la Petite-Russie, ma belle patrie, où j’avais connu plus d’un instant de bonheur. Tous les tableaux qui m’apparaissaient étaient pleins de vie et de vérité.

Le soleil m’inonde de ses rayons dorés et chauds, il me brûle presque… Je ferme mes yeux éblouis par ce luxe de lumière : je vois de vertes prairies où des milliers de grillons me chantent leur mélodie d’été… Plus loin, une légère brise fait passer une houle ondulante sur un champ de blé dont les lourds épis, déjà jaunis et lourds, s’inclinent vers la terre à son passage et murmurent doucement ; j’ai les yeux grands ouverts, mais la conscience de la réalité me quitte. Je suis tout au passé, je ne le fais pas revivre, je revis moi-même avec lui. Et comme c’est doux ! Toute ma vie si pleine de jeunesse et d’espoir repasse devant moi ; tout, tout ce que j’ai pensé, senti, rêvé, s’y reflète… Parfois seulement un sourd malaise me rappelle que je suis enterré vivant dans un sac de pierre… cela me paraît étrange, incompréhensible, invraisemblable. Alors je m’efforce de trouver le fil qui relie entre eux les événements de ma vie, je veux m’expliquer à moi-même comment tout cela a pu arriver. Est-ce possible que ce petit garçon bruni par le grand air et assis sur les genoux de son père avec la barbe duquel il joue en riant de tout son cœur d’un joyeux rire d’enfant ; est-ce possible que ce soit lui qu’on ait muré dans cette tombe pour ne jamais en sortir ? Cela me paraît si invraisemblable que je me persuade que le petit garçon n’a rien à faire avec le jeune homme… Le prisonnier du no 4 est parfaitement étranger à l’enfant, ils n’ont aucun rapport l’un avec l’autre… mais comment est-ce donc en réalité ? Est-ce possible que ce soit pour toujours, à jamais ! Et ce petit garçon, comme il était naïvement heureux jadis, comme il était insouciant, comme il pressentait peu que de sombres nuages s’amoncelleraient au-dessus de sa tête !… Je vois autre chose ; je revois ces mémorables matinées où la conscience de moi-même et de tout ce qui m’entourait s’éveilla pour la première fois en moi. Ah ! qu’il m’est pénible de faire revivre ce souvenir-là !

C’était à la campagne, par une belle et claire journée d’août. Cela sentait le foin et l’absinthe fauchés ; des fils blancs portés par le vent voltigeaient partout dans l’air doux et pur. Je me vois sur le perron du magasin de grain de mon père, je regarde les chariots attelés de bœufs et chargés de blé qui s’approchent.

Tout est neuf pour moi à la campagne ; l’air si pur que je respire me semble une caresse. Tout m’enchante ici : les vieilles bâtisses vermoulues, leurs toits de chaume moussus et le groupe de paysans qui s’avancent, de longs bâtons blancs en main et leur vieux « did »[6] en tête. Un vieillard tout pareil au did est peint sur la pieuse image devant laquelle ma mère me fait agenouiller tous les soirs pour réciter mes prières avant d’aller me coucher. Je le contemple avec respect, ce bon vieux did, je vois les milliers de rides qui sillonnent son front et le tour de ses yeux, je vois son long fouet et les bœufs qui cheminent lentement. Le chariot s’arrête près du perron où je me tiens ; on soulève la bâche, le did aux cheveux blancs monte sur l’essieu et remplit les mesures qu’on lui tend de grains dorés en traçant, à la suite de chacune, des signes mystérieux sur le rebord de la voiture. Un autre paysan emporte les mesures pleines vers le grenier et trace les mêmes signes sur la porte. Mais tout à coup j’entends une dispute : mon père crie, le did aux cheveux blancs crie, tout le monde crie en gesticulant avec colère… En ce moment apparaît mon oncle Ivan, ce bon et brave oncle que j’aimais tant pour son uniforme et ses longues moustaches… Il vocifère lui aussi : « Qu’est-ce à dire ? »

Et tous sont comme pétrifiés, seul le did veut expliquer quelque chose… L’oncle Ivan l’interrompt par un coup terrible au visage ; le did chancelle, mais il est dompté. Alors l’oncle Ivan reprend son élan, et grinçant des dents assène un autre coup au did, qui éperdu, le visage tout en sang, murmure d’une voix défaillante : Faites excuse, pardon, pardon, Votre Honneur !

Alors, c’est mon tour de crier ; je pleure de toutes mes forces, et, me jetant sur l’oncle, je me cramponne aux basques de son habit… « Ne bats plus, toi, ne bats plus ! »

Tout affolé, je sanglote et on m’emporte.

Je n’ai jamais pu oublier cette scène. Pendant la nuit qui suivit, je rêvais de mon père et de l’oncle Ivan, et je voyais leurs mains souillées de sang.

Cette scène !…

Un bruit à la porte ! Deux yeux brillent au judas, deux yeux sur un fond noir… Les tableaux des temps passés disparaissent et je me revois dans ma cellule étouffante.

Quelquefois, je me mettais près du poêle de manière à ce que le factionnaire ne pût me voir. J’étais heureux de lui causer un désappointement ; je l’entendais alors tambouriner des doigts contre la porte. Cela se fait de jour pour s’assurer de la présence du prisonnier, de nuit pour voir s’il dort. Il est rare qu’un détenu, surtout dans les premiers temps de sa captivité, ne s’approche ou au moins ne se retourne du côté de la porte quand le factionnaire se met à y frapper à petits coups. Même plus tard, tout habitué qu’il est à cette manœuvre, le prisonnier se retourne ou s’approche de la porte dès qu’il entend du bruit.

Un jour je me suis mis à la fenêtre. Des gouttes de pluie rebondissaient contre la vitre. Le crépuscule recouvrait tout de ses teintes grises. À travers le bruissement de la pluie, j’entendais gémir le vent et mon imagination évoquait le tableau d’une tempête en mer.

Je voyais des vagues énormes couronnées de crêtes blanches d’écume, des roches gigantesques contre lesquelles se brisaient les vagues pour retomber en une pluie de gouttes scintillantes. Involontairement des analogies consolatrices naissaient dans mon esprit et se formulaient en strophes cadencées et sonores ; elles me paraissaient telles en ce moment… Tout à coup :

― Hé, là-bas ! toi ! arrière, arrière de la fenêtre !

Je tressaillis, mais ne quittai pas ma place.

― Arrière, te dit-on ! Veux-tu essayer du cachot ? Attends que j’arrive !

De pareils épisodes me rendaient malades. J’étais prêt à pleurer. Je n’avais aucun travail à faire, pas de livres. On m’avait tout pris. On remportait tous les matins même le peigne dont je me servais. Je m’amusais comme un enfant chaque fois que le staroj oubliait de me le prendre. J’avais perdu le sommeil. Je restais quelquefois à me rouler pendant cinq ou six heures de suite dans le lit avant de m’assoupir d’un sommeil fiévreux vers l’aurore. Mais ce sommeil même n’avait pas le don de me rafraîchir et de me reposer. Souvent je me sentais plus las le matin en m’éveillant que la veille en me couchant.


Les nuits.

Je m’efforce en vain de m’endormir. Pour y parvenir je ruse avec moi-même. Mais le repos fuit ma couche, mes paupières brûlent, tout mon corps affaibli par une fatigue sans nom est agité de tremblements nerveux. Je me souviens que quelqu’un m’a conseillé de compter pour pouvoir m’endormir. Je compte 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10… 100… 400… 700… 1.000… 2.000… En vain ! Tantôt je m’embrouille dans les chiffres, tantôt je me mets à songer, ou plutôt ce sont des pensées qui m’envahissent. Avez-vous vu comme par une chaude journée d’été apparaît sur le pur azur du ciel un petit nuage blanc, puis un autre, un troisième… ils se rencontrent, se joignent et se fondent enfin en un tout fantastique. Vous vous efforcez de vous rendre compte de sa forme, mais elle vous échappe à chaque instant en ébauchant des contours nouveaux, capricieux, grandioses ou grotesques… jusqu’à ce que le ciel se couvre entièrement de nuages et qu’une demi-nuit grise assombrisse tout de ses teintes lugubres. Il en était de même avec mon pauvre cerveau. Tantôt je restais inerte, sans pensée… tantôt des milliers de pensées changeaient ma pauvre tête en une fournaise ardente. Je prends à tâche de saisir le fil qui les relie entre elles. J’en attrape une : « la veilleuse fume ». Je me presse de penser logiquement à cette circonstance. Je me pose le problème de suivre en idée l’action de la fumée sur l’organisme humain, autrement parlant de me ressouvenir de tout ce que je sais sur ce sujet. J’ai rattaché deux idées ensemble et j’en suis tout heureux. Non, ce n’est rien encore : je suis encore en état de raisonner.

Mes pensées s’embrouillaient tantôt — parce que j’avais mal à la tête et à la poitrine. Les maux de tête proviennent de la stagnation du sang dans le cerveau… cela est plus que prouvé par tout ce que l’on trouve dans les cerveaux de certains morts dont on a fait les autopsies. J’ai vu cela avec Andreief, il y a quelque temps : il s’agissait d’un homme mort par strangulation. Qui était ce mort ? Sa mère vivait-elle encore ? Oui, assurément, il était si jeune. Mon imagination évoque le terrible tableau de ce mort. Comme ses yeux sont glauques et saillants ! Des filets de sang caillé dessinent des traces d’un rouge noirâtre au-dessus de ses narines et de ses oreilles. Ses poings sont crispés, sa bouche aux lèvres retroussées est ouverte… Ah ! qu’il est horrible et dégoûtant ! Dégoûtant ! Tu es en présence d’une tragédie terrible, sauvage, brutale ; d’une tragédie avec du sang, des yeux glauques, des traits défigurés par une souffrance sans nom… et tu ne sais ressentir que du dégoût !…

Ah ! que tu es tombé bas, abominable égoïste, que tu es dégradé !…

Mais est-ce ma faute à moi, si je suis abominable et dégradé ? Qui m’a rendu tel ? Et eux, qui les a faits tels qu’ils sont ? La faute n’en est à personne, à personne… Depuis quand es-tu changé en agneau ? Qui affirmait naguère que la faute en était à tous en général et à chacun en particulier ? Qui érigeait cette idée en théorie ! Hâbleur ! Hypocrite ! Tu penses une chose et tu en dis une autre…

Sacrilège ! Par quoi la loi punit-elle le sacrilège ? Ouf ! Quelle absurdité ! c’est du délire !… Mais je deviens donc fou !

À quoi pensais-je tantôt ? Ah ! oui, à l’expression du visage de l’homme strangulé… Non, j’en avais fini avec cela…

Ah ! J’y suis maintenant : je pensais à sa mère. Quelle expression avait son visage lorsqu’elle apprit que son fils était mort ? Il serait intéressant de savoir si Darwin a jamais eu la chance d’observer une expression aussi sincère que l’a dû être celle-là…

Pourquoi est-ce que je pense ? Il est plus que temps de dormir. Cette veille prolongée m’est positivement nuisible. Je m’enveloppe dans la couverture, je me tourne et me retourne dans le lit, je ne pense plus à rien. Je suis terriblement fatigué. Enfin je m’endors.

Je rêve : je me vois courant à perte d’haleine dans une rue de ma ville natale ; la journée est chaude et étouffante. À chaque pas j’enfonce plus avant dans une boue noire et fétide. Ce n’est plus qu’avec des efforts inouïs que j’en retire mes pieds pour enfoncer davantage au pas suivant. Devant moi, à peu de distance, j’aperçois mon bon Ivan Stépanitsch. Je vois ses larges épaules et ses coudes qui se meuvent en cadence à chaque pas qu’il fait. Comme sa marche est rapide et puissante ! Quelquefois, quand la boue monte jusqu’au-dessus de mes genoux, je vois le beau visage de mon ami se tourner vers moi ; il me fait en silence signe de le suivre. Que de tristesse et de pitié dans ses yeux ! Pourquoi ne vient-il pas à mon secours ? Quelque chose semble nous séparer. Est-ce cette atmosphère étouffante ? Ou bien est-ce que lui aussi souffrirait autant que moi ? Une force fatale entraîne bientôt mon ami au loin, si loin que je le distingue à peine. Je fais des efforts surhumains pour m’arracher à la boue qui menace de m’engloutir, tant elle devient épaisse et profonde. Je sais que si je perds Ivan de vue, je suis irrévocablement voué à une mort cruelle. Encore un effort et je m’éveille… Une sueur froide m’inonde, mon cœur bat tumultueusement, je me sens comme un poids immense sur la poitrine, je puis à peine respirer…

Je saute à bas de ma couchette et je regarde autour de moi. La veilleuse continue de fumer et remplit toute la cellule d’une vapeur nauséabonde. J’entends le pas cadencé de la sentinelle dans le couloir ; le calme habituel de la prison est devenu plus silencieux encore ; tout semble mort ; les ombres de la nuit se sont épaissies partout, et la flamme jaune de la veilleuse ne tremblotte et ne scintille plus au sein des ténèbres.

Ceux qui sont dehors, en liberté, dorment aussi maintenant ! me dis-je, et cette pensée me semble tellement consolante que je me recouche et m’endors le cœur allégé.

Je rêve de nouveau : je vois de profondes ténèbres où petit à petit commence à s’accentuer un scintillement verdâtre ; quelque chose de blanc ondule ; c’est une draperie en gaze… Non, non, ce n’est pas cela !… Je m’efforce de saisir ce que c’est, — un vêtement de femme ?… Non, c’est un enfant, c’est ma sœur Macha… elle est morte… elle est couchée là… morte de faim !… Cette pensée me transperce le cœur. « Ah ! que de cruauté, que de cruauté ! » Je jette ce cri avec indignation et douleur et je m’éveille à demi. J’appuie la tête contre le mur glacé, cherchant inconsciemment à rafraîchir mon cerveau en feu. Mais le pâle visage de ma sœur perdue pour moi, morte peut-être, continue à me poursuivre. La lueur verdâtre grandit, elle éclaire une face pâle, des lèvres sévèrement serrées, un front pur ombragé d’une épaisse chevelure noire et bouclée que j’aimais tant à caresser jadis… J’ai peur, je veux crier d’angoisse… « Ce sont eux, eux qui ont tout fait ! » Mais ce n’est qu’un rêve, c’est l’effet d’une imagination surexcitée. Ne serait-ce vraiment qu’un rêve ? N’est-elle pas restée seule dans cette grande ville si froide, si indifférente… seule, sans parents, sans amis, ne connaissant pas une âme… seule, sans le sou… Cruelle folie ! « Sans amis, ne connaissant personne ! » Et Ivan Stepanitsch, et Nikolaï Nikolaïtsch, et Ivan Ivanitsch et tant d’autres… Peux-tu jurer, malheureux, qu’ils soient encore là où tu les as quittés ? Tu sais bien que tout est possible ! me murmure à l’oreille une voix sinistre et prophétique.

Je me vois dans une vallée verdoyante ombragée de palmiers élancés ; une végétation luxuriante, des fleurs aux senteurs embaumées me grisent. Au-dessus de moi s’étend le bleu illimité d’un beau ciel du Sud.

Je suis heureux pendant un instant. Tout à coup je vois se dresser devant moi un mont escarpé, un roc aride, immense, dont la cime se perd dans les nuages. Des blocs de pierre anguleux, aigus, aux formes les plus fantastiques, s’y incrustent. Des milliers de créatures humaines aux faces crispées par une terreur muette, aux yeux saillants, aux cheveux hérissés, se cramponnent avec désespoir aux saillies du rocher… Mais une force hostile et fatale les repousse pour les précipiter et les briser sur les pierres aiguës. Des têtes défigurées se détachent de troncs qui se tordent dans les convulsions de l’agonie… ces têtes hideuses roulent au bas du rocher en bondissant… les bouches sont ouvertes, des langues tuméfiées balbutient des paroles que je ne puis comprendre. Un sang rouge et chaud ruisselle et s’éparpille autour en gouttes menues qui m’éclaboussent et me brûlent jusqu’au cœur. Dans ce grouillement d’horreurs, dans ce concert de gémissements, parmi ces cadavres encore chauds et ces têtes vivantes qui lancent des regards muets et navrants, je reconnais des voix et des traits connus et aimés.

Rempli d’épouvante et de douleur je me précipite vers le rocher, je veux passionnément leur porter aide et secours, je veux escalader le roc, arrêter le massacre, je me cramponne de toutes mes forces aux arêtes aiguës.

Mais soudain une pensée terrible me remplit d’effroi : « Trop tard, il est trop tard ! »

Alors le sentiment qui m’entraîne à l’aide de mes amis acquiert une intensité immense. Je suis déjà tout prés, encore un moment, et…

Tout à coup un glas funèbre résonne dans les airs. J’entends des éclats de rire, des trépignements fous… Je suis saisi par des bras de fer et lancé dans l’espace…

Ma cellule s’ouvre et mes visiteurs habituels du matin entrent.


Distractions et joies.


Je comprenais parfaitement que je deviendrais fou si cet état de surexcitation se prolongeait. J’étais fermement décidé à maîtriser mon agitation à l’aide de la force de volonté. Sachant d’avance ce qui me tourmenterait le plus, je m’efforçais de ne plus y songer. À peine une pensée funèbre ou un triste souvenir naissaient-ils en moi que je me mettais à réciter une pièce de vers, à fredonner ou à siffler un air quelconque. Pour mon malheur mes geôliers s’en mêlèrent. Le règlement de la prison interdisait tout ce qui pouvait troubler l’ordre et le calme usités de la maison. Ce règlement était pédantesquement suivi. J’essayai de ne pas m’y soumettre — cela eut quelques désagréments pour suite — non des punitions à proprement parler, mais l’apparition des guichetiers, leurs injonctions paternelles, leurs conseils amicaux qui révoltaient tout mon être. Pour m’en débarrasser, force fut de me taire. Ce fut une grande privation. C’était une nécessité pour moi que de chanter, car je sentais un grand soulagement moral lorsque je pouvais exhaler ma tristesse dans une chanson. — Je me surprenais même quelquefois à sourire en fredonnant un joyeux couplet.

Après quelques mois de détention mes ongles étaient devenus très longs : ils me servirent d’amusement après qu’on m’eut défendu de chanter.

Je les faisais claquer en cadence, me ressouvenant d’une mélodie quelconque. Mais une occupation pareille pendant des journées entières me devint insipide même en prison. Ainsi, de gré ou de force, j’étais obligé à penser et à rêver. Bien que ma volonté et ma persévérance m’eussent donné le pouvoir de chasser dès l’abord toute pensée triste, cet ordre d’idées restait fortement enraciné dans les recoins de mon cerveau. Voici ce qui m’arrivait d’ordinaire : je me rappelle quelque événement de ma vie qui m’a été particulièrement agréable. Je m’y arrête avec amour ; je m’efforce d’en faire revivre les plus insignifiants détails. Mais petit à petit je me rapproche de la réalité, et tout à coup une pensée se détache nettement de toutes les autres : « Jamais, jamais cela ne se répétera plus ! » Alors je sens comme si quelque chose se brisait en moi, comme si le même poids immense me retombait sur le cœur.

J’étais bien jeune quand le malheur m’atteignit, je n’avais pas vingt-deux ans. Je rêvais à l’avenir, je me le représentais sous les couleurs les plus riantes. Cela me donnait de l’énergie et me soutenait dans mes moments pénibles ; j’en ai eu beaucoup à passer, même avant mon emprisonnement. Tout à coup, tout ce qui me rattachait si fortement à la vie, ce qui me la faisait aimer avec passion fut brisé pour toujours, — j’en étais sûr que c’était pour toujours, rien ne m’aurait alors pu faire croire le contraire. Celui-là seul qui a souffert ce que j’ai eu à supporter, moi qui au début de la vie ai dû dire adieu à mes rêves les plus aimés, celui-là seul peut comprendre l’intensité du désespoir qui me saisissait par moments. Là, tout près de moi, à deux pas des murs de ma prison, la vie continue son cours ordinaire ; et moi qui n’ai pas encore vécu, qui n’ai encore rien accompli, j’ai quitté le monde des vivants, non pour descendre dans la tombe, non pour devenir un cadavre inerte, non, j’ai gardé la conscience de moi-même, et cela rien que pour sentir toute l’horreur de ma position. Des années se passeront ainsi : mes parents, mes amis oublieront que j’existe, et moi je serai toujours enfermé ici ou dans quelque tombeau pareil, pour me souvenir, pour sentir à tout instant que je m’abrutis, que je perds tout sentiment, toute pensée humaine. Il ne me restera rien, rien que la conscience de ma disgrâce, de mon malheur !

Quelle nécessité cependant y a-t-il de prolonger ce temps de douleurs qui n’auront jamais ni fin ni limites ? Ne vaut-il pas mieux souffrir beaucoup pendant quelques jours, quelques heures ou quelques instants, et mettre un terme à tout, en être quitte à jamais ? Oui, cela vaut mille fois mieux ! Mais comment faire cependant ? Les murs de ma cellule sont lisses et unis — pas un crochet, pas un clou qui puisse m’aider à accomplir mon dessein. On ne donne pas de couteau à dîner, pas même de fourchette…

Je pourrais me pendre à l’espagnolette de la fenêtre ; mais le parquet crie et tremble à chaque pas que je fais ; à peine serai-je auprès de la fenêtre que la sentinelle le verra par le judas de la porte. Et puis où prendre une corde ou quoi que ce soit pour la remplacer ? On ne me donne pas de mouchoir de poche, ma serviette est remportée chaque matin dès que je m’en suis servi.

Un jour, comme je revenais d’un interrogatoire, ni le staroj, ni le factionnaire n’entrèrent dans ma cellule. Je profitai de cela, et en ôtant mes habits pour les échanger contre l’uniforme de la prison, je jetai mon cache-nez derrière la couchette, espérant que personne n’y prendrait garde. C’est ce qui arriva. Quand la porte se referma sur mes geôliers je saisis le cache-nez et le pressai sur mes lèvres. C’est de lui que me viendra la délivrance que j’attends et désire de toutes les forces de mon âme. Je cachai l’écharpe dans mon sein. La pensée qu’il était en mon pouvoir de faire cesser ma vie et mes souffrances à un moment donné me calma. Je devins presque gai. Je me sentais tout allégé, un bien-être inconnu me pénétrait. Quelques jours se passèrent ainsi. Mais une fois qu’on m’appela de nouveau pour m’interroger, le staroj découvrit et enleva mon cache-nez. Une mère qui perdrait son unique enfant ressentirait à peine sa douleur aussi profondément que je ressentis la mienne. Ayant perdu mon ancre de salut, je me mis à en chercher une autre. J’avais pourtant beau tendre mon cerveau, je ne pus trouver d’autre moyen d’en finir avec l’existence que celui de me faire mourir de faim. Aurais-je la force de faire cela ? On devinera ce que je veux accomplir, on prendra toutes sortes de mesures, on me fera subir mille tentations. Pourrai-je supporter tout cela ?

Il faut l’essayer.

Le lendemain, lorsque l’on m’apporta le thé qui me servait de déjeuner, je le refusai sous prétexte d’avoir sommeil.

À dîner, je fis semblant de manger, mais ne touchai à rien. Vers le soir, j’avais une faim dévorante, mais, malgré le pain que je vis sur la table — le staroj l’y avait laissé avec intention — je ne mangeai pas. Le jour suivant, ce fut la même chose : je refusai mon déjeuner, on le laissa sur la table devant moi ; il y resta jusqu’au dîner. Le dîner et le souper restèrent sur ma table jusqu’au matin.

La même chose se répéta le troisième jour, mais je n’avais plus faim. J’étais si faible que je restais étendu sur le lit pouvant à peine remuer les mains ; cette faiblesse m’était étrangement douce, je sommeillais ; parfois j’ouvrais les yeux, puis je sommeillais encore. Ainsi se passèrent trois jours. Je ne répondais pas aux questions qu’on m’adressait pour savoir la cause de mon abstinence… On ne m’ennuyait pas trop, mais le bruit du judas s’ouvrant et se refermant devenait de plus en plus fréquent. Le staroj entrait à chaque instant dans ma cellule sans aucune nécessité apparente. Je compris que j’avais en mon pouvoir un moyen de faire cesser ma vie si pénible — à un moment donné et voulu.

Mais pourquoi maintenant, à l’instant ? C’est de la lâcheté ! Je fus pris tout à coup d’une intense curiosité de savoir ce que me réservait l’avenir. Ce sentiment peut être comparé à celui d’un bambin auquel son père aurait sévèrement défendu de regarder derrière un rideau et qui, brûlant du désir de voir ce qui y est caché, le soulèverait avec des battements de cœur précipités.

— Il sera toujours temps de mourir, me dis-je… et, ce jour-là, je bus deux verres de thé.


Changement de prison. — Un voisin.


Un soir, vers dix heures, ma porte s’ouvrit et le staroj entra, apportant mes vêtements civils.

— Habillez-vous ! me dit-il laconiquement.

J’étais frappé d’étonnement. On ne m’avait jamais fait subir d’interrogatoire aussi tard dans la soirée. J’endossais mes habits sans quitter le linge de la prison mais le staroj m’arrêta en me disant :

— Changez tout, mettez votre cravate !

Il sortit. Je m’habillai à la hâte et me mis à courir d’un bout à l’autre de la cellule comme une bête en cage. Des pensées sans nombre sillonnaient mon cerveau, et toutes me causaient un sentiment de souffrance. L’idée qu’on allait peut-être me remettre en liberté me saisissait le cœur avec tant de force que je le comprimais de la main pour en affaiblir les battements douloureux. Tantôt je voyais les visages de mes amis, tantôt m’apparaissait une prison plus sévère, une maison de fous, les têtes rasées du bagne, les fers, l’échafaud !… Je ne sais combien de temps je passai dans cet état, cela me parut une éternité. Enfin la porte s’ouvrit, des gardes apparurent, et on m’emmena. La nuit était sombre, il gelait à pierre fendre. Cinq mois s’étaient écoulés depuis que j’avais été arrêté, et pendant tout ce temps je n’avais pas vu de ciel étoilé. Je levai la tête et me mis à admirer ce spectacle dont j’avais été privé depuis si longtemps. Je ressentais la même chose qu’un myope auquel on aurait mis des lunettes pour la première fois.

— Avancez, avancez ! retentit un ordre bref derrière moi.

Nous entrâmes au greffe de la prison, on m’y rendit quelques-uns de mes effets en me faisant signer un reçu. Puis j’entendis un cri à travers la porte.

— C’est prêt. Recevez !

Je fus emmené de nouveau ; nous descendîmes dans la cour. Là, on me fit monter en voiture et nous partîmes.

— Où allons-nous ? » demandai-je à une de mes gardes qui était monté en voiture avec moi.

Je reçus la réponse connue :

— Je ne puis le savoir !

J’entendais le bruit de voitures roulant sur le pavé, quelqu’un riait… on chantait une chanson populaire… j’entendais les pas des nombreux passants sur le trottoir. Je m’efforçais de penser à tout à la fois, ma tête voulait éclater.

Notre voyage dura longtemps, une heure au moins. Enfin on s’arrêta. Lorsque je quittai la voiture je ne vis autour de moi que des murailles hautes et noires ; nous étions dans une cour de prison. Il faisait très sombre, mais je pouvais distinguer une quantité innombrable de petites fenêtres trouant les murs de haut en bas. On me fit monter un escalier étroit et puant, enfin on s’arrêta au quatrième étage. Mon gardien frappa à une porte ; ce bruit fit apparaître un petit soldat à moitié endormi. Mon gardien et lui se mirent à chuchoter, puis on me fit passer dans un petit greffe agencé à l’ancienne mode. Mon gardien y entra en pourparlers mystérieux avec un tchinovnik[7] fripé, apparu on ne sait d’où.

Ce personnage avait une cravate d’un rouge éclatant et un visage couleur jaune-citron. Toute sa physionomie respirait la fatigue des mauvais lieux.

Je vis une petite glace appendue au mur et je m’y regardai, je reculai d’épouvante. Était-ce bien moi ! Avant mon emprisonnement, j’avais le teint fleuri de la santé, je n’avais guère de barbe. Maintenant j’étais jaune et pâle, mes yeux caves brillaient d’un feu malsain. Une barbe noire et de longs cheveux emmêlés me donnaient l’air d’un fou.

On me fit approcher d’une table, on m’adressa quelques questions, on me fit signer je ne sais plus quoi ; puis on se mit à me fouiller. Le soldat endormi qui nous avait ouvert la porte fourra ses mains dans mes poches, les inspecta, les retourna, me palpa, me fit ôter mon habit, déboutonna mon pantalon. Une de mes bottes était trouée, le soldat fourra son doigt dans le trou y cherchant aussi quelque chose. Je croyais que cela n’en finirait jamais. Enfin on me renvoya pour aller — je ne savais pas où — sous l’escorte du même petit soldat endormi, auquel on avait donné quelques ordres à voix basse. Je m’imaginai que cet homme, qui ressemblait beaucoup à un bourreau que j’avais vu, avait reçu la consigne de me tuer. Nous passions par des couloirs tout à fait obscurs, je tâchais de me tenir aussi éloigné de lui que possible ; tout à coup je sentis dans les ténèbres une main froide effleurant ma tête… Je saisis cette main avec force et plein d’une terreur folle je criai d’une voix saccadée : Arrière, bourreau !

La voix faible et chevrotante du petit soldat me répondit doucement :

— Qu’avez-vous, Monsieur ? Que Dieu vous bénisse, je ne veux vous faire aucun mal !

J’eus honte et horreur de moi. Nous montâmes et descendîmes encore pendant longtemps pour nous arrêter enfin à la porte d’une cellule.

— Frilanof ! Recevez le no 17.

— Foin de vous ! Tu attendras ! Je ne peux pas être partout à la fois !

Cette réponse retentit quelque part au loin. Puis j’entendis un pas d’homme approcher avec un cliquetis de clefs.

Ma nouvelle cellule n’était pas plus grande que l’ancienne, seulement elle était meublée encore plus sordidement. Ce qui m’inspira le plus de dégoût fut une couverture crasseuse en drap commun, pareil à celui dont on fait les capotes de soldats ; elle était toute maculée de sang et de crachats.

Au plafond de la cellule était appendue à un fort crochet une grande lampe à pétrole. La vue de cette lampe me fit du bien : pendant la nuit, quand tout reposera, pensai-je, je pourrai décrocher la lampe, enduire de pétrole le matelas, le linge et mes cheveux et y mettre le feu… la fin viendra rapidement. On peut aussi se pendre au crochet ou à l’un des barreaux de la grille à la fenêtre.

Mes pensées furent interrompues par le bruit de petits coups brefs et rapides comme on pourrait en frapper avec les doigts pour imiter le roulement d’un tambour. Le bruit venait de la cellule voisine, on frappait au mur qui la séparait de la mienne. J’écoutais. Les roulements continuaient. Je compris bientôt ce que cela voulait dire et y répondis de la même manière. Alors les roulements cessèrent et furent suivis par des coups espacés qui se succédaient doucement et en mesure. Je compris que chaque nombre de coups isolés représentait la lettre de l’alphabet qui correspondait au chiffre des coups frappés. Mon manque d’habitude dans cet exercice et l’agitation dans laquelle nous étions, mon voisin et moi, fit que nous nous embrouillâmes longtemps avant de nous comprendre. Ah ! comme je souriais, comme mon cœur battait de joie ! J’aurais voulu embrasser ce bon mur jaune qui, après cinq mois d’isolement, me procurait enfin la possibilité d’échanger quelques pensées avec une créature humaine amie et ne désirant pas ma perte.

— Qui êtes-vous ? demandait mon voisin.

Je le lui dis.

— Et vous ?

Mon voisin me dit un nom que je connaissais, c’était celui d’un de mes amis d’enfance. J’étais parfaitement sûr en ce moment que cet ami et mon voisin ne pouvaient être qu’une seule et même personne.

Dans les derniers temps, j’étais possédé de l’idée fixe que j’étais un centre vers lequel convergeait tout dans l’univers entier. Lorsque je me sentais bien, je m’imaginais que le monde au delà des murs de ma prison avait de meilleurs sentiments pour moi. Maintenant, il me semblait que mon nouveau voisin ne pouvait être que mon ancien ami.

— Avez-vous une bosse ?

Mon voisin ne comprit pas le dernier mot, et me le fit répéter coup sur coup, ne me laissant même pas finir ma question.

Enfin il répéta le malencontreux mot :

— Une bosse ?

— Oui, sur…

Mais mon voisin n’écoutait plus.

Je compris ce que cela signifiait et me mis à rire. Il était évident que mon voisin me prenait pour un fou. Je lui parlais de cette bosse, parce que mon ami, qui s’appelait comme lui, avait de naissance une bosse au front. Je voulus expliquer de quoi il s’agissait, mais mon voisin se mit à battre une retraite : une, deux, une, deux. On venait faire la ronde du soir dans les cellules.

Le directeur.

J’étais étendu tout habillé sur le lit, lorsque, le lendemain de mon arrivée, le directeur de la prison vint me visiter. Il était accompagné de deux soldats.

— Vous dormez trop, c’est défendu ! me dit-il en franchissant le seuil.

Il s’arrêta au milieu de la cellule, dans la pose d’un général qui inspecterait des fortifications ennemies, puis il huma l’air de côté et d’autre, puis il s’approcha de la fenêtre, palpa le mur et la table et fit enfin mine de se retirer… Tout à coup je le vis fixer son attention sur le plancher de la cellule. Le parquet était ciré tous les jours par un détenu pour crimes de droit commun. Le directeur se baissa, prenant cette fois la pose d’un ingénieur qui ferait des travaux de nivellement ; ses sourcils se froncèrent ; il se tourna vers moi avec des yeux étincelants de colère :

— Qu’est ce que cela ?

Je le regardais de travers, mais je me tus.

— Que je ne voie plus rien de pareil ! Entendez-vous ! Pakhomof, un torchon !

Le staroj se précipita dehors pour remplir l’ordre donné et le directeur quitta la cellule avec majesté…

J’étais curieux de savoir ce qui avait pu encolérer à tel point mon geôlier en chef — je ne vis que quelques gouttes d’eau que le staroj avait répandues en m’apportant de l’eau le matin. Je fus tout étonné de l’esprit d’observation du directeur. C’est étrange que maintenant lorsque je m’efforce de me rappeler ses traits — je ne le puis pas. Je me souviens seulement d’une petite tête couverte de cheveux crépus, qui formaient un véritable chignon sur la nuque. La face du directeur était d’un rouge-ponceau et il produisait l’impression d’un homme qui serait constamment en colère. Son uniforme bordé d’astracan au collet pendait disgracieusement sur lui ; il relevait très souvent les épaules en avançant la poitrine comme pour se donner une tournure plus militaire. Le matin il entrait chez moi la casquette sur la tête et les mains dans ses poches. Ses visites se répétaient chaque jour et chaque jour il trouvait de nouveaux sujets de reproches…

Je répondais à ses remontrances par un mutisme imperturbable, m’efforçant par là de lui prouver qu’il n’existait pour ainsi dire pas pour moi. Mais petit à petit ses observations, en commençant par m’agacer, avaient fini par m’exaspérer pour tout de bon. Après le départ du directeur, je me mettais à penser à lui involontairement et longuement. Je n’avais absolument rien à faire : mon voisin ne répondait plus que rarement aux coups que je frappais à son mur. Et même quand il me répondait il le faisait comme à contre-cœur et d’une manière désordonnée.

Un jour je frappai :

— Pourquoi te tais-tu ?

— Malade ! répondit-il ; ce fut tout. Je m’éloignai du mur ; tout à coup j’entendis mon voisin qui frappait vite, vite, un vrai roulement :

— Je n’ai que 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24 ans, et je suis perdu ! perdu !

— Tu sortiras de prison ! l’interrompis-je, tâchant de faire taire ses pensées lugubres.

Ah ! que j’aurais voulu pouvoir lui exprimer une tendre pitié !

— N ! (non), répondit-il, je ne verrai plus la lum…

— La lumière du jour, terminai-je mentalement, frappant en même temps : un, un ! ce qui voulait dire : J’ai compris !

Après cela, mon pauvre voisin se tut à jamais. Qu’advint-il de lui ? Je ne l’ai jamais su. Je crois qu’il mourut en prison.

Ma seule récréation en ce temps était de quitter ma cage lorsqu’on me menait aux lieux. Ma cellule n’avait pas encore atteint le dernier degré de perfectionnement. Je ressentais un étrange sentiment d’orgueil lorsque Pachamof était obligé de répondre à mon appel et de me laisser sortir.

Je n’eus jamais l’occasion de m’approcher d’aucune autre cellule ni d’échanger la moindre parole avec mes co-détenus : le staroj me suivait comme mon ombre. Mais chaque fois que j’étais dehors dans le couloir, je me sentais plus heureux quand même. Mes pas étaient plus assurés que d’ordinaire, je marchais lentement, aussi lentement que possible. J’entendais les autres détenus faire la même chose à leurs sorties.

Il s’établissait une entente tacite entre nous à l’aide du bruit de nos pas.

— Il le fait pour que je l’entende, me disais-je en prêtant l’oreille aux pas accentués d’un détenu qui passait devant ma porte.

À mon tour, je frappais des pieds aussi fort que je le pouvais, en traversant le couloir, comme pour dire :

— Écoutez ! écoutez, mes amis, c’est moi qui passe près de vous !

La nourriture que l’on me donnait dans cette nouvelle prison était des plus mauvaises. Le gouvernement fixait dix copecks[8] par jour à chaque détenu, mais l’administration en dépensait moins. À midi, on m’apportait quelque chose d’extrêmement liquide qui devait être du chtchi[9]. Une livre et demie de pain de seigle tout à fait noir et rempli de grains de sable ; une petite écuelle de gruau bouilli de sarrasin tout rempli de déjections de souris, voilà de quoi se composait mon menu. Je ne touchais que rarement à cette pitance et me contentais du pain seul. Plus tard les dix copecks me furent journellement donnés en main, et j’eus la permission de les dépenser à ma guise en envoyant le staroj m’acheter quelque chose au dehors de la prison.

Le directeur pourtant donnait de jour en jour plus d’ouvrage à mon cerveau. Il oubliait parfois de nous faire distribuer notre pension alimentaire et nous restions des journées entières à jeun. Quelquefois la porte de ma cellule s’ouvrait avec fracas pendant la nuit et mon geôlier (je parle toujours du directeur) me réprimandait grossièrement pour avoir trop abaissé la flamme de la lampe. Tous les jours il découvrait avec horreur que l’air de ma cellule était mauvais et faisait ouvrir la fenêtre qu’on laissait ainsi pendant des heures malgré le froid d’hiver rigoureux qui sévissait dehors.

Ces persécutions me mettaient hors de moi, d’autant plus qu’elles se répétaient plusieurs fois par jour sous une forme ou sous une autre. Petit à petit je ne pus, littéralement parlant, penser à rien d’autre qu’au directeur. Tout ce qui m’entourait me le rappelait. Je rêvais de lui en dormant. Il se changeait en une espèce de cauchemar, en une puissance fatale qui, contre mon propre gré, attirait à elle toute mon attention. Tous les matins, au moment où il entrait, mon cœur se mettait à battre d’un mouvement accéléré. Je me disais : Il y aura quelque chose, comme toujours. Je restais des heures entières plongé dans une rêverie fiévreuse, imaginant les moyens les plus fantastiques, les plus impossibles de me venger… Alors les rôles seront changés, me disais-je ; il s’abaissera devant moi, il me baisera les pieds, il me dira qu’il a une femme, des enfants, une vieille mère et qu’il leur est attaché… Il me demandera de l’épargner, de pardonner… Alors je lui dirai tout, tout…

Je lui expliquerai ce qu’ils sont eux tous, lui et ceux qui m’ont enfermé ici… et je le chasserai de ma présence !… Quelquefois ma vengeance imaginaire allait plus loin ; cela arrivait immédiatement après quelque avanie plus grossière que d’habitude. Alors je m’adressais un discours à moi-même comme à un tiers : Et tu lui pardonnes après cela ! Tu t’efforces de le disculper !

Lorsque je revenais à moi après ces élucubrations, je ressentais de la douleur et de la honte. Je comprenais que je m’abrutissais, que je devenais idiot.

Un jour j’entendis du bruit et des éclats de voix dans la cellule de mon voisin ; on ouvrait, on refermait la porte avec fracas ; on emportait quelque chose ; je croyais le deviner au lourd retentissement des pas de plusieurs personnes… Puis tout redevint calme. Craignant que l’état de santé de mon voisin n’eût empiré, je frappai à son mur ; pas de réponse. Alors je frappai de plus en plus fort. Soudain j’entendis soulever le carré de fer-blanc qui masquait de dehors le judas. Puis Pakhomof ouvrit ma porte toute grande en disant :

— Venez !

Je le suivis dans le couloir, mais au moment où je me préparais à descendre l’escalier (je croyais qu’on me menait au greffe), le staroj m’arrêta rudement :

— Par ici !

Il me fit monter au quatrième étage, dont toutes les cellules étaient vides ; dans celle où il me fit entrer tout était recouvert d’une épaisse couche de poussière : on voyait bien qu’il y avait longtemps que personne ne l’avait habitée. Je me sentis comme un naufragé jeté sans pitié sur les sables d’une île déserte.

Ma tristesse se changeait en désespoir !

Je serai complètement seul ici ! me dis-je. Personne ne passera même près de ma porte, et je ne saurai jamais plus rien de mon pauvre voisin.

Je me jetai sur le lit pour me relever le moment d’après. Je manquais d’air. Tout à coup j’entendis quelque chose gratter doucement au guichet. Je m’approchai de la porte. À travers le carré de vitre moisie, je pus, petit à petit, distinguer un visage de vieille femme. Elle avait de grands yeux ronds et immobiles comme ceux d’une chouette ; ils étaient veinés de rouge en tous sens ; les paupières, le tour des yeux, le front de la vieille étaient sillonnés de rides profondes. De rares cheveux gris pendaient en désordre autour de cette tête étrange qui branlait de vieillesse… Toute la vieille tremblait des pieds à la tête. Elle s’enveloppait dans une robe d’indienne passée, usée et toute sale. Malgré sa laideur, cette femme ne m’inspira aucun sentiment de dégoût. Je ne fus pris que d’une intense pitié.

— Qui es-tu, mon pauvre enfant ? me demanda-t-elle tout à coup d’une voix douce et basse.

Je le lui dis.

— Qu’as-tu fait ?

Au lieu de la courte réponse que j’aurais donnée à cette question en toute autre circonstance, j’éclatai en un long monologue désordonné où je déversai toute la douleur qui s’était de longue date amassée en mon âme ; je finis par fondre en larmes, ces bonnes larmes comme en pleurent les enfants. Elles ruisselaient si abondamment…

Je tressaillais de tout mon corps, je m’efforçai d’étouffer les sanglots qui ébranlaient tout mon être.

La vieille se prit à me consoler — elle me parlait doucement, simplement, d’une voix si calme, d’une voix d’aïeule s’efforçant de ramener un de ses petits-enfants à la raison. Et à travers ses réprimandes mêmes j’entendais quelque chose de si bon, de si tendre, quelque chose qui venait en droite ligne du cœur. J’aurais voulu l’écouter encore et toujours… Elle conclut en disant :

— Notre tour, à nous, viendra un jour, mon fils !

— Dieu le veuille, grand’mère !

En ce moment j’entendis venir quelqu’un. La vieille se recula vivement dans l’ombre pour se rapprocher de la porte l’instant d’après.

J’entendis le cliquetis de sous s’entre-choquant :

— Voilà, dit-elle, je les mets derrière le lave-mains, tu achèteras du pain avec…

Je ne refusai pas. Je savais que la mendiante, la vagabonde, la voleuse qui sait ? me donnait de tout cœur ce qu’elle pouvait.

À l’étage où je me trouvais, il y avait quelques détenus pour délits de droit commun : ces gens étaient plus heureux que moi, on leur permettait de sortir à volonté de leurs cellules qui n’étaient jamais fermées à clef.

Je trouvais cinq copecks et un grosch[10] derrière le lave-mains.

Mon premier désir fut de garder cet argent coûte que coûte en souvenir de ma vieille amie. Plus tard, je fus forcé de dépenser les cinq copecks, je ne pus conserver que le grosch, qui avait à peine cours.

Une nouvelle figure avait ainsi fait irruption dans ma vie. À côté du directeur et de Pakhomof je pensais à ma vieille ; je m’efforçais de reconstruire mentalement l’histoire de sa vie et de sa chute. Ma cellule se remplissait de fantômes ; je les voyais agir, parler, rire, pleurer et travailler de concert à la ruine de ma vieille. Je pensais tant à elle que je commençais à m’imaginer qu’il devait y avoir quelque lien de parenté ou autre entre nous.

Au cachot.

J’avais très froid dans ma nouvelle prison. Les vitres de la fenêtre étaient couvertes de givre, ce qui rendait la cellule encore plus froide et plus sombre. Mes pieds étaient constamment engourdis. Je ne pouvais pas les réchauffer par la marche, il n’y avait pas assez d’espace pour cela. Je m’asseyais sur le lit en retirant les pieds sous moi, ou bien je les frictionnais ; mais cela ne me soulageait que peu. Après être resté assis pendant quelques instants, je sentais tout à coup un frisson me passer dans le dos ; je me levais alors et il me paraissait que j’étais brisé. Ah, Seigneur ! si je pouvais mourir !

Il y en a pourtant de ces gens qui meurent du typhus, du choléra, de la phtisie, qui meurent en voulant vivre… et moi qui considère la mort comme ce qui pourrait m’arriver de plus heureux, je vis ! Je commençais à me haïr moi-même, me considérant comme étant d’accord avec ceux qui voulaient me garder en prison… je ne peux même pas mourir pour la quitter !

On chauffait mon ancienne cellule, et, bien que dans l’espace d’une heure ou deux le froid y redevînt aussi rigoureux qu’auparavant, j’étais heureux de ne pas grelotter au moins pendant quelque temps. Maintenant je tremblais de froid depuis plusieurs jours sans aucun espoir de voir cesser cette nouvelle torture.

Malgré ma répugnance à parler au directeur, le froid m’y força. Je déclarai à mon tourmenteur qu’il n’y avait aucune nécessité de me faire geler, que j’étais déjà assez malade sans cela.

Le directeur me promit d’ordonner de faire du feu. Une demi-heure après, ma cellule commença à se remplir d’une fumée bleue, âcre et nauséabonde. J’étouffais. Je frappai à la porte. Pakhomof apparut.

— Que voulez-vous ?

Je lui montrai la fumée et le priai de demander au directeur qu’on me mît autre part ne fût-ce que provisoirement.

— N’est-ce pas vous-même qui avez exigé que l’on fît du feu ?

— Cela ne te regarde pas, répondis-je avec impatience, presque en gémissant. Va parler au directeur !

— C’est bien, je vais lui faire mon rapport. Pakhomof était parfaitement impassible en me tournant le dos.

J’attends, j’attends, j’attends… La fumée pénètre dans ma bouche, elle me saisit à la gorge, elle envahit et me serre la poitrine. Je m’efforce de ne plus respirer, puis, instinctivement j’aspire l’air avec force, ce qui est aussitôt suivi d’une toux déchirante. Je me jette à terre près de la porte et je tâche d’aspirer par-dessous un peu de l’air frais du couloir. Personne ne vient. Enfin, n’en pouvant plus, je me remets à frapper à tour de bras.

Pakhomof apparaît de nouveau :

— Le directeur dîne !

— Qu’il monte à l’instant ou je brise cette porte ! me mets-je à crier avec fureur, et ma voix éveille de sourds échos dans les longs corridors vides.

— Pas de danger, tu n’en mourras pas ! répond grossièrement Pakhomof jetant la porte avec fracas dans la serrure.

Je vocifère, je frappe des mains et des pieds contre la porte, je ne me rends plus compte de rien jusqu’au moment où j’entends tonner une voix furieuse :

— Au cachot cette canaille !

Je réponds quelque chose, mais deux paires de bras musculeux me saisissent et m’entraînent ; je me débats ; je suis roué de coups, j’en reçois à la tête, au visage, à la poitrine. Puis le bruit d’une porte ouverte et refermée, une dernière poussée, et je trébuche seul dans les ténèbres…

Le cachot où on m’avait enfermé était sous terre. Il différait de ma cellule en ce qu’il y faisait tout à fait noir. Il n’y avait ni couchette ni aucun meuble quelconque — rien qu’une botte de paille dans un coin. L’air y était méphitique comme dans une vieille cave humide ; il y régnait un froid glacial ; les murs suintaient d’eau, un sol boueux remplaçait tout plancher. Au premier moment, je ne pus rien distinguer. J’avais le vertige, il me semblait rêver, puis je me mis à grelotter. Le froid du cachot avait quelque chose de particulier, il vous transperçait, pour ainsi dire, de part en part. Je sentais tous mes muscles trembler. Je ne pouvais penser à rien. Je restai étendu par terre pendant des heures, à moitié évanoui.

Enfin Pakhomof ouvrit la porte disant à voix basse et plus doucement que d’habitude :

— Voulez-vous rentrer dans votre cellule, s’il vous plaît !

J’obéis : je me traînai dehors et le suivis. On avait chauffé ma cellule ; la lampe était allumée, le dîner sur la table, mais je n’avais pas faim et me mis, aussitôt rentré, au lit.

Pendant la nuit je m’éveillai avec un horrible mal de tête. Il me semblait être dans une fournaise et en même temps des frissons glacés me passaient dans le dos. Des cercles de feu tourbillonnaient devant mes yeux ; puis j’avais froid : je m’enveloppais dans mes couvertures sans pouvoir me réchauffer. Tout à coup je vois entrer Pakhomof dans la cellule ; mais ce n’est plus la même, c’est une autre plus grande et dont le plancher est en terre battue. Pakhomof m’apporte mes habits en me disant :

— Habillez-vous ; il est temps de marcher à l’échafaud !

— Est-il vraiment temps ?… veux-je demander ; mais mon cœur s’arrête soudain… Je jette un regard autour : ma cellule n’est pas changée ; la porte en est close comme de coutume. Ai-je rêvé ?

— Ha, ha, ha ! cher, cher Kolia ![11] Je me retourne : c’est mon frère, celui qui est mort, un petit garçon pâle, aux longs cheveux bouclés. Il embrasse mes genoux et s’efforce de m’entraîner avec lui en riant. J’ai peur.

— Laisse-moi, laisse-moi, Sacha[12], Pakhomof pourrait nous voir… Laisse-moi, te dis-je !

J’entends pleurer quelqu’un doucement, puis sangloter à fendre le cœur.

— Il nous faudrait le docteur, eh ?

C’est Pakhomof qui parle, et sa face n’est plus de pierre ; elle a pris une expression toute humaine. Je me jette de côté en apercevant son visage qui se penche sur moi…

— À l’échafaud ! veux-je crier ; mais ma voix n’est plus qu’un sourd chuchotement. Je veux me lever, fuir ; mais je n’en ai pas la force…

Pakhomof secoue la tête et fait le signe de la croix…

— Est-ce que je vais mourir, Pakhomof ?

Je ne me souviens pas de ce qui suivit. Lorsque je revins à moi, j’étais dans un endroit que je n’avais pas encore vu. Une bonne face inconnue se penchait vers moi. Je sus plus tard que c’était Gratchef, un soldat en punition qui était détenu pour un délit de droit commun.

Je viens d’écrire le nom de Gratchef et toute sa personne m’apparaît comme vivante.

Je te vois là devant moi, mon pauvre ami ; je revois ton gros cou enveloppé d’une large serviette en guise de cravate, je vois ta grosse tête aux cheveux ras et tes petits yeux gris si pleins d’une bonté naïve ; je revois ta vieille capote montrant la corde ; j’entends ta voix calme et douce que viennent interrompre parfois de longs accès d’une toux asthmatique ; ta voix qui me conte les merveilles de la Petite Russie, où il y a tant, oh ! tant de pain qu’il y en a pour chacun !… Pourquoi ces mots « tant de pain » ressemblent-ils à un gémissement quand c’est toi qui les prononces ? Pourquoi ai-je pleuré plus d’une fois, me cachant la face dans l’oreiller de ma dure couchette d’hôpital, en me ressouvenant de tes paroles ?

« On nous chassait[13], scandes-tu, vers Pâques en 1866, ou bien était-ce en 1867 ? Est-ce cela ? Oui, c’est cela ! c’était bien en 1867 ; on nous chassait par le gouvernement de Poltawa. Nous eûmes un jour de halte à la ville de Poltawa. C’était le samedi saint : un ami et moi nous allâmes vers l’église de Saint Nicolas, à gauche près de la caserne ; nous y demandâmes l’aumône aux passants au nom de Notre Sauveur Jésus-Christ. Et vois-tu, frère, il n’y en eut pas un qui ne nous donnât quelque chose, ne fût-ce qu’un œuf rouge ou un morceau de pain. Hé, hé, hé ! nous ramenâmes tant de provisions au gîte, que tout le bataillon eut de quoi manger au réveillon de la nuit de Pâques. Ah oui ! ton pays est un beau pays, Ivan : C’est vraiment un glorieux pays, va ! — Tes rêves se sont-ils réalisés, mon bon ami Gratchef ? As-tu revu ce pays enchanté où il y a tant, tant de pain qu’il y en a pour chacun ! Ou bien as-tu eu encore une fois le malheur de perdre ta baïonnette et l’expies-tu à nouveau dans une infirmerie de prison, pauvre ami, toi, que nous, détenus, ne nommions pas autrement que « bonne mère » ! Ou bien ton asthme a-t-il eu raison de toi et reposes-tu quelque part ignoré de tous dans la fosse commune qui t’attendait depuis le jour de ta naissance !

Ma convalescence fut longue et pénible. Il se passa au moins trois semaines avant que je pusse me lever. Je restais étendu sur ma couchette tout le long du jour sans mouvement, sans pensée. Ma bouche était si aride que j’avais de la peine à remuer les lèvres pour répondre aux questions sans fin de Gratchef. Il s’occupait toute la journée de moi. Même le soir, après dix heures, dès que la ronde de nuit était terminée, il venait se coucher par terre à la porte même de ma cellule pour dormir auprès de moi. Je n’avais qu’à faire un mouvement pour qu’il fût debout. J’étais très exigeant, capricieux même ; si quelque chose ne se faisait pas d’après ma volonté, je me mettais à pleurer comme un enfant. Gratchef supportait tout.

Une nuit je lui dis :

— Si j’avais des pommes !

— Attendons le jour, me répondit-il d’un air dégagé, peut-être qu’il y en aura des pommes !

Puis il s’éloigna dans un coin et défit un nœud dans sa chemise où il cachait quelque menue monnaie reçue en payement de sa ration de viande qu’il vendait à des détenus plus riches que lui. Gratchef comptait et recomptait son trésor : il semblait que la dépense imprévue qu’il se promettait de faire en m’achetant des pommes allait causer une grosse brèche à son budget. — Gratchef vivait de choucroute, d’oignons, de pain et d’un peu de thé dont il me donnait régulièrement une part. Les pommes apparurent au matin comme il me l’avait promis.

En buvant son thé, Gratchef me racontait d’ordinaire la triste et longue épopée de sa vie : comment on l’avait enrôlé, comment on l’avait battu partout, pour tout et toujours… Il parlait de lui-même comme s’il s’agissait d’une tierce personne, comme s’il n’avait jamais ressenti aucune douleur quand on l’avait maltraité moralement et physiquement, comme si tous ses malheurs rentraient dans un ordre de choses immuable, qui devait être et rester ce qu’il était. Quelquefois Gratchef interrompait brusquement sa narration et s’enfuyait en entendant sonner dans l’escalier les éperons de l’officier de service ; d’après le règlement aucun détenu n’avait le droit d’entrer chez moi. C’était le staroj qui aurait dû me soigner, mais il avait bien autre chose à faire que de s’occuper d’un détenu qui n’avait pas un sou vaillant en poche. C’était par bonté de cœur que Gratchef s’était institué ma garde-malade. Comme détenu de la salle commune, il avait le droit de promenade dans le préau pendant une demi-heure tous les jours. Il rentrait après cela tout gai, tout ragaillardi.

— Oh ! qu’il ferait de bon labourer un brin maintenant ; ma parole ! c’est ça qui me ferait du bien ; je me passerais de leur iodure de potassium pour guérir… disait-il alors en me montrant sa potion. Gratchef n’avait aucune confiance dans la médecine et ne prenait rien de ce que lui ordonnait le docteur de la prison. Je lui conseillais en vain d’obéir au docteur, il n’en voulait rien faire.

Quelquefois Gratchef apportait en cachette une toute petite bouteille d’eau-de-vie avec lui et, regardant autour avec défiance, me disait mystérieusement en approchant le goulot de mes lèvres.

— Bois, j’en ai encore ! Il en avait « encore » de tout ce qu’il me donnait et fût-ce sa dernière bouteille, sa dernière gorgée…

Gratchef était occupé tout le jour durant.

— Nous allons poser des sangsues à Strekalof… On m’a ordonné d’appliquer de la glace à Ivanof… voilà ce qu’il me disait à tout instant. Ce n’était pas à lui à faire tout cela, mais il s’était tellement identifié avec son rôle de sœur de charité qu’il croyait devoir personnellement remplir toutes les ordonnances du docteur, et qui plus est il les remplissait.

Je n’eus pas longtemps la jouissance de la société de mon brave ami. À peine étais-je en état de me lever que ma cellule fut fermée à clef — je restai de nouveau seul, comme par le passé. Une fois par jour, à dix heures du matin, le médecin de la prison me visitait. Il était toujours accompagné d’une suite nombreuse. Il me faisait les questions réglementaires, je lui faisais les réponses réglementaires… puis ma porte se refermait et je me retrouvais isolé du monde entier.

La fenêtre de ma cellule d’infirmerie était assez grande et donnait au midi ; je m’y asseyais pendant des heures, me réchauffant aux rayons du soleil qui venaient l’égayer.

Lorsque le staroj était loin, Gratchef s’approchait de ma porte et me racontait à travers les panneaux les nouvelles de la salle commune : on avait amené un tel, élargi tel autre… Celui-là avait fait telle ou telle chose… Il me disait qui avait gagné ou perdu au jeu : on jouait beaucoup aux jeux de hasard dans la salle commune et, de mon temps, les joueurs ne furent surpris qu’une seule fois.

Gratchef m’apportait des cigarettes qu’il me passait tout allumées par le trou de la serrure.

Mes journées se passaient à attendre le docteur, puis Gratchef, puis le dîner. Je m’étais tellement habitué à ce genre de vie que la pensée seule de quitter l’infirmerie me rendait tout triste.

Le docteur me l’avait déjà donné à entendre, je croyais cependant que cela n’arriverait pas de sitôt ; mais, quand Gratchef apprit qu’on parlait de me renvoyer, il en fut tout bouleversé…

— Ah ! frère, s’écriait-il, cela s’annonce mal ; ça veut dire que tu t’en vas l’un de ces quatre matins. Mais attends, je vais, moi… Il partit avec précipitation et revint quelques instants après, apportant un tout petit paquet qu’il s’efforça d’introduire chez moi par-dessous la porte ; il prenait les plus grandes précautions pour ne pas être vu et se retournait à chaque instant pour voir si personne ne venait. La fente était étroite, le paquet ne voulait point passer. Gratchef était devenu tout rouge ; grâce aux efforts qu’il faisait, il suait à grosses gouttes.

— Qu’est-ce ? demandai-je.

— De la pierre bleue[14]… Tu en mettras sur la langue avant de la montrer au médecin ; tu lui diras que tu as mal au ventre, alors on te gardera ici pendant quelque temps encore.

Je refusai. Gratchef en devint tout triste.

— Fais-en à ta guise ! me dit-il presque froidement, en s’en allant et en croisant machinalement les longs pans de son chalat[15].

J’étais extrêmement fâché d’avoir offensé mon ami ; mais que pouvais-je y faire ?

Le lendemain, il accourut tout hors d’haleine, et, se collant à la serrure, me souffla :

— Bonne chance, Ivan ! on vient te chercher.

Il se tut un instant.

— Ah ! tu seras remis en liberté, ça c’est sûr, me dit-il tout à coup d’un air extrêmement dégagé, pendant que les bouts de sa grosse moustache se mettaient à trembler.

Je le vis se détourner. En ce moment j’entendis un cliquetis d’armes. Gratchef s’enfuit comme un écolier pris en faute ; il toussait en courant… On m’habilla, on me déshabilla, on me fouilla… Pendant tout cela je n’entendais que le khou, khou, khou de la toux de mon ami ; je ne voyais que sa bonne figure disparaissant avec un air effaré.


Hallucinations et léthargie.

On ne me ramena pas à mon ancienne cellule ; — je fus transporté dans une nouvelle prison. C’était une reproduction exacte de la première, avec cette différence que, dans ce nouveau lieu de détention, je ne voyais plus âme qui vive, même à l’heure du repas. Ma porte ne s’ouvrait jamais. Toutes mes relations avec le personnel de la prison avaient lieu à travers un étroit guichet. Deux fois par jour il s’ouvrait et deux grosses mains rouges me tendaient une écuelle contenant ma pitance quotidienne ; après cela, j’entendais le grincement du judas s’ouvrant et se refermant… Cela se faisait pour voir si j’avais fini de manger ; quand les mains rouges s’étaient convaincues que mon dîner était terminé, elles rouvraient le guichet, se tendaient vers moi en silence, reprenaient mon écuelle vide et se retiraient en arrière comme les tentacules d’un polype gigantesque. Après le genre de vie que j’avais mené à l’infirmerie, il me parut qu’ici j’étais dans une tombe. Quand je pensais à Gratchef, mon cœur se serrait, je pleurais ; mais ces larmes étaient loin de me soulager.

Je commençais dès les premiers jours à me voir entouré de figures vivantes… Cela m’arrivait toujours lorsque j’étais couché, jamais quand j’étais debout. Les personnages qui m’apparaissaient me semblaient être entourés de grands cadres, comme ceux que les photographes mettent en montre à leurs portes. Je ne voyais que les personnes que j’avais connues à l’hôpital de la prison. Elles étaient si pleines de vie que souvent j’avais la velléité de toucher à leurs habits. Leurs regards me contemplaient et me faisaient baisser les yeux, car je pouvais à peine les supporter. Mais dès que mes paupières s’abaissaient, mes visions s’évanouissaient pour faire place à d’autres ou bien changeaient à vue d’œil en adoptant de nouvelles formes. Ceci arrivait le plus souvent à l’apparition d’un infirmier que j’avais eu en aversion à l’hôpital. Il était tout couvert d’ulcères à moitié cicatrisés et de boutons… Un jour, je l’avais vu m’apportant une bouillie de sarrasin et y trempant le doigt à plusieurs reprises pour le lécher et le tremper encore dans l’écuelle. J’avais des nausées chaque fois que cet homme apparaissait parmi mes visions. Alors il arrivait que le fantôme se transformait. Je pouvais suivre tous les détails de cette transformation. Cela commençait toujours par le nez ; il devenait nébuleux, le tout prenait une teinte d’un gris pâle d’où sortait une nouvelle face vivante qui fixait ses regards sur moi. C’était toujours les yeux que je voyais apparaître avant autre chose.

Il régnait un vrai silence de mort dans ma cellule ; je n’entendais même plus les pas du factionnaire dans le couloir, dont les dalles étaient recouvertes d’un épais tapis de feutre. Quand une mouche entrait par le vasistas toujours ouvert de ma fenêtre et se mettait à bourdonner, le bruit qu’elle faisait semblait me rompre le tympan, comme le ferait un fort roulement de tambour. Comme exprès, il venait beaucoup de mouches dans la cellule, elles étaient grosses, velues, bleues… Elles me tourmentaient tellement que je les poursuivais pendant des heures pour les prendre et les tuer.

Lorsque je me couchais, j’entendais distinctement les battements de mon cœur. Je m’endormais souvent en y prêtant l’oreille, et alors je rêvais que je causais avec mon voisin à l’aide de coups frappés à la muraille : B, k, s — B, k, s… Ah ! oui, je comprends : cela veut dire Barkass[16]. Oui, on va sur l’eau dans les chaloupes… Ma cellule, c’est la mer bleue, les rivages en sont jaunes, ils sont formés par les murs…

La chaloupe a une voile et un aviron ; mon voisin y est assis… Il passe et repasse près du mur, il passe et repasse… il attend… Qu’attends-tu, mon pauvre voisin ?

— B, k, s… B, k, s…

Ah ! que c’est bon ! me dis-je, je ne suis plus aussi seul !… B, k, s… B, k, s…

Qui es-tu, mon cher, bien cher voisin ? m’écriais-je parfois à haute voix en rêve. Cela m’éveillait ; je me retournais d’un autre côté et j’entendais toujours sans fin : B, k, s… B, k, s…

Pendant le jour, je courais de côté et d’autre dans ma cellule ; mes pantoufles criaient : ce bruit, par une bizarrerie inexplicable, me rappelait les refrains de chansons obscènes que j’avais entendu vociférer par des ivrognes attardés dans la rue.

Je m’efforce de penser à autre chose… En vain ! Je tâche de faire cesser le dégoût que j’éprouve ; je veux me persuader que ces chants ne sont que grotesques, naïfs peut-être… Mais tout à coup une voix de fausset, aiguë et fêlée en même temps, me les crie aux oreilles en accentuant avec ironie les passages les plus ignobles… Alors j’essayais de souffrir en silence ; mais soudain un nouvel accès d’impatience me saisissait ; je jetais mes pantoufles de côté avec fureur et me mettais à courir pieds nus sur les dalles froides du plancher. Ceci faisait passer les hallucinations de l’ouïe.

Une fois, comme je courais ainsi pieds nus, je crus voir quelque chose à travers le mur de la prison. C’était quelque chose ou quelqu’un accroupi au dehors, près du rebord de la fenêtre, qui était pourtant à près de trois mètres du sol. Ma nouvelle vision ressemblait à un juif polonais… Il me guettait, il était roux, il portait son costume national ; près de lui se tenait un petit garçon tout barbouillé de crasse et qui portait aussi le labardak[17] et la calotte juive. Chaque fois que je tournais le dos à la fenêtre, le vieux juif avançait vivement la tête et me montrait du doigt à son fils en disant : « Le voilà, le voilà ! »

J’oubliais tout et ne m’occupais plus pendant quelque temps qu’à guetter le juif de mon côté… Je me retournais parfois avec vivacité, et il me semblait voir chaque fois un peu de son kaftan, qu’il n’avait pas eu le temps de retirer.

Cette apparition n’eut lieu qu’une fois. Mais les hallucinations de l’ouïe que me causaient les grincements du cuir de mes pantoufles durèrent au moins pendant deux mois ; avec le temps, elles aussi disparurent. Plus tard le bruit que je produisais en marchant m’impatientait, mais c’était tout ; je n’entendais ni ne voyais plus rien de particulier.

Ce fut la dernière lutte qu’eut à soutenir mon être moral. Après cela vint un temps d’engourdissement ou, si je puis m’exprimer ainsi, de pétrification intellectuelle. Maintenant, lorsque j’essaye de me rappeler ce que j’ai éprouvé pendant mon emprisonnement, je ne me souviens que des moments où j’ai souffert de surexcitation et je puis à peu près en préciser la durée. Pour ce qui est de mon temps de torpeur, je n’aurais jamais pu dire moi-même quelle fut sa durée, à lui — était-ce un mois, un an, vingt ans… C’était une vie sans horizon, c’était une mer sans rivages où on ne peut dire ce qu’on a devant soi : une lieue ou cent…

Je me sentais presque heureux dans mon abrutissement. Je trouvais des distractions, je m’inventais des occupations. Un jour je me posai le problème de compter les rayures du papier qui tapissait le mur de ma cellule. Ce travail exigea plusieurs semaines. Je me levais tard et, après avoir déjeuné, je me mettais à l’ouvrage.

Quand cela m’ennuyait, j’inventais autre chose. J’arrachai une fois des morceaux de papier de tapisserie et m’en fis un jeu de cartes dont je traçai les dessins avec mon sang. Lorsque mes cartes furent prêtes, je m’amusai à me dire la bonne aventure avec. Les sujets sur lesquels j’interrogeais l’avenir étaient en général très peu compliqués et se rapportaient le plus souvent à mon dîner.

Je voulais savoir s’il y aurait du borsch[18] ou du chtchi tel ou tel jour… si le pain serait enfin bon ou à demi calciné comme à l’ordinaire… si le directeur entrerait chez moi ou non.

D’autres fois, surtout la nuit, je me mettais à calculer combien de minutes et de secondes j’avais déjà passé en prison. Lorsqu’après des efforts inouïs je parvenais à un résultat quelconque, je l’inscrivais sur le mur, toujours à l’aide de mon sang. J’en avais à ma disposition autant et plus que je n’en aurais voulu — mes gencives étaient enflées et un sang scorbutique en coulait tous les jours en abondance.

Pour user de mes cartes, il fallait dépenser beaucoup de ruse et d’ingéniosité d’esprit : il fallait m’arranger de manière à ce que le factionnaire ne pût rien voir ; car, dès qu’il aurait remarqué quoi que ce soit d’insolite, il aurait fait son rapport au directeur, et mon jeu, qui m’était presque devenu cher, aurait été confisqué. Pourrais-je me passer de mes cartes si pleines de sagesse et de vie et qui m’avaient déjà fait tant de prédictions complètement exactes à propos de mon dîner ? Qu’arriverait-il, me disais-je parfois, si les mains rouges découvraient mes cartes ? Elles me les prendraient et les jetteraient au tas d’ordures avec mépris ; et pourtant il y a de mon sang, là… Ah ! que je m’ennuierais sans mon jeu !

La pensée d’une pareille perte me remplissait de terreur. Je rassemblais alors mes cartes avec hâte et les cachais prudemment sous les pieds du lit ou sous le matelas, suivant que le plancher avait été lavé depuis plus ou moins longtemps.

Je m’amusais à me prédire l’avenir après dîner. La matinée se passait à compter les rayures du papier de la tapisserie, à calculer le nombre de minutes passées en prison, à inspecter mes bas et mes pantoufles, à me chausser et à me déchausser, ce qui me causait infiniment de plaisir. Vers onze heures, j’avais faim. Alors j’avais quelquefois recours à mes cartes pour savoir d’avance ce qu’il y aurait à dîner. Mais la faim devenait de plus en plus forte, par moment je cessais d’en avoir conscience et ne sentais plus qu’une sorte d’inquiétude physique qui m’obligeait à courir dans ma cellule comme une bête fauve en cage. Quelquefois, je comptais le nombre de pas que je faisais…

Mais n’entends-je pas un bruit sourd dans le couloir ? Un sentiment de bien-être commence à m’envahir. Les guichets des cellules voisines grincent en s’ouvrant. Ah ! bienheureux voisins, ils dînent déjà !… Une vapeur chaude et parfumée s’élève de leur borsch, — je suis sûr qu’aujourd’hui on nous donnera mon borsch aigre favori… C’est étonnant comme j’aime tout ce qui est acide, maintenant, et le pain sera pour sûr très bon ! Le grincement des guichets devient de plus en plus proche… encore un, à côté, et on va me donner à manger. Mais qu’est-ce ? On paraît vouloir m’oublier, aujourd’hui ! Serait-ce possible qu’on me laisse sans dîner ?… Je m’approche de la porte et je cherche une fente par où je pourrais voir dans le couloir ; je me soulève sur la pointe des pieds ; je colle l’oreille à la serrure. Mais, hélas ! je ne vois ni n’entends rien. Je m’efforce de me hausser encore et encore… Soudain, le guichet s’ouvre :

— Venez au bain !

— Je n’ai pas dîné.

— Venez, venez !

J’ai oublié que c’est vendredi aujourd’hui et qu’il y a juste un mois que je n’ai été au bain. Si on m’avait donné à manger d’abord, quel plaisir ce bain ne m’aurait-il pas procuré ! Comme il fait bon au bain, et surtout lorsqu’on prend une bonne douche froide. Cela vous réveille à la vie ! Une pluie fraîche vous inonde la tête et le visage… Ah ! que cela fait de bien… Mais je commence à avoir froid… brr !… Et j’ai faim, je n’aurai aucun plaisir au bain, et après il faudra de nouveau attendre un mois entier avant d’y aller.

Nous passons par le préau ; ce n’est plus une voûte de granit que j’ai au-dessus de moi, mais un ciel bleu. Qu’il est haut ! Personne n’a jamais contemplé un ciel pareil. Dans ma cellule, si je mettais mon tabouret sur le lit et si je montais dessus, j’atteindrais au plafond avec la main. Comme il est haut ce ciel ! Comme il fait bon dehors…

La salle de bain est obscure et remplie d’une buée chaude et épaisse qui m’oblige à fermer les yeux en entrant. Quand je les rouvre, je vois à travers la vapeur le banschik[19] qui m’apporte une cuvette remplie d’eau tiède ; il y plonge la main pour s’assurer qu’elle n’est pas trop chaude — car si je m’échaudais — gare au directeur ! Je prends l’eau et me mets auprès de la fenêtre ; je fais semblant de me laver, mais je regarde le ciel de tous mes yeux. Un oiseau passe… un point noir sur un fond d’azur… il disparaît. Un papillon blanc voltige, un autre le suit… les voilà réunis ; ils se reposent sur un brin d’herbe venu dans un interstice entre deux pierres… ils remuent lentement les ailes.

— Voulez-vous prendre une douche ? me dit le banschik se préparant à m’inonder d’eau fraîche. Je m’approche de l’appareil et me voilà ruisselant de la tête aux pieds. Et mon estomac qui crie famine pendant tout cela ! Ah ! si je pouvais assouvir la faim qui me ronge les entrailles !

Je suis de nouveau rentré dans ma cellule. Après avoir joui un instant de la lumière du soleil, je me retrouve dans les ténèbres ; je ne distingue presque rien. Mon écuelle est sur la table, mais, hélas, tout est froid. J’appaise ma faim et je me prends à songer. Si je pouvais avoir maintenant une belle pastèque toute rose et sucrée, j’en mangerais bien une entière à moi seul, j’en mangerais deux… trois ! Ah ! si on voulait me rendre la liberté, je sais bien ce que je ferais : j’irais au bazar[20], j’y choisirais une belle pastèque — avec une entaille pour montrer sa belle qualité — et pour cinq copecks je m’en donnerais… ce serait une autre espèce de dîner que cela ! Qu’est-ce que c’est que ce dîner-ci ? fais-je en jetant un regard de mépris à mon écuelle, et en même temps je souris en tapinois d’un large sourire de béatitude en me remettant à manger.

Ainsi se passait ma vie ! J’avais oublié tout ce qui existait au dehors de la prison, je n’en rêvais même plus. Tous mes songes se réduisaient à me voir étendu sur le lit à contempler la voûte de la cellule. Ou bien, je voyais qu’on ne voulait pas me conduire au bain, ou qu’on avait décidé de ne me nourrir que de pain à moitié cuit. Je me réveillais alors couvert d’une sueur d’angoisse et puis revenu complètement à moi, je m’écriais : « Le Seigneur en soit loué, ce n’était qu’un rêve ! On va m’apporter à dîner aujourd’hui comme à l’ordinaire. » Je ne pensais plus à rien ni à personne. J’avais désappris à ressentir quoi que ce fût. Les souffrances, la mort même de ceux qui m’étaient jadis le plus chers, ne m’auraient causé aucune émotion. Pendant que la vie s’éteignait ainsi dans mon âme, je ne remarquais pas dès l’abord que chaque soir j’avais la fièvre, et qu’une toux opiniâtre me tourmentait constamment. Avec le temps, je ne pus plus me coucher comme d’habitude : j’étais obligé de soulever mon matelas, de manière à pouvoir passer la nuit à moitié assis. Je crachais le sang. Je savais très bien ce que cela voulait dire, mais je n’en étais pas autrement impressionné. Je pensais apathiquement à ce qui m’attendait ; je me disais qu’une nuit le sang viendrait m’étouffer en bouillonnant et que je n’aurais plus la force de le rendre, étant trop affaibli. Puis je voyais les mains rouges me tendant en vain mon écuelle pleine au matin. Puis c’était un grand tumulte : le directeur et les soldats de service arrivent ; le factionnaire à la porte abaisse sa baïonnette, tout danger de ma part étant passé ; puis on me roule dans un drap pour m’emporter dans la cellule des morts… Mes bras et mes jambes pendent inertes à mes côtés, ma tête ballotte lourdement pendant le trajet. Puis, arrivé dans le caveau, on me jette sur une table et ma tête frappe les planches avec un retentissement sourd et lugubre…

Après cela, ma cellule est nettoyée de fond en comble et on trouve mon jeu de cartes… Le directeur accable d’injures le staroj… et lui, le malheureux, quelle peine ne se donnait-il pas pourtant en m’espionnant de jour et de nuit !…

Liberté.

Pouvant à peine soutenir ma tête qui retombait sur ma poitrine malade, je vaguais un soir dans ma cellule en tremblant de fièvre. Tout à coup, j’entendis derrière ma porte la voix de tonnerre du directeur :

— Dépêche-toi de les apporter, racaille !

La porte s’ouvre avec fracas et le directeur, tout rayonnant, m’annonce que je vais être mis en liberté.

— Tout de suite, à l’instant même ? fais-je d’une voix telle que mon geôlier se met à sourire avec condescendance.

— Eh, oui, à l’instant même ! Voici vos habits, signez-m’en un reçu.

Un quart d’heure plus tard, je n’avais plus que le ciel au-dessus de moi. La première chose que j’éprouvai fut une sensation de froid. L’hiver était en plein ; il tombait une pluie fine et glacée. Je vis passer un iswoschik[21] dont la haridelle trottait d’une allure paresseuse. Personne dans la rue.

Cet imbécile de directeur qui me jette dehors à cette heure et par un froid pareil ! Ne pouvait-il pas attendre jusqu’au matin ? — Et si quelqu’un m’avait dit en ce moment de retourner à la prison, j’y serais rentré de bon gré pour continuer de rêver aux pastèques mûres et juteuses… Mais personne ne me dit rien de pareil. J’avais entendu se refermer derrière moi l’énorme porte de la prison, j’avais entendu le grincement de la serrure et des verrous qu’on repoussait. C’était fini — j’étais libre : la baleine de Jonas m’avait rejeté à terre, parmi mes semblables… Mes semblables ! À qui ressemblais-je, moi ?…

Lorsque je me retrouvai dans une chambre chaude et bien éclairée, quand je vis de bons meubles, des glaces, des fleurs, tout s’embrouilla dans ma tête. Pour la première fois depuis quatre ans, je revoyais des enfants, mais ils fuyaient à mon approche pour se cacher et me regarder de loin avec terreur et curiosité. Je ne reconnaissais plus ma voix, qui était devenue rauque et dure… J’avais désappris à parler ; je commençais une phrase pour m’arrêter court, oubliant les mots les plus usités ; je ne savais plus les noms de ma sœur et de mon frère… La première chose que je fis entendre ce fut des plaintes et des récriminations contre le directeur, les mains rouges, la mauvaise qualité de la nourriture en prison… Et à moi, on me parlait de nouvelles luttes, d’espérances, de bonheur à venir !

Pendant ce temps je me disais : « Pourquoi est-on venu troubler ma paix, à moi, qui déjà me trouvais bien, même là ! »

— Te voilà enfin de retour parmi nous ! me répétait pour la centième fois Warwara Nicolavna… Puis, soudain, elle se précipita vers le piano, et des accords follement joyeux retentirent. Elle était vraiment heureuse de me revoir. J’écoutais comme dans un rêve, ma tête bourdonnait… Tout à coup je sentis quelque chose de chaud me monter à la gorge. Je toussais. Un flot de sang s’échappa de ma bouche…

C’est étrange que depuis ce temps je me sens très bien : je suis gai et dispos, l’espérance ne m’abandonne plus. Mes poumons sont en très mauvais état, je le sais, mais je sais aussi que l’air natal me rendra la santé. Ah ! si je pouvais y être, au pays ! Mais il faut gagner un peu de force avant d’y retourner, car autrement ma vue ferait trop de peine à ma mère… Pauvre mère ! comme elle m’attend !

j. pavlofsky.

Nous n’avons qu’un mot à ajouter au récit qu’on vient de lire. — L’auteur, après être resté quatre années en prison, fut jugé et condamné à six mois de détention. On lui en fit grâce, en considération des quatre années de prison qu’il avait déjà subies, et il fut mis en liberté. Mais, fort peu de temps après, il fut arrêté de nouveau et, comme beaucoup d’autres jeunes gens, envoyé en exil dans une petite ville du nord de la Russie. S’y trouvant sans moyen d’existence et ne prévoyant aucune amélioration de son sort, il prit le parti de s’enfuir et le mit à exécution.

  1. Gardien.
  2. Sous-officier.
  3. La Sibérie.
  4. Les travaux forcés.
  5. La verste vaut à peu près 1 kilomètre.
  6. L’ancien.
  7. Employé
  8. Deux 1/2 copecks = 1 sou.
  9. Soupe aigre à la choucroute.
  10. 5 copecks ― 2 sous. Un grosch ― 1/3 de copeck à peu près.
  11. Diminutif caressant de Nicolas.
  12. Diminutif caressant d’Alexandre.
  13. Expression en usage chez les soldats pour désigner une marche forcée.
  14. Sulfate de cuivre.
  15. Robe de chambre en étoffe de coton, uniforme d’infirmerie.
  16. Chaloupe.
  17. Kaftan.
  18. Soupe aigre aux betteraves.
  19. L’homme préposé à la salle de bain.
  20. Marché.
  21. Cocher de fiacre.