En écoutant Tolstoï/Entretiens de Tolstoï/2

En écoutant Tolstoï
entretiens sur la guerre et quelques autres sujets
Charpentier et Fasquelle (p. 17-50).
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II


Le train est lent. Il s’arrête à toutes les stations. Parti de la gare de Koursk, à Moscou, le lundi soir à minuit, j’arrive le mardi matin, à huit heures, à Toula.

Toula est une ville de cent mille habitants. Elle étale dans la plaine la monotone géométrie de ses longues rues rectilignes et de ses maisons de bois, trapues, toutes pareilles, et qui n’ont point d’étages. Toula fabrique des armes, des couteaux, des samovars. Un proverbe dit : « Si tu vas à Toula, n’emporte ni ton samovar ni ton couteau de chasse. » La gare est vaste, sale, huileuse, puante ; il y flotte des relents de thé, de café, d’huile, d’haleines nocturnes, affadis et réchauffés par les poêles qui ne s’éteignent pas ; des paysans, des ouvriers bardés de peaux de mouton, et qui sentent le suint, circulent sur son pavé gras.

Par chance, je rencontre un employé de qui je puis me faire entendre. Il m’apprend que Iasnaïa Poliana est à douze verstes (quatorze kilomètres environ) de Toula, que j’aurai les plus grandes difficultés à m’y rendre dans la neige, que j’aurais dû descendre à Zasseika, la station suivante, qui n’en est éloignée que de trois verstes. Enfin, il m’indique un hôtel, « le meilleur de la ville », et je dévale en traîneau, dans le froid qui mord à travers la boue glacée de la ville.

À la « gostinitza Vermann », autre affaire. Dans ce « premier hôtel de la ville », on ne parle que le russe et l’allemand. Je ne connais ni l’une ni l’autre langue. On n’y sait pas davantage que certains barbares d’occident ont besoin d’eau chaude pour leur toilette. Après un sérieux labeur, je conquiers un pot de cette merveilleuse eau chaude. Mais comment expliquer que je vais chez le comte Tolstoï, qu’il me faut pour cela un traîneau, que ce traîneau devra me ramener le soir à Toula, et comment discuter le prix ? Avec ce que j’ai retenu de russe, avec ce que je sais d’allemand, avec les ressources restreintes de la pantomime, je m’épuise à exprimer l’idée de « traîneau ». Le jeune directeur de l’hôtel m’écoute, me regarde, fait de son mieux, lui aussi. Enfin, après un long temps, il comprend, son visage s’illumine, et il s’écrie :

Ah ! ia, ia… Ein « fiacre » ?…

Voilà donc le mot « russe » que je cherchais !

Bref on finit par découvrir dans l’hôtel un voyageur, ancien officier, qui parle français. Il me sert obligeamment d’interprète, et, une demi-heure après, je m’installe dans une boîte sans nom, mal équarrie, accroupie sur deux gros madriers formant patins, et qui n’a même pas de siège. Je m’assieds sur une botte de paille, et l’on me favorise d’une vieille couverture de laine rouge trouée comme une passoire.

La campagne est désolée. Le ciel est gris, maussade, lourdement suspendu au-dessus du sol qu’il prolonge. Ni un arbre, ni une maison, ni un visage humain, ni une forme de bête ne rompt la déprimante monotonie de la neige. L’horizon est court, mais la plaine semble infinie. J’ai l’impression d’être un explorateur qui reconnaît une « terra incognita » des géographies de ma jeunesse. Le chemin est rude, affreux, cahoteux, à peine indiqué par un sillage de traîneau. Sous sa blancheur vierge, à des dépressions soudaines, on devine le sol raviné, défoncé, crevé. Un commencement de dégel a, par endroits, affaissé la neige, y creusant des trous parfois profonds d’un mètre, et le traîneau va lentement, biaisant pour franchir ces abîmes, risquant à toute minute de rester en détresse au fond de l’un d’eux. Mais mon izvochtchik tient bien en main ses deux chevaux ; il est prudent et sagace ; c’est un pauvre homme qui boîte affreusement, d’une jambe démolie ; il a une figure douce, un petit duvet sous son menton rose, de grands cheveux blonds qui s’envolent sous son gros bonnet de peau de mouton ; à toute minute, il se détourne vers moi ; il a des yeux bleus, il rit niaisement d’un air gentil : à défaut de la parole impossible, c’est sa manière de me témoigner ses sentiments sympathiques. Et je ris aussi.

Bientôt, dans le lointain, sur la neige morne, apparaissent des taches grises, qui deviennent des masses noires. La forêt de sapins se dissémine et s’étale à travers la plaine profonde, puis se fond et s’agglutine et, au bout d’une heure, nous sommes au cœur de la forêt, entre des arbres immenses qui portent des chevelures d’argent. La route, maintenant, est large, comme une trouée de lumière dans une masse d’ombre. De distance en distance, à droite, à gauche, nous dépassons de petits groupes de maisons basses, sans étages, qui ont pour murs des poutres assemblées, et, pour toits, des couvertures de chaume. Une usine abandonnée érige tristement sa grande carcasse de fer rouillé. La route s’élargit encore ; mais nous allons la quitter. Sortant du bois, nous nous engageons à droite dans un sentier à peine indiqué par des pas, où nos deux chevaux ne peuvent plus aller de front. Mon homme s’interroge et s’arrête ; j’en profite pour mettre pied à terre et détendre mes jambes engourdies, et j’enfonce dans la neige jusqu’aux genoux. Tout autour de nous, le silence, la solitude, les sapins grêles, l’immensité blanche. Comme nous ne sommes pas équipés pour atteler en flèche, l’homme aux yeux bleus et au menton rose détache l’un des chevaux, l’installe derrière le traîneau, et, assis de côté, à califourchon sur son siège, alternativement attentif à l’avant et à l’arrière, de la main droite il conduit, et, de la gauche, tient la bride du cheval dételé, qui trotte derrière nous et m’envoie son haleine dans le cou. Et l’homme ne cesse pas de rire.

Dans ce pittoresque équipage nous obliquons à gauche, tournons à droite, passons entre deux forts piliers de pierre et de brique, qui se terminent en cônes et semblent les deux montants de la porte absente d’un château-fort, et nous voici dans une allée bordée de jeunes sapins : je suis chez Tolstoï.

Tout au bout, à un détour, apparaît, entre les arbres, la petite maison. Elle est blanche, elle n’a qu’un étage, elle est environnée de paix et de silence, nul mouvement n’y décèle la vie : un sage y habite. À quelque distance, à gauche, s’alignent les deux douzaines de maisons de bois du hameau.

Je sonne à la porte, qui est de cuir, avec des clous de cuivre et abritée sous un auvent. Un domestique ouvre ; je franchis la seconde porte ; on m’introduit dans l’étroite bibliothèque du rez-de-chaussée, et j’attends.


J’éprouve le petit frémissement que l’on doit ressentir, quand on s’approche du cratère d’un volcan. J’ai peur d’avoir peur. Je vais voir Tolstoï ! Je ne sais point d’homme à qui ses livres dessinent dans les imaginations une figure plus souveraine, plus impressionnante, plus démesurée, et Tolstoï, qui, dans les siens, a versé la substance de son âme, m’apparaissait comme un bon Dieu biblique, infiniment fort, infiniment bon, inflexible à l’injuste et rude au mal, et plus redoutable par l’infinité même de sa perfection.

J’étais poussé vers lui par une vénération fervente, par un entier acquiescement aux œuvres de son génie littéraire, et aussi par le désir de connaître en lui un exemplaire d’humanité supérieure. Mais ce bon dieu de légende n’était qu’un homme pourtant, et l’homme surpris dans l’intimité de la vie coutumière ne ferait-il point tort au bon Dieu ? Les grands esprits sont des planètes dont il faut aimer la lumière bienfaisante, mais sur lesquelles il ne convient pas toujours de promener les lunettes des observatoires. Puis, de quels sommets supérieurs ne devait-il point considérer les curieux de mon espèce ? Certes, je le savais accueillant et simple. À l’ami qui avait bien voulu lui demander de m’ouvrir son logis, il avait télégraphié ces deux seuls mots d’une locution russe, milosti prosim, littéralement intraduisibles, et qui correspondent à notre : « Qu’il soit le bienvenu ». Ce souhait cordial me ravissait. Mais qu’étais-je autre chose pour lui que le passant de rencontre qui pénètre dans la maison du travailleur et trouble sa vie indiscrètement ? Et je me demandais peureusement s’il consentirait à parler avec moi des choses dont je souhaitais l’entretenir…

Je n’attendis pas longtemps. Au bout de peu de minutes, un pas lent descend les marches d’un escalier, la porte s’ouvre, et il paraît.

Il fait trois pas dans la petite pièce ; il a, par un geste qui lui est habituel, la main gauche suspendue par le pouce à sa ceinture de cuir, la main droite tendue, un large sourire dans sa grande barbe, et c’est en effet le bon Dieu des maîtres italiens que je vois soudain debout devant moi. Il porte une blouse grise ouverte sur son cou, et qui laisse voir, à travers la barbe, une chemise blanche sans col, un ample pantalon, des pantoufles de cuir ; mais ce n’est pas ce costume, popularisé dans le monde par l’illustration, que j’aperçois d’abord : c’est la grandeur saisissante de sa face. Comme on représente le père des hommes dans les fresques tumultueuses, tout en lui est démesuré : son front, haut et vaste comme la muraille d’une citadelle, son large nez, sa bouche épaisse, la broussaille grise de ses sourcils, de ses moustaches, de sa barbe de margrave, ses amples oreilles, ouvertes comme des prises d’air de navire, mais surtout ses yeux gris bleu, le regard aigu de ses yeux profonds, qui brillent comme des foyers, crépitent comme des cratères, et, quand ils fixent sur vous la flamme noire de leurs pupilles, se posent sur votre âme.

Il dit :

— Soyez le bienvenu chez nous, Monsieur.

Il s’informe de la manière dont j’ai fait le voyage et, m’entraînant aussitôt à travers le vestibule, il me conduit à la salle à manger du premier étage :

— Ne prendrez-vous pas un peu de café ? Il faut vous réchauffer.

Alors, dans la grande salle à manger blanche, il me fait asseoir devant une longue table rectangulaire, où chauffe, sur la nappe, le samovar de cuivre. Lui-même prend place en face de moi, et, comme je m’excuse d’arriver si tard dans la matinée, contre mon gré, il fait :

— Non, non, c’est très bien ainsi. Si vous étiez venu plus tôt, je n’aurais pu vous donner tout le temps que je souhaite. Je réserve mes matinées au travail : ce sont mes heures préférées.

En peu de mots, je conte l’aventure de mon voyage, mon départ de Moscou, la gare de Toula, l’hôtel Vermann, les quatorze verstes de neige. Tolstoï écoute ce récit avec une attention scrupuleuse, ses yeux flamboyants enfoncés en moi, comme s’il entendait des choses essentielles. Et lorsque j’ai fini :

— Eh bien, voici. Tout à l’heure, je vous demanderai la permission d’aller travailler. Nous nous reverrons dans l’après-midi. Mais c’est ce soir surtout que nous causerons à loisir. Peut-être encore, si vous aimez marcher et si la neige ne vous fait pas peur, pourrons-nous faire une promenade ensemble, vers quatre heures. Et vous coucherez ici, bien entendu ?

Je m’excuse : je n’avais pas prévu cette généreuse proposition, mon bagage est resté à Toula…

— Je le regrette, fait-il ; ce sera comme vous voudrez. Vous êtes ici chez vous, tout à fait chez vous. En attendant, il faut renvoyer l’équipage qui vous a amené. Vous avez un train vers minuit à Zasseika, et, si vous tenez absolument à partir aujourd’hui, un traîneau vous y conduira ce soir. Vous aviez fait sans doute un prix avec votre cocher ?

— Oui, six roubles.

— Six roubles !… Six roubles !… Mais c’est beaucoup trop cher ! Qui vous a indiqué ce prix ?

Léon Nicolaiévitch s’est renversé sur sa chaise et son visage s’épanouit largement. Je fais valoir que mon cocher devait me ramener, que je lui prenais toute sa journée, que c’est un pauvre homme, qu’il est légitime qu’il profite un peu du passage d’un étranger… Mais il n’est pas convaincu. Il continue de s’amuser de mon ingénuité. Il fait : « Enfin ! » se lève pour aller appuyer sur un bouton électrique, et un domestique paraît, à qui je remets la somme convenue.

Pourquoi riait-il ? Ce n’était pas sécheresse de cœur. Si généreux, Tolstoï est un logicien et un doctrinaire. Le cœur, chez lui, après qu’il a suscité le travail cérébral, abdique par système devant la pensée. Il professe que le bonheur des hommes est en raison inverse de leurs besoins. Payant à mon cocher un prix excessif, je risquais de créer en lui du désir. Et il riait non de ma candeur, mais de mon ignorance. Ce n’est que plus tard que je compris cela.

Le comte Tolstoï a la voix nette et bienveillante, grave, sans rudesse. Il s’exprime en français avec une abondance aisée, cherchant quelquefois ses mots, les trouvant toujours ; son langage est simple, précis, réfléchi ; sa courtoisie extrême se marque dans sa conversation, dans ses gestes, dans ses silences, dans ses regards, dans toute sa personne mesurée et sévère : le seigneur de Iasnaïa Poliana a pu se priver de ses biens, se mêler à la vie des paysans, se vêtir à leur manière, donner pour garant de l’apostolat de sa parole l’apostolat de sa vie, il est demeuré le seigneur, et c’est un gentilhomme qui reçoit sinon dans ses terres, du moins dans le domaine de sa pensée.

Ses hautes épaules sont à peine voûtées ; sa tête, qui cède au poids du front chargé de méditation s’incline légèrement en avant ; et parfois il se redresse brusquement, comme un lion secoue sa crinière, rejette la tête en arrière, fait saillir sa poitrine qui se gonfle, et passe, sous sa ceinture de cuir verni, ses deux vastes mains ouvertes. Alors il parle avec une richesse renouvelée, d’une voix plus rapide et plus ample ; c’est, dans ces minutes, comme s’il sortait soudain de soi-même et répandait autour de lui les biens de son âme : et il ressemble alors, avec son visage puissant et hardi, à une bête glorieuse qui se lève du coin d’ombre où elle méditait, et, se dresse au seuil de sa caverne pour y respirer plus largement.

Sitôt expédié mon « équipage », Tolstoï croise les jambes, et, tout de suite, il me dit :

— A-t-on des nouvelles à Saint-Pétersbourg ?

Je dis ce que je sais, et j’ajoute :

— Est-ce que vous suivez exactement les événements de la guerre ?

Alors il fait, de la main droite, un grand geste désolé :

— Comment se désintéresser d’un pareil conflit ? Comment se désintéresser de cette guerre, de n’importe quelle guerre ? C’est un grand sujet d’affliction que ces batailles entre les hommes.

Je levai les yeux au-dessus de sa tête. En face de moi, derrière lui, je vis, piquée au mur par des épingles, une carte française de la Corée et de la Mandchourie.

Je dis :

— Mais cette guerre n’est pas seulement le conflit de deux peuples. Elle jette l’une contre l’autre deux races. Quelles conséquences, selon vous, de la victoire de l’une ou de l’autre ?

— Qu’importe ! Je ne distingue pas entre les races. Je suis pour « l’homme » d’abord ; qu’il soit russe, qu’il soit japonais, je suis pour l’ouvrier, pour l’opprimé, pour le malheureux, qui est de toutes les races ; et, quoi qu’il advienne, quel sera, pour lui, le gain de cette rencontre ?… Elle montre douloureusement à quel point les hommes oublient ou ignorent la notion du devoir. Faire son devoir, sait-on seulement ce que ces mots-là expriment ? Supérieur aux devoirs que l’on rend à la famille, à la patrie ; à la société, il y a le devoir envers Dieu, « si vous me permettez ce mot », ou, si le mot vous gêne, envers le Tout, avec un grand T. Ce Tout, que j’appelle Dieu, est au-dessus des controverses individuelles. Quoi que je fasse, je ne puis faire que je n’appartienne pas à un ensemble, que je ne sois pas partie dans une harmonie. La conscience que j’ai de la relation de mon être avec cette harmonie, c’est ce que l’on appelle habituellement l’esprit religieux, et c’est cette conscience qui nous dicte nos devoirs. Mais ces notions essentielles, les hommes les oublient. Lisent-ils seulement le livre des livres, l’Évangile ? Et ils s’obstinent dans l’état de barbarie. Et nous les voyons alors s’engager délibérément dans des guerres affreuses, sans se dire que le premier devoir, l’essentiel devoir d’êtres pensants est d’abolir la guerre.

Le maître fit une pause et, d’une voix plus basse, il reprit :

— Mais les hommes vont comme des fous, comme des machines aveugles qui tournent, qui broient, qui détruisent au hasard. Le sentiment de la responsabilité n’est nulle part. Et chacun transporte sur le voisin le poids de ses propres fautes. Pour moi, suis-je empereur, ministre, journaliste, soldat, je me dis : As-tu le droit d’ordonner la guerre, ou de la subir, ou de la conseiller, ou d’y pousser, ou de l’accepter, ou de la servir ?… Non, quoi qu’il arrive, sous aucun prétexte, pour quelque cause que ce soit, non, tu n’as pas ce droit, car il n’est pas de guerre, non, pas une, qui vaille le sacrifice d’une seule vie humaine, ni même la dépense d’un seul kopek. Empereur, ministre, journaliste, soldat, tu es un homme, tu n’es qu’un homme. Tu as été jeté sur la terre pour une fin supérieure et pour une tâche que tu ne rempliras point tout entière, car tu es chétif, mais vers laquelle tu dois te hâter sans repos. Tu manques à cette tâche et tu renies ton destin, si tu commandes la violence, ou que tu y provoques, ou que tu la prépares, ou que tu l’excuses, ou que tu consentes à l’accomplir. Il n’est pas de loi supérieure à la répudiation du meurtre ! — Et quand je me suis dit cela, empereur, ministre, journaliste, soldat, plutôt que d’accepter la plus petite part de responsabilité, fût-elle infime, dans le fait de la guerre, je me révolte, et je garde, avec la conscience de mon devoir, la volonté de l’accomplir. Et, s’il dépend de moi, plutôt que de me résigner, j’abandonne aux Japonais Pétersbourg, Moscou, Iasnaïa Poliana, tout ce qu’ils exigeront !… Hélas ! qui s’avise de penser au devoir ? Qui s’avise aussi de penser à la raison ? Car il y a quelque chose de plus affligeant encore, s’il est possible, que le spectacle de la guerre, c’est le spectacle de la faillite de la raison humaine !

Le vieux maître s’exprimait avec une conviction tranquille, de sa voix douce et grave : j’imaginai que saint Paul, prêchant les Corinthiens, leur tenait des discours semblables à celui que j’entendais. Et je me rappelai cette parole de l’apôtre : « Comme il y a un seul pain, nous qui sommes plusieurs, ne faisons qu’un seul corps ; car nous participons tous au même pain. »

Cependant je dis :

— N’admettez-vous pas ceci : que des portions d’humanité — ou plus anciennes, ou placées dans des conditions ethniques, climatériques, historiques, plus favorables — se sont élevées dans la civilisation plus haut ou plus vite que d’autres ? Et ne pensez-vous pas qu’il soit désirable, dans l’intérêt même du progrès humain, qu’au lieu de vivre égoïstement pour eux et sur eux, ces hommes privilégiés profitent de leur force attractive pour entraîner les retardataires ?

— Oui, je sais, c’est ainsi que l’on raisonne, que raisonnent du moins beaucoup de personnes prétendues sages, et ce raisonnement est commode pour justifier toutes les entreprises, les meilleures et les pires. J’admets cependant ce raisonnement. Je consens que la civilisation porte en elle une force active et éducatrice. Mais où est, je vous prie, la civilisation ? Pourquoi voulez-vous que je la place en Europe ? Parce que les Européens, qui se sont créé, contre les volontés naturelles, des besoins artificiels, occupent leur génie à les satisfaire ? parce qu’ils ont, inventé les chemins de fer, le télégraphe, le téléphone, que sais-je encore ?… Mais toutes ces acquisitions de la prétendue civilisation m’apparaissent comme des inventions de barbarie. Elles servent et flattent les plus bas instincts de l’homme. Bien loin qu’elles lui confèrent quelque supériorité morale, je vois, au contraire, que l’emploi qu’il donne à son intelligence est le plus souvent en vue du mal, non du bien.

— Voyez pourtant : il ne crée pas seulement des outils de guerre ou des instruments de jouissance matérielle. Il crée aussi des machines…

— Oh ! oh ! les machines !…

— Les machines diminuent sa fatigue, restreignent son effort physique. N’est-ce rien qu’il puisse consacrer à la culture de son intelligence, à son développement moral, à la connaissance de son être, un peu du temps gagné sur le labeur manuel ? Supposez qu’un inventeur trouve un jour une machine qui mécaniquement arrache le charbon de la mine…

Mais Tolstoï m’interrompt, et, vivement :

— Le travail est bon et sain. C’est une chose excellente, et agréable, et amusante, que le travail. Quoi de meilleur au monde que le travail ?

— Le travail, oui, non l’abrutissement. La vie du mineur, par exemple, est un servage affreux.

— Oui, oui, c’est vrai. Mais il n’y a de durs travaux que parce qu’il y a des besoins violents. Restreignez vos besoins, vous épargnerez des fatigues sans nombre à une multitude de vos semblables. De quelle utilité essentielle me sont ce samovar, ce plateau, cette nappe, l’arrangement de cette salle, et tout ce confort où je vis ici ? Ne saurais-je continuer d’être, si j’en étais privé ? C’est pourtant afin de me conférer ce bien-être que des hommes, des générations d’hommes, ont pâti, peiné, souffert ! Pourquoi ? Parce que je suis un « homme civilisé » !… Non, ce n’est pas le travail qu’il convient d’abolir, ce sont les appétits qu’il faut dompter. Et les inventions modernes, en aiguisant les appétits, n’aboutissent qu’à perpétuer l’esclavage.

Il continuait de parler, posément, sans éclat, avec cette force tranquille qui dédaigne de s’affirmer à soi-même par des propos sans mesure, et comme un homme qui énonce des idées à ce point évidentes qu’elles ne requièrent nul zèle d’argumentation, et qu’il juge vain de s’y attarder. Et je me sentis un moment très humilié de n’apercevoir point tout de suite cette évidence.

Mais je souhaitais une réponse plus précise à la question d’où avait surgi ce réquisitoire contre la civilisation occidentale, et je la répétai sous une autre forme : puisque la guerre était engagée, puisqu’elle se terminerait par l’avantage de l’un ou de l’autre combattant, puisque le Japon était l’agresseur, n’était-il pas souhaitable du moins, selon la justice, que le Japon subît la peine de son agression ?

Tolstoï secoua la tête :

— Êtes-vous sûr que le Japon soit vraiment l’agresseur ? De celui qui tire le premier coup de canon, de celui qui a poussé, énervé, exaspéré l’adversaire, quel est le responsable ? Entre la Russie et le Japon, qui déterminera l’échelle des torts ? Sans doute, je suis prêt à convenir que, si la Russie a, sans droit, occupé la Mandchourie, c’est sans droit aussi que le Japon prétend y intervenir, et j’accorde que le mikado n’a aucune bonne raison pour se mêler d’une affaire qui n’intéresse que la Russie et la Chine. Mais il y a la Corée, et c’est pour la Corée que les Japonais font la guerre. Si les Russes n’avaient pas montré le dessein de s’y introduire, s’il n’y avait pas là-dessous, à ce que l’on m’a raconté, des histoires d’acquisitions forestières soutenues par la cour, il est bien probable que le Japon n’aurait pas osé commencer. Et si tout ce qui a précédé la période active des hostilités était connu dans le détail, vous verriez sans doute qu’il y a lieu de faire un plus équitable partage des responsabilités.

— Vous blâmez les Russes d’avoir accaparé la Mandchourie, fis-je. Comment excuserez-vous les Japonais de s’établir en Corée ? Ils prétendent, il est vrai, que ce territoire leur est indispensable pour recevoir et nourrir l’excès de leur population, menacée d’étouffement et de famine entre les limites étroites de leurs îles ; mais à son tour, M. de Plœhwe, à tort ou à raison, m’a affirmé à moi-même que, pour des raisons pareilles, la Mandchourie est nécessaire au libre développement de l’empire. Je sais bien que l’une et l’autre de ces affirmations sont contestées par des hommes compétents ; mais si vous acceptez l’une, comment condamner l’autre ?

— Je ne les accepte ni ne les discute. Je ne les considère en aucune manière. Je vois seulement que les Japonais sont installés en Corée et je prends acte de ce fait.

— Ils y sont par violence.

— Je n’en sais rien. Les Coréens ont-ils tenté de s’opposer à leur débarquement ? Au contraire, ils sont d’accord avec le gouvernement de Séoul, ils concluent avec lui des traités ; la population les accueille sans hostilité, laisse à leurs armées le libre passage du territoire, et il m’apparaît donc qu’ils sont fondés à prendre en mains, contre la Russie envahissante, les intérêts de la Corée trop faible. Que les Coréens protestent, vous me verrez avec eux… Mais, encore une fois, que sont toutes ces arguties ? Tant de considérations sur le pourquoi et le comment sont pour moi secondaires. Un seul fait domine l’événement de cette guerre : avancera-t-elle ou retardera-t-elle l’heure de la paix humaine ? Elle la retardera, et voilà ce qui doit faire notre affliction. Le reste ne compte pas. J’entends des Russes, qui aspirent à la liberté et se révoltent sous le poids odieux du régime, soutenir cette thèse : ils disent que l’échec final des armées russes n’atteindrait ni le prestige, ni les forces de vie du peuple innombrable ; qu’il aurait, au contraire, pour résultat certain un affaiblissement et une diminution du régime actuel ; que, même heureuse, la guerre déterminera, par ses répercussions, un ébranlement des indolentes masses populaires ; qu’il convient donc de mesurer dès à présent les bénéfices que l’on en peut recueillir, et que la victoire japonaise ne serait pas de ces faits douloureux dont l’âme russe dût s’épouvanter ; et ils ajoutent que toute circonstance est bonne, tout effort légitime qui hâte l’avènement de la liberté…

« Que voilà un pauvre raisonnement, une méthode sommaire et négligeable ! Du mal ne peut germer que du mal, et, pour le philosophe, la guerre ne sera jamais une condition nécessaire de la paix. La Russie n’est qu’une part de l’univers habité ; au-dessus d’elle, il y a l’humanité ; au-dessus de l’humanité elle-même, il y a le principe de vie ; et c’est l’atteinte portée au principe de vie et à la loi éternelle qu’il faut considérer d’abord. De ce sommet, qu’est le sort particulier de la Russie ? Allons-nous lui subordonner les intérêts essentiels de la vie, les imprescriptibles devoirs moraux ? Négligerons-nous, pour cela, que toute bataille livrée en un point de l’univers a sur l’univers entier des répercussions terribles, et que, bien plus loin que les balles et les obus, elle répand sur toute la terre la contagion du meurtre ?… Tous ces raisonnements sont puérils. Tenez, quand j’écoute ces Russes aveugles, je pense à un assassin qui, ayant froidement délibéré de vous frapper, hésiterait au dernier moment et suspendrait son bras, dans la crainte de tacher votre habit !…

Une fois de plus, je revins à ma question. Mais, une fois de plus, je m’aperçus bien qu’elle était indifférente à Tolstoï :

— J’entends bien, fis-je, et qui ne répudierait les batailles entre les hommes ? Mais cette guerre est un fait. Sans en rechercher les causes, sans distribuer les responsabilités, plaçons-nous devant ce fait. Il aura sa conclusion. Le progrès humain n’est-il pas intéressé à ce que cette conclusion se produise dans le sens de la civilisation, au profit de celle des deux parties qui semble, pour le moment, avoir de la fonction humaine une conception plus haute — je veux dire de la Russie ?

— Cela est égal. L’humanité, la civilisation perdront autant au triomphe de l’une ou de l’autre.

— Pourtant, que les Japonais l’emportent, il en résultera, à leur profit, dans tout l’Extrême-Orient, une prééminence certaine, qui se manifestera par une expansion de l’âme japonaise[1]. Or, on les dit querelleurs, durs, cruels ; ils pratiquent les supplices ; on les représente hostiles aux étrangers. Leur apparente civilisation n’est, paraît-il, qu’un décor de façade. Ce qu’ils ont emprunté à l’Europe, ce sont ses canons, ses cuirasses de bateaux, ses organes militaires et politiques — des armes pour la mieux battre. Et nous les voyons à présent se manifester pour la première fois au monde dans le fracas des torpilles meurtrières, entourés de l’appareil des conquérants. Ils ont bien l’air de servir les appétits d’un nationalisme échevelé, la forme la plus abjecte de l’idée de patrie et la pire condition morale pour un peuple doué de quelque faculté de raisonnement. Il semble donc qu’au fond d’eux-mêmes, dépouillés du masque civilisateur, ils soient restés pareils ; ne représentent-ils pas, en face du Slave nonchalant et pacifique, une force de barbarie active ?

Ayant de la sorte instruit le procès des Japonais, j’attendis la réponse. Tolstoï ne se hâte jamais de parler : la Vérité a pour elle l’éternité. M’ayant écouté avec attention, il répliqua doucement :

— Les Japonais sont-ils vraiment ce que vous dites ? Je ne le crois pas du tout. Et j’en voudrais avoir d’abord la démonstration. Ils sont ce qu’ils sont, voilà tout, avec des qualités et avec des défauts, et qui doivent être communs à beaucoup d’autres hommes. Ils ont emprunté, dites-vous, à la civilisation occidentale ce qu’elle a de pire ? Eh ! c’est bien possible. Il y a un auteur que je relis souvent, c’est Pascal ; Pascal a écrit à peu près : « On n’imite pas la chasteté d’Alexandre le Conquérant, mais on tâche de l’imiter dans ses conquêtes[2]. » De même, il est bien probable que le Japon n’a imité l’Europe que dans ses tares. Mais il garde quand même ses caractères propres. Et il poursuit son évolution, comme nous poursuivons la nôtre. Et soyez sûr que son tour viendra : il se développera et se perfectionnera selon la loi générale…

Comment n’être pas saisi de la terrifiante assurance de cet invulnérable affirmateur ? À mesure que je l’écoutais, j’évoquais la doctrine exprimée dans ses livres, et j’apercevais l’énorme simplicité de l’Absolu axiomal d’où sa raison commande comme de la tour d’une forteresse. Cette doctrine, sa ferme parole la projetait à mes yeux avec une violence aiguë, et je la voyais surgir dans son impassibilité mathématique. J’avais devant moi le plus forcené logicien que le monde ait jamais vu. Que Tolstoï ait foi en l’indéfini perfectionnement des espèces et des races, ce n’est pas là le merveilleux, et la science, avant lui, l’a établi avec une rigueur à peu près définitive. L’extraordinaire, c’est la certitude victorieuse avec laquelle il proclame sa foi. Mais j’ai tort : Tolstoï ne proclame pas, il constate. Il constate l’évidence, non pas celle qu’il considère comme telle, mais l’évidence absolue, l’irrésistible évidence qui doit, selon lui, apparaître à tous les hommes, sous réserve de leur intelligence, de leur sincérité, de leur bonne volonté.

Il a, une fois pour toutes, admis comme irrécusables quelques principes, desquels il tire les conséquences rigoureuses, jusqu’à la plus lointaine. Et ainsi il fonde un système dont toutes les parties s’enchaînent nécessairement, et qui est bien, en effet, la Vérité totale, à la condition que les prémices soient la Vérité essentielle. Et il méprise la vie des corps pour exalter la vie des âmes, il enseigne la privation et l’abstinence comme la fin suprême, il appelle civilisation ce que le monde regarderait comme une condition voisine de l’état de nature, il condamne les conquêtes et l’effort libérateur de notre civilisation dans l’ordre physique comme les marques de la pire barbarie ! Dès lors, si indulgent que soit le génie du maître, comment discuter avec lui ; si l’on a eu cette témérité de vouloir discuter avec Tolstoï ? Qu’importent pour lui les faits particuliers et les contingences vitales ? Il n’est pas pour lui de contingences, car il foule les champs de l’Absolu, et il n’accueille les faits que pour les plier à ses principes.

Est-il possible, cependant, est-il scientifique, d’ériger un système du monde et de formuler les lois de l’humanité vivante, sans tenir compte des faits, c’est-à-dire de la vie ? Est-il possible du moins de n’en tenir compte que dans la mesure où ils concourent à une doctrine et servent un idéal ? Et l’innombrable multitude de nos âmes diverses et pareilles, l’infinie variété de nos vies dispersées, tout le verger et tout le fumier du génie humain, tout cela n’est-il qu’une matière à syllogisme, d’où jaillira en conclusion une formule éternelle ?… De ce sommet où Tolstoï a reçu dans un éblouissement les tables de la Vérité, l’événement de la guerre japonaise est une péripétie affligeante, considérable dans ses conséquences, grave par ce qu’elle signifie, mais le problème des races n’est une question que pour les débiles de mon espèce. Et, bien que la bonté de Tolstoï soit infinie, bien que ma gratitude s’enorgueillisse de s’humilier devant l’hôte affectueux et le causeur généreux qu’il voulut être pour moi, je sentis obscurément, sans qu’il le laissât paraître, à quel point ces discussions lui semblaient vaines, et combien elles rabaissaient le vaste problème humain où plonge sa conscience.


Je venais de finir ma tasse de café. Tolstoï se leva. Son beau visage bienveillant se pencha en souriant :

— Il faut que je vous laisse. Je retourne à mon travail. Vous aussi sans doute vous désirerez vous reposer, après cette nuit passée en chemin de fer ; ou peut-être avez-vous à travailler. Vous trouverez à la bibliothèque tout ce qu’il vous faudra. À tout à l’heure. »

  1. Sur cette question, v. l’Appendice.
  2. « L’exemple de la chasteté d’Alexandre n’a pas tant fait de continens, que celui de son ivrognerie a fait d’intempérans. On n’a pas honte de n’être pas aussi vertueux que lui, et il semble excusable de n’être pas plus vicieux que lui. On croit n’être pas tout à fait dans les vices du commun des hommes, quand on se voit dans les vices de ces grands hommes ; et cependant on ne prend pas garde qu’ils sont en cela du commun des hommes. On tient à eux par le bout par où ils tiennent au peuple. Quelque élevés qu’ils soient, ils sont unis au reste des hommes par quelque endroit. Ils ne sont pas suspendus en l’air et séparés de notre société. S’ils sont plus grands que nous, c’est qu’ils ont la tête plus élevée ; mais ils ont les pieds aussi bas que les nôtres. Ils sont tous à même niveau, et s’appuient sur la même terre ; et par cette extrémité, ils sont aussi abaissés que nous, que les enfans, que les bêtes. » (Pascal, Pensées, Ire partie, art. IX.)