En Chine, mœurs et institutions, hommes et faits/De l’utilité des études chinoises

DE L’UTILITÉ DES ÉTUDES CHINOISES[1]


À quoi servent les études chinoises ? Il y a une quinzaine d’années, à l’époque où M. Chavannes, aujourd’hui professeur au Collège de France, moi-même et deux condisciples aujourd’hui disparus, nous sommes rencontrés aux cours de l’École des Langues Orientales, on n’eût pas songé à poser cette question. Apprendre le chinois, on l’admettait implicitement, ne pouvait être que la préparation professionnelle de quelques interprètes ; pour tout autre, c’était la marque d’un esprit au moins bizarre. Il ne venait pas à l’idée que les Chinois, avec leurs formes sociales et leur histoire, sont dignes de l’attention du penseur ; et le problème de l’exploitation de la Chine sous la direction de l’Occident apparaissait à peine à l’esprit de quelques hommes d’action. Aujourd’hui il suffit d’ouvrir un journal quotidien ou un catalogue de librairie pour lire le mot Chine à chaque page. Puisque des faits ont surgi qui ont tracé un nouveau cours à l’opinion, puisque des disciples plus nombreux, divers d’origine et de formation, s’adonnent aux études chinoises dirigées plus sérieusement, essayons, non pas d’énumérer tous les domaines de la pensée et de l’action où elles peuvent jeter quelque lumière, mais de préciser seulement, sur un petit nombre de points, ce que nous sommes en droit d’attendre d’elles.

Les immenses vallées du Yang-tseu et du fleuve Jaune, celles plus étroites, vastes encore, de la rivière de Canton et du Pei-ho appartiennent à la civilisation chinoise, trois cents millions d’hommes y sont façonnes par elle ; mais l’aire où domine son influence est plus que double de celle ou elle règne sans conteste : le Japon, la Corée, l’Annam ont reçu son empreinte ; son empire politique ou moral s’est affirmé, avec une énergie différente suivant les temps et les lieux, avec des succès variés, chez les peuples du nord, Tongouses, Mongols et Turks, dans l’Asie centrale jusqu’à la mer Caspienne et à la Perse, à travers le Tibet jusque dans l’Inde. Le développement social et intellectuel de la Chine ayant précédé celui de lotis ses voisins, seuls les historiens chinois nous dévoilent à demi les origines des peuples de l’Asie orientale, des races qui occupent le nord de l’Himalaya et l’est du Pamir, les hautes vallées sibériennes et les déserts mongols, les îles asiatiques et malaises du Pacifique ainsi que les forêts de l’Indo-Chine. Les découvertes récentes des stèles de l’Orkhon, de Bodhgayà, d’autres encore nous ont fourni sur les lieux les preuves matérielles de l’extension des Chinois dans les siècles de notre moyen-âge ; nous y avons appris à connaître a puissance de peuples à peine entrevus jusqu’alors, nous y avons vu se préciser les rapports de la Chine et de l’Inde bouddhique. Mais, dans ce champ à peine exploré de l’archéologie, il reste à faire une moisson, dont nous ne pouvons même pas soupçonner la richesse : et qui dira qu’il est sans intérêt d’étudier de plus près ces races turkes et mongoles dont les hordes ont plusieurs fois dévasté le monde slave, latin et germanique, y ont laissé des populations entières comme trace de leur passage ? et comment la patrie de Burnouf serait-elle indifférente à l’histoire du bouddhisme, dont les œuvres chinoises ont déjà précisé, permettront peut-être de préciser encore davantage la chronologie ? Laissons maintenant les voisins de la Chine et entrons dans la Chine même : nous y trouvons une civilisation vieille de trente siècles, qui a eu avec l’Occident plus de rapports qu’on n’imagine d’habitude, mais qui a absorbé ses emprunts et les a rendus méconnaissables par la force d’une conception originale, jamais asservie au modèle étranger ; un autre trait marquant de celle civilisation, c’est la continuité de son développement, non sans déviation ni retour en arrière, mais sans rupture comparable à celles qu’ont été notre moyen-âge, puis notre renaissance. Certes, il y a là un ensemble de faits qui doit retenir le regard de l’historien ; mais la persistance d’une société qui a si longtemps maintenu ses principes essentiels, culte des ancêtres et forme de la famille, qui a MI les adapter à des circonstances politiques aussi différentes que l’autonomie et l’asservissement à des races étrangères, l'éparpillement de la féodalité cl l’unité d’un grand empire administratif, qui a traversé les régimes sociaux et économiques les plus divers pour la liberté individuelle et la tenure des terres, pour l’institution militaire et l’organisation industrielle et commerciale, celte persistance est sans doute en elle-même un fait qui mérite d’arrêter la réflexion et, si les sciences sociales n’y doivent peut-être pas chercher des solutions à préconiser, du moins elles y trouveront matière à des comparaisons abondantes et instructives.

Pour pénétrer dans tout ce domaine, il nous faut des hommes qui sachent le chinois : mais j’arrive à des considérations pratiques et immédiates, qui nous imposent également de connaître le chinois, langue universelle de l’Extrême-Orient, comme le latin l’a été de l’Europe. Les traités conclus depuis 1842, l’ouverture du canal de Suez et la construction du transsibérien, la vapeur, le télégraphe, rapprochent ces deux parties du monde, la chrétienne et la chinoise, séparées jadis par les mers et les steppes, par les mois de voyage ; quelles que soient les craintes de nos économistes, les méfiances et les violences des conservateurs chinois, on ne conçoit pas comment pourrait se briser l’unité plus vaste quia été formée au XIXe siècle. Jadis, les quelques Européens résidant en Chine n’avaient avec la mère-patrie que des relations rares et irrégulières ; aujourd’hui, un petit nombre de jours les sépare de nous, ils ne sont plus retranchés de notre monde, mais rattachés à lui par mille liens, ils continuent d’en faire partie par les intérêts et par les affections. La France, spécialement, a dans l’Asie orientale des commerçants, trop peu nombreux, faisant toutefois un chiffre d’affaires important et représentant une part considérable de la richesse, de l’activité nationales : elle doit en multiplier le nombre, faciliter leurs transactions et surtout les armer du mieux possible pour la lutte contre nos concurrents. Nous avons en Chine des missionnaires français et protégés : le protectorat exercé glorieusement dans l’Orient musulman n’a pas été pour nous sans profit ; puisque nous en avons assumé la charge dans le monde chinois, nous sommes tenus d’en remplir toutes les obligations et, bien que les circonstances économiques ne soient plus celles des siècles passes, nous pouvons trouver là, non seulement honneur, mais avantages de divers genres. Un protectorat d’une autre espèce, celui de l’Annam, avec l’administration totale de la Cochinchine et du Tonkin, nous met en contact immédiat et journalier avec les Chinois, nos voisins, et aussi avec une population formée par la civilisation chinoise et que nous nous sommes engagés à faire vivre en paix et prospérité. Pour traiter en Chine et en Indo-Chine les affaires de nos nationaux et de nos protégés, nous avons des fonctionnaires de divers ordres, administrateurs, officiers, interprètes, diplomates. Personne ne me contredira, je pense, si je dis qu’à tous ces Français il faut, pour réussir dans leurs missions diverses, une connaissance approfondie du milieu où ils agissent, du monde où ils sont appelés à vivre et qui est si différent de celui d’où ils viennent.

Sans doute, je ne prétends pas que tous nos officiers en Indo-Chine, tous nos diplomates en Chine connaissent la langue du pays ; ce but serait difficile à atteindre et il n’est pas à souhaiter qu’il soit atteint. Mais les résidents, les interprètes, en rapports quotidiens avec les indigènes, ne peuvent s’acquitter de leurs fonctions qu’en pénétrant dans des formes de pensée étrangères, il leur faut savoir sérieusement la langue, il leur faut connaître aussi tout un système d’habitudes, de traditions, de conditions sociales dont l’analogue n’existe pas en France ; ce n’est pas assez de posséder le vocabulaire et la grammaire, il faut se faire une éducation complète, dirai-je une âme ? d’Asiatique, et cela sans laisser atteindre en soi l’éducation, l’esprit européens. Les langues de la Chine et de l’Indo-Chine sont professées, l’histoire, la géographie, les coutumes de ces nations sont exposées à Paris par des maîtres autorisés. Le corps des interprètes, formé par ces études, a déjà rendu de longs et utiles services à la diplomatie ; quoi qu’il ait déjà fait, on devra lui demander davantage encore ; et pour cela, il ne s’agira pas seulement de lui accorder la considération dont il est digne, de l’employer de manière à lui faire utiliser le plus possible de ses connaissances, à le mettre à même d’en acquérir chaque jour de nouvelles ; il sera nécessaire en outre de lui inculquer dès le premier jour, avec les rudiments de la langue et la méthode de travail, la connaissance de l’histoire, des mœurs et de la pensée chinoises. On le fait déjà, peut-être le pourra-t-on faire davantage. Ainsi compris, le rôle des interprètes est de première importance, par l’influence qu’ils peuvent acquérir sur les indigènes auprès desquels ils sont les représentants des idées européennes ; leur place doit d’ailleurs croître avec la multiplication des grandes entreprises industrielles, c’est-à-dire des points de contact, comme aussi avec les transformations politiques qui s’annoncent. Mais ce rôle ne peut être joué, cette place ne peut être tenue que grâce à une formation pratique dirigée par une méthode scientifique rigoureuse.

J’ai hâte d’arriver à un autre point sur lequel l’attention s’est portée depuis quelques années. La sinologie a déjà rendu des services à certaines industries ; il suffit de rappeler les notices et ouvrages de Stanislas Julien sur la ramie, la porcelaine, les mûriers et vers à soie ; mais elle doit faire autre chose encore. Le commerce en Chine s’est fait jusqu’ici au moyen de compradors, indigènes parlant quelque peu l’anglais ou plutôt ce jargon mixte que l’on nomme pidgin english, et servant d’intermédiaires obligés entre les maisons européennes et les maisons chinoises ; employé par un commerçant étranger qui lui donne habimollement des appointements fixes et une commission sur les affaires conclues, le comprador doit tous ses soins aux intérêts de son patron ; non seulement sa connaissance du marché lui permet de faire le commerce pour son propre compte, bien plus sa position moyenne entre deux parties incapables de s’entendre directement l’expose à de dangereuses tentations auxquelles il est loin de toujours résister ; majorations de prix, pots-de-vin reçus, renseignements fournis à la partie adverse trouvent place, d’ailleurs, plus souvent au détriment de l’étranger que du commerçant chinois. Les maisons européennes ont donc intérêt à se passer d’intermédiaires toujours coûteux, parfois dangereux, et les maisons chinoises n’ont pas avantage à les maintenir, car à elles aussi ils sont onéreux. À l’époque où le commerce de Chine donnait aux princes-marchands des bénéfices considérables, on pouvait négliger ces détails ; il n’en est plus ainsi. Pourquoi les Français n’apprendraient-ils pas le chinois pour aller faire des affaires en Chine, comme on apprend l’anglais ou le russe pour aller en Russie ou en Angleterre représenter des maisons de commerce ? Avec une intelligence moyenne et de l’application, un jeune homme peut, en un petit nombre de mois, se mettre en mesure de rendre des services par sa connaissance de la langue : d’abord il surveillera le comprador et le tiendra en bride, plus tard peut-être, il le rendra superflu ; si l’on sait s’y prendre, le comprador disparaîtra, non pas en un jour, mais graduellement, et l’on entrera en rapports directs avec les grandes maisons chinoises, ainsi que plus d’une le désire. D’ailleurs, tout est plus facile à celui qui parle le chinois, il trouve naturellement accès auprès des mandarins, sans passer par les interprètes indigènes qui ne forment pas encore une classe, à la différence des comprador : or toute maison importante a sans cesse affaire avec les mandarins, soit pour des litiges ou des questions de douane, soit pour des commandes officielles. Des Allemands ont les premiers compris l’avantage de parler directement aux Chinois ; il en est qui se sont mis courageusement au travail, malgré des circonstances rebutantes, et qui, parlant la langue, connaissant les hommes, ont pénétré jusqu’auprès des vice-rois : des affaires lucratives, parfois des fortunes édifiées en quelques années, ont récompensé leur initiative. Les yeux se sont déjà ouverts en France sur l’importance économique de la Chine et sur la place qu’y occupent nos concurrents : la Mission lyonnaise dirigée par M. Rocher, puis par M. Brenier, a rapporté des provinces qu’elle a parcourues une moisson de documents dont une partie a été publiée[2] ; ces publications, confirmant et précisant les vues que j’indique, insistent sur la nécessité en Chine de parler chinois. En Angleterre, en Allemagne on arrive aux mêmes conclusions. Ce n’est pas seulement au commerçant, c’est à l’industriel que ces conditions nouvelles s’imposent : la Chine a cessé d’être uniquement le marché du thé et de la soie ; le traité de Simonoséki et le traité de commerce de 1890, dont toutes les Puissances sont appelées à profiter par la clause de la nation la plus favorisée, autorisent les étrangers à élever des manufactures sur le sol chinois ; grâce au bon marché de la main-d’œuvre indigène et à l’incapacité de diriger qui caractérise les Chinois, ce sera une source de profils pour les industriels étrangers, mais ils devront avoir des collaborateurs parlant chinois. Diverses entreprises, anglaises, japonaises, ont été fondées ; il faut que l’industrie française prenne aussi là sa place. Parlerai-je des mines concédées de tous côtés, des chemins de fer à l’étude ou en construction, des postes impériales dont une convention réserve l’organisation à la France (5 avril 1898) ? tout cela exigera un personnel étranger parlant chinois ; et ce personnel sera requis en nombre de plus en plus grand, à mesure que les rapports économiques se développeront ; on ne saurait habituellement se faire entendre en Chine en parlant turc, ainsi qu’il est arrivé récemment à un ingénieur français dans la province du Yun-nan ; les musulmans sont nombreux en Chine, il est vrai, mais bien peu savent d’autre idiome que leur langue maternelle.

Voilà en quelques mots quelle est l’utilité des études chinoises. Ce que j’ai dit du chinois, je le dirais aussi, dans une certaine mesure, d’autres langues de l’Extrême-Orient ; nous avons, par exemple, en Annam et au Japon, des intérêts de nature et d’importance diverses, qui ne doivent être négligés ni les uns ni les autres et qui gagneront à être défendus et représentés par des hommes connaissant bien la langue et les mœurs nationales. Il ne faut oublier d’ailleurs ni que l’industrie étrangère n’a rien à faire au Japon, en raison du grand développement économique du pays, ni que l’annamite est sans utilité en dehors de l’Indo-Chine orientale : en somme, le chinois est toujours la langue principale de l’Extrême-Orient, parce que c’est la civilisation chinoise qui a modelé les peuples de toute cette région du globe.


  1. Note Wikisource : texte originellement publié in Revue Internationale de l’Enseignement et disponible in Fac-simile De l’utilité des études chinoises (1899).
  2. Chambre de commerce de Lyon, la Mission lyonnaise d’exploration commerciale en Chine, 1895-1897, 1 vol. in-1, avec cartes et planches, Lyon, 1898.