EN THESSALIE

JOURNAL DE CAMPAGNE
DERNIÈRE PARTIE[1]

5 mai. — Nos chevaux sont sellés dès cinq heures du matin. Plus une âme dans les rues de Larissa. Cette ville si animée, si pleine hier, s’est vidée sans bruit, sans hourras exaltés de la part des hommes, qui sont partis avec tranquillité, comme s’ils allaient à la promenade. Nous traversons les camps établis en dehors de la ville : les tentes abandonnées sont encore là. Le train des équipages, c’est-à-dire la foule des chevaux de bât dont je vous ai parlé, les amènera plus tard.

Qu’on se représente, du côté du nord, la plaine de Larissa comme le fond d’une cuve dont le bord remonte doucement vers le sud ; mais précisément, en marchant droit dans cette direction, le dessus de la cuve est comme fendu, et c’est là que passe la route qui va sur Pharsale, entre des hauteurs de 480 mètres d’un côté, de 350 de l’autre, près des villages de Tekké et de Karadémirdji. Les Grecs sont postés sur ces hauteurs, commandés par le prince Constantin, avec 20 000 hommes et dix batteries d’artillerie dont une est venue de Kharditza. Il s’agit de les déloger. Contre eux trois divisions s’avancent directement, les deux autres étant dirigées sur des points très excentriques. Même, sur les trois qui doivent prendre part à l’action, une reste en arrière, en réserve, celle de Néchat.

La concentration des troupes a eu lieu à Iénibégler, à une douzaine de kilomètres de Larissa. Bientôt nous entendons le bruit du canon : ce sont les Grecs qui tirent des hauteurs de Karadémirdji, défendant le rebord de la cuve. Les Turcs répondent, placés à 3 000 mètres en arrière ; et la division de Hamdi-Pacha commence un mouvement sur la droite. Tout cela a pris du temps. A midi seulement les batteries grecques se sont tues, et la division Memdouh commence l’attaque de Karadémirdji. Le pays est vallonné, parsemé de petits bois d’oliviers rabougris, de cyprès noirâtres derrière lesquels se cachent les tirailleurs des deux armées, et avec des jumelles on distingue parfois à 800 mètres un officier hellène, correct, d’un chic français, l’élégance sobre de son uniforme faisant contraste avec la vétusté du costume de la plupart des officiers inférieurs de l’armée que j’accompagne. Un soldat turc est près de moi, couché derrière une souche, chargeant et déchargeant son fusil Martini Henry avec une attention régulière et prudente. Mon souvari, c’est-à-dire le cavalier qu’Edhem-Pacha m’a donné comme sauvegarde, — un israélite de Salonique qui parle le français de la façon la plus vive et la plus correcte, — l’interroge pendant une pause : « Es-tu du nizain ou du redif (de l’armée active ou de la réserve) ? — Du redif, répond-il. J’étais dans la campagne, là-bas, à Trébizonde. Les plus anciens soldats de réserve m’ont envoyé chercher un jour. Ils étaient sur la place du village, avec l’iman, le prêtre de la mosquée. Ils m’ont dit qu’il y avait la guerre et qu’il fallait partir. J’ai dit que c’était bien ; il y a eu de grandes prières à la mosquée, on a lu le Livre, et nous avons crié : Longue vie au Padischah ! Après, nous sommes allés à Constantinople, ceux du village qui devaient le service et moi. On nous a habillés, on nous a donné des fusils. J’étais à la prise du fort de Kapou-Tépé, avant Tyrnavos. »

L’homme est marié, il a des enfans ; toute cette famille est restée dans la lointaine Trébizonde, sous la garde des vieux parens et des antiques coutumes musulmanes qui cacheront sa femme à tous les regards. Il sera ghazi, c’est-à-dire victorieux, s’il revient vivant ; s’il est tué, il aura des gloires spéciales au paradis. Dieu l’a envoyé là, et il fait son devoir.

Cependant on tire toujours, avec abus, car le résultat est mince. Bien peu d’hommes tombent de notre côté, et lorsque nous avançons, les cadavres grecs n’apparaissent que rarement. Quant aux blessés des adversaires, ils ont été rapidement enlevés ; les ambulances sont chez eux, semble-t-il, mieux organisées que chez les Turcs. Vers deux heures, nous entendons des cris, un mouvement de recul se produit dans un bataillon de volontaires albanais. Séfoulah-Pacha, un petit homme actif, trapu, monté sur un cheval très vif, leur adresse des reproches en un langage qui doit être énergique. Les hommes répondent très nettement : « Nous voulons bien y aller si tu y vas. » Et alors Séfoulah-Pacha « y va » très crânement, et enlève la bande.

Enfin cette ligne de hauteurs est emportée ; le bataillon albanais pénètre dans le petit village de Tatari et y met le feu ; d’autres villages brûlent également à droite et à gauche. Devant nous s’étend une large vallée au milieu de laquelle coule une petite rivière. Un pont franchit cette rivière, le chemin de fer apparaît un peu en arrière, avec une station qui fait une tache blanche, et de cette station une route empierrée toute droite, d’une demi-lieue, conduit à Pharsale.

C’est la seconde phase de la bataille. L’artillerie recommence à tonner. Trois fois de suite celle des Grecs reprend position, répond aux pièces turques dont le tir paraît d’ailleurs beaucoup mieux réglé. D’ailleurs, un certain nombre d’obus hellènes n’éclatent pas, bien que la terre soit très sèche. On se croirait en manœuvres, avec une leçon réglée à l’avance… « A deux heures, les troupes grecques se trouvant dépassées sur la droite abandonneront les positions qui défendent le côté nord de la plaine de Pharsale. Sans essayer de défendre le côté sud, elles opéreront leur retraite en bon ordre sur Domokos, leur arrière-garde continuant à combattre pour couvrir cette retraite. » Cependant, en avant du pont, il y a un engagement assez chaud. Mais pourquoi ce pont n’est-il pas coupé ? Plus loin, les Grecs défendent encore avec énergie des épaulemens dressés à la hâte, et enfin, devant la gare, après un long silence, la fusillade éclate, très vive. Une compagnie hellène a blindé les fenêtres de la station et les bâtimens voisins, attendu l’ennemi à 40 mètres, et commencé un feu roulant. Les Turcs ne fléchissent pas, ils sont solides, mais ne mettent pas baïonnette au canon, ce qu’une troupe européenne aurait fait probablement. Ils s’abritent, attendent du renfort, triplent leur feu, et rendent la place intenable. Alors les Grecs s’en vont, en tirant sur les fenêtres qu’ils viennent de quitter. A six heures tout est fini, et l’on voit l’artillerie grecque défiler, assez en désordre cette fois, sur la droite, vers Domokos. Pourtant les vainqueurs n’entrent pas dans Pharsale, et couchent sur leurs positions. Des bœufs mugissent, des brebis se plaignent doucement : on a été à la maraude, et la soupe sera bonne. Mais à neuf heures, plus un bruit sur ce champ de bataille. Les hommes se couchent en plein champ autour des feux de bivouac et s’endorment paisiblement.

Volo, 8 mai. — Le lendemain de la bataille de Pharsale, des coups de feu nous réveillent vers sept heures : les Albanais, entrés les premiers dans cette petite ville, comptant y découvrir quelques Légers souvenirs à emporter, ont été salués à leur grand étonnement par une fusillade inattendue. Trois cents irréguliers grecs, demi-soldats, demi-bandits, et qui avaient commencé le pillage, s’étaient réfugiés dans les ruines d’un vieux château fort de l’époque romaine, planté sur une cime abrupte : le château du Trésor, disent les quelques juifs qui restent dans le pays complètement abandonné des habitans hellènes. Il paraît, en effet, qu’après les grandes pluies d’hiver, les torrens qui passent à travers ces ruines en arrachent des pièces d’or, d’argent et de cuivre. Mais les Albanais, qui ont enlevé la position en un clin d’œil, — cette petite guerre de partisans leur convient admirablement, — n’y ont rien trouvé qu’un grand nombre de culots de cartouches. L’armée régulière turque, entrée derrière eux, a respecté ce qui restait de la ville, et installé l’ambulance dans la maison même qu’occupait le prince Constantin, dont on a retrouvé jusqu’à la batterie de cuisine.

Nous apprenons qu’on s’est battu hier à Velestinon, qu’on s’y bat encore peut-être, que le maréchal Edhem-Pacha s’est dirigé de ce côté, et nous plions bagage pour tâcher de le rejoindre.

La route, — une sente à peine tracée, — traverse le massif des Cynocéphales : pays rude, montueux, presque stérile ; parfois des orges maigres dans des champs de pierrailles. Enfin nous redescendons dans la grande plaine de Velestinon, riche, humide, grasse, traversée d’un chemin de fer et d’une ligne télégraphique dont les vaincus n’ont même pas coupé les fils. Des bouquets de bois apparaissent, des vergers, des prairies peuplées de beaux chevaux que les irréguliers, Guègues et Arnautes, pourchassent et réunissent en troupes. Leurs maîtres ont quitté le pays, sauf quand ces maîtres sont israélites : et alors ce sont des discussions sans fin, des pleurs, des fusils brandis, des mains désarmées qui se dressent suppliantes. Ces obstinés propriétaires finiront par être récompensés de leur singulier courage. Leur présence garantit encore un peu leurs biens, leurs bestiaux qu’ils abritent dans des cours aux hautes murailles ; et puis, plus tard, ils rachèteront pour quelques piastres leurs propres chevaux — et ceux des autres ! — Cette énergie qui n’est pas sans danger finit, même déployée per fas et nefas, par inspirer quelque admiration.

A travers les bouquets d’arbres et les haies nous continuons à marcher, et nous finissons par être forcés de reconnaître que nous nous sommes complètement perdus ; impossible de trouver Velestinon où campe Edhem-Pacha. Une longue lueur rougeâtre monte au milieu de la nuit, assez loin encore, et nous nous dirigeons de ce côté. C’est Hagios-Gheorgios qui a été pris dans la journée même : il paraît que sans nous en douter nous sommes arrivés aux avant-postes, dépassant le quartier général. Le village entier est en feu : il a été pris de vive force, et les Albanais excitent méthodiquement les flammes, font glisser avec des perches les lourdes tuiles qui empêchent les toits de flamber. A côté de ces fournaises, d’autres brasiers tout petits fument à ras de terre, et ces petites lumières de bivouac, ces grandes flambées furieuses, ces fumées rougeâtres se mêlent fantastiquement. Cependant on entend un grand murmure, on perçoit des foules d’ombres, car les Albanais n’ont point la placidité muette du Turc : ils se montrent les dépouilles prises, les échangent, et causent bruyamment avant de s’endormir.

Mais nous mourons de faim et de sommeil. Par un coup de fortune, heureusement, notre cavalier interprète, toujours débrouillard, découvre que le colonel du régiment qui campe au milieu de ces flammes est un vieil habitant de Salonique, un ami auquel il a gagné parfois quelques livres turques au baccarat. Ce clubman de Macédoine nous reçoit comme seul sait recevoir un Turc en veine d’hospitalité : tout est à nous, simplement. Et il est si bonhomme, si paternel, il offre son mouton bouilli, son vin et son mastic, — car il a du vin et de l’alcool, infraction aux lois de Mahomet dont Mahomet le bénisse ! — que c’est à peine si nous pouvons lui dire que, quelques minutes auparavant, nous aurions volontiers payé bien cher ce dîner royal, et le coin qu’il nous offre dans sa tente. Ce brave colonel a une âme d’enfant, noble, naïve et douce. L’incendie du village lui fait venir les larmes aux yeux. « Mais si vous saviez ce que c’est qu’un assaut ! nous dit-il : les défenseurs eux-mêmes commencent la destruction en crénelant les murs, en brûlant certaines maisons pour gêner l’action de l’adversaire. Une fois les Arnautes dans la place, surtout quand ils ont subi des pertes, ils se chargent trop volontiers de ce qui reste à faire. »

Nous déroulons nos couvertures et nous nous endormons. Vers une heure du matin, notre hôte nous réveille : « Une grande nouvelle, nous dit-il, Volo se rend. Le consul de France, M. de Roujoux, et son collègue d’Angleterre se sont rendus en parlementaires officieux au quartier général d’Edhem-Pacha. Cependant on ne change rien aux ordres donnés pour l’attaque du col de Volo. Il pourrait y avoir une surprise, et nous devons nous tenir prêts. »

Sur ce que fut cette entrée à Volo, une bien courte phrase peut résumer nos impressions d’alors : la victoire était décidément trop facile. La ligne de collines qui défendait ce petit port si élégant, si frais, si antiquement grec, franchie sans résistance par des soldats qui rient sur les chemins, le fusil à la bretelle ; cette flotte hellène qu’on avait là sous les yeux, en rade, et qui partit comme elle avait fait partout, sans avoir, je ne dis pas rien accompli, mais rien essayé ; cette ligne de chemin de fer intacte et sur laquelle, trois ou quatre jours après, les vainqueurs faisaient rouler des convois, — assez mal d’ailleurs, avec quelques accidens, à cause de l’insuffisance excusable d’un personnel improvisé, — tout cela luttait contre la pitié, contre la sympathie qu’on aurait voulu éprouver pour le vaincu. La conduite des Turcs à Volo a été franche et digne. La ville s’était rendue sans résistance, sur la promesse qu’elle serait respectée : cette promesse a été entièrement, absolument tenue. Quelques jours après l’occupation, la plupart des magasins, même des magasins de bijouterie, étaient rouverts ; les marchés de viande et de légumes se tenaient dans les rues comme d’habitude. Trois hommes ont assuré la sécurité de Volo : le consul de France, M. de Roujoux, dont la conduite a été au-dessus de tout éloge, et qui a su grouper et enlever ses collègues ; Emver-Bey, le commandant de place ; et le nouveau caïmacan de la ville, Khamil-Bey, dont tout le monde se loue. « Il écoute tout ce qu’on lui dit, réfléchit longuement, et se décide toujours en faveur de l’équité », me disait M. de Roujoux lui-même. Et Khamil a quelque mérite à cette impartialité, car il était consul de Turquie dans ce même Volo avant les hostilités, et la population grecque a bien failli l’assassiner.

Dans les environs, il y a eu des cas de pillage pendant la marche en avant, mais, à part les lieux où on a livré bataille, pas un incendie. Les délicieux villages des collines, ceux du bord de la mer, sont tels qu’avant la guerre. Il en a été ainsi du moins jusqu’à la signature de l’armistice, et j : ignore ce qui s’est passé après mon départ. J’ai entendu dire qu’il y avait eu des déprédations et des meurtres même, dans les campagnes. Il s’était formé dans les environs des troupes de bandits grecs, comme d’ailleurs dans tout le reste de la Thessalie : à Trikhala, ceux-ci ayant fait prisonnières deux familles appartenant à leur propre nationalité, ont exigé 70 000 francs de rançon. D’autre part, il est certain que les Albanais licenciés ont dû faire concurrence aux brigands indigènes. Mais encore une fois, il ne s’agit que de faits isolés.


Pharsale, 15 mai. — Le lendemain même de la reddition de Volo, Edhem-Pacha retournait à son camp de Tekké, au nord de la plaine de Pharsale, se plaçant ainsi à l’arrière-garde de son armée, dont les avant-postes sont de l’autre côté de la vallée sur les collines qui dominent la ville. Une tente était réservée aux correspondans, dans le camp même, et nous en avons profité une nuit : mais on gelait, ce qui n’est rien, et on mourait de faim, habitude plus difficile à prendre. Quelques-uns de mes confrères veulent mal de mort au maréchal de leur abstinence forcée. Ils avoueraient facilement que le premier devoir de ce chef d’armée leur paraît être de leur offrir à dîner tous les jours. Mais, à en juger par l’ordinaire de quelques officiers généraux, il est bien possible que le généralissime lui-même fasse assez maigre chère. L’administration militaire nous fournit du pain en abondance, et, pour nos chevaux, du foin haché dont ils ne veulent pas : le blé vert des larges champs qui s’étalent à nos pieds et dont ils se nourrissent depuis un mois, les a rendus très difficiles.

Nous avons donc quitté la tente, et cherché une maison à Pharsale, où elles ne manquent point, la ville ayant été complètement désertée. Mais notre cavalier israélite a déniché en cinq minutes des coreligionnaires qui, suivant leur usage, n’ont point quitté la place. Il revient nous annoncer la bonne nouvelle, et son œil brille. « Ils ont du vin kasher, nous dit-il, c’est-à-dire qui a été préparé suivant les rites, et ce vin n’est point empoisonné de résine ; ils ont du mastic, des chambres avec un divan sur lequel on peut coucher, toutes les joies de l’existence. C’est là qu’il faut aller. »

Et c’est là en effet que nous sommes installés depuis près d’une semaine. Notre premier soin a été de nous procurer des provisions, que nous avons fait venir d’une propriété grecque située au-delà des lignes turques, à Tchatma, et que nous avons fort honnêtement payées : un mouton, un troupeau d’oies, des poules, des œufs, une grande bouteille de « mastic », l’alcool du pays, qui est excellent. On vient nous voir, on nous envie, nous sommes de grands seigneurs. Dans la maison qu’occupait le prince Constantin, en face de nous, est installée l’ambulance de la Banque ottomane, dirigée par un Suisse, le docteur Lardy, et surveillée par Bonkowski-Pacha. J’y retrouve deux Français, les docteurs Robineau et Monod. Leur ambulance n’est pas un miracle d’organisation : — la Banque ottomane a fait ce qu’elle a pu, très généreusement. — Elle a été doublée par une mission russe, dirigée par le docteur Lang ; le personnel médical est excellent, mais le service officiel militaire qui devrait servir de point d’appui à ces efforts de l’initiative privée est insuffisant. Il faut toujours se rappeler le mot d’un vieux général ottoman à Von der Goltz : « Nos blessés ? Mais nous les laissons mourir ! » Cela lui paraissait tout naturel, et cela paraît tout simple aux malheureux blessés eux-mêmes. Couchés sur leur manteau, car les lits ne sont pas assez nombreux, ils ne profèrent pas une plainte, ils attendent leur sort, décidé de toute éternité par une infinie puissance, avec un calme qui vient de la certitude des joies futures. S’ils meurent, ils seront schehids, c’est-à-dire martyrs. Seul, peut-être, en Europe, le soldat russe possède la même résignation, le même esprit de renoncement, la même simplicité devant la mort. On ne pourrait écrire qu’ils la souhaitent, car ils sont entre les mains de Dieu, et ne sauraient avoir de désir ; mais ils la préfèrent obstinément à une amputation qui les sauverait, mais les mènerait au Paradis — telle est leur croyance — avec une jambe ou un bras de moins. Aussi les grandes opérations sont-elles rares.

A quelques centaines de pas de notre demeure, tout près du quartier du commandant de place Hassan-Pacha, se trouvent les restes d’un théâtre antique ; des ifs dressent au milieu des champs foulés aux pieds par les grandes troupes d’hommes leurs troncs noueux, leur feuillage noir où perchent des cigognes ; une source claire sort à grands flots d’un monticule stérile, et forme un gros ruisseau qu’ombragent de beaux arbres. Nous nous habituons à cette étrange existence, elle a un charme de bizarrerie et d’aisance, de paresse et de résignation à ce qu’on ne saurait empêcher. Insensiblement nous pénétrons dans la vie intime de nos hôtes israélites. Le maître, Abraham, est un grand homme à la barbe noire, aux traits réguliers. Le matin et le soir, la tête ceinte des téfillin, les bandelettes sacrées, il nasille ses prières, durant une heure. C’est un homme riche : il tient noblement le haut bout de la table en mangeant son sobre repas de fèves à l’huile, et envoie ses enfans à Larissa, afin qu’ils y reçoivent l’instruction religieuse qui plaît à Jéhovah. Cette maison, il en loue une partie à une autre famille qui fait le commerce en association avec lui : un homme dont la physionomie est assez vile, et les ongles très sales, et une femme qui a dû être belle, et qui est enceinte pour la neuvième fois. Il y a encore Sakouchka, un garçon de douze ans, qui, après le pillage de Pharsale, a glané ce que les Turcs avaient laissé : et il nous propose, pour des sommes minimes, du papier à lettres, des porte-plumes, des portraits du roi et de la reine de Grèce. Ses parens lui laissent l’administration de son pécule, afin qu’il se forme aux affaires. Enfin il y a Rachel, la servante, une cendrillon de treize ans, belle comme la plus belle des filles de Salomon. Le vendredi, ce petit monde travaille tout le jour afin de se reposer le lendemain, respectant les ordres que le Seigneur a donnés pour le Sabbat. Vers le soir toutes les œuvres serviles sont accomplies, on retire du four le pain et les œufs durs du lendemain. Alors Abraham apparaît lavé, peigné, couvert d’une robe de coton d’un jaune d’or flamboyant sur laquelle il a jeté un large manteau de fourrures, et la femme de son associé revêt une casaque bleue doublée de fourrure blanche, une gorgerette de mousseline, et une robe à volans. Quant à Rachel, elle s’est débarbouillée, elle a mis un tablier propre, et tressé pour une nouvelle semaine sa lourde natte sombre comme la nuit : et je vous dis en vérité qu’elle a l’étrange éclat d’un lis noir fleurissant sous le grand soleil.

Pharsale, 16 mai. — J’ai sans doute été gagné par le fatalisme musulman : si Dieu le veut, je resterai indéfiniment chez Abraham. Mais ceux qui parmi nous se piquent de stratégie se plaignent : on a mis quinze jours à franchir les cinquante kilomètres qui séparent Tyrnavos de Pharsale. Sont-ce là les coups foudroyans qu’exigent les méthodes modernes ? Pourquoi n’a-t-on pas pris une offensive immédiate, et attaqué les positions de Domokos, sans laisser à l’ennemi le temps de s’y retrouver, dès la prise de Velestinon ? Ces délais n’offrent pas de danger pour les Turcs, il est vrai, avec la supériorité numérique dont ils disposent, et l’avenir de la campagne est décidé, selon toute apparence ; mais que résulterait-il de ces hésitations, si l’on se trouvait en face d’une grande armée européenne ?

Ces critiques sont peut-être fondées. Seulement il est très probable qu’il existe aussi des choses qu’on ne sait pas. D’abord, il doit y avoir à cette petite guerre, qui ressemble décidément à de grandes manœuvres, avec fusils chargés, des dessous diplomatiques que nous ignorons. L’Europe laisserait-elle l’armée turque camper dans les ruines du Parthénon ? Et d’autre part, si les succès de cette armée avaient été foudroyans, n’aurait-il pas été bien difficile d’arrêter son élan, qui l’eût emportée jusqu’à Athènes ? Je suis sûr que les ordres qui viennent à Edhem-Pacha, sur les fils du télégraphe planté à mesure que nous avançons, lui conseillent bien plutôt la temporisation que la hâte ; et il faut être bien peu au courant des choses turques pour croire que le maréchal peut rien faire sans l’ordre ou l’autorisation des fameux Medjilis, des comités de Constantinople. Et puis, il y a une autre raison encore : il n’existe qu’une route d’approvisionnemens, celle du col de Melouna, extrêmement difficile. Or, les sobres Ottomans ont beau vivre de pain et d’ail, encore faut-il faire venir ce pain de Macédoine. De même pour les munitions. L’autre jour, dit-on, un attaché militaire est allé demander au maréchal la raison de ce temps d’arrêt : « J’ai trois coups à tirer par canon, lui a répondu Edhem, de son air d’éternelle douceur. Avanceriez-vous dans ces conditions ? »

Il semble du reste que notre attente touche à sa fin. De grands mouvemens de troupes ont lieu. Aujourd’hui, nous sommes allés aux nouvelles au camp de Tekké : des collines arrondies, onduleuses, creusées de profondes ravines ; au sommet, le tombeau d’un saint homme musulman : quatre murs blancs, entourés d’une haie d’ifs ; en avant de ces ifs, quelques tentes blanches, et une tente verte, celle du maréchal. Nos chevaux grimpent en faisant rouler des cailloux de marbre, et à un détour de montagne, s’arrêtent devant une longue file d’hommes qui monte, elle aussi, vers Tekké. Pas d’ordre au sens européen et militaire du mot : deux cartouchières en croix sur la poitrine, les uns portant des ombrelles, les autres perchés sur des bourricots, des mules, des chevaux de bât, les soldats de la division Haydar-Pacha gravissent les pentes. Au milieu, s’élèvent les bannières vertes, blanches et rouges ; et l’iman, l’aumônier musulman, passe en faisant bondir son cheval.

Cette division vient de Velestinon ; la concentration est terminée, la bataille aura lieu demain à Domokos. Il y avait en Thessalie deux divisions hellènes. La première, général Makri, avait son centre à Larissa, et comprenait trois bataillons d’evzones, douze bataillons d’infanterie, quatre bataillons nouvellement formés, et le 3e régiment d’artillerie, c’est-à-dire sept batteries. La seconde, dont le centre était à Trikhala, avait exactement la même constitution. C’est donc une trentaine de mille hommes au plus, y compris six escadrons de cavalerie, que nous rencontrerons.


Devant Domokos, 17 mai. — Ce matin, à quatre heures, le clairon sonne, et on fait la prière au même moment dans toute l’étendue de la large vallée. Puis la rumeur devient plus changeante, plus gaie, plus heurtée, on charge les chevaux de bat qui suivront la marche, on prend le café, et les hommes, toujours sans éclat, semblent joyeux d’aller ailleurs, en avant, vers la bataille. Par notre droite passe une grande route qui mène à Domokos, en franchissant un col insignifiant. Un sentier assez difficile tombe directement sur cette position à travers le massif auquel est adossé Pharsale. Enfin, on peut s’y rendre en allant reprendre à notre extrême gauche une route qui part de Velestinon, se rapproche de la mer à Halmyros, et permet d’attaquer Domokos à revers. Deux divisions, la première et la seconde, Hadji Haïri-Pacha et Orner Nechat-Pacha, suivront la première de ces routes et fourniront l’attaque de front. Deux autres, la troisième et la cinquième, Memdouh et Hakki-Pacha, opéreront un mouvement tournant par les autres voies indiquées. Je suis l’attaque de front.

Au trot, nous franchissons le col. Presque à la ligne de partage des pentes, des eaux jaillissent des rochers ; plus bas, la route coupe un marécage plein de joncs. Une vallée assez large, mais qui se resserre vers le sud, déroule de vastes champs d’orge au milieu desquels d’assez gros villages apparaissent comme des îles ; les deux divisions Nechat et Hadji Haïri s’emparent des plus rapprochés sans essuyer de pertes ; et, comme leurs tirailleurs sont cachés par les orges déjà grandes, on ne distingue leurs progrès qu’à l’incendie d’une grange ou d’une maison, qui dresse une colonne de fumée dans la plaine encore endormie. Un peu plus tard des coups de feu éclatent, mais ils sont maigres, secs, à peine plus nombreux que dans les chaumes de nos pays un jour d’ouverture de chasse. Tout cela n’est guère qu’entreprises d’avant-postes. Du côté de Sioba, les Grecs essayent quelques feux de salve, puis nous voyons leurs cavaliers qui s’enfuient au galop. Mon cavalier israélite s’anime, il me déclare qu’il veut se battre, et m’abandonne. Le jugement général est qu’au contraire la fusillade l’a trop ému, et qu’il cherche un abri tutélaire. C’est une calomnie, je l’ai su plus tard : cet écervelé a passé toute la journée à galoper comme un fou et sans utilité, aux avant-postes, au risque de se faire tuer. Mais allez donc lutter contre un préjugé de race : il n’arrivera jamais à convaincre personne de sa bravoure ! Malheureusement son départ est un désastre pour moi. Je venais justement de mettre pied à terre, mon cheval a suivi son camarade, et je reste dans la situation ridicule d’un cavalier mis à pied. Très aimablement, un colonel d’artillerie fait courir après la bête, qui me revient avec une bride cassée, et, — ce qui est irréparable, — débarrassée du sac ou j’avais enfoui mes provisions.

Cependant la bataille se dessine. Les éclaireurs grecs se retirent au galop, les Turcs se rapprochent du cirque de hautes collines qui ferme la vallée, et la canonnade commence. Un mamelon rocheux, sorte de témoin d’érosion resté debout au milieu de la plaine, nous sert de point de repère. La division Nechat se dirige sur lui tandis que celle d’Hadji Haïri s’éloigne sur la droite. Nous distinguons alors les positions de Domokos : une petite ville campée tout en haut d’une montagne, défendue par un fort. Des sortes de faubourgs descendent jusqu’à mi-côte, où des retranchemens de terre, fort bien placés, sont garnis de défenseurs ; des coteaux boisés forment bastion. L’artillerie grecque est là, et, comme quelques batteries turques suivent la route, elle ouvre le feu sur celles-ci. Un obus tombe à quelques pas de nous sans éclater, ce qui n’émeut nullement le colonel Boy de la Tour, chef de la mission militaire suisse. Ce brave colonel a une boîte de thon, dont il m’offre généreusement une partie. Ma reconnaissance sera éternelle. Après quoi, comme l’averse de fer continue, de plus en plus drue, bien que d’ailleurs sans faire grand mal, nous escaladons le mamelon dont j’ai parlé tout à l’heure. De là, suffisamment abrités, nous assistons au commencement de l’attaque. Des batteries turques nous flanquent à droite et à gauche, et ouvrent le feu sur les Grecs qui ont, sur les collines opposées, quatre batteries, et deux pièces de position placées dans le fort de Domokos même, si je ne me trompe. En même temps, huit bataillons de la division Nechat dépassent le rocher où nous nous trouvons, et derrière lequel ils s’étaient concentrés, et marchent en avant avec résolution, tandis qu’Hadji Haïri tiraille de son côté sans guère faire de progrès. Les Grecs répondent par une fusillade trop nerveuse, mais extrêmement nourrie. Cependant les Turcs arrivent jusqu’à la petite rivière qui coule en cet endroit perpendiculairement au front des deux armées. Mais une fois là, leur mouvement se ralentit, ils se contentent de répliquer au feu de l’adversaire, retranché derrière des épaulemens élevés sur un assez large espace dans un emplacement bien choisi.

En somme, les Grecs et les garibaldiens tiennent ferme, ne se lassent pas. Hadji Haïri est arrêté par eux, et il est déjà quatre heures et demie. Les Grecs font des feux de salve et des feux individuels, incessans, roulans, qui barrent une partie de la plaine d’une grande ligne blanche. Leur résistance, derrière ces retranchemens très forts, est d’une énergie à laquelle il faut rendre justice. Sur le front, les huit bataillons de Nechat ne sont pas soutenus, et ce n’est qu’à six heures du soir qu’ils parviennent à s’emparer des premiers épaulemens, tandis que l’artillerie de Hadji Haïri ouvre le feu, de trop loin encore. Les obus sifflent de tous les côtés, l’air sent la fumée et la poudre, le jour se meurt, les schrapnels éclatent dans l’air en jetant un éclair "fugace, un canon turc à gauche est démonté avec deux chevaux morts, tandis que, chez les Grecs, un caisson saute avec une grande gerbe rouge qui illumine un instant un arbre décharné. Edhem envoie à Hadji Haïri deux batteries de renfort, et deux bataillons vont soutenir l’attaque de front. Celle-ci, d’ailleurs, n’était pas faite pour réussir, mais pour immobiliser la plus grande partie des forces hellènes, tandis que s’opérait le mouvement de gauche. Edhem-Pacha, debout sur un petit monticule herbu, est toujours le même, lent, prudent et froid. Quelqu’un lui propose l’assaut à la baïonnette, il sourit sans répondre, et dit quelques mots à deux officiers qui enlèvent leurs chevaux et partent par la gauche au grand galop. C’est l’ordre aux deux divisions de Hakki et de Memdouh de terminer leur mouvement de revers. Les Grecs, qui ont bravement tenu sur leurs montagnes, vont être tournés pur l’est ; et après tant de bruit, tant de feu, tant d’incendies allumés, le moment où cet ordre, donné à demi-voix, décide du sort définitif de la bataille, est peut-être le plus émouvant de la journée. « Vous pouvez faire un Sedan, dit l’attaché militaire allemand : l’armée grecque est prise au filet. » Mais le maréchal garde encore le silence, et je pense de nouveau, — peut-être me trompé-je, — qu’il y a dans cette guerre autant de diplomatie que de stratégie, et que ce chef d’armée sait ou soupçonne qu’il ne serait pas bon d’être trop victorieux et de pousser les choses à l’extrême vis-à-vis de l’Europe.


Il fait nuit noire : des blessés commencent à passer on assez grand nombre, à califourchon sur des chevaux de but. Deux cavaliers turcs nous croisent : on ne trouve rien à manger ici, ils retournent à Pharsale de leur propre autorité. Peu importe à la discipline, pourvu qu’ils aient rejoint l’escadron le lendemain au réveil. Le soldat turc est ainsi, débrouillard avec placidité. Mais mon cheval, ainsi que celui du correspondant qui s’est joint à moi, est trop fatigué pour fournir une aussi longue course ; nous nous décidons à nous approcher d’un bivouac pour y passer la nuit. Ce sont des Albanais Guègues, mon compagnon parle leur dialecte, et nous sommes reçus comme des rois. Blonds de chevelure avec des nez en bec d’oiseau de proie, des yeux bleus, des membres de géans, ces rudes pillards diffèrent plus des Turcs qu’un Marseillais d’un Lillois. Ils chantent, rient, bavardent sans fin. Maintenant qu’ils nous ont adoptés, ils seront fidèles à leur parole ; nous n’avons plus rien à craindre.

A deux heures du matin, des fanfares de clairon éclatent, quelques bicoques s’allument en signal : c’est la division Memdouh qui vient d’entrer dans Domokos évacué par les Grecs…

Le surlendemain deux divisions turques menées par Sefoulah-Pacha, qui avait auparavant reconnu le terrain, arrivaient en vue de Somia, après une marche très dure et un combat assez vif, et des parlementaires hellènes, tandis qu’on apercevait l’armée du prince Constantin en retraite vers les Thermopyles, venaient apporter aux vainqueurs la nouvelle de la signature de l’armistice, demandant en conséquence l’arrêt immédiat des hostilités. La guerre était finie.


Peut-on tirer quelque enseignement des spectacles que j’ai eus sous les yeux ? Je n’ai nulle qualité pour juger les opérations militaires, et on ne s’attend pas que j’assume cette audace et cette responsabilité. Au point de vue stratégique, on a critiqué la campagne de Thessalie : et si, en effet, le plan primitif était de couper aux Grecs les routes de Lamia et de Volo, il faut reconnaître que ce plan n’a pas été exécuté. De plus, les victoires turques ont été rendues faciles par l’impéritie de l’adversaire : on a dit que l’héroïque défense des Danois contre la Prusse en 1864 avait fait mésestimer par l’Europe la force réelle des armées allemandes, obligées de faire un effort considérable pour venir à bout d’un petit État dont on n’attendait nulle résistance. Peut-être serait-ce le contraire pour l’armée turque : elle a triomphé trop aisément. C’est ainsi, affirme-t-on, qu’à la bataille de Domokos, les Hellènes auraient pu à un certain moment enfoncer le front mal soutenu de leurs adversaires. Il ne m’appartient pas de décider de ces questions, qui ne sont pas de mon ressort. Seulement il faut avouer que la Turquie ne peut pas plus vaincre complètement qu’être complètement écrasée : ainsi le veut l’Europe ; et il est possible que ce fait, qu’il ne faut jamais oublier, ait influé sur les décisions d’Edhem-Pacha.

D’autres d’ailleurs discuteront ces questions. Quant aux « atrocités » qu’aurait commises l’armée ottomane, viols, assassinats, massacres, ces atrocités n’ont pas eu lieu, par l’excellente raison que la population tout entière s’était réfugiée en Grèce et qu’il ne restait pas un Grec en Thessalie sur le passage des troupes ottomanes. Celles-ci ont pillé les maisons abandonnées par leurs propriétaires, et elles auraient mieux fait de les respecter. Mais d’autres troupes, et de plus « civilisées », ne l’ont point fait. Les grandes villes, Trikhala, Larissa et Volo, n’ont pas souffert d’un seul incendie. A Volo, on n’a pas touché à un bouton de porte. Quant aux bourgs ou aux villages dans lesquels on s’est battu, ils ont été brûlés. Telle est l’exacte vérité.

Mais il est un point sur lequel tout le monde sera d’accord : à savoir les mérites militaires de premier ordre du soldat turc. Une des grandes qualités du soldat ottoman est précisément de n’être pas difficile. En théorie, pendant la campagne thessalienne, les hommes devaient recevoir environ un kilogramme de pain par jour, un peu de viande, et un peu de maïs. En fait, ils n’ont mangé bien souvent que du biscuit, attendri dans l’eau bouillante, et arrosé de café ; plus, bien entendu, les bœufs, les moutons et les volailles qu’ils se procuraient par d’intelligentes perquisitions. Mais les Grecs, — et ceci nous est affirmé par les correspondans qui ont suivi leur armée, — ayant fait passer chez eux presque tout le bétail, les ressources trouvées ainsi ont été insignifiantes.

Ainsi la question du ravitaillement se trouvait simplifiée, Celle du costume l’était encore davantage. Les hommes avaient des vareuses avec des boutons de métal : mais que la vareuse fût propre ou sale, déchirée ou en bon état, nul ne semblait s’en soucier. Le fez restait seul comme signe distinctif. L’autorité militaire avait fait pourtant une distribution de bottes : les soldats turcs les ont portées, mais sur leurs dos ! Un morceau de cuir de bœuf découpé en forme de semelle, une bande de grosse bure roulée autour des mollets, et montant par-dessus le genou, leur paraissaient une chaussure infiniment plus commode. Peut-être n’avaient-ils pas tort ! Ainsi équipés et nourris, ils montraient une extraordinaire résistance à la fatigue. Leur ordre de marche était choquant pour des yeux européens ; en colonne, un bataillon s’étale parfois sur une longueur de huit cents mètres. Seulement la concentration se fait au moment du combat avec une rapidité qui a étonné de bons juges. Il faut remarquer d’ailleurs que le bataillon et la compagnie sont ici les réelles unités militaires : le régiment, la brigade, la division ne sont guère que des formations idéales ; et on les disloque, on les disperse, on les mêle, avec une insouciance qu’il faut regretter. La dernière campagne, pourtant, paraît-il, marque, à cet égard, un véritable progrès sur les précédentes. Au chef de bataillon, la plus grande initiative est laissée pour l’ordre de marche. L’essentiel est d’arriver, et on arrive, en faisant des prodiges. Voici par exemple la brigade d’Hassan-Pacha qui quitte ses tentes à cinq heures du matin, combat de huit heures à midi, puis marche en avant. Le lendemain, marche, combat, travaux de fortifications, combat encore, marche, et arrivée à deux heures du matin sur les positions grecques abandonnées. On a calculé que, de quatre heures du matin à trois heures de l’après-midi du jour suivant, la brigade avait avancé et combattu. Il est vrai qu’elle était menée par Hassan-Pacha, qui est un étonnant entraîneur d’hommes ; mais il est certain que, de leur côté, ceux-ci aimaient à se battre, et n’hésitaient pas à le suivre. J’ai vu à l’hôpital de Larissa un enfant de douze ans, et un vieillard de soixante-quinze, blessés tous deux. Cela suffira peut-être à faire comprendre l’amour vif et passionné de cette race pour la guerre. On explique cette ardeur par le fanatisme musulman. Il faut s’entendre : le musulman turc montre dans la vie quotidienne une singulière tolérance. A Constantinople, jusque dans ces dernières années, les Mahométans assistaient aux processions chrétiennes comme à un spectacle, et même leur prêtaient le concours de leurs fanfares, d’ailleurs effroyables. Dans ces occasions, la police laissait les Grecs tirer des coups de fusil dans la rue, ce qui est sévèrement défendu aux Turcs. Les épouvantables massacres qui ont eu lieu récemment tiennent beaucoup moins à une explosion de fanatisme qu’à des causes politiques. Mais, d’autre part, la religion joue un grand rôle dans la vie du soldat turc. C’est son iman qui en quelque sorte lui donne sa feuille de route ; c’est parce qu’il n’assisterait pas à la prière qu’il est puni de manquer aux appels ; c’est parce qu’il aura le paradis qu’il est content de mourir, le fusil ou le sabre à la main ; et s’il s’abstient de l’eau-de-vie et du vin, de quoi profite la discipline, c’est que sa religion l’ordonne. Il tire du Coran une morale de résignation à la fatigue et à la misère. Ne craignant pas la mort, il ne pleure pas longtemps les siens, et si quelqu’un de ses amis est dans le deuil, il lui dira seulement : « Que Dieu te préserve de malheurs plus grands ! » L’autre comprend, et se tait…

Si l’on va au-delà des lieux communs sur l’Islam, on voit que les qualités de résistance et d’endurance du soldat viennent à la fois de son origine et de son éducation. — De son origine : c’est un paysan à demi nomade. Comme paysan, il a mené dès l’enfance la vie la plus dure et la plus saine ; comme nomade, il a l’habitude de ne pas manger à heure fixe, de ne pas compter sur la ration, — immense avantage ! — et la marche, les nuits à la belle étoile, le bivouac, sont pour lui choses de tous les jours. De plus, dès son enfance, il a porté une arme. Aussi un homme recruté peut-il être presque immédiatement mobilisé, le peu qu’il doit apprendre lui étant transmis par les anciens du régiment. Du reste, on lui fait faire l’exercice deux fois par jour, le matin et au coucher du soleil. Il ignore la ponctualité, ce n’est pas un automate, mais il est discipliné et plein de bonne volonté : tout venant de Dieu, résister au chef serait résister à Dieu. — De son éducation : elle est, ce qu’on ne sait pas assez en Europe, religieusement démocratique : les mêmes instructions d’après un même Livre ont réuni sur les bancs de la même école le fils du vizir et le fils du charretier ; ils ont les mêmes mœurs, les mêmes formules de politesse, rien ne les sépare. Ils appartiennent tous deux à la noble race ottomane, et demain la volonté toute-puissante du Padischah peut élever l’un et abaisser l’autre. C’était, à Larissa, et bien à tort, un sujet de scandale pour beaucoup d’Européens, de voir un simple soldat s’asseoir dans un restaurant à côté d’un colonel, et prendre familièrement son repas à la même table. L’obéissance n’en souffre pas, pour les raisons que j’ai dites plus haut. De plus, il n’est pas un homme en Turquie pour s’imaginer qu’il puisse résister à la volonté du Padischah, quel qu’il soit. Ce n’est pas le sultan Mourad ou Abdul-Hamid, c’est le Sultan « en soi ». Enfin, il y a la tradition guerrière. Paysan ou homme de peine, propriétaire ou fonctionnaire, il ne l’est qu’accessoirement, pour ainsi dire ; en essence, il sait qu’il est une unité du vaste camp qu’est l’Empire turc, camp qui s’est arrêté un jour sur les bords de la Méditerranée et de la Mer-Noire, mais qui doit toujours être prêt à reprendre sa marche sous les vieilles bannières des tribus. C’est pourquoi officiers et troupes acceptent n’importe quelles mesures de mobilisation ou de recrutement, partent avec un équipement à peine suffisant, sans argent, sans même l’assurance consolatrice qu’on s’occupera de leur famille. C’est pourquoi aussi la préoccupation des instructeurs — la remarque est de Von der Goltz — ne doit pas être d’inculquer l’obéissance, comme aux troupes européennes, en domptant les volontés par des exercices qui n’ont pour but que de briser des révoltes ou des dégoûts individuels contre le métier et la discipline. Ces révoltes et ces dégoûts n’existent pas ; on ne s’occupe que de l’obéissance devant l’ennemi. Le tempérament, la conception de vie du soldat, l’éloignent à la fois de l’emportement et de la peur, et il ne perdra pas sa présence d’esprit dans des occasions où un soldat d’Occident verrait la sienne l’abandonner. Un correspondant anglais raconte qu’il a vu deux compagnies, dans la passe de Melouna, exposées inutilement au feu de l’ennemi ; et comme il demandait à leurs capitaines pourquoi ils ne les conduisaient pas autre part, l’un d’eux, lui montrant ses hommes qui mangeaient et fumaient avec indifférence, répondit : « Notre commandant nous a laissés là. » Cette raison paraissait parfaitement suffisante à. eux, à leurs soldats, et à leurs supérieurs. Le défaut, c’est la passivité de cette obéissance, bien que le soldat lui-même, dans le combat, puisse être, à cause de son étonnant sang-froid, capable d’une initiative féconde. Un poste entier abandonné à ses propres ressources peut également faire des prodiges. Mais un chef de compagnie ou de bataillon prendra rarement sur lui de modifier des ordres devenus inexécutables. Les officiers inférieurs, du reste, — et je reviendrai sur cette critique tout à l’heure, — ne sont pas assez instruits pour être laissés à eux-mêmes.

Cette passivité ne se trouve pas, au contraire, chez les élémens albanais, auxquels malheureusement on peut adresser bien d’autres reproches. Le manque d’instruction des officiers inférieurs rend beaucoup plus difficile l’exécution de grands mouvemens, impose une tâche plus lourde au commandement général, et les grands desseins, les objectifs éloignés seront dangereux pour celui-ci jusqu’à ce qu’un nouveau personnel se soit formé. Enfin les Turcs, qui ont donné les plus grands soins à leur artillerie, ont une cavalerie déplorable. Ce peuple de conquérans chevaucheurs n’a plus de chevaux. A la fin de la campagne, à peine si l’on comptait sept à huit cents dragons ou chasseurs, ce qui explique la lenteur des reconnaissances et l’absence complète de poursuites.

Rien de tout ce que je viens de dire ne s’applique à l’Albanais. 12 000 volontaires de cette race ont servi dans la campagne, sous la direction de chefs choisis par eux, et leur concours a été pour l’état-major une source d’embarras plutôt que d’avantages. Je ne crois pas pouvoir mieux faire, pour peindre ces alliés quelque peu encombrans, que de revenir aux notes que je prenais à Salonique après la fin des hostilités.

Ils sont généreux, mais pillards ; fidèles à la parole donnée, mais « carottiers » ; héroïques, mais sans qu’on puisse faire fond sur eux, parce qu’ils entendent se battre comme il leur plaît. Tout ce qu’on a dit de bien et de mal des Palikares grecs se peut dire d’eux ; c’est la même race, les uns étant restés chrétiens, les autres ayant été convertis ou invertis, comme on voudra, au mahométisme. Même entre eux ils se déchirent. On en a eu une preuve bien curieuse à Salonique. Deux de Leurs bataillons avaient été successivement embarqués à Karaféria, et devaient fusionner en gare. « Y pensez-vous ? dit fort heureusement quelqu’un qui les connaissait. Ces deux bataillons appartiennent à des villages ennemis, et il y aurait mort d’homme s’ils se rencontraient ! » Le premier convoi ayant exigé un arrêt de sept heures pour visiter Salonique, — et de quelle manière ! — on dut faire attendre sept heures le second convoi à Karaféria pour conserver les distances. Conduits par des chefs héréditaires, la perte d’un de ces chefs sur le champ de bataille les rendait fous de colère. Haines de tribu à tribu, habitude antique des grandes razzias de bœufs et de moutons, fidélité au chef féodal ou élu, — presque tous les cawas des consulats, ces étonnans chiens de garde, sont des Albanais, — tels sont les défauts et les qualités de ce peuple, réserve d’énergie pour l’Europe, mais réserve inexploitée ou mal exploitée. Ils feront d’admirables soldats, mais à la condition qu’ils soient rompus, enrégimentés, assouplis, soumis à une discipline régulière. Ils donneront alors les mêmes exemples d’ordre et de modération dans la victoire, et rendront plus de services, car ils sont individuellement plus intelligens que les musulmans de la Mer-Noire ou d’Anatolie. Pour le moment, ce sont des alliés assez dangereux : divisés en clans, ils ne reconnaissent de loi qu’envers leur clan. Et encore, il ne faut pas que la vendetta s’en mêle. Ils ont d’ailleurs été licenciés le jour même de la signature de l’armistice, et le maréchal Edhem-Pacha, en les désarmant, ce qui les a beaucoup humiliés, leur a adressé un blâme sévère. L’esprit et la conduite du reste de l’armée, c’est-à-dire de la grande majorité, avait été entièrement digne d’éloges.

En somme, la Turquie possède les meilleurs élémens militaires, des hommes prêts à tout, vigoureux, obéissans et sobres, la plupart, — l’armée active ne faisant guère qu’un service de gendarmerie, — étant des réservistes de trente à trente-cinq ans, encadrés dans un nombre d’autant plus grand de vieux soldats que le remplacement est autorisé, même pour ces réservistes. Il s’agit de savoir maintenant comment ces élémens sont conduits.

Les officiers sortent de l’École militaire, ou des rangs. Les écoles sont très bien et très solidement organisées. Dans les unes, on peut opter à la sortie entre le service civil et le service militaire ; dans les autres, on est destiné d’avance à l’armée. Enfin, au-dessus, est l’Institut militaire central, d’où sortent chaque année six cents officiers, et auquel est attachée l’Ecole d’état-major général.

Toutes ces écoles sont fréquentées avec plus que de l’assiduité, avec une espèce de conviction et d’ardeur naïves : les élèves vont s’asseoir jusque sur le plancher, jusque sur l’appui des fenêtres ; ils apprennent par cœur non seulement la leçon du maître, mais les livres qu’il a cités dans sa leçon ; des jeunes gens sans fortune viennent de province à pied, travaillent de leurs mains pour subvenir à leurs besoins pendant leurs années d’école ; les parens dont les enfans sont refusés aux examens portent leurs plaintes et leur désespoir jusqu’au pied du trône… Au fond on se soucie très peu de la science acquise, on ne comprend même pas qu’on puisse faire de la science pour la science, d’une façon désintéressée. Il s’agit d’avoir une place, une petite place : s’il plaît à Dieu, pourquoi ensuite ne deviendrait-on pas maréchal, ministre ou grand vizir ? Malgré ce point de vue assez bas, ces écoles ont fourni d’excellens sujets à l’état-major, et comme rien n’empêche la collation très rapide des grades, on voit des colonels de trente ans. Au contraire, commandans, capitaines, lieutenans, sont la plupart du temps de vieux soldats blanchis sous le harnais, sortis des rangs, sachant parfois à peine lire, si bien que cette armée fait penser à nos troupes de la Révolution et de l’Empire : des colonels imberbes, et des capitaines grognards. La ressemblance n’est qu’extérieure, malheureusement pour les Turcs, et la faveur a souvent un trop grand rôle dans les nominations. C’est un mal, mais le mal peut présenter parfois cet avantage qu’on est alors à même en cas de guerre de choisir entre une grande quantité d’officiers supérieurs encore très jeunes et très actifs. Il faut ajouter que les membres de l’état-major général sont presque toujours à la hauteur de leur tâche. Mais cet état-major n’a pas l’initiative désirable : il est tenu par les scribes, et par les Medjilis, les comités de Constantinople. Les comités : il y en a pour toutes les branches de l’administration, discutant tout et décidant de tout. C’est un comité, ou plusieurs comités qui ont réglé le plan de campagne en Thessalie. Désobéir serait dangereux : on serait infailliblement dénoncé, car la dénonciation, vraie ou calomnieuse, presque toujours écoutée, est la grande plaie du gouvernement. Aussi, craignant d’être responsable, on se refuse à agir sans ordre, et on exécute des ordres qui, fondés peut-être au moment où ils étaient envoyés, ne répondent plus sur le terrain à aucune réalité. Les comités sont doublés des scribes. La langue turque, très concrète, ne peut exprimer les abstractions, ni servir à former de nouveaux termes techniques : on a dû recourir au persan, et à l’arabe qui avait fourni déjà le plus grand nombre des termes de jurisprudence et de théologie. Le grec, l’anglais, l’italien, le français, ont été mis également à contribution. Il en est résulté une sorte de « sténographie parlée », science nouvelle à laquelle il faut consacrer sa vie. Un général, un ministre, n’oseraient pas écrire eux-mêmes au Sultan : ils ne sont pas assez sûrs de leur style. Le scribe est donc au courant de tous les secrets, et maître de les traduire comme il l’entend. Par la connaissance de la littérature il entre dans celle des précédens administratifs et du droit, il conseille, dirige, décide. Grand seigneur, presque toujours d’une politesse fleurie, il exerce sur le militaire une tyrannie courtoise. Aucune démarcation nette n’existe, en effet, en Turquie entre les différentes administrations ; l’autonomie des services y est inconnue, l’élément civil pénètre dans l’élément militaire, et réciproquement. Il arrive parfois que c’est un bien : c’est ainsi que Séfoulah-Pacha, consul à Larissa, chassant, courant à cheval partout, causeur affable, parlant toutes les langues, a pu connaître à fond la Thessalie, où il est revenu comme sous-chef d’état-major de l’armée d’invasion ; mais le plus souvent, cette indétermination est un mal.

Enfin, bien que le réseau ferré d’Asie Mineure ait reçu dans ces dernières années une notable extension, que Salonique soit reliée à Constantinople, à Uskub, à Monastir, en Macédoine, par des lignes à écartement normal nouvellement construites, la nécessité de transporter une partie des troupes par mer, le petit nombre des wagons et des locomotives, le mauvais état de la voie en certains endroits, font que la mobilisation ne s’opère pas en Turquie avec la même rapidité qu’en France ou en Allemagne. Je crois que personne ne s’en étonnera. La vérité est qu’il y a une renaissance militaire en Turquie, mais que l’œuvre de réorganisation, avancée déjà, n’est point terminée. Il faut considérer l’armée que nous avons vue en campagne comme une levée rapide de troupes très aptes à la guerre, munies d’un très bon matériel, de chefs bien doués, d’un bon état-major général, et de convois suffisans, levés avec plus de facilité et à moins de frais qu’en aucun autre pays. On peut ajouter que la longue tension diplomatique qui a précédé l’ouverture des hostilités aurait lieu également dans n’importe quel autre cas : elle est un effet naturel des relations des grandes puissances avec la Turquie. Il est donc probable que celle-ci aura toujours le temps voulu pour mobiliser. Elle a rassemblé 500 000 hommes en 1885, elle en pourrait réunir 700 000 aujourd’hui : c’est quelque chose ; et si les Ecoles militaires sont bien dirigées, la jeune génération retrouvera l’ancien esprit d’offensive, fera les progrès qui restent encore à réaliser. Il y a dans cette armée, a dit son réorganisateur allemand, trop d’insouciance et de passivité, mais encore ces défauts frappans ne sont-ils que superficiels. Qu’une crise éclate, qu’un danger survienne, et l’on voit apparaître les signes les plus éclatans d’une vitalité persistante. Le peuple turc ne fait rien parce qu’il ne désire rien ; son apathie vient de son manque de besoins. Il ne se réveille qu’en cas de difficulté : alors chacun s’accommode de la place dans laquelle le mettent Dieu et le Padischah, on peut tout exiger des troupes et des masses ; c’est une remarque déjà faite qu’il n’y a pas de plèbe dans cette population. Et, en effet, chaque Turc ne peut se considérer que comme un gentilhomme conquérant, qui a le droit de ne rien faire en temps de paix, et le devoir de tout donner en temps de guerre. Cela suffirait-il pour permettre à la Turquie de lutter contre une des grandes puissances ? Je ne le pense point, et il est probable qu’elle n’a ni le désir, ni l’ambition de tenter une si dangereuse entreprise. Mais le problème ne se pose point précisément ainsi. Il s’agit de savoir, — ces puissances étant trop divisées pour intervenir dans les querelles de la péninsule balkanique, — si l’empire des sultans est capable de résister par lui-même à une coalition des nouveaux et très actifs petits États qui l’entourent. Et je crois qu’on peut répondre affirmativement.


PIERRE MILLE.

  1. Voyez la Revue du 1er octobre.