En Tunisie, souvenirs de voyage
Le soleil est déjà couché comme nous approchons de Sousse ; mais les crépuscules rouges nous donnent ici, comme ces derniers temps à Tunis, le splendide spectacle d’un ciel embrasé de pourpre et de feu. La journée a été longue pour nos petits chevaux arabes, qui nous ont vaillamment traînés, depuis le lever du jour, à travers pays. Ce matin, nous quittions le Dar-el-Bey de l’Enfida, avec le consolant espoir de nous retrouver dans peu de jours sous son toit hospitalier. Hier, nous avions parcouru la première moitié de la longueur de ce grand domaine : aujourd’hui, pendant cinq heures, nous en avons traversé le reste, précédés d’un cavalier arabe pour nous indiquer la bonne voie, — car de chemin, à vrai dire, il n’y en a guère, quoique ce soit la grand’route de Tunis vers le sud. Mais ici un chemin est plutôt la direction vers où l’on va qu’autre chose. Nous avons franchi un nombre illimité de petits oueds, presque à sec heureusement : tous aux talus escarpés, ravinés, aux lits pierreux. Tantôt nous traversons de vastes étendues sablonneuses, où les roues enfoncent à mi-hauteur ; tantôt, c’est le roc, ou une suite d’ornières périlleuses ; — ou bien une sorte de boue, sèche et craquelée, plus rude que tout le reste. Un peu en dehors des frontières de l’Enfida, il a fallu passer une vraie rivière, un oued redoutable après les pluies, où, par une singulière contradiction, la route, avant de devenir un gué, longe le torrent dans l’eau pendant un bon kilomètre. En ce moment, aucun danger. Pourtant cette promenade en plein fleuve n’a guère de charme ; car, embourbées dans quelque fondrière cachée, nos voitures seraient d’un sauvetage difficile. Mais ici on se tire de tout, surtout ces étonnantes petites haridelles arabes vous en tirent. Maigres, efflanquées, avec l’air de chèvres affamées, elles résistent à tout, ne s’arrêtent jamais et arrivent, les vaillantes bêtes.
Après ce dernier oued, nous entrons dans de fantastiques bois d’oliviers, vieux de bien des siècles, décharnés comme des fantômes d’arbres, maltraités de tout temps par les Arabes, qui, âpres et imprévoyans, en arrachent la récolte avec de longs ongles de fer, au lieu de la cueillir avec soin. Comment vivent-ils encore, ces vétérans, dont le tronc n’est plus qu’une dépouille d’écorce rugueuse et dont, cependant, le fin feuillage argenté est toujours jeune et vivace ?
La route tourne longtemps dans le labyrinthe de ces bois antiques. Enfin, un grand cimetière arabe, aux monticules recouverts de turbans de pierre, s’étage sur le bord du chemin ; assez proche, la mer miroite sous les dernières lueurs du ciel rosé ; une pente abrupte nous amène à Bab-en-Rabi, la grosse porte flanquée de tours qui ferme, la nuit, les murs crénelés de Sousse,
La ville, comme la plupart des ports d’Afrique, est tout en étages sur une côte rapide qui descend à la mer, d’une blancheur de lait; les maisons aux rares ouvertures, les petites rues pleines d’animation et de caractère. L’hôtel est très primitif, un peu rebutant tout d’abord; mais, en somme, satisfaisant, et un vrai cuisinier français nous en fait les honneurs. Ce soir, le clair de lune est si beau, si intense, que nous oublions toutes nos fatigues pour errer sur la plage, au pied des hautes murailles, véritable décor d’un nid de pirates, avec ses tours, ses meurtrières et ses formidables portes, que l’on fermera tout à l’heure contre nous si nous n’y prenons pas garde.
Notre soirée n’est pas encore finie, car le général R... vient courtoisement à notre rencontre et nous propose une ascension nocturne à la kasba, tout en haut de la ville.
Par les rues endormies, — au loin seulement quelques échos de fête, un mariage ou une procession religieuse, percent le grand silence, — nous gravissons les pentes escarpées, et, passant par tous les degrés d’obscurité variée des couloirs, des portes, des poternes, des escaliers de la vieille forteresse, nous débouchons sur le plus merveilleux panorama du monde. La ville de Sousse, à nos pieds, baigne dans un flot de lumière. Les terrasses superposées, les angles des murailles se profilent avec des ombres bleues, nettes, mais où rien n’est dur, malgré les lignes arrêtées. La couche de chaux qui, chaque année, renouvelle la blancheur des maisons, en adoucit toujours plus les contours et leur donne une sorte de souplesse amollie tout à fait exquise. Au loin, le ciel et la mer, très obscurs, se confondent, piqués des constellations les plus brillantes. A peine quelques silhouettes de femmes sur les terrasses, quelques chats effarés ou plaintifs, — et puis un grand silence.
Vendredi 14 décembre.
Hier, un vent terrible, déchaîné sur toute la côte, et que la sérénité parfaite de la soirée précédente n’avait guère fait prévoir, a troublé le charme de nos promenades par la ville. Je ne voudrais guère me souvenir que du visage admirable d’une femme arabe chez qui Mlles R... m’ont menée. Notre but était de voir les bijoux et les splendides costumes de sa sœur, la riche et élégante femme du chaouch de Sousse. Mais tout a pâli devant la beauté rare de Kadoudja. Elle me rappelle les plus beaux types de Léonard ou de Luini, avec le teint d’ambre des Arabes de haute classe, et des yeux sombres d’une fascination étrange.
La pauvrette ! elle est moins fortunée que le reste de sa famille, et, d’un air très plaintif, nous montre ses beaux bras sans bijoux coûteux, et son collier trop simple. Rassure-toi, Kadoudja, ton visage vaut cent fois les trésors de ta sœur, ses pantalons brodés d’or comme une cuirasse, ses vestes de velours de deux couleurs, ses diamans, ses bracelets. Seulement tu n’en crois rien, car, dans cet austère pays, ta beauté ne te sert qu’à être enfermée plus sévèrement, et, dans les longs loisirs indolens de ta vie de harem, qui se passe à comparer, avec les voisines, tes ajustemens et tes bijoux, tu souffres d’avoir moins d’oripeaux à montrer qu’elles ! Pauvre Kadoudja !
Le soir, un punch d’officiers, dans la salle voisine de nos chambres, prolongé presque jusqu’à notre lever, a singulièrement raccourci notre sommeil. Il nous faut la fraîcheur charmante d’une belle matinée et les premiers rayons du soleil pour oublier cette nuit bruyante. Heureusement que nos deux compagnons de route sont toujours de belle et aimable humeur. Nos huit petits chevaux, bien reposés hier, traînent allègrement les deux voitures, et la route n’est pas si dure qu’à nos précédentes étapes. Nous longeons presque toujours les rails du petit chemin de fer Decauville, le seul qui existe dans cette partie du monde, et qui ne marche qu’une fois par semaine, et cela pour le service militaire. Encore déraille-t-on souvent.
De ce côté de Sousse il y a, sur une certaine longueur encore, de vieux bois d’oliviers. Nous avons 50 kilomètres à faire en ligne droite vers l’intérieur, et bientôt la plaine commence, stérile, pierreuse, tachetée de broussailles grises, se déroulant jusqu’à l’horizon de montagnes à peine visibles. Nous croisons nombre d’Arabes avec leurs chameaux et le petit âne indispensable, chargés de couffins de dattes, de blé, de fagots, de sacs de sable.
Quelquefois, au bord de la route, l’on retrouve des traces de ruines romaines, citernes pour la plupart. Pas un village. De temps en temps, un douar de petites tentes basses et brunes se confond avec le sol : d’immenses troupeaux de moutons et de chèvres, gardés par des bergers à cheval, ou quelques chameaux entravés, paissent auprès du campement nomade.
À midi, nous faisons halte au beau milieu de la route ; les chevaux soufflent, boivent, et nous déjeunons, avec des œufs durs, du poulet maigre et des mandarines, — notre repas quotidien. Nos cochers maltais, nos grooms arabes (car pour chacune de nos voitures nous est imposé ce luxe, qui devient une nécessité en cas d’accident), nos domestiques se régalent de nos restes, et nous reprenons une route dont nous ne sentons pas la monotonie, grâce aux causeries, incomparables d’intérêt, de nos savans compagnons.
Vers quatre heures enfin, quelques lignes blanches se détachent sur l’horizon contre le soleil, devenu ardent. Le sol est plus mauvais ; la lande est ravinée profondément, et les sillons de boue durcie nous donnent d’horribles secousses. Plus trace de route, il faut chercher les passages les moins périlleux. Au loin, le manteau rouge d’un spahi nous apparaît, très bienvenu. C’est le cavalier envoyé à notre rencontre, de Kairouan, pour nous en indiquer les approches ; et, une demi-heure après, nous sommes sous les murs, crénelés aussi, de la ville sainte.
Nos visites « officielles » faites, ainsi que notre installation dans une pauvre et microscopique auberge, nous allons remercier le gouverneur, qui, grâce aux recommandations qu’on avait bien voulu lui envoyer de Tunis, nous avait offert à côté de chez lui le logement et l’hospitalité dans un palais réservé à cet usage. Mais nous avons préféré notre liberté d’action et nous l’expliquons, tant bien que mal, à M’rabot, qui veut bien agréer nos excuses.
Puis nous errons par la ville, escortés de Hassan, le vieux et très loquace barbier et interprète intime du gouverneur. Il nous montre le quartier des Souks, pauvres petits bazars très primitifs, très pittoresques, où nous ne trouvons d’ailleurs absolument aucun achat à faire. Presque à chaque pas, l’entrée d’une zaouia, ou chapelle de famille, avec son école attenante, nous arrête. La ville sainte, peuplée de fanatiques, est toute remplie d’édifices religieux. Partout des matériaux antiques ont servi à honorer les marabouts, à élever leurs chapelles. Les colonnes romaines ou byzantines soutiennent des arcades mauresques; des bas-reliefs tout frustes, des chapiteaux corinthiens se reconnaissent, encastrés dans le mur, tantôt comme ornement, tantôt comme simple maçonnerie, selon la fantaisie de l’ouvrier.
Par elle-même, la ville n’a aucun caractère architectural. Les maisons sont pauvres, les longs espaces de murs blancs y tiennent une grande place. Elle a trop souffert, pendant des siècles, de guerres et de pillages, de dominations successives, de factions rivales, — prise et reprise, le perpétuel objectif des princes arabes à cause du prestige de sa sainteté, — pour avoir conservé intactes même ses mosquées. Mais, pour les musulmans, elle est toujours un lieu de pèlerinage ; sept visites à Kairouan équivalent à un voyage à La Mecque et confèrent le titre de hadji. Jusqu’à la prise de possession des Français, il y a deux ans, l’entrée des mosquées était absolument interdite, celle de la ville à peine tolérée aux roumis. Il me semble encore saisir plus d’un regard farouche à notre passage ; — en tous cas, aucune courtoisie de la part des marchands ou des passans. — Nous sommes dans une atmosphère d’austérité, qu’il faudrait peut-être peu de chose pour rendre hostile. Pourtant le gouverneur ne nous laisse deviner aucune rancune et une diffa nous suit de sa part chez le capitaine J.., qui nous offre à dîner dans son installation très arabe et très pittoresque. Le cousscouss et les gâteaux de viande à l’huile rance envoyés par M’rabot sont provisoirement mis de côté devant l’excellent agneau rôti et la très bonne cuisine de notre hôte. Tant pis ! Son excellence n’en saura rien.
Le capitaine J... avait bien voulu faire prévenir les Aïssaoua qu’ils auraient à nous donner une séance, quoique ce ne fût point leur jour d’habitude, et nous traversons, à la nuit close, précédés de lanternes, toute la longueur de la ville, pour arriver à leur mosquée, en dehors de la porte des Tanneurs. Ils sont déjà réunis en nombre, assis par terre, en cercles pressés, au centre de la salle. Dans un coin, quelques musiciens, avec tambours, tam-tam et castagnettes, au bruit sourd et brutal. On nous mène aux places d’honneur, sur le divan qui longe la muraille ; et peu à peu le spectacle commence, ennuyeux d’abord et monotone. Quelques khouans ou initiés se lèvent, en se tenant par les mains enlacées, et, se ployant d’avant en arrière, poussent en mesure des hans formidables. Petit à petit, d’autres, puis tous, les rejoignent en une longue chaîne. Le mouvement automatique, toujours croissant, excite une sorte de fureur. Les supplices vont commencer. Quelle est la mesure de jonglerie de ce hideux spectacle? Qui peut dire ce que l’orgueil humain, le fanatisme, l’esprit d’imitation ou la passion de souffrir ont de part dans ces représentations horribles, où, malgré toute l’habileté qu’on veut leur attribuer, ces suppliciés volontaires courent de réelles chances de se blesser mortellement? Où la sincérité, la foi et le courage s’arrêtent-ils, et où commencent les subterfuges et la tromperie? Le savent-ils tout à fait eux-mêmes lorsque, hors d’eux, et dans une sorte de transport intense, ils se font entrer, à coups de maillet, de longs fleurets dans l’épaule, dans le flanc, au travers des deux joues? Nus jusqu’à la ceinture, — car ils ont jeté un à un tous leurs vêtemens, — ils introduisent vingt fois de suite l’arme aiguë dans leur chair. Le sang coule rarement, il est vrai ; mais un des leurs frappe à coups retentissans sur le fleuret, et si celui-ci ci déviait de quelques lignes, le péril serait mortel. D’autres, tout en hurlant, dévorent à belles dents des feuilles de cactus aux épines effroyables, ou mangent du verre pilé, ou des lambeaux de mouton saignans, avec la toison. La chaleur, l’odeur, deviennent intolérables : le spectacle est hideux. Cette suite de tortures, peut-être plus apparentes que réelles, mais qui semblent infiniment douloureuses, soulève le cœur. L’un des khouans, surtout, qui vient rouler à tous momens à mes pieds, comme un animal tordu d’épilepsie, me donne une vraie terreur. Quelques-uns, qui continuaient à hurler en se ployant sans cesse, tombent à terre comme pris de vertiges.
Nous voyons alors le seul beau, le seul saisissant côté de ce drame répugnant. Au milieu d’eux, sur un escabeau, leur cheik est assis, immobile. Sa belle tête sereine, grave, jeune encore, est d’une douceur et d’une mélancolie indicibles, le regard d’une autorité absolue. Lorsqu’un des Aïssaoua, arrivé au paroxysme de l’excitation, tombe pantelant, ou que l’accès de frénésie semble dépasser les limites, ou bien encore qu’un blessé, rampant, se traînant, sanglotant, se jette aux pieds du maître, le cheik le relève avec une tendresse infinie, le calme par des gestes magnétiques, des caresses, et enfin, se penchant sur lui, lui passe sa langue sur l’oreille. Au bout de quelques secondes, le miracle est accompli. Le malheureux se relève calme et comme guéri et va reprendre son rôle de supplicié, ou disparaît dans la foule.
Quel soulagement de sortir de cet enfer, de cette atmosphère violente, nerveuse, brûlée, de cette foule en sueur frémissant d’exaltation, de passion, de douleur peut-être, aux cris de bête fauve! Au dehors, la paix, la sérénité, les bonnes senteurs fraîches venant du désert.
La lune argente la rue tranquille, découpe les créneaux du mur d’enceinte que nous longeons, en accuse les moindres assises. Nous croyons revoir une de ces vieilles gravures naïves des villes du moyen âge, où les assiégés apparaissent la nuit aux bastions avec des lances et des boucliers pointus, où les femmes jettent sur l’ennemi de l’huile bouillante par les meurtrières. Nous serions les assiégeans et les victimes, car notre auberge est située au pied de la muraille, et, bien avant dans la nuit, l’éclat des rayons en détache le profil en face de ma fenêtre.
Samedi 15 décembre.
Un temps de printemps, un ciel de mai. Le barbier Hassan vient en ambassade de la part de M’rabot, le gouverneur, pour nous inviter à dîner au palais ce soir.
En allant nous-même remercier son excellence, nous rencontrons un cortège inattendu qui détonne très singulièrement ici. C’est une noce française, précédée d’un fifre et d’un violon. la mariée, en robe blanche, et qui n’a omis ni le voile ni les fleurs d’oranger, est une cantinière sur le retour. L’époux, un très jeune troupier, lui donne le bras d’un air fier et emprunté, tout à fait de circonstance. Les amis et témoins, tous soldats, suivent en plaisantant, je le crains, car la brave femme, chamarrée de médailles, a dû faire bien plus de campagnes que son rougissant mari. Bonne chance à cette pauvre petite noce si loin « du pays, » et qui va oublier les rigueurs d’une garnison au désert en déjeunant joyeusement à l’auberge, à l’Hôtel de France! Pas un Arabe ne s’est détourné pour regarder passer la petite procession ou la femme enguirlandée. Le dédain, chez eux, tue la curiosité.
Mais voici venir au-devant de nous le gouverneur lui-même et toute sa suite, grave et imposante, M’rabot, un peu gros déjà, a une belle prestance encore, un visage très fin, très intelligent, la barbe grisonnante, l’œil autoritaire. Jusqu’à l’arrivée des Français, il avait, à Kairouan, une position suprême et, dans toute la Tunisie, une influence qui n’était inférieure qu’à celle du bey. Il appartient à la plus illustre famille du pays; ses aïeux descendaient du plus fameux marabout de la contrée; de là son nom. Maintenant la haute situation politique de M’rabot est très diminuée; mais son autorité personnelle, son prestige, sont encore très puissans; sa fortune, très grande; sa charité et ses aumônes, considérables.
Pendant que ces messieurs entrent avec lui dans son palais, la seule maison un peu vaste de Kairouan, son frère le général me mène visiter le harem dans un édifice contigu. Je n’en reviens guère charmée. Les femmes n’y sont ni jolies, ni élégantes, ni propres. Les petites cours intérieures sont mal tenues; les chambres, les corridors ont trop de toiles d’araignées; le café n’est pas buvable.
Je retrouve avec plaisir M’rabot causant avec mes compagnons, gracieux, courtois, mais tout à fait désolé, dit-il, que nous n’ayons point accepté son hospitalité. Je regrette maintenant d’avoir surtout redouté de trouver la maison trop « habitée. » Il m’offre sa voiture pour aller, plus tard, visiter les mosquées, et je n’ai garde, cette fois, de refuser ce secours très inattendu.
La matinée est si belle que nous allons encore flâner dans les ruelles et dans les souks, espérant faire quelque trouvaille en étoffes ou en bijoux. Mais non ! tout ce qui avait quelque valeur a déjà été enlevé. On nous montre sans empressement des tapis du Maroc ou des couvertures venant de Djerba ; on ne cherche nulle part à nous tenter. La mauvaise grâce est apparente.
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Ce qui me semble le plus caractéristique produit de Kairouan et l’huile rance dont l’atmosphère est imprégnée, avec laquelle on cuit les pimens ou le cousscouss à chaque coin de rue, qui envahit tout, pénètre tout et dégoûte infiniment.
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Le beau carrosse tout doublé de damas jaune, — seul équipage qui existe dans la contrée, — m’attend devant l’auberge. Le vieux cocher est superbe de dignité, malgré une énorme paire de lunettes, et les chevaux sont très noblement harnachés. Le soleil est devenu si brûlant que je suis heureuse de l’abri de la voiture pour gagner la mosquée de Djema-Sidi-Sahab, ou barbier ami du Prophète, située un peu loin, en dehors de la ville.
Elle est charmante et originale, cette mosquée, sans être toutefois pure de goût, comme celles du Caire ou de Stamboul. La première cour, la grande porte ornée d’arabesques fines et très variées, le vestibule revêtu de belles faïences, puis une longue galerie à arcades, de petites salles sombres, une jolie cour mauresque et enfin la chapelle du tombeau du barbier se suivent à des niveaux différens, séparés par des escaliers, des marches inégales, sans plan apparent, avec une complète irrégularité qui donne les plus originales perspectives. La plupart des pièces, sauf le premier vestibule et la salle du tombeau, n’ont pour toit que le ciel bleu, qui complète la douce harmonie des murs plaqués de faïence en y laissant pénétrer une grande lumière. Les chapiteaux des fines colonnettes sont presque tous byzantins, tous variés de couleurs, de matières différentes. Le dallage est de marbres noirs et blancs recouverts de nattes ; les stucs des arabesques sont de ce pur style mauresque si géométrique et pourtant si gracieux. Groupés autour de ces nombreux bâtimens de la mosquée, sont ceux du séminaire, important centre d’instruction musulmane. En ce moment, ils sont vides, car on répare leurs vétustés croulantes.
On ne sait, à vrai dire, ce qui est vieux ou récent, dans ce pays d’autrefois, où tout semble neuf sous la couche perpétuellement renouvelée de chaux blanche, où tout paraît ancien cependant, tellement les habitudes, les situations, les mœurs ont peu changé depuis douze siècles, où tout s’effondre lorsqu’on y touche et ne demeure debout que par quelque miracle d’équilibre ou de hasard.
Le neveu du gouverneur, un bel Arabe, très courtois, très obèse, richement vêtu d’une gandoura vert tendre sur des gilets roses, nous a fait les honneurs de la mosquée, nous introduisant même jusque dans la salle sacrée du tombeau où est enseveli le saint compagnon du Prophète, muni encore du sachet qui contient trois poils de la barbe vénérée de Mahomet. La grille en est tout ornée de drapeaux, d’oriflammes brodées d’ex-voto, de souvenirs rapportés de La Mecque par les fidèles. La petite salle, du reste, n’a aucun caractère remarquable. Sa coupole est décorée d’arabesques, et, sauf quelques jolis panneaux de faïence persane très grossière qui alternent avec le revêtement de marbre noir et blanc des murs, l’ornementation en est assez ordinaire. Les jours de fête, on en recouvre le dallage d’effroyables tapis de moquette française, qui nous sont montrés avec orgueil et nous font grincer des dents. Les Arabes ont une inexplicable partialité pour ces productions européennes, et c’est grâce à cette aberration qu’ils se débarrassent de leurs anciennes et merveilleuses tentures, qui font alors notre luxe et notre joie.
Avant de rentrer en ville, l’aimable colonel C.., qui veut bien nous escorter dans notre promenade, nous mène dans la campagne auprès d’un des plus beaux restes de l’art arabe qui se puissent voir. C’est une citerne gigantesque, digne d’être romaine, et que, depuis deux ans, les troupes françaises sont en train de déblayer et de restaurer. Elle est oblongue, à ciel ouvert, véritable lac de 100 mètres de diamètre. Au centre, une haute colonne de maçonnerie; tout autour, une épaisse muraille soutenue par des contreforts énormes. L’aspect en est grandiose. Remise en usage, recevant les eaux qui descendent par les nombreux sillons de la chaîne de montagnes là-bas à l’ouest, elle rendra à Kairouan la vie et l’abondance, car il pleut rarement ici, et la soif y est une souffrance fréquente.
De la berge un peu surélevée de la citerne nous embrassons d’un coup d’œil toute la ville bizarre, enfermée dans son carré de hautes murailles, que dépassent les coupoles, les tours, les minarets de ses nombreuses mosquées, mais absolument isolée au milieu de la vaste plaine qui s’abaisse ici un peu en cuvette. Pas un arbre, pas un village au loin; seule, la ligne bleue du Djebel Zaghouan sépare, au nord-ouest, ce grand désert de l’horizon, qui, partout ailleurs, se confond avec lui.
Nous avons peine à nous figurer que, de cette petite cité solitaire, comme ensevelie, loin de tout, dans cette contrée stérile, soient parties les formidables expéditions qui ont envahi l’Espagne et la Sicile ; que d’ici même les Arabes eussent pour objectif Grenade ou Palerme ou Séville, qu’ils vinssent jusqu’ici retremper leur zèle et leurs férocités de conquérans.
Kairouan, la première étape des Arabes en Tunisie, fondée par Sidi Okba, leur général, la cinquantième année de l’hégire (669 de l’ère chrétienne), détruite, rebâtie, ravagée, mise à feu et à sang un nombre de fois incalculable, a gardé à travers les siècles son puissant prestige. Il y a des royautés, même déchues, que rien ne peut atteindre.
A l’angle intérieur de la muraille fortifiée s’élève la haute tour carrée du minaret de la grande mosquée, celle fondée par Sidi Okba lui-même, dominant la ville et la campagne au loin. Nous l’avons entrevue trop tardivement hier, et maintenant nous allons y consacrer notre après-midi.
Nous rentrons en ville par la porte des Teinturiers, où sèchent à toutes les maisons de longues pièces de coton rouge ou bleu faisant de violentes taches crues sous le soleil ardent.
Le grand caractère, l’ordonnance simple et sobre, la proportion vaste de la Djama Sidi Okba, me rappellent la mosquée d’Amrou au Caire. Même cour grandiose entourée de portiques, même coupole et surtout, dans la grande salle de la prière, même forêt innombrable de colonnes, plantées comme en quinconce. Et que ces colonnes sont belles et variées! Marbres précieux, onyx, jaspe, granit rose ou gris, porphyre; les matériaux les plus rares, les chapiteaux les plus divers, de tous les styles, romains, byzantins, arabes. Les boiseries de la chaire, de la clôture d’un coin réservé autrefois à une bibliothèque, sont d’un travail d’incrustation exquis, celles des grandes portes qui ouvrent sur la cour, d’un goût superbe. Combien de temps ces merveilles échapperont-elles au vandalisme, au manque de scrupule des visiteurs de Kairouan? Déjà, — et nous avons honte et désespoir de le constater, — des morceaux ont été, depuis quelques mois, arrachés de cette boiserie délicate du Mihrab. On a réparé la brèche ces jours-ci, et le gardien de la mosquée nous en montre la trace avec une indignation que nous ne partageons que trop. L’absence brutale de respect pour la foi religieuse des conquis, la destruction ou le pillage des choses auxquelles sont attachées leurs traditions, leur histoire, leur art, leurs souvenirs est une triste et peut-être bien inefficace méthode d’affirmer notre influence; et j’ai été cruellement choquée de sentir plus d’une fois ce manque de convenance, pour ne pas dire davantage, chez ceux mêmes qui devraient donner un exemple bien différent.
Tout ici est sévère et recueilli. De faibles rayons de jour filtrent par les rares vitraux de la coupole. La porte ouverte éclaire seule une rangée de fidèles accroupis, psalmodiant la prière de l’après-midi. Quelques colonnes de granit d’un rose d’or, plus poli et plus tendre que les autres, reluisent d’une fine strie de lumière contre les sombres avenues de piliers qui se perdent dans l’obscurité. C’est bien ici le joyau, le sanctuaire de cette ville sainte et farouche, le rempart de la foi musulmane dans la vieille Ifrikia. Au fond de la vaste cour cloîtrée, vis-à-vis des portes de la mosquée, s’élève le minaret. Le muezzin, agitant un drapeau rouge, y appelle en ce moment à la prière. A son cri vibrant répondent d’autres voix de tous les minarets de la ville.
La prière est la grande, la continuelle occupation des fidèles ici. « Ils ne font pas autre chose, » nous dit le barbier avec un peu de dédain. Hassan est Algérien et peut-être sceptique.
Au-dessus de la porte du minaret sont incrustés des fragmens d’inscriptions romaines. Un rapide escalier intérieur conduit à la plate-forme du muezzin, et mes compagnons montent pour jouir de la vue très étendue qui embrasse la ville et les environs infiniment éloignés.
Rester dans cette belle cour me suffit. Des fleurettes parfumées de réséda sauvage percent entre les dalles du sol, le ciel est de saphir, le soleil baissant dore les briques rougissantes du minaret. Un des nôtres cherche à fixer par la photographie les détails précieux des colonnes variées.
Le charme de ces instans sera inoubliable, comme il a été trop tôt rompu... Car l’heure avance. Les gardiens, un peu maussades, veulent fermer la mosquée. Nous rentrons à pied vers l’auberge, discutant avec émotion nos projets du lendemain. Nous devons retourner à l’Enfida par une route de traverse, directe, dans l’intérieur, sans repasser par Sousse. Mais en quel état sont les gués? Voilà ce que, depuis quinze jours, nous cherchions à savoir à Tunis. Tous les renseignemens se sont contredits successivement : pour un qui était favorable, en venait un autre, tout à fait inquiétant. Ici même, à quelques kilomètres des endroits scabreux, on ne le sait guère ou point. Nos compagnons de route, qui retournent à Sousse, nous pressent affectueusement d’y revenir avec eux. Le colonel croit, au contraire, que nous pouvons poursuivre hardiment,.. et nous offre l’escorte d’un spahi dont le cheval me servira si les passages sont trop périlleux en voiture. Son avis l’emporte, et nous nous lancerons dans l’inconnu,
A la nuit close, il est temps d’aller au festin qui nous attend. Hélas ! nous n’y trouvons pas le gouverneur lui-même. Un peu souffrant, il a chargé son frère de le remplacer. Mais ce n’est pas du tout la même chose. Le général ne comprend guère le français, et, malgré les traductions du barbier, à qui l’on fait prendre place à côté de nous, — sans toutefois qu’il partage le repas, — son intelligence est très opaque et ne vient pas en aide à son ignorance.
La salle est grande, très haute, très belle, brillamment éclairée; une table à l’européenne, des candélabres, des porcelaines françaises, des couverts, du vin. Pas d’autres convives que nous quatre, notre hôte et le barbier, comme spectateur et interprète. Une soupe et un plat de rissoles inaugurent le dîner, et tout allait à souhait, les complimens se succédant, lorsqu’un incident insaisissable est venu tout compromettre. Est-ce l’oubli du pain, qui consterne un des nôtres, est-ce l’apparition de ces horribles tartes feuilletées à l’huile rance, sentant la lampe éteinte qui a filé longtemps, ou la figure un peu grognon de notre hôte? Le fait est qu’un fou rire maladif, navrant, effroyable, s’empare de deux d’entre nous. Héroïquement nous continuons à manger, malgré des convulsions intérieures. Le cousscouss salé, le mouton rôti et farci, le cousscouss sucré aux dattes et aux raisins secs se succèdent ; nos souffrances aussi. Le général ne s’aperçoit de rien. E. et R. gardent une solennité rigide qui nous sauve sans nous calmer. Le vin de Champagne, les quiproquos assez bizarres de notre hôte, les traductions compliquées et pédantes du barbier nous servent parfois de prétexte pour laisser percer un instant notre gaîté, mais sans oser nous regarder en face.
Le repas semble interminable, et lorsque nous pouvons enfin prendre congé du général et laisser éclater dans la rue silencieuse nos rires contenus ; le soulagement est plus grand encore que hier soir, en quittant les Aïssaoua. Longtemps nous rions tous quatre, dans le grand hangar clos, qui sert de logement à nos amis, assis sur leurs petits lits de camp, seuls meubles de cette chambre à coucher primitive, et cherchant à oublier que demain matin nous nous disons un triste adieu.
Dimanche 16 décembre.
Six heures du matin ; il faut partir. Notre voiture, désormais solitaire, hélas! attend devant la porte, et nous quittons ici nos compagnons, qui s’en vont, eux, par Sousse, poursuivre dans le sud de la régence leurs savans travaux et leurs recherches archéologiques.
Tout ce qui finit est triste, et surtout une longue et charmante association. Notre route est vers le nord, et au sortir de la ville que nous traversons dans la clarté naissante, le rude cahot du terrain desséché nous reprend.
Le spahi du colonel nous précède, cherchant les meilleurs passages dans les sillons profonds et innombrables de la voie. Parfois nous voyons son manteau rouge disparaître dans un ravinement soudain. C’est un oued qu’il faudra traverser après lui; mais le fond n’est presque toujours qu’une boue séchée, craquelée, ou un peu de vase gluante. La seule difficulté est de ne pas verser en descendant ou en gravissant les talus à pic qui s’effondrent sous les efforts des chevaux.
Le pays est plat, triste, monotone, comme une mer de chaumes, de petits joncs, de brousses de jujubiers dépouillés, dont les branches épineuses ont une teinte lilas ou gris perle tout à fait singulière. Des troupes de chameaux paissent dans les lointains, se profilant contre le ciel en lignes fantastiques.
Au milieu du jour, nous sommes au grand Oued, l’endroit critique de notre voyage. La boue sèche et amoncelée, les fondrières, ralentissent notre marche ; les cahots sont effroyables.
Dans le lit pierreux du torrent, une file de chameaux cherche prudemment le passage. Il y a peu d’eau, beaucoup de vase. Nos petits chevaux tirent vigoureusement aux cris du Maltais ; la voiture résiste aux secousses suprêmes, — nous ne versons point, — et nous avons passé !
Bientôt nous entrons sur le domaine de l’Enfida. Les haies de cactus gigantesques et d’aloës, et les vastes plaines entrecoupées de rigoles pour y retenir l’eau des pluies, indiquent que la culture commence ici. Vers cinq heures enfin, nous pouvons apercevoir les blanches terrasses du Dar-el-Bey, et peu après, nous sommes de nouveau les hôtes de M. Mangiavacchi. Il nous faut conter nos aventures, et puis ressortir pour jouir d’un merveilleux coucher de soleil. Le vert intense du ciel est tout parsemé de petits joyaux roses, comme un collier de fées, — les belles cimes du Zaghouan sont devenues de l’indigo, — de longues fusées de lumière éclairent les troupeaux qui rentrent, les chamelles suivies de leurs petits, les microscopiques vaches arabes aux couleurs bariolées. De jeunes Bédouins, presque nus, grimpent sur les unes, galopent sur les autres.
Bientôt ce spectacle vivant fait place à une grande paix. Il ne reste plus que les lueurs toujours fidèles et transcendantes de nos crépuscules, qui s’éteignent lentement dans la nuit.
Lundi 17 décembre.
Nous revenons tout juste pour assister à la foire du lundi, que M. Mangiavacchi vient d’inaugurer pour attirer et servir de centre de réunion aux Arabes disséminés sur cet immense domaine.
Il y a deux ans, lors de l’insurrection, un grand nombre d’entre eux, qui avaient « fait le coup de fusil, » étaient passés en Tripolitaine ou avaient fui vers le sud. Ils reviennent maintenant; la sécurité est complète, et l’intelligent directeur cherche de toutes manières à les ramener et à les rattacher au sol. On a grand besoin d’eux pour peupler et exploiter dans la mesure de leurs facultés certaines parties du domaine. Cette superbe propriété de la Société franco-africaine manque de bras : c’est là sa grande épreuve. M. Mangiavacchi connaît admirablement la langue, les mœurs des Arabes, et leurs aptitudes. Personne ne saurait comme lui, à la fois, utiliser et influencer ces natures insaisissables et si naturellement hostiles. Aussi, depuis deux ans, a-t-il obtenu des résultats surprenans. De tous les côtés de cette Enfida, grande comme un arrondissement, la vie pénètre ; cette année, la plantation de la vigne et l’irrigation par des puits artésiens sont deux nouvelles entreprises qui pourront devenir des élémens de prospérité infinie et auxquelles il s’attache tout spécialement. Il vient d’installer dans un village créé pour elles, à quelques kilomètres du Dar-el-Bey, centre de l’exploitation, toute une colonie de familles maltaises.
Le climat est si beau, le sol si fertile et si productif, et le directeur si intelligemment dévoué à son œuvre, que l’Enfida nous paraît devoir devenir sous peu un coin de paradis tunisien.
La maison principale du Dar-el-Bey, où nous logeons, bâtie, abandonnée à plusieurs reprises pendant l’insurrection, assiégée alors furieusement et sauvée par l’énergie du directeur, est tout juste terminée. Elle a un certain air de place forte, avec ses meurtrières et ses murailles épaisses, car il faut toujours compter en Afrique avec la chance d’un siège possible. Les fermes, les étables ouvertes, les bergeries, les jardins potagers sont groupés alentour ; puis les maisons des employés, et un peu plus loin les tentes ou douars des bergers.
C’est là que se tient le marché. Les Arabes, les Berbères sont venus en foule, qui à âne, qui à pied ou avec son chameau, — vendre ou acheter du blé, des nattes, de l’huile surtout, ou échanger des bestiaux. Les provisions sont étalées à terre devant le marchand accroupi : les ânes et les chameaux entravés paissent derrière leurs maîtres. La scène est charmante et pleine de couleur.
Je m’arrête devant un déjeuner qui se prépare : trois Arabes d’un âge mûr sont assis autour de quelques petits bâtons enflammés sur lesquels est équilibrée une marmite où l’huile bouillonne. L’un épluche des poivrons rouges, qu’il y jette à mesure ; un second casse des morceaux d’un pain arabe noir et calciné qui épaissira la soupe ; le troisième y verse tantôt un peu de sel, tantôt un peu d’eau. Le piment rouge est le régal indispensable des Tunisiens. Ils rient à belles dents quand je fais la grimace, car l’odeur seule de leur huile rance est écœurante.
Il y a même de petits étalages de « nouveautés » et de modes : haïks en belle laine blanche, couvertures de Djerba ou de Gabès, aux dessins variés de rouge et de vert, représentant des files de chameaux, ou des rayures bizarres et géométriques ; et puis les inévitables foulards de coton aux couleurs criardes, des verroteries, des boutons.
Nous approchons des douars, mais plusieurs des femmes jettent des cris à la vue de notre groupe et je pénètre seule sous des tentes d’une saleté nauséabonde. Les pauvres créatures sont vêtues de haillons, mais couvertes de bracelets et de colliers : bizarres assemblages de perles de verre, de boutons de guêtres, de breloques de cuivre ou d’argent devenues informes par l’usage. Leur type de visage rappelle étrangement celui des gitanas. L’œil farouche et superbe, la bouche grande et aux dents étincelantes, la figure plate, la coiffure volumineuse et chargée d’ornemens. Quelques-unes, plus apprivoisées, sortent de l’enceinte de leurs douars pour conclure avec moi la vente de quelques-uns de leurs ornemens ou de leurs fétiches; toujours des cornes de gazelle, des « mains de Fatma » contre le mauvais œil.
Chemin faisant, M. Mangiavacchi nous explique les détails, les rouages compliqués de cette belle entreprise, et sa parole claire et vivante nous communique la passion qu’il y met. Qu’il ferait bon venir passer ici de longs mois, dans l’air le plus pur du monde, assistant au curieux développement de cette large vie agricole, où plusieurs races diverses sont appelées à l’œuvre, où la fertilité est surprenante, où le paysage est d’une grandeur infinie! Et puis tout ce pays est plein de souvenirs, jonché de ruines intéressantes que l’on connaît à peine. Sa richesse à l’époque romaine était si considérable, que dix-sept villes, des villages, des fermes prospéraient sur le domaine. Des voies le sillonnaient en plusieurs sens, — un port servait de débouché à ses seules productions. Les guerres, les fléaux, les invasions berbères et arabes ont tout détruit, mais non tout épuisé. L’Enfida peut encore redevenir un grenier d’abondance et une colonie des plus florissantes. A tout instant nous en retrouvons la preuve. A la table hospitalière du Dar-el-Bey, on nous offre du gibier excellent, un superbe poisson, pris et péché sur le domaine; du miel exquis, il est d’ici ; des pommes de terre nouvelles, vraie primeur en décembre, — on les a arrachées dans le jardin ce matin ; des mandarines cueillies dans le verger; de l’eau minérale ressemblant à celle de Saint-Galmier, — elle jaillit à quelques kilomètres. Seulement, pendant tant de siècles ce riche pays a été si abandonné qu’il faudra de persévérans efforts pour le transformer de nouveau. Du côté des Arabes, il y a tant d’incurie, souvent de mauvais vouloir à vaincre! Pourtant, aujourd’hui même, M. Mangiavacchi remporte sur eux une nouvelle victoire ; une dernière tribu restée réfractaire est venue demander le pardon et la réconciliation et il va recevoir tantôt les chefs qu’il vient de se rattacher.
La journée est claire et ensoleillée, et on nous propose une course à Takrouna, ce village, ou plutôt ce nid d’aigles, dont les masures se confondent avec les aspérités d’un haut pic qui se dresse à l’horizon. Pendant bien des mois après l’occupation française, la tribu berbère qui habite ces sommets était restée hostile. Grâce à l’habileté conciliante du directeur de l’Enfida, les bonnes relations sont rétablies.
Nous laissons la voiture nous attendre à un petit marabout construit au pied de la montagne, et nous escaladons le rapide sentier de chèvres, seul côté accessible de ce repaire sauvage.
Les rochers gris couverts d’épines et de broussailles, les cactus, quelques chameaux engagés devant nous dans cette âpre montée, un petit âne au large fardeau débordant, nous rendent l’ascension difficile. Arrivés à une étroite terrasse, sorte de couloir serpentant le long du rocher et dominant le pays à une grande hauteur, nous voyons venir à nous les notables de la tribu, prévenus de notre visite et très empressés. Nous montons encore, par des défilés en zigzag, et voici une première maison comme accrochée au bord du précipice. Autour, plus haut, dans chaque anfractuosité du rocher, l’une surplombant l’autre, ou perchées au-dessus du vide, sont les habitations de ces braves gens. Je crois qu’aucune Européenne n’est encore montée ici, et le chef m’invite à entrer dans cette première demeure, strictement « harem, » car seul il a le privilège d’entrer avec moi. Nous suivons un corridor tortueux, qui court à pic au-dessus de l’abîme, poussons plusieurs portes closes, traversons une cour tout infecte de fumier et d’immondices. Mon guide appelle, et une troupe de femmes sort en courant d’un sombre taudis. Elles s’arrêtent consternées en m’apercevant, baisent humblement la main de mon conducteur et puis m’entourent avec des cris, des rires, des airs effarés. On me fait entrer dans le harem, la longue pièce obscure, basse, à peine éclairée par la porte ouverte, d’une saleté et d’une misère indicibles. Aux deux bouts, le divan en maçonnerie où la famille passe la nuit. En un instant, la salle est bondée de femmes et d’enfans. Elles me regardent, me touchent avec des cris de sauvages, — puis s’enhardissant me saisissent les mains pour voir mes bracelets. Mes gants, ma pèlerine de fourrure surtout, les confondent ; il faut les ôter et elles se les passent sur le visage en les caressant et en hurlant de rire. Mes cheveux aussi les étonnent, — les leurs sont de courtes broussailles noires. On m’entraîne sur le divan de briques croulantes, et là un examen plus approfondi commence. Mes bottines et leurs boutons, puis mes jupes successivement soulevées et comptées avec des ébahissemens et des cris, et puis mes bas de soie ! Mais, devenant inquiète cette fois, je fais retirer impérativement toutes ces mains noires qui m’examinent avec une rage enfantine.
Elles m’accablent de questions, de gestes comiques, de comparaisons entre elles et moi. Je ne comprends que ces dernières et j’imagine que le résultat n’est pas à mon avantage, — sauf pour mes bracelets d’or, qu’elles se sont passés aux bras, et pour mes mains qu’elles comparent avec leurs pauvres pattes noires, tout écaillées et usées par de gros travaux.
Les vieilles femmes sont presque nues sous leur foutah de cotonnade bleue toute trouée, et elles sont hideuses comme de véritables harpies. Une seule femme parmi elles, jeune, évidemment la favorite du logis, semble porter tous les vêtemens et les bijoux de la famille : bracelets de fer et d’argent, colliers innombrables et bruyans, immenses boucles d’oreilles et fichus aux couleurs vives. Dans toutes les maisons successivement je n’en vois de même qu’une seule qui soit parée et pour laquelle sans doute les plus âgées sont dépouillées. Dès que je puis rentrer en possession des parties de ma toilette qui leur ont plu, je me lève malgré vingt cris passionnés pour me retenir. Le spectacle unique que je leur ai offert ne devrait pas si tôt finir! Mais cette foule est si gênante, si indiscrète dans ses curiosités que je n’y puis plus tenir.
Quelque chose d’accroupi dans le recoin le plus obscur m’attire pourtant. C’est une pauvre créature qui pleure silencieusement sur un petit enfant couché en travers sur ses genoux. On me fait signe qu’il est malade, et le pâle petit visage, les grands yeux fixes me disent mieux encore qu’il n’a peut-être que quelques heures à vivre. La mère me demande quelque chose, — une médecine sans doute, — d’une voix déchirante. Mais que faire pour retenir cette pauvre existence frêle qui s’éteint? Ces malheureuses créatures ne comprennent ni soins ni remèdes, et la vie s’en va, comme elle est venue, sans aide et peut-être sans laisser de traces !
Après avoir terminé cette première visite, qui me suffirait complètement, il faut aller chez les voisines perchées plus haut, puis chez d’autres encore. Tout au sommet du pic, d’où la vue est la plus extraordinaire, le cheik me fait entrer dans sa maison à lui; il tient à faire les honneurs de ma personne à sa famille. De guide il est devenu barnum. C’est moi qu’il montre, très au fait maintenant des énigmes de mon costume. Il me fait ôter gants et bijoux, voile et fourrures, et exhibe le nombre de mes jupes. Je suis forcée de mettre ici encore un veto absolu. Alors il va me chercher des rafraîchissemens : un bol de lait aigre et des rayons de miel dans une écuelle; l’un peu agréable à boire, les autres extrêmement périlleux à manger avec mes doigts. Enfin, les difficultés vaincues, les devoirs de courtoisie accomplis, les salams échangés, je termine cette visite absolument exténuée de fatigue, décoiffée, défaite.
Mais au dehors, quelle vue magique! Au sud, on suit la plaine jusqu’à Kairouan, que nous distinguons, ainsi que le lac d’eau douce que nous longions hier et qui miroite faiblement. A l’est, la mer brille ardente, comme à nos pieds, quoique éloignée de 15 kilomètres peut-être. A l’ouest, au nord, les belles lignes du Djebel Zaghouan, les vastes terres de l’Enfida; et puis le soleil couchant dore successivement les hautes cimes, fait scintiller les flots, laisse partout de longues traînées d’ombres pourpres et violettes.
Nous rentrons à la nuit close de cette curieuse expédition.
Mardi, 19 décembre.
Toujours le départ matinal, car, en cette saison, les jours sont courts et les étapes longues. Malgré le Guide Joanne, qui indique des stations, des gares, des embranchemens absolument imaginaires, il n’y a qu’un seul chemin de fer en Tunisie, celui, encore inachevé, qui mènera à Constantine, et puis les deux tronçons de Tunis à La Goulette et à Hammamlif. On est donc réduit partout aux longs trajets en voiture, à cheval ou à pied.
Cette fois, nous n’avons que de lointaines espérances de revenir coloniser à l’Enfida et nous quittons à grand regret la charmante hospitalité du Dar-el-Bey et ses hôtes.
Notre programme est de nous arrêter aux ruines romaines de Fradise, à quelques lieues au nord, encore sur l’Enfida et très peu en dehors de notre route. Nino, notre cocher maltais, a reçu toutes les explications sur les tournans à prendre, et nous partons.
Les alouettes nous accompagnent de leur note aiguë, et Ghazem, notre groom arabe, dont l’emploi me paraît jusqu’ici une sinécure, grimpe derrière la voiture, d’où il chante, comme les jours précédens, une mélopée très nasale, dialoguée à deux personnages et qui dure la journée entière. Même pendant les plus rudes cahots, il chante et ne tombe jamais, quoique accroché, comme un chat, sur l’extrémité d’un ressort.
Au bout de trois heures, naturellement notre cocher se trompe, enfile une traverse quelconque, puis soudain s’arrête. Qu’y a-t-il? Une roue ne tourne plus. Enfin Ghazem va servir à quelque chose. Il s’agite, pousse la roue, Nino aussi. Impossible : elle est comme soudée, et nous sommes échoués sans ressources au milieu d’une lande d’ajoncs.
La matinée est charmante ; nous devons être près des ruines, et le seul côté grave de notre aventure serait si nous manquions le train de cinq heures à Hammamlif pour Tunis, et alors où coucher?..
Il faut envoyer chercher du secours au Dar-el-Bey, d’où nous venons, et Ghazem, dételant un des petits chevaux, part dessus au galop en exécutant des fantasias effrénées. Il nous ramènera un forgeron.
Laissant le Maltais continuer ses efforts infructueux sur la route et héler au loin des Arabes indolens, qui se gardent de venir le secourir, nous partons à la recherche des ruines.
Un berger, qui passe avec ses chèvres, nous en montre la direction : — C’est tout près, nous dit-il.
Longtemps nous suivons une sorte de piste au pied des collines.
Quelques Arabes de rencontre, curieux de nous voir là, se joignent à nous, — très bonnes gens et courtois, — mais de Fradise point de nouvelles. Le soleil devient chaud, la route ardue.
Où allons-nous? Un cavalier arabe au galop franchit la lande et vient nous rejoindre. Il a le fusil en bandoulière, la selle brodée, un beau cheval gris. C’est Mohamed, un des gardes-chefs de la propriété, fils du cadi de l’Enfida, de grande famille et ayant fort bon air. Il nous avait vus hier matin au marché, et il vient nous faire ses offres de service très bienvenues.
Fradise est loin encore, et il me propose de monter son cheval; mais la selle arabe ne m’invite guère. Alors il nous escortera, et notre suite d’Arabes de raccroc devient très humble et silencieuse devant lui.
Une grande heure de marche encore maintenant à travers de beaux bois, des coins de prés tout fleuris, où courent de petits ruisseaux; quelques maisons sont disséminées dans la campagne. Nous nous enfonçons dans les collines. Mohamed s’aperçoit de ma fatigue, fait traire pour moi des chèvres qui passent, et le lait, écumant et délicat, remplace un peu notre déjeuner laissé dans la voiture.
Encore des vergers d’orangers, de superbes chêne-liège. Nous suivons un vallon charmant. Les braves Arabes de notre suite, toujours grossissante, me voyant cueillir une fleur jaune, se précipitent sur toutes celles de la même couleur qu’ils voient et, en un moment, je suis fleurie de gerbes dorées. Nous sommes devenus très vite de grands amis, — à la condition que, successivement, je les laisse tous prendre mes poignets pour regarder mes bracelets, — mon lorgnon surtout, ce sujet intarissable de curiosité et de rires partout où je vais ici.
La vallée où nous sommes se rétrécit en descendant; quelques fragmens de pierre sculptée gisent sous les oliviers, — quand tout à coup se dresse devant nous une ravissante arche romaine. C’est une des portes d’Aphrodisium, maintenant Fradise, qui fut la ville dédiée à Vénus. A droite et à gauche, le flanc des collines est jonché, couronné de ruines. Devant nous, le vallon se perd dans un immense amphithéâtre de verdure et de bois, borné au loin par les gradins élevés du Djebel Zaghouan.
Malgré notre longue attente, la surprise est complète. L’arc de triomphe est d’une belle proportion et d’une couleur d’or rose, chaude comme le soleil qui le calcine depuis des siècles. Sa conservation est parfaite encore, mais peut-être bien menacée, car les plus grosses pierres du sommet ne tiennent que par un miracle d’équilibre. Le moindre tremblement de terre l’anéantirait.
L’étendue des ruines perdues dans la verdure, enfouies dans le sol, disséminées sur les hauteurs et au fond du vallon, est considérable. Le mystère troublant d’une ville abandonnée depuis des siècles et où la grande vie de la nature a remplacé l’activité humaine, recouvrant de fleurs et de feuillages un passé qui nous est presque inconnu, ajoute une émotion toute particulière à ce paysage si retiré et si paisible. Certes, le site était harmonieux et merveilleusement choisi pour une ville de plaisirs et pour le culte qui laisse encore son nom à cette belle ruine ignorée.
Nous sommes loin pourtant, et il s’agit de repartir pour gagner un gîte avant la nuit. Notre beau cavalier envoie des Arabes en éclaireurs pour amener au plus vite notre voiture, qui doit être réparée, et puis il nous installe au bord d’une jolie source, sous un bois d’oliviers très touffus. Là, il nous apporte, à l’abri du soleil ardent, des rayons de miel, du lait de chèvre et des mandarines. Sa maison n’est pas très loin, dit-il; s’il avait seulement su hier notre passage, il eût tué un bœuf pour nous recevoir honorablement.
Enfin notre véhicule raccommodé apparaît au loin. Nous prenons congé de nos amis si courtois et nous regagnons avec mille cahots la route sablonneuse qui remonte vers Tunis. Il n’est plus douteux que nous ne pourrons arriver à temps pour prendre le train. Notre aventure a occupé toute la matinée.
Les haies de cactus, les vieux oliviers décharnés, les touffes de jujubiers gris perle, les buissons sacrés couverts de chiffons en ex-voto, les chameaux, les Arabes nomades et les petits ânes se succèdent jusqu’à la nuit. Pendant longtemps, nous avons aperçu devant nous la ligne sévère des montagnes qui se prolongent jusqu’au cap Bon, et à leurs pieds, au bord de la mer, la ville pittoresque de Hammamet. Maintenant nous ne voyons plus rien.
Nos pauvres petits chevaux, attelés sans boire ni manger depuis le lever du soleil, vont toujours, — à travers les fondrières, les oueds, les sables. L’obscurité est si profonde que Ghazem nous précède avec une lanterne et que le Maltais cherche avec précaution un passage entre les trous du chemin.
Depuis une heure, le phare de Carthage, qui brille en face de nous, de l’autre côté du golfe, nous décourage. Il semblait si près quand nous l’avons d’abord aperçu !
Où coucher? Car continuer en voiture jusqu’à Tunis, ce soir, est impossible, et il n’y a plus de train. La route est impraticable la nuit, et d’ailleurs les portes de la ville seraient fermées. Il y a encore cinq heures de route. Enfin voici une lumière devant nous, puis deux. C’est la petite gare du village de Hammamlif et ses quelques maisons. Le Maltais arrête ses chevaux épuisés sur la place. Maintenant comment trouver un asile? D’auberge il n’y en a point. L’ancien palais, converti en caserne, et où nous comptions demander l’hospitalité, est désert, la garnison partie. Les autres maisons de plaisance de ce petit endroit d’eaux thermales sont fermées l’hiver, la salle d’attente de la gare close jusqu’à demain. Il va falloir passer la nuit dans notre voiture, lorsqu’un brave Arabe vient nous offrir l’hospitalité. Il est le portier de l’établissement de bains, qui appartient aussi à la Société de l’Enfida, et il nous propose un asile. Il commence même par nous conduire dans son propre harem, salle basse où des paquets roulés dorment sur le divan de pierre. — Mais tout vaut mieux que cette intimité; alors il nous ouvre une chambre adossée aux piscines, à la douce température fade et moite, et, plein de zèle, nous y apporte deux matelas et des couvertures, encore chaudes, dont il a dû dépouiller sa famille. Des oranges et des œufs durs, par prudence réservés de notre déjeuner, font le souper; — car trouver dans un village arabe quelque chose à manger est littéralement impossible, — et nous nous jetons tout habillés et bien las sur ces lits improvisés, sans nous douter du péril qui nous y attendait.
Notre ignorance n’est pas longue : au bout de cinq minutes, l’envahissement de l’ennemi est général, absolu, le sommeil impossible, le supplice vraiment cruel. Je n’ai jamais compté avec plus d’impatience les longues heures de la nuit, écouté plus impatiemment les chants d’un coq partant de notre cour pour être répétés, successivement, par tous les coqs du village, ou les gloussemens des canards blottis sous une fenêtre. A cinq heures enfin, n’y tenant plus, je vais me promener au clair de lune, chercher la fraîcheur calmante et quelques adoucissemens à mes tortures.
Les étoiles toutes pâles s’éteignent lentement; les deux cimes pointues du Djebel-bou-Korneïn, le mont Cornu, se dressent noires avant de rougir tout à l’heure aux approches du soleil.
Quelques Arabes matineux, pressés d’arriver au marché, piquent leurs ânes ou leurs chameaux, qui glissent sans bruit comme des ombres fantastiques.
Les échoppes s’ouvrent et l’odeur d’huile frite se confond avec la fraîche brise de mer. A mesure que le jour paraît, les coquettes maisons blanches de Hammamlif se détachent, adossées contre l’escarpement de la montagne, et le ciel devenant tout rose et vert s’illumine gaîment.
Nos misères sont finies, mais hélas ! aussi notre charmante excursion, quand, une heure après, le train nous dépose à la gare de Tunis.
Alger, 8 février.
— Tu veux apprendre à tisser les kerzia et à broder les entredeux arabes? me dit Kéra, la femme de Mahomet le cocher. Moi, je ne sais pas les faire, mais je connais une femme qui te montrera.
Elle m’avait répondu cela hier déjà et avait promis de faire venir chez elle l’ouvrière en question. J’attends vainement chez elle depuis une heure, et personne n’a paru.
J’ai fait la connaissance de Kéra, vendredi dernier, au cimetière musulman de Mustapha Inférieur, où, assise sur des tombeaux, elle riait et jasait à visage découvert. Ce jour-là, les femmes sont en fête. Le beau jardin leur appartient uniquement et un gardien impitoyable empêche à la porte tout homme de pénétrer. Elles y viennent en omnibus, en tramways, remplissant les voitures publiques comme de gros fantômes voilés. Puis, entrées dans le sanctuaire, elles dénouent leur voile, rejettent le haïk blanc qui les recouvre au dehors d’un mystère absolu, et les vestes brodées, les fichus de tête d’or et de soie, les colliers, les ceintures apparaissent.
Elles s’installent, accroupies sur les tombes ou sur le gazon à l’ombre de la mosquée; les gâteaux et les sucreries circulent, les accolades, les rires, les appels se croisent, joyeux et bruyans.
C’est le plus joli spectacle du monde que ce gai cimetière ainsi bariolé de mille couleurs, ayant lui-même pour décor les coteaux verdoyans de Mustapha et puis cette merveilleuse ville d’Alger, s’étageant au loin depuis la mer jusqu’aux hauteurs du fort l’Empereur et de la kasba, et brillant toute crémeuse au soleil.
Un seul homme circulait parmi les groupes, suivi, écouté avec vénération : la plus étrange figure que j’aie jamais vue. D’une maigreur de squelette, revêtu d’une longue robe verte, le cou chargé de fétiches, sur la tête un bonnet gris carré, d’où s’élève un extravagant panache de fleurs jaunes, un vieux visage de casse-noisette grimaçant et sournois, il déchire à belles dents un croûton de pain et mord dans un bâton de sucre d’orge, tout en répondant narquoisement à ses pénitentes. Car c’est un saint derviche que ce maniaque ; mais j’imagine qu’il leur rend des oracles bien suspects, car les éclats de rire redoublent, et quelques-unes des plus jeunes font semblant de se voiler le visage. Il daigne m’adresser aussi un petit discours comme aux autres et m’offre une bouchée de son pain et le reste de sa sucrerie.
C’est là-dessus que j’entamai la conversation avec ma voisine : elle me répond en assez bon français, me raconte que le saint homme parle beaucoup cette année pour se dédommager d’une année passée de silence volontaire. La connaissance est faite. Les Mauresques sont infiniment gracieuses et causantes et, une demi-heure après, Kéra me priait de venir la voir et me promettait une leçon de broderie.
Ce matin, nous sommes assises à terre, sur des coussins, dans sa chambre toute blanche, au premier étage, où l’on arrive par le plus étroit des escaliers de pierre. Il monte de la cour mauresque, ou plutôt de la demi-cour, car la maison de Mahomet, le cocher de louage, est très exiguë et ne comprend qu’une pièce en bas, celle-ci en haut, et la cour étroite, à deux arcades, au lieu d’être carrée comme dans les maisons de gens plus riches. Les marches ont des hauteurs, des usures, des formes invraisemblables. Il faut la souplesse et la vivacité de Kéra pour dévaler en bas vingt fois par quart d’heure et à la moindre occasion. Il est vrai que, quand elle est trop pressée pour répondre à une voisine qui frappe au dehors, ou gronder son enfant qui crie, elle prend ses babouches d’une main, retrousse ses larges pantalons de l’autre, et disparaît comme une couleuvre dans cette descente à pic.
Kéra est très adroite. Elle brode en or des portefeuilles ou des pantoufles pour les marchands : elle sait des points de dentelle arabe qu’elle vient de m’enseigner. J’ai fini par saisir les complications d’un nœud très ardu, et maintenant nous causons en prenant de très bon café qu’elle vient de me faire.
Indolente et jolie, sa sœur Zuleyka, très fardée, très parée, s’est accroupie sur le seuil de la chambre, en haut de l’escalier. A moitié ensevelie dans ses pantalons bouffans, elle nous regarde travailler depuis une heure. Son mari, le gros marchand bourru, à barbe grise, qui était monté me saluer tantôt, et qui dort, je crois, dans la chambre du bas, est un riche cordonnier, et Zuleyka n’a ni envie ni besoin de se donner de la peine. Elle étire ses bras, elle bâille, elle arrange un fichu vert frangé d’or sur sa jolie tête ; elle arrache mollement les fils d’argent tissés dans sa veste de soie bleue.
Zuleyka m’impatiente beaucoup.
La chambre où nous sommes est longue et étroite, nue, très propre, avec quelques velléités d’élégance. Pas de fenêtres, naturellement : la porte seule ouvrant sur l’escalier en plein air donne jour et lumière. A un bout, une sorte de lit assez convenable; à l’autre, l’horrible commode européenne, meuble favori de tous les Arabes. En face de la porte, un grand miroir à cadre doré, recouvert d’une gaze rose, et au-dessous, par terre, le long coussin du divan devant lequel Kéra a installé pour moi le plateau de cuivre gravé et servi le café.
— Kéra, tu m’as déjà dit hier que je trouverais ici cette femme; j’y comptais. Ne l’as-tu donc pas prévenue?
— Je te dis maintenant que c’est pour demain, me répond-elle ; il n’a pas pu venir. La négresse il la commandera encore.
À ce moment, la « négresse » arrivait. Elle aussi se nomme Kéra et vient de temps en temps faire les commissions et le ménage de mon hôtesse, laver sa cour et son escalier. Elle est hideuse, louche comme les démons, et toute décharnée dans son grand haïk de cotonnade bleue.
— la femme pour les ceintures ne peut pas venir aujourd’hui, nous dit-elle.
— Et demain?
— Je ne crois pas.
— Mais quand alors ?
— Je crois qu’elle ne viendra pas du tout,.. finit par avouer Kéra la négresse. Il faut que tu ailles chez elle.
— Pourquoi ne me l’as-tu pas dit hier? Allons-y demain, tu m’y mèneras.
Nous fixons l’heure. Je dois venir prendre Kéra la négresse chez Kéra la Mauresque, et nous trouverons enfin ce que depuis trois jours elle me promettait.
Jeudi 9 février.
J’arrive à midi par les gradins rapides et tout glissans de pelures d’oranges de la rue de la Lyre, à la maison de Kéra.
Je frappe, — ce matin on est longtemps à venir regarder au petit judas de la porte et encore plus à m’introduire.
C’est Zuleyka, tout endormie, qui est venue enfin m’ouvrir.
— Où est ta sœur Kéra? — Pas là. — Et la négresse? — Pas là. — Mais elle devait m’attendre à midi. — Je ne sais pas. — Tu es seule ici? — Oui.
Et elle se rassied en bâillant sur une planche qui recouvre la margelle du puits dans la cour.
— Et où est Kéra, ta sœur? Réponds donc. — Elle a été chez le cadi. — Et la négresse ne viendra pas ? — Je ne sais pas, elle est venue ce matin. — Et Zuleyka veut se rendormir, appuyée contre la muraille. Je m’impatiente.
— Voyons, Zuleyka, où demeure la négresse? — Je ne sais pas.
— Et la femme chez qui elle doit me mener ? — Je ne sais pas.
Il y a de quoi être découragée. Je pars dans deux jours, et en voici huit que je poursuis cette leçon de kerzia, sans compter mes efforts infructueux à Tunis dans le même sens. Je ne suis pas encore faite au mirage insaisissable des renseignemens arabes.
— Qu’est-ce que tu as, Zuleyka? Pourquoi ne réponds-tu pas? — J’ai mal à la tête, répond languissamment la jolie fille, je n’ai pas dormi ; nous avons raconté des histoires toute la nuit. Tu peux attendre si tu veux...
Et elle ferme les yeux pour que je ne la dérange plus.
— Je ne veux pas attendre. Ya me chercher une voisine qui connaisse la négresse et qui me réponde plus que toi.
Elle se lève dolente, bâille, enfile ses babouches et va entr’ouvrir la porte sur la rue.
— Aïshouna ! crie-t-elle de toute la force dont les gosiers arabes ont le secret ; et elle revient s’accroupir sur le puits.
Au bout d’un moment, Aïshouna apparaît, et je reconnais une visiteuse de la veille. Elle n’a rien de séduisant, la pauvre fille ! Laide, grosse, au type mauresque le plus dégradé, et habillée à l’européenne, un tricot de laine de travers sur les épaules, une robe en alpaga, une vulgarité de cabaret. Mais elle est obligeante, empressée, et par le français.
— Oui, madame, la négresse est bien venue ce matin et repartie. Je ne sais pas où elle demeure, mais je sais où elle devait te mener, et je t’y conduirai si tu veux.
Certes, je le veux, et il me semble enfin touchera mon but.
En route, Aïshouna cause beaucoup, et je suis trop fatiguée de nos escalades par les petites rues escarpées pour l’interrompre.
Elle m’apprend qu’elle a été mariée, qu’elle « a séparé de son mari qui était très méchant; » pourtant elle s’était faite « renégat » pour lui ; et toute sa famille à elle l’a maudite à cause de cela et lui a disputé un héritage. Maintenant elle est servante dans le café voisin de chez Kéra, et elle monte rarement dans la vieille ville arabe, parce qu’elle a peur de rencontrer ses sœurs et d’être battue.
Je ne sais, à en juger sur l’apparence d’Aïshouna, si tous les torts ont été du côté du mari, car elle a une tenue très peu correcte, ma brave conductrice. Espérons que nous ne trouverons personne de sa famille sur notre chemin.
Nous montons toujours. Les ruelles sombres se succèdent, les maisons, vieilles, arcboutées sur des poutres qui en soutiennent les saillies surplombantes, se touchent du front. De temps en temps, une percée de ciel limpide apparaît, inattendue, ou bien une porte s’ouvre sans bruit et la silhouette voilée d’une femme se détache dans la profondeur d’une ombre épaisse.
Enfin nous débouchons au milieu de la rue de la Kasba et, par quelques marches rapides, montons dans une impasse ténébreuse.
Aïshouna frappe dans l’obscurité à une petite porte. Un Arabe ouvre ; elle lui explique la cause de notre visite. Très courtoisement il me répond en français :
— Entre si tu veux, mais la demoiselle est sortie ; c’est ma nièce. La négresse avait dit que tu viendrais.
— Alors elle va bientôt rentrer, ta nièce ?
— Oh ! non, pas avant ce soir. Elle est au bain ; reviens demain.
Je le remercie très désorientée.
— Aïshouna, que faire ?
— Reviens un autre jour, me répond-elle tranquillement.
L’Arabe me souhaite le bonjour et ferme sa porte.
— Aïshouna, tu es intelligente ; tu dois connaître une femme qui tisse et qui brode : il faut que tu me trouves cela aujourd’hui.. Je suis lasse d’attendre, de chercher et d’être toujours désappointée.
La grosse fille réfléchit : « Je crois que j’ai une idée, » dit-elle. Elle tire son fichu de travers et part inspirée. ISous traversons plusieurs rues, quand elle accoste subitement une femme voilée, paquet blanc et mystérieux. Le colloque est long, et elle me rejoint tristement.
— Je croyais avoir trouvé, car cette femme (comment a-t-elle pu la reconnaître sous cette masse informe et empêtrée ?) fait très bien les kerzia, mais elle vient de me dire qu’elle vit maintenant chez sa sœur, qui est une méchante femme, et je ne veux pas te mener dans une mauvaise maison.
Allons, tant mieux ! Aïshouna a des scrupules qui me surprennent et me rassurent. Nous continuons, quand, cette fois, c’est un Maure qu’elle arrête, fort propre et bien vêtu.
— Attends-moi, dit-elle ; et elle entame avec lui une conversation. C’était auprès de l’étalage d’un vieux Turc, — pêle-mêle charmant d’étoffes, d’armes, de vieilleries aux couleurs chatoyantes, — une ancienne connaissance à qui j’avais l’autre jour fait honte de ses prix exagérés. Il n’a aucune rancune. Il me reconnaît : — Assois-toi ; — et il me passe un petit tabouret dans la rue, à côté de sa boutique.
Ma Mauresque revient assombrie :
— Cet homme que je connais, il ne sait pas l’adresse où je voulais te mener et où tu apprendrais bien. Je ne sais plus où chercher.
— Si tu demandais un conseil à ce vieux marchand, lui dis-je, il nous le donnerait peut-être. — Et Aïshouna de le questionner avec volubilité ; en arabe une longue explication avec force gestes s’ensuit, et elle saute de joie : — Comment n’y ai-je pas pensé? Il m’a dit juste la femme qui sait le mieux dans Alger : allons-y vite. — Elle tire son fichu plus de travers encore, et nous repartons.
Cette fois, nous redescendons par d’étroites coulées tortueuses, entre les maisons fermées comme des sépulcres blanchis. A peine de ci, de là, une échappée entre les terrasses sur la mer et l’horizon, ou un rayon de soleil oblique qui coupe l’obscurité par une bande d’or éblouissante.
Aïshouna m’explique que nous allons chez la fille du coiffeur, la vraie bonne travailleuse, celle chez qui j’aurais dû aller dès le début : « On ne pense pas à tout, » ajoute-t-elle philosophiquement ; et elle s’arrête sous une arche obscure, à une porte presque introuvable.
Elle frappe, et une négresse, vieille comme le monde et toute ruisselante d’eau, vient nous ouvrir, des torchons à la main.
Au fond du couloir, j’entrevois une cour ravissante, des faïences bleues, des arcades et d’autres négresses également ruisselantes qui lessivent tout cela. Mon guide annonce le but de notre visite.
La vieille rit et secoue la tête :
— Fatma vient de partir pour le bain.
— Et elle reviendra ?
— Pas avant six heures.
Nous nous regardons, décontenancées :
— Tu peux revenir demain, ajoute-t-elle ; et elle referme la porte.
— Aïshouna, je ne veux pas renoncer à mon idée : toutes les femmes ne sont pas au bain, il faut que tu m’en découvres une autre.
— Hélas! me répond-elle, j’ai bien une sœur qui sait la broderie et avec qui je ne suis pas fâchée. Mais je ne sais pas où elle demeure.
— Comment! tu ne sais pas où vit ta sœur?
— Non, les Arabes, ils déménagent tout le temps ! Alors, je ne sais pas.
La pauvre fille, tout à fait découragée, ne sait plus que proposer, et, machinalement, nous remontons la première rue qui se trouve, quand elle pousse un cri de joie : — Regarde cette belle négresse qui vient; elle pourra me renseigner : on l’appelle la reine.
En effet, rien de plus majestueux que la grande figure drapée, droite et lente qui descend sur nous. Son haïk, ses jupes de coton bleu foncé, l’enveloppent des pieds à la tête avec mille plis superbes. et le visage bronzé très sévère, le port dédaigneux, lui donnent un air de prêtresse antique. Aïshouna a raison : « la reine » noire justifie son nom.
Du haut de sa majesté elle répond aux questions de ma pauvre compagne si vulgaire, nous jette un salam et s’éloigne fièrement : — Elle m’a donné une très bonne adresse ; seulement c’est un peu loin, me dit celle-ci avec assurance : tout en haut de la Kasba.
Grands dieux ! encore remonter? Mais mon entêtement augmente avec mes déboires. Allons ! nous regagnons la grand’rue de la Kasba, celle qui serait presque assez large pour une voiture si elle n’était trop escarpée, même pour un mulet.
Subitement mon guide me saisit le bras : — Tu vois le monsieur français qui monte, là, devant nous, c’est le commissaire de police spécial du quartier, et j’ai à lui parler. Continue toute seule... — Et elle va rejoindre, avec force salams, M. l’inspecteur.
Je suis de très loin, car, quoique j’aie déjà beaucoup fait litière de mes préjugés aujourd’hui, je crains que la position sociale de mon humble amie ne soit un peu avariée. Et puis je remarque que toutes les femmes qui passent saluent le commissaire d’un air de connaissance humble qui me laisse à penser. Quel genre de confidence peut lui faire Aïshouna? Et j’augmente la distance qui me sépare des deux interlocuteurs.
En haut de la rue, elle vient me rejoindre.
— Qu’avais-tu donc à faire au commissaire? lui dis-je.
— Oh! presque rien, me répond-elle avec sérénité; — je me suis battue avec une autre femme, qui m’a battue, et l’inspecteur, il connaît toutes les méchantes femmes d’Alger, — toutes, — et je lui ai demandé de faire punir celle-là.
Ce n’est pas très clair ; mais nous voici tout en haut, arrivés à une impasse bizarre. Il me semble la reconnaître.
Aïshouna pousse une grille, puis une lourde porte, qu’un poids referme sur nous. horreur! je suis dans la maison d’une grande dame, chez qui l’on m’a menée, il y a trois jours, qui m’a montré ses bijoux, ses meubles rares, chez qui j’ai pris le café.
— Y penses-tu, Aïshouna, nous sommes chez des gens riches : tu te trompes.
Mais elle persiste. La négresse lui a bien expliqué : d’ailleurs, il n’est plus temps de reculer, on nous a vues, et une servante vient à nous. Mon guide lui dit quelques mots, et, à mon étonnement, je suis menée à travers la belle cour mauresque, aux dalles de marbre, aux encadremens de fines faïences, aux arabesques fouillées dans le stuc, dans un salon où une vieille femme travaille à finir une de ces fameuses ceintures. — Oui, nous dit-elle en arabe, je veux bien apprendre à la dame, mais pas aujourd’hui ; je suis pressée, qu’elle revienne dans quelques jours, — La maîtresse du logis entend le colloque, et descend de son salon d’en haut, un peu étonnée de me reconnaître.
Il paraît qu’ici, comme dans beaucoup de familles, autrefois riches avant la conquête française, les femmes et les servantes de la maison travaillent pour augmenter leurs ressources et vendent un peu en cachette aux magasins leurs broderies, après avoir dû vendre presque tous leurs bijoux. Mais ceci est sous-entendu plutôt qu’avoué, et je me sens si mal à l’aise de mon indiscrétion involontaire, que, promettant vaguement de revenir, je quitte au plus vite cette demeure aristocratique.
Dans la rue, Aïshouna me regarde avec désespoir. Son fichu est maintenant tordu en spirale autour du cou, ses cheveux pendent très malpropres sur ses yeux :
— Il n’y a plus rien à faire pour aujourd’hui, me dit-elle. Vois-tu, demain, tu iras chez la fille du coiffeur ou chez la demoiselle de notre première visite,.. et puis on m’attend à mon café, il faut que je rentre.
Je n’ai plus rien à objecter. Nous redescendons tristement et très fatiguées la rue de la Kasba. Voilà trois heures que dure notre infructueuse expédition !
— Attends! s’écrie tout à coup Aïshouna. Tu n’as jamais vu un bain maure? Entrons-y, nous trouverons la demoiselle chez qui nous avons été tout d’abord, et tu lui parleras pour demain.
Soulevant un épais rideau de cotonnade qui sépare le hammam de la rue, nous sommes dans un autre noir, étouffant, aveuglées de vapeur brûlante. Il faut descendre quelques marches gluantes dans cette obscurité. Une négresse, absolument sans vêtemens, nous accueille avec force politesses, et peu à peu j’en distingue cinq ou six autres, riant, circulant, portant des paquets de bardes,
A gauche, est une cave plus sombre encore, plus basse et plus brûlante. C’est l’étuve, sur le divan de pierre de laquelle sont perchés des groupes de femmes et d’enfans. A droite, une pièce un peu claire heureusement, nattée, moins étouffée, vestiaire et salle de repos.
Trois négresses, assises sur leurs talons, y prennent du café. Une jolie petite fillette maure, de treize ans au plus, allaite son enfant.
D’autres femmes arabes circulent en parlant et riant. Tous leurs vêtemens pendent, accrochés autour de la salle, à des étagères de bois peint :
— Yanina ! hurle Aïshouna : — Hé ! Yanina ! reprend la noire maitresse du bain, et, au bout d’un instant, une jeune Mauresque sort de l’étuve et vient à nous, ruisselante.
Aïshouna, très empressée, lui explique nos aventures et lui demande un rendez-vous sérieux pour le lendemain :
— Volontiers ! me répond en bon français la jeune fille. — Kéra, la négresse, m’a parlé de toi. Viens demain. Seulement, je ne sais ni broder les entredeux, ni tisser les kerzias; — mais viens tout de même !
Cette fois, un mélange de fou rire et de mortification me gagne. Tant de peines depuis trois jours pour aboutir à cette conclusion anéantissante !
— Mais, ajoute Yanina très gracieusement, j’ai une tante, qui est une dame qui sait bien, et qui t’enseignera, si tu veux ; va la voir... — Et elle explique à ma compagne où trouver cette tante précieuse.
L’air du dehors paraît glacé quand nous ressortons dans le dédale des rues arabes. Je me sens si lasse que je ne sais même plus où je suis, quand Aishouna poussant une porte : — Entrons nous reposer, me dit-elle, — et je me retrouve dans la petite cour de Kéra la brodeuse.
Elle est rentrée. Elle a encore son costume de ville : le vaste pantalon de calicot blanc recouvrant celui de soie, qui ne se laisse voir que dans la maison; le haïk qui cache les vêtemens brodés.
Elle est très rouge, très animée et se met à causer rapidement en arabe avec ma compagne :
— Qu’as-tu, Kéra, et pourquoi étais-tu sortie ce matin quand tu devais m’attendre?
Alors violemment elle me raconte dans son français gauche et pittoresque :
— Madame, le cadi, il m’a fait venir parce que j’ai été battue. Une femme il m’a dit l’autre jour des sottises dans une maison. Je lui ai dit : Toi, tu ne vaux rien. Alors il m’a donné un soufflet ; c’était dans la cour. Alors moi je monte l’escalier et je pense : Toi, si tu montes, je te rais ton affaire. Justement il vient après moi et quand il arrive en haut, vite je tire ma babouche et je lui donne un coup du talon sur la figure et je lui dis : Tiens ! et puis je lui donne un second coup de talon, et je lui dis : Tiens!.. Et je lui donne encore un coup, le troisième, et je lui dis encore : Tiens! — Et le sang il avait jailli, et j’étais contente.
Et Kéra remet sa pantoufle avec laquelle elle vient de me jouer avec un naturel terrible cette pantomime tragique. Elle ferait vraiment une actrice incomparable.
— Il a voulu me faire condamner à cinq ans de prison ; mais le cadi il sait que je suis une bonne femme et l’autre une méchante, et il m’a donné seulement trois francs d’amende, — ajoute-t-elle encore pantelante de sa fureur rétrospective, — parce que le sang il avait jailli !
Kéra bonne! mais je m’aperçois que le terme de méchante s’applique évidemment à une position sociale équivoque, — et Kéra est la femme légitime d’un honnête cocher. Là, évidemment, réside sa bonté : car, en ce moment, ses yeux flamboient, ses narines frémissent, et elle me rappelle une petite furie antique.
Pendant ce temps, Zuleyka, qui n’a guère dû bouger depuis ce matin et que je retrouve comme une idole effondrée sur son piédestal, bâille, s’étire et écoute avec indifférence :
— Allons, Zuleyka, dérange-toi et va me chercher un verre d’eau.
Elle se lève comme une chatte angora blanche toute roulée dans ses paresses et ses langueurs : « J’ai sommeil! » me dit-elle en m’apportant la petite écuelle d’étain où elle a été me verser de l’eau ; et elle retourne s’affaisser sur le puits.
— Assez de repos, Aïshouna ! laissons Kéra se calmer, sa sœur se rendormir et cherchons la tante.
Cette fois, ce n’est pas loin d’ici. Nous descendons une rue très à pic, remontons un passage obscur, quelques marches glissantes, encore deux ou trois tournans, et nous voici dans une jolie maison arabe, propre, nette, à l’atmosphère si respectable que je suis un peu honteuse d’être introduite ici par mon pauvre guide si débraillé. Une petite servante nous précède, et je suis reçue dans une salle au premier étage, le plus courtoisement du monde, par une vieille dame qui a tout à fait bon air. Elle parle un peu français : — Je sais, madame, qui tu es! me dit-elle, à mon grand étonnement : Kéra, la négresse, m’a parlé de toi. Je serai charmée de te montrer ce que je sais. Kéra était une esclave née dans ma famille. Elle aurait dû t’amener ici tout de suite ; je le lui avais dit. — Et l’aimable femme me fait asseoir sur un divan, où elle était accroupie, ses babouches, son brasero de cuivre, ses lunettes et son chat à côté d’elle.
Au fond de la salle, de jeunes servantes assises à terre, comme plongées dans leurs vastes pantalons de cotonnade rose, travaillent à l’aiguille. Seules, deux petites fenêtres grillées, grandes comme une feuille de papier à lettres, ouvrent sur la rue. Le jour et l’air viennent par la porte ouverte sur la galerie de la cour intérieure.
Mme O.-Bey, le plus obligeamment du monde, se met à m’enseigner les mystères compliqués de l’entre-deux arabe ! Mais les kerzias? — Je ne sais pas les tisser, me dit-elle; seulement, je te promets d’avoir ici demain une ouvrière qui t’enseignera.
Cette fois, je puis avoir confiance dans une promesse sérieuse.
Nous nouons, en prenant le café, la plus aimable amitié, et le reste du jour se passe, calme et charmant, dans la douce sérénité de ce joli intérieur paisible, de cette cour aux arcades élégantes avec le ciel bleu pour couverture, de cette harmonie complète entre le cadre de la demeure orientale et la vie qui s’y déroule : Inshallah! demain, j’apprendrai ici à tisser les kerzias.
Il se fait tard. Je prends congé de ma vieille amie mauresque, chez qui le hasard m’a fait si heureusement échouer après tant de labeurs. A la porte, je rencontre Kéra, la négresse :
— Pourquoi n’es-tu pas venue au rendez-vous? pourquoi ne m’as-tu pas amenée ici tout de suite ? pourquoi ne t’ai-je pas vue ce matin? — Et elle de me répondre tout tranquillement : — J’avais un peu mal à la tête, vois-tu, madame!..
Tizi-Ouzou, mardi 12 février.
Nous longions il y a quelque temps les contreforts extérieurs du Djurdjura, ce grand massif de montagnes rocheuses, au nom sauvage, qui est comme le rempart de la grande Kabylie. Nous avons même couché presque à ses pieds dans le village d’Akbou, ou plutôt nous avons failli n’y pouvoir coucher, arrivant tard et ayant mille peines à trouver le gîte et le couvert, dans une auberge abandonnée l’hiver et tenue par une hôtesse très peu courtoise. De Bougie au point de rencontre de la grand’route qui relie Sétif à Alger, il y a une longue journée et demie de voiture, coupée par l’arrêt de la nuit à Akbou, avant de rejoindre la diligence poudreuse qui s’arrête pour relayer aux « Beni-Mansour. » Mais nous n’avions regretté ni la peine, ni le froid, ni le misérable souper de l’hôtellerie. La route depuis Bougie est charmante, suivant avec des aspects variés à l’infini la rivière du Sahel et serpentant entre les frontières élevées de la Haute et de la Basse-Kabylie. De la colline où est perché Akbou, au soleil levant, tous les pics neigeux du Djurdjura, dorés ou rosés, s’étaient découverts étincelans sous la froide rosée du matin.
Nous étions arrivés aux « Beni-Mansour, » à l’heure réglementaire, mais, par une habitude fréquente en Algérie, la voiture publique se trouvait de quatre à cinq heures en retard. Après avoir causé avec l’hôtesse marseillaise du misérable bouge où l’on relaie et écouté ses doléances, avoir approfondi les mystères d’un grand dépôt d’alfa, avoir été persécutés par nombre de petits « Beni-Mansour » mendians et pouilleux, nous avions eu tout le temps, en faisant les cent pas sur une route sèche et poussiéreuse, d’admirer le panorama des cimes puissantes qui se dressaient devant nous. Autour de nous, pas un village, mais un nombre infini de petites maisons éparses sur les pentes abruptes des coteaux des « Beni-Mansour. » De temps en temps partaient de ces hauteurs un cri aigu, un appel strident ; les hommes se hélant, les femmes se réunissant pour descendre en procession chercher de l’eau à la rivière, puis remontant, courbées comme de pauvres bêtes de somme, sous le poids de l’outre qui dégouttait sur leurs longs haillons. Tout le jour, un soleil de feu et une bise glacée.
Aujourd’hui nous sommes en pleine Grande Kabylie, à l’intérieur de ce groupe de montagnes que nous connaissions par le revers. Le chemin de fer nous a amenés d’Alger à Ménerville, où notre voiture nous attendait et, après quelques heures d’un pays assez monotone, nous venons dîner et coucher à Tizi-Ouzou. A mi-chemin pourtant, nous avons une heure de relais à Haussonviller, le village plein d’avenir qui est déjà un honneur pour son fondateur et où les grands nœuds alsaciens des femmes, les enfans blonds et nombreux, l’auberge proprette à l’hôtesse accorte, font un effet étrange et inattendu.
Tizi-Ouzou ressemble à tous ces gros bourgs que nous traversons en Algérie. Une large rue, qui est la grand’route, plantée d’eucalyptus, bordée de cafés, de guinguettes, d’auberges, un aspect de ville française du midi, avec nombre de buveurs attablés, quelques rares Arabes ou nègres se traînant déguenillés ou dormant sous les arbres, et comme principaux monumens : une église, une gendarmerie, un tribunal et une mairie construites sur le modèle unique et traditionnel. Sa situation pourtant la rend pittoresque. Bâtie sur un sol un peu élevé et dominant le pays, elle est surmontée par le vieux bordj, l’ancienne forteresse turque, de tous temps un point stratégique important. Elle commande la grande vallée du Sebaou, qui coupe dans sa longueur la Kabylie, en reçoit toutes les eaux, les torrens de la montagne; aujourd’hui, c’est un lit de fleuve sablonneux, presque à sec, mais qui, après quelques heures de pluie, devient une rivière formidable. En ce moment, de longues files d’Arabes la traversent, relevant à peine les franges de leurs burnous, tout en tirant par la queue leurs ânes récalcitrans.
Fort National, mercredi, 13 février.
A cinq heures du matin, notre cocher nous réveille. Il veut suivre la diligence qui monte journellement au fort National. Nous devons passer le gué de l’Ouled-Aïssi, qui réunit la plupart des eaux du Djurdjura, et le brave homme n’est pas sûr de se tirer seul d’affaire et veut nous effrayer sur le péril qui nous attend. La matinée est pure et froide ; le soleil n’a pas encore paru, comme nous sortons de la grande rue enfin devenue silencieuse, car cette heure est presque la seule sur les vingt-quatre, où les cafés ne soient ni ouverts ni peuplés. Nous redescendons dans la vallée du Sébaou et, au bout d’une lieue environ, nous arrivons à une large traînée de sable et de graviers. Un premier bras de rivière, puis un second à traverser; l’eau est basse. Nous ne voyons pas de voitures devant nous, mais des traces de roues sont là, fraîches et indiscutables. Un troisième bras, celui-ci beaucoup plus profond et plus rapide. Nous hésitons un peu, mais la diligence vient évidemment de passer ici, et il faut suivre. Nous entrons dans le torrent assez profond et... nous en sortons sans accident, mais tout juste, et non sans un moment d’angoisse.
Devant nous, sur le flanc de la montagne dont nous nous rapprochons, la route se dresse en longs lacets, tantôt se perdant dans des replis bleus tout brumeux, tantôt argentée au soleil levant, entre les cimes des oliviers. Petit à petit, l’immense perspective un peu confuse de la masse du Djurdjura se détache en plans différens, à mesure que nous gravissons lentement ses premiers contreforts. Les gorges très profondes sont baignées de vapeurs lilas qui se dorent à mesure qu’elles s’élèvent et se dissipent. Les crêtes escarpées scintillent, couvertes de neige. Nous montons à travers des jeux de lumière si soudains, par des courbes si hardies et si inattendues, que la surprise est continuelle. Lorsqu’au bout d’une heure nous sommes assez haut pour dominer la plaine que nous avions traversée, nous y apercevons une tache jaune péniblement tirée par quatre points blancs. C’est la diligence, qui, au lieu d’être notre étoile polaire, est en train de sortir du torrent, à un tout autre gué que celui que nous avions passé avec confiance.
Sous les vieux oliviers tordus, aux racines monstrueuses, qui bordent la route, nous montons toujours. La ligne du Djurdjura, dont les pics se dressent comme de fantastiques bastions ombrés de taches violettes, devient toujours plus imposante, bornant l’horizon au midi comme une gigantesque muraille. Tout autour de nous, des échappées de vue sur des arêtes de montagnes qui vont presque en tous sens rejoindre le grand massif. Sur chacune de ces crêtes, une traînée de petites taches blanches, comme un long troupeau de moutons, semble éparpillée et endormie le long des pentes inaccessibles. Ce sont les villages kabyles, aux maisons toutes semblables, cubes en pisé blanc, quelquefois dominés par une très petite mosquée. Du fond des gorges qui s’entre-croisent les légères vapeurs montent toujours, l’air est très vif, et sous l’ombre des rochers que nous contournons, le frisson nous saisit par momens. Quelquefois nous dépassons une femme kabyle, sans voile, au haïk rayé et zébré de brun et de blanc, à la ceinture écarlate ; elle ne se détourne que pour la forme, et nous pouvons apercevoir ainsi quelques jolis visages.
Et puis les hommes gardant leurs troupeaux sont nombreux, enroulés dans leurs burnous frangés et dépenaillés, d’une couleur indescriptible : sur la tête, une chéchia luisante de graisse et de crasse; aux jambes, des sandales effilochées et traînantes. Leurs yeux bleus et leurs teints clairs les distinguent essentiellement des Arabes, et aussi une certaine douceur de manières et d’allures, très frappante.
Un dernier tournant à franchir, et sur le plateau d’un pic assez élevé, nous apercevons un gros fort, des bastions reluisant au soleil et un mur d’enceinte. Notre chaussée suit une crête étroite, bordée de chaque côté par les profondeurs du ravin et dominant toute une région de sommets et de plans de montagnes superposés. Elle se termine à la porte fortifiée sous laquelle nous passons entre des sentinelles, et nous voici dans la rue unique, aux constructions basses et proprettes qui composent le fort National : un peu au-dessus, la citadelle elle-même domine ces maisonnettes, groupées et alignées sous sa protection. L’air de calme endormi et de sécurité est absolu. Il faut un effort difficile et pénible pour se souvenir de l’insurrection de 1871, où le fort, défendu par quelques centaines de mobilisés bourguignons contre des milliers de Kabyles, soutenait un siège héroïque de deux mois, en traversant toutes les misères physiques et toutes les angoisses de l’abandon. On n’a guère su et on a peut-être oublié en France les terribles épreuves par où ont passé, pendant cette funeste année, les colons livrés presque à leurs seules ressources, et combien furent cruelles les représailles des populations arabes-berbères, toujours prêtes à saisir une occasion de vengeance.
Nous mettons pied à terre sur une petite place ensoleillée, à la vue magnifique, devant une auberge fort convenable qui nous fait bon accueil. Il faut d’abord faire flamber quelques bourrées d’olivier, car l’air est piquant, quoiqu’il soit près de midi, et puis déjeuner et monter à la citadelle. Grâce aux recommandations que nous apportons d’Alger, nous trouvons les plus obligeans guides, fonctionnaires connaissant parfaitement le pays et qui nous en font les honneurs.
De boutiques, de commerce, il n’y en a point ici. Les Kabyles, qui, au rebours des Arabes, sont de très habiles artisans, des bijoutiers adroits, des tisserands, des fabricans d’armes, des sculpteurs en bois, j’allais presque dire des couturiers et des brodeurs, travaillent chez eux, dans ces nombreux villages parsemés sur toute la montagne. Puis, ils envoient colporter par quelqu’un des leurs, dans les villes et les bazars, dans le désert même, les objets qu’ils produisent. Qui n’est pas ouvrier ici est courtier en marchandises. Alger est inondé de ces marchands kabyles. Ils vont partout ; on les rencontre à l’étranger, aux eaux, aux bains de mer. Leurs façons sont courtoises et insinuantes, leur voix d’une douceur singulière; ce sont les plus séduisans marchands du monde.
Il y a quelques jours, l’un d’eux me disait à Alger : « Achète-moi beaucoup de choses, je t’en prie. — Mais pourquoi? ton commerce ne va-t-il pas? — Si, très bien, madame, me répondit-il, mais j’ai de vieux parens avec qui nous vivons dans la montagne, mes frères, leurs femmes et moi. Nous travaillons ensemble, car les Kabyles aiment leurs familles et leur femme parce qu’ils n’en ont qu’une. Mais voilà qu’un de mes frères, colporteur comme moi pendant l’été, s’en va, l’an passé, à Vichy, en France. Il y gagne beaucoup. alors il a voulu voir Paris, et là il allait dans les théâtres et à l’Opéra et dans les endroits amusans, et il y a dépensé tout son argent et aussi le nôtre, car il était très beau, mon frère, et les Françaises l’aimaient beaucoup. Alors tu vois, je dois travailler longtemps pour retrouver l’argent perdu. »
La vue de la terrasse de la citadelle, le point culminant de Fort-National, est une des belles choses que l’on puisse rêver. — Au sud, la formidable ceinture aux sommets escarpés du Djurdjura enserre toute la contrée. — Sur le plus haut piton, on nous montre à l’aide d’une longue-vue un petit point blanc, carré ; c’est un marabout, ou lieu de pèlerinage où quelque saint homme est venu finir ses jours dans un ermitage quasi inaccessible et où les fidèles tentent parfois une ascension. Tout autour ce sont des ondulations gigantesques, de minces croupes sur lesquelles chevauchent d’innombrables villages, des replis abrupts dont nous n’apercevons pas le fond. — Au nord, c’est, après des gradins infinis qui vont en s’abaissant, la vallée du Sebaou, et puis les hauts versans qui, de l’autre côté, plongent dans la Méditerranée. Quelques fumées bleues, s’élevant lentement en flocons délicats, sont les seuls signes de vie dans cet immense paysage, aux proportions si grandioses que les villes au loin, que l’on nous nomme, semblent une tache blanche étendue sur quelque pente de gazon.
A 8 ou 10 kilomètres au-delà du fort, se. trouvent trois villages kabyles renommés pour l’habileté de leurs ouvriers. Le plus curieux est celui des Beni-Yenni; mais il est un peu difficile d’accès, et nous devons nous contenter d’aller à pied à celui qui le précède et dont la saleté et la misère suffisent amplement à ma curiosité. Il s’aligne de chaque côté de la route ; les petites demeures se suivent, pareilles : une cour, quelques bâtisses appartenant aux membres de la même famille, — pas de fenêtres; le fumier, les moutons, le grain et l’huile faisant bon ménage avec les habitans, qui, malgré cette apparence de pauvreté, sont souvent fort aisés. Sur une sorte de place, les vieillards réunis causent assis et nous regardent passer, quelques jeunes gens sont occupés à coudre des chemises, n’ayant point encore, nous disent-ils, de femmes pour les leur faire. Dans l’intérieur des cases, on aperçoit de petites forges, des métiers, quelques outils. Partout une odeur de misère nauséabonde, une gamme de blancs, — car les vêtemens des hommes ont tous à l’origine été de cette couleur, — dont le pinceau le plus fantastique ne pourrait imaginer la variété. Ce sont des miracles de malpropreté, des blancs terreux, des blancs zébrés, des blancs noirs, des blancs de toutes couleurs. Les femmes se parent d’assez étranges ornemens qui leur sont particuliers. Celles qui ont eu un fils portent un bijou bizarre et finement ciselé, — les jeunes filles se distinguent par un grand anneau en métal accroché sur le front. Toutes sont couvertes de bracelets, de pendeloques, et leurs haïks, très finement tissés, ont des dessins réguliers d’une harmonie douce. La petite mosquée qui termine le village est primitive et touchante dans sa pauvreté : quelques solives à peine dégrossies la soutiennent. Le minaret est si bas que, montés à son sommet, nous dominons à peine la tête des passans.
Mais la journée s’avance, et la route par laquelle nous remontons au fort est ardue. Quelques nuages légers deviennent roses au-dessus de nos têtes ; tout autour une ombre froide, envahissant les grands fonds qui dorment au-dessous de nous, nous rappelle qu’il est tard. La masse obscure du Djurdjura semble grandir encore quand nous rentrons dans la petite place forte, perdue dans cette étrange région. Les clairons sonnent gaiment la retraite : les étoiles apparaissent d’abord une à une, puis subitement, comme toutes à la fois, car il n’y a guère de crépuscule ici, et la nuit s’installe tout de suite. Maintenant nous ne voyons plus que les silhouettes mystérieuses de ce grand panorama qu’il nous faudra quitter demain.
BLANCHE LEE CHILDE.