EN TOURAINE
PAYSAGES ET SOUVENIRS




I. — LA VIGNE EN FLEUR


C’était une vallée entre Saint-Cyr et Luynes,
Dont la vigne à foison couvrait les deux versans ;
La tiède nuit de juin glissait sur les collines,
Et dans les chemins creux brillaient des vers luisans.

Lorsque pour son amant le soir la bien-aimée
Lisse ses cheveux bruns, une fraîche senteur
Imprègne sa poitrine et sa tête embaumée ;
— Ainsi tu parfumais la nuit, ô vigne en fleur !

On dit qu’aux jours d’été, quand tes grappes fleurissent,
Le vieux vin des celliers fermente et reverdit ;
Quand monte leur odeur, dans les cœurs qui languissent,
L’amour aussi, l’amour se réveille et bondit. —

La lune se leva comme une jeune reine,
Et les prés assoupis, et les grands pampres verts
S’argentèrent soudain à sa splendeur sereine ;
On entendit des pas sous les chemins couverts.

Une enfant de vingt ans, dans le sentier des vignes,
Cherchant quelqu’un des yeux, s’avança lentement.
Je voyais son profil aux délicates lignes
Sous les pâles rayons s’éclairer doucement.


Ses regards scintillaient, sa robe aux teintes blanches
Se soulevait parfois aux soupirs de son sein…
D’un cerisier touffu s’écartèrent les branches,
Un jeune homme parut et la prit par la main.

Sur une pierre assis, d’abord ils écoutèrent ;
Tout chantait : les grillons, les rossignols ; près d’eux
Les pampres frissonnaient au vent. — Ils se levèrent,
Et dans l’obscurité disparurent tous deux.


II. — VERETZ


J’entendis un son clair et frais. Une fontaine
Jaillissait d’un tonneau dans la pierre sculpté ;
Limpide, brusque et prompt, le filet argenté
Bouillonnait en tombant dans la margelle pleine.

Au-dessus, des tilleuls se penchaient, ombrageant
L’onde où se reflétait leur image indécise,
Et jusqu’au porche bas et cintré de l’église
La fraîcheur et l’ombrage allaient se prolongeant.

C’était jour de marché bien que jour de dimanche ;
Aux yeux des acheteurs qui passaient et jasaient,
Sous les rameaux tremblans, des femmes exposaient
Leurs légumes rangés sur une nappe blanche.

Vêtus de droguet gris, coiffés de feutre noir,
Des vieillards faisant cercle autour de la fontaine
Devisaient longuement de la moisson prochaine,
Tandis que l’eau chantait au creux du réservoir.

La cloche, s’éveillant dans le clocher de pierre,
Sonnait le catéchisme, et dans l’ombre on voyait,
Par le porche béant, la lampe qui brillait,
Ainsi qu’un ver luisant, au fond du sanctuaire.

D’enfans endimanchés un essaim babillard
Essayait une ronde à deux pas de l’église ;
Une petite fille au pied d’un arbre assise,
Apprenant sa leçon, restait seule à l’écart.

Tantôt elle agitait ses lèvres entr’ouvertes,
Et sur le livre usé sa tête se penchait ;
Tantôt, les yeux en l’air, rêveuse, elle cherchait
Le passage oublié parmi les branches vertes.


Filtrant dans les tilleuls, le gai soleil d’été
Éclairait les vieillards et l’enfant blonde et rose…
O tableau doux à voir, où le cœur se repose,
Et que le pur Brizeux en beaux vers eût chanté !


III. — AZAY


Calme petite ville, où t’ai-je déjà vue ?
Dans quel rêve ou dans quel pays ?
Les noirs logis muets qui bordent chaque rue,
Avec leur forme étrange et pourtant bien connue,
Me paraissent de vieux amis.

Les pignons au soleil découpent leurs sculptures,
À leurs pieds l’ombre se répand ;
L’herbe autour des pavés met de vertes bordures,
Les murs sont lézardés, aux poutres des toitures
Le lierre grimpe et se suspend.

À la mode des temps anciens encor vêtues,
Des servantes aux grands bonnets,
Droites sur les degrés aux assises moussues,
Restent sans mouvement ainsi que des statues ;
Dans l’air volent des martinets.

Ils volent vers la place où l’église dans l’ombre
Entr’ouvre son portail cintré.
C’est dimanche, et déjà les fidèles en nombre
Vont s’asseoir gravement dans le chœur frais et sombre,
De stalles de chêne entouré.

L’encens fume, la cloche, aux voix de l’orgue unie,
S’envole, et c’est une chanson
Pleine d’émotion et de mélancolie…
Où donc ai-je entendu cette vague harmonie
Qui me donne encor le frisson ?

Tout près, une maison se dresse, morne et grise ;
À la vitre où monte un jasmin,
Une enfant aux yeux bruns, triste et pâle, est assise ;
Elle suit dans leur vol les oiseaux de l’église,
Et rêve le front dans la main. —


Oh ! je me ressouviens !… La douleur inquiète
Qui met tout mon cœur en émoi,
Je la comprends enfin ! Chère ville muette,
Je connais quelque part une obscure retraite,
Silencieuse comme toi.

C’est la même attitude immobile et glacée,
La même église aux toits aigus.
Seulement la maison, de jasmin tapissée,
Est plus morne et plus vide encore ; à la croisée
La pâle enfant ne rêve plus.

Les volets sont fermés, la grande porte est close,
Et le jasmin n’a plus de fleurs ;
Dans un tombeau profond la pauvre enfant repose,
Et la rosée, hélas ! seule au matin arrose
La fosse étroite de ses pleurs.


IV. — AU BORD DE L’INDRE


D’un flot de ses rayons le soleil vint noyer
Un grand château du temps du roi François premier,
Et l’on voyait briller l’ardoise des toitures,
Les vitraux, les balcons et leurs frêles sculptures.
Tout autour, des fossés d’eau vive s’étendaient,
Où de blancs escaliers jusqu’au bord descendaient,
Et plus loin, des gazons, des massifs de verveines,
Abrités à demi par l’ombrage des frênes.
Puis, dans les profondeurs d’un parc de châtaigniers,
Frais, sinueux, obscurs, s’enfonçaient des sentiers,
Et d’espace en espace, une claire échappée
Laissait voir la prairie où l’herbe, encor trempée
Des larmes du matin, tremblait et scintillait,
Où, pleine jusqu’aux bords, et lente, sommeillait
L’Indre entre deux rideaux de bouleaux et de saules.
Bordant l’horizon bleu de leurs rondes épaules,
Les coteaux s’inclinaient, couverts de vigne en fleur,
Et sous cette verdure et dans cette fraîcheur
Je sentais à l’espoir mon âme se reprendre,
Et dans mon cœur guéri le calme redescendre.

Sur la pelouse, au seuil du château, deux enfans,
Blonds, roses, gracieux dans leurs vêtemens blancs,

Se roulaient : le plus grand avait six ans à peine.
O tendre floraison de l’enfance sereine !
La joie et la santé luisaient dans leurs yeux bleus ;
Les bluets fleurissant dans les blés onduleux
Et les myosotis éclos dans l’herbe humide
N’ont pas d’éclat plus pur et d’azur plus limpide
Que ces doux yeux d’enfans. — Venue à leur babil,
Et penchée au balcon sous un dais de coutil,
Leur mère, jeune Anglaise en sa pleine beauté,
Les contemplait le front rayonnant de fierté.
Comme des chants d’oiseaux à travers la ramée,
Leurs rires s’enfuyaient vers la mère charmée.
Elle leur répondait des lèvres et des mains,
Et l’air vibrait au bruit des baisers argentins.
Quand le soleil plus haut sur leurs têtes soyeuses
Fit tomber un faisceau de gerbes lumineuses,
De sa voix la plus tendre elle les appela :
— Edwin ! Harry ! — Le couple aussitôt s’envola.
Et j’entendis encore au fond de la maison
Des baisers maternels résonner la chanson.

Le paysage alors me parut sombre et vide.
O forêts, ô blés d’or, azur du ciel limpide,
Vous étiez doublement splendides et charmans
Quand vous vous reflétiez dans ces regards d’enfans !
Tandis que lentement je longeais la charmille,
Paix de l’intérieur, mariage, famille,
Ces grands et simples mots dont on rit à vingt ans,
Vinrent devant mes yeux briller en même temps.
Je m’assis tout songeur au bord de la rivière,
Et je vis, reproduit dans l’eau profonde et claire,
Tout un rêve de calme et de contentement :
— Là-bas, sur ce coteau plein d’ombre en ce moment,
Là-bas, où les noyers montent en longue ligne,
Une étroite maison et deux arpens de vigne ;
Un verger plein de nids ; sur le mur, un jasmin
Dont les brins étoiles pendent vers le chemin ;
Et dans ce blanc logis, peuplé de poésie,
Une femme de cœur, et par le cœur choisie,
Une épouse aux yeux bleus, douce et grave à la fois ;
Des enfans… La maison retentit de leur voix ;
Je crois les voir courir au détour de l’allée,
Comme des oiselets qui prennent leur volée.


Beau rêve ! Heureux qui peut, ô fantôme flottant,
Dans la réalité te rapporter vivant !
Chère ombre de bonheur, sans cesse poursuivie,
Plus d’un t’a rencontrée aux sentiers de la vie,
Et dans le grand chemin, hélas ! sans le savoir,
Vous vous êtes croisés pour ne plus vous revoir.
Et plus vous vous cherchez, plus grandit la distance ;
Chaque pas vous éloigne, et la route est immense,
Et rêveurs amoureux et divines amours
S’en vont se poursuivant et se fuyant toujours.


V. — LA LOIRE A LANGEAIS


Large et lente, la Loire aux clartés de midi
Roule parmi les prés ses eaux éblouissantes ;
Le sol brûle, l’air tremble, et le sable attiédi
Étend au grand soleil ses nappes blanchissantes.

Et sur les flots moirés dorment de vertes îles,
Ceintes de peupliers, d’aunes et de bouleaux :
Rameaux flottans, feuillée épaisse, frais asiles
Se bercent reflétés dans la splendeur des eaux.

Ouvrant ses bras d’argent, la royale rivière
Sur son sein frémissant les presse avec amour ;
L’eau vers les saules gris, les saules vers l’eau claire,
Attirés et charmés, s’avancent tour à tour.

Des vignes aux blés mûrs tout parle de tendresse,
C’est un murmure sourd, un chant voluptueux ;
Loire, tout entière à sa muette ivresse,
Baise avec passion les bords silencieux…

La nuit vient. Au milieu d’une brume empourprée,
Le soleil s’est plongé dans l’onde qui rougit.
Le feuillage frissonne, et la lune dorée
Au sommet des noyers se montre et resplendit.

Et l’on entend dans l’eau, dans les sombres ramées,
Des rires, des baisers et des éclats de voix,
Comme si des amans avec leurs bien-aimées
S’entretenaient d’amour dans les sentiers des bois.

Et l’on croit voir passer de vagues ombres blanches.
Est-ce un frêle brouillard par le vent emporté,

Ou le jeu d’un rayon de lune sur les branches ?…
L’air exhale de chauds parfums de volupté.

C’est vous qu’on voit errer, ô splendides maîtresses !
Vous qui dans vos tombeaux sommeillez tout le jour,
Diane, Marguerite, ô reines, ô duchesses,
Fantômes des vieux temps et de la vieille cour !

Vous revenez la nuit : vos amans, vos poètes
Marchent à vos côtés. Fiers, sourians et beaux,
Contant de gais propos, chantant des odelettes,
Les couples enlacés glissent sous les bouleaux.


VI. — LE PLESSIS


Bordé de hauts buissons où pend encor la laine
Arrachée en passant aux troupeaux du domaine
Que l’on conduit à l’abreuvoir,
Un chemin pierreux mène à la terrasse grise
Où, parmi les tilleuls, la maison est assise,
Demi-ferme et demi-manoir.

Ce gai logis où grimpe une vigne noueuse,
Et que les métayers dans leur langue flatteuse
Appellent toujours le château,
Repose, obscur et calme, et n’a point d’autre histoire,
Ni d’autres parchemins que la courte mémoire
Des anciens du prochain hameau.

Les ramiers font leurs nids sous la vieille tourelle,
Dans la cour, coqs, pigeons, poussins battant de l’aile
Viennent becqueter le festin,
Que du haut du perron, joyeuse et la main pleine,
En peignoir rose et gris, la jeune châtelaine
Leur émiette chaque matin.

Sur la pelouse aux coins découpés en étoile,
Derrière la maison, mainte pièce de toile
Blanchit dans l’ombre, à la fraîcheur ;
Plus bas, de châtaigniers une rapide allée,
Entre deux talus verts encaissée et sablée,
Conduit aux terres du seigneur.

Là s’étendent au loin vignes, clos et prairies,
Clairs taillis où l’on voit les toits des métairies

Fumer à travers les bouleaux ;
Par là, les pauvres gens viennent tous les dimanches
S’asseoir sur les degrés aux larges dalles blanches,
Bâton en main, besace au dos.

Aux voyageurs amis la lourde porte verte,
Du printemps à l’automne, est toute grande ouverte.
Arrive un poudreux pèlerin :
On lui fait place à table, à droite de l’hôtesse,
Et pendant le dessert, en signe d’allégresse,
On vide un flacon de vieux vin.

Le soir, en cercle assis près d’un feu de javelles[1],
À la lueur de l’âtre on se dit les nouvelles,
Tandis que jase le grillon ;
Puis dans la toile fraîche on s’étend, on sommeille,
Et dès le fin matin un pâtre vous éveille
Au bruit de son chant berrichon.

Simple maison !… Souvent à son toit solitaire
Ton hôte revenu voit comme une ombre chère
Ta cour où se penche un noyer,
Et ta grand’salle basse où vient la châtelaine
Avec les vendangeurs, tout en filant sa laine,
Causer sous l’abri du foyer.


VII. — LE MOULIN DES AGES


A M. Frédéric de Holzhausen


Dans les prés, la rosée a baigné l’herbe mûre ;
Tout luit, le soleil pose une aigrette de feu
Sur l’épi qui fleurit, sur l’arbre qui murmure :
Dans le ciel tout est bleu.

Au bas d’un rocher gris qui se penche et surplombe,
La rivière bouillonne au sortir d’un moulin,
Et l’on entend au loin le bruit de l’eau qui tombe
En jetant son écume aux saules du chemin.

Là-bas, dans un îlot tout couvert de ramée,
Le moulin se dérobe aux regards, et l’on voit
Seulement vers le soir un filet de fumée
Au-dessus de son toit.


Un chemin creux descend vers la rive où s’appuie
Un pont tremblant qui mène au logis du meunier ;
Sous la roue en travail l’eau s’éparpille en pluie,
Et mêle sa voix sourde au tic tac familier…

Quand l’heure de l’amour sonnait mélodieuse,
La bien-aimée et moi nous tenant par le bras,
Nous avons bien souvent sur cette rive heureuse
Cheminé pas à pas.

Nous avons, en suivant cette même feuillée,
Bien souvent réveillé les rossignols des bois ;
Ils fuyaient, secouant leur aile encor mouillée…
J’y reviens ce matin, mais tout seul cette fois.

J’y reviens, mon ami. C’est la même verdure,
Le même abri dans l’ombre et la fraîcheur plongé,
C’est le même soleil qui dore l’herbe mûre ;
Hélas ! rien n’est changé,

Rien, pas même une branche, une pierre, une mousse ;
Tout sourit comme au temps où nous étions heureux.
Ce sureau qui fleurit et ce gazon qui pousse
Sont là, comme autrefois, verts, jeunes, vigoureux.

O taillis pleins de nids, rivière tiède et sombre,
Fleurs qui vous enlacez dans les bois et les prés,
Et vous, qui vous cherchez pendant des nuits sans nombre,
Astres énamourés,

L’homme au milieu de vous tient-il si peu de place,
Que vous puissiez le voir s’éloigner pour toujours,
Sans perdre un gai rayon, un sourire, une grâce,
Sans suspendre un moment vos chants et vos amours ?…

Non, non, la bien-aimée au tombeau descendue
Ici-bas a laissé la trace de ses pas ;
Vous conservez encor de sa beauté perdue
Un reflet, n’est-ce pas ?

Et je vais, m’égarant des halliers aux fontaines,
De la haie au rocher par la mousse rongé ;
Parlez-moi d’elle au moins, pierres, buissons, grands chênes,
Vous qui vivez encore et n’avez pas changé !


Es-tu là, pâle Aimée ?… O terrible silence !
Ce qui double le mal, ce qui navre le cœur,
C’est ton calme, ô Nature, et ton indifférence
Est la pire douleur.

On demeure atterré devant ce froid mystère,
Et moins on le comprend, plus augmente l’effroi,
Et plus on veut chercher, et plus on désespère.
On s’irrite, on blasphème, on crie à Dieu : — Pourquoi ?

Et quand, las de creuser l’insondable problème,
On sent son cœur faillir, sa tête s’égarer,
La Nature verdit, sourit, toujours la même…
Et l’on reste, à pleurer.

Pleurons donc, soyons homme… O larme solitaire,
Tombe, détache-toi ; puissent de blanches sœurs
Te succéder encore au bord, de ma paupière
Et rouler comme toi, fille, de mes douleurs !

Car, ô larme d’argent, tu me rends à la vie,
Tu soulages mon cœur par le doute oppressé,
Et je me sens plus près de l’enfant endormie
Dans son tombeau glacé.

Et vous, chênes, oiseaux, toi, rivière sonore,
Poursuivez vos soupirs, vos murmures, vos chants ;
O soleil triomphant, illumine et colore
Les forêts et les champs.

Maintenant je comprends votre joie immuable ;
Dans l’univers immense où Dieu le fait errer ;
L’homme n’est qu’un atome, un pauvre grain de sable,
Mais cet atome pense, et seul il peut pleurer.

Et je bénis le Dieu qui verse comme un charme
La rosée aux sillons desséchés et poudreux,
Le Dieu clément et doux qui fait sourdre une larme
Aux yeux des malheureux.


ANDRE THEURIET.

  1. Fagots de sarment.