Le piano résonne sous les doigts agiles de deux fillettes, et les conversations aussitôt se taisent. C’est une brillante marche de Scharwenka qui met tout le monde en gaieté et qu’on applaudit chaleureusement.
La dissertation qu’Aïno s’était chargée de nous faire, à son choix, porte sur une femme auteur, très appréciée en Suède et en Finlande, et qui eut sur son époque une influence marquée.
Un peu émue, toute tremblante, mais son sujet préparé consciencieusement et écrit par prudence afin d’éviter toute défaillance de mémoire, Aïno, debout sur l’estrade, nous parle de Frederika Bremer, dont la triste enfance, la volonté, le talent et la bonté nous passionnent tour à tour. Aïno a su trouver des détails inédits. Sous ses phrases simples et sans apprêt, on sent l’émotion et elle nous captive. Il nous semble voir la petite ville de Finlande où naquit Frederika Bremer, puis la grande maison de Stockholm et la vieille demeure à la campagne, à Arsta, où s’écoulèrent l’enfance et la jeunesse morne de Frederika et de ses cinq frères et sœurs.
À Stockholm, ces enfants, sévèrement tenus par un père rigide et une mère presque aussi dure, osaient à peine respirer ; ils ne sortaient guère, étaient par principe à demi nourris. Sous prétexte de les rendre élancés et gracieux, un seul repas quotidien, avec un peu de pain et de lait matin et soir, constituait leur régime. Ils avaient toujours faim et trouvaient moyen de faire mille sottises pour lesquelles on leur infligeait punitions sur punitions.
À la campagne, ils étaient un peu plus libres ; il y avait un certain grenier et des chambres inhabitées où ils jouaient non sans frayeur des revenants et des mystères de ces vieux meubles, témoins de plusieurs générations.
On rit beaucoup en apprenant comment Frederika Bremer encore bébé tailladait rideaux, tapis, robes, etc., ou brûlait tout ce qui lui tombait sous la main, pour le plaisir de voir la flamme danser au fond de la haute cheminée ; comment, plus tard, la petite fille voulut changer la forme de son nez retroussé en le fixant la nuit dans une meilleure position avec une épingle à cheveux, mais comment son nez n’en resta pas moins retroussé ; tandis que, pour avoir voulu se donner un front élevé selon son idéal, Frederika Bremer, s’étant soigneusement épilée, resta chauve toute sa vie.
On la plaignit de n’avoir pu satisfaire la soif d’instruction qui la dévorait. Son père l’élevait comme on élevait alors les demoiselles « de condition » : la musique, la danse et l’art culinaire formaient les traits principaux de leur éducation ; un peu de français, d’arithmétique et de géographie constituait toute leur science. Et quand Aïno nous conta comme quoi Frederika, exaspérée par cette vie monotone et brûlant du désir de délivrer sa patrie pendant une guerre suédoise, endossa un jour les habits de son frère et partit à pied « pour l’armée », mais dut revenir le soir même sans avoir trouvé moyen de gagner un pays un peu moins isolé ; quand Aïno nous parla des rares distractions, et des gronderies perpétuelles, et des tristesses de plus en plus pénibles de l’enfant, devenue jeune fille puis demoiselle d’un certain âge, et toujours traitée en être sans importance, notre cœur à toutes palpitait d’émoi, et des larmes brillaient en nos yeux.
Avec un intérêt toujours croissant, nous apprîmes de la bouche d’Aïno comment, malgré tant d’obstacles, Frederika s’instruisait seule ; tyrannisée jusqu’à ne pouvoir prendre de l’exercice, refoulée dans toutes ses aspirations, malheureuse au point, disait-elle, de désirer chaque jour la mort, Frederika Bremer, contrecarrée dans tous ses projets et ses désirs, empêchée même de pratiquer la charité à sa guise, lutta avec une énergie indomptable. Dépourvue de maître, de direction, d’encouragement, elle étudiait ; nuit et jour elle écrivait les pensées qui l’agitaient et accumulait les manuscrits, quoique, selon toute apparence, elle travaillât sans but. Enfin, faute de pouvoir entreprendre les grandes œuvres philanthropiques qu’elle rêvait, elle consacrait aux pauvres le peu d’argent qu’elle avait à sa disposition et soignait de son mieux les paysans qui l’entouraient.
Ainsi s’écoula la vie de Frederika Bremer jusqu’à l’âge de vingt-huit ans. Alors, brusquement, tout changea pour elle. Un de ses livres, une simple étude de la vie à la campagne, la rendit célèbre et, du même coup, lui apporta la richesse. La fin de sa vie ne fut plus qu’une succession de bonnes œuvres, d’ovations, de succès. Ses livres, ayant fait réfléchir les législateurs suédois sur les souffrances des jeunes filles et des femmes, amenèrent la proclamation d’une loi d’après laquelle la femme, au lieu d’être éternellement mineure, devenait majeure à vingt-cinq ans ; mais Frederika accomplissait tant de bien autour d’elle qu’on ne peut tout énumérer en quelques mots : c’était la création d’un institut pour les jeunes filles désireuses de s’instruire ; c’était la fondation d’un orphelinat dans lequel elle recueillit six cents orphelins ayant perdu leurs parents dans une épidémie de choléra ; c’était une pétition éloquente des jeunes sourds-muets : Aux enfants qui parlent, les enfants silencieux, lettre qui fit affluer les fonds dans la caisse des jeunes sourds-muets ; c’était l’Œuvre des pauvres honteux, instituée par elle pour venir en aide aux personnes riches tombées dans la misère.
« Frederika Bremer était depuis longtemps seule au monde, nous dit Aïno en terminant sa conférence ; mais elle avait pour amis les savants et les gens de cœur de tous les pays, et pour enfants tous les pauvres. Chaque instant était pour elle, dans les grandes comme dans les petites choses, un acte de bonté et de charité, et quand elle s’éteignit à Arsta, où elle avait tant souffert, ce fut un deuil général de voir partir cette vieille fille de soixante-trois ans, dont la vie avait été si noble, si belle et si bien remplie. »
« Bravo ! bravo ! Vive Frederika Bremer ! vive Aïno !… »
Tels furent les cris qui résonnèrent dans la grande salle de l’école quand Aïno s’assit très rouge, et ravie d’avoir enfin fini, mais n’ayant pas eu la moindre défaillance de mémoire, la moindre hésitation pendant son long récit.
J’entendis Mlle Maria dire à une de nos maîtresses que, sous forme d’amusement, nous avions trouvé là un moyen de nous apprendre à exprimer nos pensées, et je jugeai, à part moi, qu’elle avait bien raison. Mais déjà le piano accompagnait des mélodies de notre pays, et on écouta avec grand plaisir les voix graves ou argentines des cantatrices en herbe.
Comme déclamation, nous entendîmes une fable de La Fontaine, le Loup et l’Agneau, mimée autant que dite par Hanna. Après quoi vint l’intermède annoncé, la première partie du programme étant terminée.
Les petites ménagères se précipitent à la cuisine pour servir le thé. Les langues, longtemps captives, s’en donnent alors ; c’est un brouhaha de ruche d’abeilles géantes. On commente la conférence d’Aïno ; on loue les artistes sans restriction, sans mauvaise foi : heureux artistes et heureux public ! Puis on déguste avec grand appétit les tartines et les biscuits qui accompagnent le thé qu’on nous offre. Cet intermède est du goût de tout le monde. Les petites cuisinières s’agitent comme de grands papillons blancs, puis elles remportent les tasses vides et se réconfortent à leur tour.
L’intermède va bientôt prendre fin. Mademoiselle la présidente remonte sur l’estrade, le silence se fait de nouveau, et Hanna s’avance, une feuille de papier à la main, ses cheveux lui faisant une auréole dorée. Elle n’a pas la moindre timidité, et de sa voix claire et bien timbrée, pleine de rires et de gaieté, elle lit le journal du convent.
Ce sont de petites histoires écrites par les unes et les autres et que les auteurs écoutent la rougeur au front ; ce sont des vers un peu faibles, timides essais de juvéniles talents ; ce sont les nouvelles de notre vie d’écolière, les compositions, les congés, etc. : quelques calembours, quelques bons mots. Des charades, des énigmes, dont on aura la solution au prochain numéro ; puis la partie cocasse, dont Hanna est évidemment l’auteur, et qui nous fait rire aux éclats. Après quoi nous apprenons que Heddi a perdu son dé et qu’elle promet une image à celle qui le lui retrouvera ; que Selma a deux timbres d’Italie à échanger ; que Mathilde est lasse du petit sac à ouvrage qu’elle a commencé à broder et qu’elle l’échangerait volontiers contre un livre amusant ; que Charlotte a envie d’acheter un livre d’histoires en français, mais qu’elle voudrait s’associer avec une ou plusieurs de ses compagnes afin d’en diminuer le prix d’achat, etc., etc.
Hanna ayant lu le dernier article du journal, une lettre abracadabrante d’un habitant de la planète Mars aux habitants de la Terre, on passe aux exercices de gymnastique annoncés sur le programme. C’est une détente générale. On rit en exécutant divers mouvements qui se terminent par une marche générale.
Chacune revient à sa place pour la conférence contradictoire. Elle est très intéressante pour nous, et nous nous passionnons dès les premiers mots. Les ripostes se croisent, les objections sont réfutées à peine formulées ; souvent deux ou trois réparties s’échappent à la fois de différentes bouches, et la présidente est obligée de nous rappeler à l’ordre.
C’est qu’il s’agit de décider une chose du plus haut intérêt pour nous autres écolières.
La question posée est celle-ci :
Quel est le meilleur mode d’emploi des quarts d’heure de repos entre les leçons pendant les classes ?
Les avis sont très partagés et exprimés en toute sincérité. Quelques élèves studieuses opinent pour employer ce temps de répit à « repasser » la leçon du cours suivant ; d’autres s’y opposent énergiquement et réclament de l’exercice, du plaisir, un changement complet d’idées. Mlle Mathilde reprend le thème, résume les objections, les commente et nous fait comprendre que c’est, en effet, par un repos complet d’esprit et une détente du corps que nous obtenons un meilleur travail d’esprit pendant le cours suivant.
Pour nous amuser un peu, elle nous pose une autre question :
Comment remplit-on la caisse des convents quand les fonds tirent à leur fin ?
Chacune propose un expédient plus ou moins pratique et heureux. On s’ingénie ; parfois un mot piquant jaillit et les rires éclatent.
La présidente se lève ; c’est le signal des jeux et danses. On range les chaises et les tables contre le mur. Une fillette de bonne volonté se met au piano et les rondes commencent. On entonne à tue-tête le chant favori : Tule, tule ystarain.
Et d’autres, et d’autres encore. Les voix ne se fatiguent pas de chanter, les petits pieds ne se lassent pas de danser ; les farandoles et les polkas semblent ne vouloir jamais finir.
La charmante réunion ! Et comme on s’entend bien à s’amuser toutes ensemble !
On se sépare enfin ; mais, la prochaine quinzaine, on se retrouvera avec le même plaisir, et la séance sera aussi réussie, quoi
qu’on fasse.