En Finlande (Souvenirs d’une jeune fille)/03


III


L’hiver était là, de fait, sinon d’après le calendrier. Il régnait en maître sur notre pays, le long, majestueux hiver, qui, pendant huit mois, dans nos contrées du Nord, immobilise sous une épaisse couche de glace nos innombrables lacs.

Ces lacs, qui ont valu à la Finlande le nom de pays des Dix mille Lacs, se déversent le plus souvent les uns dans les autres et forment des voies de communication naturelles. Des bateaux grands et petits, des « vapeurs », des yachts, de simples barques nous transportent si aisément partout. Nous apprenons à ramer, je crois, presque aussitôt que nous savons marcher, et c’est à la fois un plaisir et une nécessité, dans une contrée où les bateaux sont plus nombreux que les voitures.

Qu’ils sont beaux, nos lacs, chantés par les poètes ! Les sapins s’y reflètent et les noircissent ; le ciel d’azur les bleuit ; les nuages les argentent. Ils ont tous leur physionomie particulière, leur beauté propre : ce sont des abîmes sans fond et ce sont de calmes miroirs ; ce sont des bords riants et des sites sauvages. Il faudrait pouvoir les décrire un à un. Nul ne ressemble au précédent : mais tous sont également enchanteurs, et aucun être humain n’a goûté leur charme, sans être possédé du désir de les revoir.

Que de fois le souvenir de « notre » lac, près duquel s’élevait la maison familiale, me revenait, à toute heure du jour. J’en connaissais les moindres détails ; il n’était pas un arbre de la rive qui ne me fût ami ; ma barque avait exploré les plus petites baies, mes yeux avaient admiré le merveilleux spectacle des changements de couleur apportés par les différences de lumière, et, si jeune que j’étais, j’avais pleuré de joie devant certains couchers de soleil.

Mais, à ce moment de l’année, les lacs semblaient morts. C’étaient comme de vastes déserts de glace où nos traîneaux laissaient leur sillage, où, sur nos patins, nous nous lancions à toute vitesse. Alors nous avions des ailes ; nous ne marchions pas, nous volions. La délicieuse sensation ! Le vent nous fouettait la figure ; notre sang, circulant vivement, nous mettait des roses aux joues. Il eût fallu nous voir, nous, le quatuor, dans nos joutes pendant les récréations.

Nous avions chacune nos raquettes à neige, mi-patins, mi-traîneaux, sorte de longue et mince machine de bois sur laquelle le pied se fixe par des courroies. Équipées en conséquence, des moufles aux mains, des moufles aussi, pourrais-je dire, aux pieds, car nous avions nos chaussures et nos bas entièrement recouverts d’une seconde paire de bas ; un drôle de petit bonnet sur la tête (un peu comme les bonnets napolitains) ; à la main, le long bâton, muni, vers la pointe, d’une rondelle d’arrêt qui nous sert à nous diriger ; debout, les pieds passés dans l’arceau qui retient les raquettes, nous ne craignions ni le froid ni la neige.

Nous avions de gros vêtements en chaude laine tissée au foyer domestique, une jupe courte, un paletot sac ; nous pouvions nous lancer sans crainte. Une culbute même dans la neige ne nous effrayait point. Elle n’offrait aucun danger et ne faisait qu’exciter nos rires. Sigrid, l’intrépide, était toujours en avant. Nous avions beau faire, nous ne parvenions pas à la distancer.

Nous étions cependant de bonne force, nous aussi. Nous autres, Finlandais, nous sommes passionnés pour ce genre d’exercice, auquel nous sommes rompus dès notre bas âge. Aïno elle-même oubliait sa sagesse et s’excitait en ces occasions. Nous ne pensions guère alors que le thermomètre marquait vingt degrés au-dessous de zéro. Nous n’avions pas froid, et le soleil, aux quelques heures où il daignait se montrer, nous semblait aussi chaud qu’en été. Avec quelle vigueur nous nous remettions au travail en revenant de ces promenades !

Toutes nos grandes villes ont leur patinoire où l’on s’exerce de compagnie. Dans cette petite ville, le lac était le lieu de rendez-vous. Nous y retrouvions nos compagnes de classe et nous accomplissions ensemble mille prouesses sur la glace.

Hanna, l’Enfant de Mai, était aussi l’Enfant des Neiges ; elle patinait à merveille et nulle ne l’égalait, quand il s’agissait de difficultés à vaincre. Pour la vitesse, je l’ai dit déjà, Sigrid n’avait pas sa pareille, mais Hanna savait décrire sur la glace des arabesques compliquées. Ses patins y inscrivaient son nom. Elle prétendait valser et, certainement, elle tournait comme une toupie dorée, sa superbe toison d’or flottant sur ses épaules. Moi-même, sans me vanter, je m’en acquittais à merveille. Un jour, je me rappelle, côte à côte avec Sigrid pendant vingt bonnes minutes, il s’en fallut de peu qu’elle ne fût vaincue, notre champion. Cependant, elle arriva au but deux minutes avant moi. Sa réputation était sauve. Je me demande si, par générosité pour moi… Mais non, dans nos luttes, il n’y a pas d’amitié qui tienne, nous sommes féroces.

Riches, pauvres, tout le monde, en Finlande, est passionné pour ce sport, et il y a de grandes courses, où les vainqueurs ont pour récompenses de nombreux prix.

Un de nos jeux favoris était d’établir des glissades sur des pentes presque à pic. Les unes après les autres, nous nous laissions aller le long de la côte escarpée, dégringolant parfois plus vite que nous n’aurions voulu ; c’étaient des cris, des rires, une joie bruyante, car ces petits accidents sont sans danger dans la neige épaisse où nous nous étalions moelleusement.

Notre grand bonheur était de trouver pour ce jeu des endroits permettant d’installer trois ou quatre glissades montantes et descendantes. Je m’explique : nous choisissions un terrain tel que nous y ayons ce qu’on appelle dans certains pays le jeu des montagnes russes. Notre impulsion nous faisait remonter une pente, redescendre de l’autre côté, et encore remonter pour ne nous arrêter qu’en terrain plat. Je ne dirai pas que cela se passât sans chutes, par exemple, mais quel plaisir ! Nos compatriotes apprécient tellement ce jeu que, l’été, nous avons, comme dans les autres pays, nos montagnes russes artificielles. Cela ne vaut pas celles que l’hiver nous donne.

Un jeu nouveau pour moi fut celui que Hanna aimait à la folie et qu’elle appelait à sa manière « la valse enragée ». La première fois que je vis une longue perche à plat sur la glace, je me demandai dans quel but on l’avait si solidement fixée à un pieu ; je fus plus intriguée encore en regardant Hanna attacher soigneusement son traîneau à l’extrémité de la perche, mais je compris bientôt. Son traîneau décrivait un cercle autour du pieu qui en était le centre ; au bout de fort peu de temps, la vitesse devenait vertigineuse et c’était vraiment une ronde effrénée. On se fût cru sur un « carrousel » de chevaux de bois qui, subitement, auraient pris le mors aux dents. Il fallait être bien habile pour ne pas tomber. Heureusement, les exercices gymnastiques que nous pratiquons plus que tous les autres peuples, je crois, sauf les Suédois, nos voisins, nous donnent une extraordinaire souplesse et une agilité incomparable.

« Je suis comme les chats, disait Hanna, je retombe toujours d’aplomb. »

J’apprenais à faire de même…

« Eh bien, commences-tu à t’habituer ? me demanda un jour Aïno. Es-tu heureuse ici ? »

Comment ne l’aurais-je pas été, heureuse, avec la bonne affection de mes trois inséparables ? Nous nous aimions tant que ma petite sœur, Elsa, en était jalouse ; pourtant je ne l’oubliais pas, la mignonne, et mes lettres arrivaient fidèlement à leur jour.

Une si grande amitié ne pouvait se traiter comme une chose ordinaire. Hanna, toujours en éveil, nous en informa un bel après-midi.

« Minna, Sigrid, Aïno, venez vite, j’ai une communication importante à vous faire. »

Très intriguées, nous accourûmes. Hanna nous fit signe de nous faufiler dans la cachette formée au coin de la salle d’études par le tableau noir. Derrière ce rideau, nous nous sentions tout à fait chez nous, loin des regards indiscrets ou des oreilles curieuses. C’était un lieu d’asile découvert de la veille et dont nous n’étions pas peu ravies.

Une à une, nous nous introduisîmes à la dérobée dans cet étroit réduit où le quatuor tenait bien juste. Et nous chuchotâmes :

« Quoi ? Qu’est-ce que c’est ? Qu’as-tu inventé Hanna ? Vas-tu nous enseigner un jeu nouveau ?

— J’ai… Êtes-vous bien sûres qu’on ne nous épie pas ? Cette Emmy fourre toujours son nez partout…

— Son nez ? ses sourcils, veux-tu dire », s’écria Sigrid.

Cela nous fit bien rire, la main sur la bouche pour ne pas nous trahir.

Emmy ne m’était pas plus sympathique qu’au premier jour et, comme de juste, mes amies partageaient mon antipathie.

« Eh bien, ce grand secret ? » interrogea Aïna cessant de rire.

Hanna se campa fièrement, le bras droit levé en l’air :

« Nous nous aimons, n’est-ce pas, mesdemoiselles ! »

Si nous nous aimions…, l’indignation, à ce doute émis, faillit trahir notre cachette.

« Chut ! dit Hanna, ce n’est pas une injure, c’est une simple affirmation.

— Certes, nous nous aimons, dirent nos trois voix avec ensemble.

— Et c’est entre nous à la vie, à la mort !

— À la vie, à la mort ! répétâmes-nous comme un écho.

— Alors, il faut faire une association selon les règles.

— Qu’entends-tu par là ? dit Aïno songeuse.

— Il n’y a peut-être pas de pays comme la Finlande pour avoir des sociétés de tout genre : nous avons la Société des sciences…

— La Société de littérature finnoise…, m’écriai-je, prompte à revendiquer tout ce qui touchait à ma langue d’origine.

— La Société de littérature suédoise…, clama à son tour Hanna, tandis que Sigrid en même temps disait :

— Et la Société d’histoire de Finlande ! Et la Société de géographie, et la Société qui a un nom latin.

— Ah oui, la Société pour la faune et la flore de Finlande, dit Aïno, la sérieuse.

— Tout le monde forme des Sociétés, reprit Hanna ; les médecins ont la leur, les architectes aussi, les avocats aussi ; il faut que nous ayons la nôtre.

— Au fait, je ne vois pas pourquoi, dit Sigrid, nous ne fonderions pas une association.

— Et moi, je vois pourquoi nous en fonderons une, cria Hanna triomphante. Notre union n’est pas une banale camaraderie de huit jours, n’est-ce pas ?

— Bien sûr.

— Nous resterons toujours amies, même quand nos cheveux seront tout blancs.

— Nous serons peut-être chauves, dit l’incorrigible Sigrid ; comment pourrions-nous affirmer avoir jamais des cheveux blancs ?

— Même quand nous serons chauves, continua Hanna sans se démonter.

— Toujours !!!

— C’est donc notre devoir de former une « ligue », comme autrefois, ou une « alliance », comme maintenant.

— Mais comment ?

— Nous allons d’abord formuler chacune des choses auxquelles nous nous engageons solennellement, et puis, nous les écrirons sur du parchemin et nous signerons.

— Mais où trouveras-tu du parchemin ?

— Soyez tranquilles, j’en trouverai…

— À quoi veux-tu que nous nous engagions ?

Article premier. — Nous nous aimerons toute notre vie ! — C’est entendu ?

— Entendu.

Article II, très essentiel. — Nous n’aurons pas de préférence, nous nous aimerons également toutes les quatre. »

Il y eut, chez Aïno et Sigrid, une très légère hésitation et leur oui suivit le mien à quelques secondes d’intervalle. Hanna reprit :

« Article III. — Notre but est de nous unir pour le travail et le plaisir afin de mieux réussir l’un et l’autre.

— Absolument, firent nos trois voix.

— Je vais écrire tout cela en quadruple exemplaire, et nous en aurons chacune un exemplaire en notre possession, signé de nos quatre noms. Cela vous va-t-il ? »

Si cela nous allait ! Nous nous sentions grandies de deux coudées. Une ligue, comme les ligues politiques et religieuses dont nous parlait l’Histoire. Une Société, comme en avaient nos aînés ! Nous étions bien préparées.

Le lendemain de ce jour mémorable, Hanna, qui avait, par voie d’échange, obtenu d’une externe un morceau de parchemin, jadis couvercle d’un pot de confitures, Hanna, dis-je, nous attira en notre salle de conférences, par derrière le grand tableau où régnait une odeur de craie.

Triomphante, Hanna exhiba le fruit de ses peines. Si petit était le parchemin que, divisé en quatre, il avait fallu écrire de sa plus fine écriture pour faire tenir en cet étroit espace les trois articles ci-dessus mentionnés. Ils y tenaient, cependant, par un miracle d’ingéniosité, dans toute la splendeur de leur encre rouge, et encore, ils étaient accompagnés de notre emblème : une pensée. En tête, ces mots en grosses lettres :

pacte d’amitié.

Et la date.

Il ne restait plus qu’à signer. Tel un scribe de profession, Hanna avait en poche son écritoire, et, nous appuyant pour écrire au tableau noir complaisant, bientôt nous étagions nos quatre signatures au bas de chaque acte.

Minute pathétique que nous pensions ne devoir jamais oublier. Serment solennel qui décidait de notre vie entière !

« Nos mains ! » fit Hanna à demi-voix, brisée par l’émotion, semblait-il.

Nos quatre mains enlacées scellèrent le pacte du quatuor. Aïno, qui avait le cœur sensible, essuya une larme. Sigrid, malgré sa gaieté, était toute troublée.

« Que ferait-on à celle qui… qui manquerait à son serment ? balbutia-t-elle.

— L’histoire nous l’apprend, ce qu’on fait aux traîtres », dit Hanna, tragique.

Mais Aïno, doucement, affirma :

« Nous n’aurons pas de traîtres. »

Nous ne devions pas en avoir non plus. Mon récit y perdra peut-être en intérêt, mais ceci est une histoire vraie. Les années n’ont fait que cimenter notre vieille amitié. Au fond d’un tiroir, mon parchemin jauni dort toujours. Je ne doute pas que Sigrid et les autres n’aient gardé le leur…

Non, certes, je ne pensais pas à m’ennuyer en pension.

En voici la preuve ! Lorsque Mlle Mathilde nous annonça que, nos vacances à l’occasion de la Noël commençant le 20 décembre et se prolongeant jusqu’au 14 janvier, ainsi qu’il est d’usage dans nos écoles, nous avions tout le temps de retourner chez nos parents pour les fêtes, que croyez-vous que je fis ? Je faillis éclater en sanglots. J’aimais tant mes chères études et mes bonnes maîtresses que mon cœur se serrait à l’idée de les quitter pour presque un grand mois. Et mes inséparables, Aïno, Hanna, Sigrid, pourrais-je vivre quatre semaines sans elles ? Comment supporterais-je jamais une si longue séparation ? Mes autres compagnes faisaient partie de ma vie et je les regretterais. Que dis-je ? il n’était pas jusqu’aux murs chargés de cartes, aux bâtiments mêmes, à la cour de récréation que je ne regrettasse d’avance.

Mes compagnes étaient déjà loin ; je ne pouvais me résoudre à les suivre. Seule enfin, adossée à l’escalier pour ne pas tomber, je pleurais à chaudes larmes. Dans l’excès de ma désolation et de ma tendresse pour cet endroit, où l’on m’enseignait patiemment tant de belles choses, je me baissai et, faute de mieux, j’embrassai la rampe de l’escalier.

Hélas ! la rampe était en fer, et il faisait un de ces froids de vingt degrés dont je vous ai parlé.

Bien malgré moi, mes lèvres s’attachèrent si étroitement que je me tirai de là la bouche en sang, des parcelles de chair collées à la rampe. Mon amour me coûtait cher.