En Finlande (Souvenirs d’une jeune fille)/09

◄   Chapitre VIII Chapitre IX   ►


IX


L’année scolaire touchait à sa fin. Le quatuor commençait à se désoler, car les vacances allaient nous séparer. Mes parents désiraient me ravoir auprès d’eux et la « rentrée » ne reverrait dans notre chère école qu’un trio au lieu du quatuor si uni. Hanna se désolait bruyamment, Sigrid se déclarait inconsolable, et la sage Aïno avait malgré elle les larmes aux yeux en songeant que les bonnes parties auraient lieu dorénavant « sans leur Minna ».

Moi, je parlais peu, mais je partageais leur chagrin, mon cœur consolé toutefois par la pensée de me retrouver pour toujours auprès de ma douce mère, de mon père que j’adorais et de ma petite Elsa, qui continuait à m’écrire des lettres suppliantes pour m’engager à revenir « bientôt ».

Finie, déjà ! cette année de pension. Mais nous ne nous oublierions pas, nous resterions en correspondance suivie. Hanna, Sigrid et Aïno s’étaient engagées à me tenir régulièrement au courant des études. On devait même aussi me passer le fameux journal du convent.

Que de promesses ! Toutes les petites pensionnaires en font autant, direz-vous, mais toutes ne sont pas fidèles à leurs engagements, et je les ai là, dans mon secrétaire, enveloppés de blanc papier, noués par une faveur rose, tous ces journaux, toutes ces missives qui, pendant plusieurs années, me prouvèrent que le quatuor, même séparé, restait le quatuor.

Quelques jours avant les vacances, notre bon professeur, M. Ollan, nous parla des courses pédestres très en honneur aujourd’hui en Finlande, et alors dans toute leur nouveauté. Il nous engagea vivement à en organiser, nous aussi. La question fut discutée dans une de nos séances de convent, et deux ou trois « parties » furent résolues. Le quatuor, sous la conduite de Mlle Mathilde, et avec l’adjonction d’Hélène et de Heddi convint de faire une excursion à Punkaharju. Il nous fallait, bien entendu, le consentement de nos parents : nous l’obtînmes facilement. D’autres fillettes ou jeunes filles des classes supérieures, réunies par groupes de cinq, six, dix, et sans guide plus âgé lorsqu’elles se sentaient assez raisonnables pour voyager seules, choisirent d’autres buts d’excursion. Les beautés abondent dans notre cher pays. Quant au fait de voyager seules, et à pied, par des chemins inconnus, ceci n’a rien de surprenant dans ma patrie où les jeunes filles jouissent d’une grande indépendance. D’ailleurs, nos braves paysans sont si honnêtes, et toute notre population si foncièrement bonne, que cette liberté d’allure y paraît toute naturelle et n’offre jamais d’inconvénients.

Qu’est-ce donc que ces courses à pied ? Non pas des courses de vitesse, où il s’agit de lutter pendant un temps donné pour arriver premier. Loin de là. Ce sont tout simplement de petits voyages faits en commun à peu de frais, entre joyeux compagnons.

Je nous vois encore au départ, toutes roses sous nos chapeaux de paille à larges bords. Pour tout bagage, un sac de toile bise contenant « l’indispensable » réduit au minimum de poids et de quantité. Sac au dos, comme les soldats, des courroies nous aidant à supporter notre léger fardeau que nous sentons à peine. Nous nous mettons en marche. Notre bourse n’est guère pesante non plus. En revanche, nous nous sommes engagées à avoir une ample provision de bonne humeur, de gaieté, de courage, d’endurance pour tous les petits incidents de ce voyage en commun. Bouder au moindre ennui, grogner à la plus minime contrariété, gémir pour une égratignure ou une contusion, murmurer pour de la fatigue, tout cela rendrait le voyage le contraire d’amusant et donnerait envie de se séparer dès la première étape.

Nous avions, heureusement, bon caractère ; et les exercices gymnastiques que nous faisions journellement nous donnaient à la fois parfaite santé et jarrets élastiques. Ces voyages pédestres nous fortifieraient encore, du moins (elle était l’opinion de M. Ollan et de Mlle Mathilde.

Tous deux estimaient qu’après notre année scolaire, c’était un repos complet, très salutaire.

En route donc pour Punkaharju, tandis que d’autres groupes se dirigent vers le riant lac de Kallavesi, parsemé de petites îles, les collines de Karjalu ou les beaux paysages du Hœme central.

En route !

Nous nous sommes « entraînées » les jours précédents, car la marche demande un entraînement raisonné, et, comme tout exercice physique, ne doit pas être exagérée. Nous connaissons nos forces, nous savons ce dont nous sommes capables. D’un pas régulier, rythmé, nous marchons, chantant parfois pour vaincre la fatigue, et nous « avalons » nos quarante kilomètres par jour en deux grandes étapes, coupées de courts arrêts. De six heures du matin à midi, de quatre heures à huit heures, tel est le programme de notre journée. À midi, nous nous arrêtons pour déjeuner et laisser passer la grosse chaleur : Tout marcheur comprend bientôt que cette manière de faire est infiniment préférable.


Une, deux, une, deux, nous marquons le pas. Nous ne nous sommes pas mises en frais de toilette, nous n’avons pas fait de coquetterie. Nous avons uniquement pensé à nous mettre dans de bonnes conditions hygiéniques : vêtements flottants et légers, chaussures parfaites ne gênant ni ne serrant le pied dans son bas de laine. Ainsi accoutrées, nous pouvons marcher, sûres de n’être pas arrêtées par le premier caillou trop pointu ou la première ampoule. Notre sac ne contient qu’un peu de linge, facile à faire laver en route.

Quelle joie de cheminer avec de gaies compagnes ! Le ciel est si bleu, l’atmosphère si pure, notre cœur si content. Le joli voyage, fécond en incidents menus, en impressions variées. Les couchers de soleil sont des ravissements sans fin, les crépuscules ou les aurores, des extases. Foin des voitures, des chevaux, des bicyclettes ou des chemins de fer ! Nous sommes libres comme l’air. Nous nous arrêtons à cueillir une fleur, nous jouissons à notre aise des points de vue que les voyageurs pressés n’entrevoient que dans un éclair, nous fixons pour toujours en notre esprit des souvenirs, des paysages.

Comme délassement, nous prenons dans la journée un bain froid ; toutes, nous savons nager, et c’est un plaisir, comme un repos. Le soir, encore un bain, mais chaud, dans l’endroit où nous couchons. Il n’est si petite ferme qui n’ait son étuve, et si pauvre paysan qui ne prenne, été comme hiver, des bains de vapeur, au moyen d’eau versée sur une pierre chauffée à blanc.

Comme nourriture, nous ne sommes pas exigeantes. Du lait, du pain, du beurre, parfois du poisson ; nous trouvons partout des hôtes. Les auberges ne nous tentent pas. Une ferme est plus attrayante et moins coûteuse, et les paysans sont enchantés de nous recevoir. La nuit, nous couchons de préférence dans une grange aux senteurs exquises de foin coupé. Il y fait moins chaud et les mouches ne viennent pas nous y taquiner. Impossible de voyager d’une manière plus économique. Nos repas nous coûtent de vingt-cinq à trente centimes par personne, et un franc suffit amplement à payer toute notre dépense quotidienne.

Ainsi nous allions par monts, par vaux et par forêts, côtoyant nos lacs grands et petits, suivant les cours d’eau, consultant et notre carte et les paysans, sur notre route, et chaque journée de marche nous rendait plus heureuses d’avoir pu ensemble accomplir ce joli voyage. Nous allions, sans abréger notre course par des traversées en bateau, afin de pouvoir admirer lacs et rivières sous tous leurs aspects. Qu’elle est belle notre patrie et que nous l’aimons !…

Punkaharju est un des endroits les plus fréquentés de la Finlande. Tous les touristes tiennent à venir l’admirer. C’est une presqu’île qui s’avance dans le lac de Saïmen et le partage comme un ruban d’émeraude en deux lacs distincts. Cette presqu’île a, à peu près, quatre kilomètres de longueur, mais elle est d’une telle étroitesse que, dans certaines places, les eaux qui baignent les deux rives semblent, à une petite distance, se confondre, si mince est la bande de terre qui les sépare.

Ce fut pour nous, malgré notre jeunesse, un enchantement que cette vision. À chaque instant nous nous arrêtions, émues à en avoir les larmes aux yeux, exprimant notre enthousiasme par des paroles entrecoupées ou des silences plus éloquents.

Hélène tremblait un peu, mais nous la rassurâmes en lui montrant les solides barrières de pierre qui contiennent les vagues et les empêchent d’inonder la route qui conduit à l’extrémité de la presqu’île. De majestueux sapins, plus sombres encore par le contraste des bouleaux, leurs voisins, bordent la route, mais on a eu soin de ménager des éclaircies afin de permettre aux voyageurs de contempler les merveilles qu’offrent simultanément les deux lacs. Toute la surface du lac d’azur est parsemée d’îlots minuscules ou plus grandioses, de rocs de granit aux sévères contours, de bouquets de verdure, ou d’îles fleuries jetées sur l’onde comme des bouquets.

Une arête fort élevée court tout le long de la presqu’île comme une chaîne de petites montagnes et nous avions un peu peur de nous sentir si haut, au milieu de ce lac immense. J’ai éprouvé là l’impression la plus saisissante de ma vie. Depuis, j’ai lu maintes descriptions, en prose ou en vers, j’ai vu maint tableau ; tous nos écrivains, tous nos poètes, tous nos artistes ont célébré à leur manière les beautés de Punkaharju. Si belles que soient leurs descriptions ou leurs études, aucune n’approche de la réalité. Punkaharju est une de ces rares merveilles de la nature, dont la splendeur défie toute description.

Nous y passâmes toute une journée et une partie de la nuit. Nous voulions assister au coucher du soleil, voir l’astre magique illuminer les rives du lac Saïmen et se refléter dans les eaux bleues. Nous voulions par nous-mêmes jouir de ce paysage lunaire chanté par Topelius. Mais ici, je ne puis assez le dire, toute parole est au-dessous de la vérité. Il nous semblait être transportées en un féerique pays de rêve…

Nous étions parvenues au but de notre voyage. Nous avions vu une merveille célèbre. Hélas ! cela présageait une prochaine séparation. Trois jours encore de cette heureuse vie errante, trois jours de marches, de chants et de rires.

Trois jours de confidences et de projets, et nous étions au lieu de rendez-vous, d’où nous devions par voie plus directe retourner chez nos parents.

Finie, mon année de pension, terminées les joyeuses parties en commun ; j’allais me retrouver seule avec mes chers parents et ma mignonne Elsa, bien heureuse certes, auprès d’eux, mais sans amie de mon âge.

Peut-être un jour, rouvrant mes cahiers, je vous conterai en détail comment, pendant les quelques années qui s’écoulèrent ensuite, je compris ma vocation irrésistible, dont j’avais eu l’intuition ce jour de la Saint-Jean :

Rendre aux autres ce que j’avais reçu moi-même, les inappréciables dons de l’instruction ; être à mon tour un heureux professeur après avoir été une heureuse élève.

Tout enfant, ayant quatre ans au plus, je professais déjà, ma bonne me l’a raconté depuis : ma chaire était une grosse pierre sur laquelle je me hissais non sans difficulté, mes élèves, les arbres de la forêt. Ce que je leur enseignais ? Vous m’en demandez trop. Ma bonne, à pareille question, me répondit : « Une vieille bête comme moi ne pouvait pas comprendre votre haute philosophie. »

Sous la direction de mon père, très savant, j’étudiais ; parfois je rêvais, étant souvent seule, et mes rêves ne me représentaient jamais qu’une salle d’études où, comme notre bien-aimée Mlle Mathilde, j’aurais distribué à tous l’instruction, les bons enseignements, où j’aurais appris aux enfants du peuple à être moins ignorants, c’est-à-dire meilleurs.

Même dans ma solitude, même choyée et gâtée comme je l’étais, je pus mener à bien mes désirs. J’eus des élèves : mon Elsa, puis une fillette de douze ans, la petite Toini, dont les parents étaient trop pauvres pour l’envoyer à l’école. J’hésitai longtemps avant d’oser prier mes parents de me permettre de m’occuper de Toini. Et pourtant mon père avait dit devant moi : « Toini est intelligente, c’est dommage de la laisser ainsi sans culture. » Enfin, j’osai parler, et presque aussitôt j’obtins l’autorisation demandée. Toini vint plusieurs fois par jour étudier avec moi. Le plaisir que j’y pris me prouva ma véritable voie, mais, en même temps, j’entrevis tout ce qu’il me manquait pour être un bon professeur. Mes parents, mis au courant de mes vœux, et voulant me garder auprès d’eux, firent venir de Suisse une jeune institutrice qui, parlant également le français et l’allemand, fut chargée de compléter mon éducation. Cette jeune fille était charmante, mais peu sérieuse, et nos études n’avaient rien de profond, à mon grand regret. Je crus longtemps mes rêves irréalisables.

Un jour, si ces souvenirs vous ont intéressés, je vous dirai comment, et au moment où je m’y attendais le moins, nous nous trouvâmes, une de mes cousines et moi, installées à Helsingfors, toutes deux élèves à l’École normale d’institutrices, et travaillant avec ardeur ; comment je conquis mes diplômes, et comment, depuis quelques mois professeur dans une école gouvernementale, je puis aujourd’hui répandre autour de moi les enseignements jadis reçus, manne céleste à laquelle tous ont droit et qui, seule, rend la vie heureuse.

J. Lermont.
fin