En écoutant Tolstoï/Entretiens de Tolstoï/1

En écoutant Tolstoï
entretiens sur la guerre et quelques autres sujets
Charpentier et Fasquelle (p. 3-16).


I


Au début de ce récit, j’inscris avec gratitude et respect le nom du comte Léon Tolstoï. Un jour et une nuit, j’ai été son hôte. Je venais à lui à travers l’immense mer tourmentée de la neige, et je l’approchais avec timidité. Un patriarche qui souriait s’est avancé, une main cordiale s’est tendue, j’ai trouvé dans son lointain ermitage un hôte indulgent et simple, un grave et gai foyer resplendissant du génie du maître et vivifié par la grâce agile, par l’esprit aigu de la comtesse Tolstoï ; et, à la caresse de cette chaleur familiale, ma timidité soudain s’est fondue.

En même temps que l’apôtre, c’est l’ancêtre que je rencontrais. La lumière qui, de Iasnaïa Poliana, coule sur le monde, n’est point semblable au soleil glacé des pôles : c’est une lumière bienfaisante et chaude, génératrice de pensée et de rêve, et qui porte aussi de la beauté et de la joie. La paix morne de l’implacable neige qui, si loin que les yeux pénètrent dans l’espace, enserre les campagnes et les villes, n’est rien auprès de la paix auguste de ces âmes. Le monde, autour d’elles, peut s’ébranler et se tordre : elles contemplent le monde, et, sans doute, avec lui, pour lui, souffrent, espèrent, car elles sont pitoyables et tendres ; mais l’ébranlement du monde s’arrête au seuil de leur sérénité ; elles portent un univers inaccessible, et, parce qu’elles ont connu, chéri, exalté la Vérité, elles sont invulnérables et impassibles.

Au moment d’entreprendre le récit des heures passées dans le rayonnement de cette grande paix généreuse, je mesure la témérité de mon dessein. Léon Tolstoï n’est point avare de ses propos ; c’est une pensée et une conscience qui s’expriment incessamment, avec une abondance magnifique. Parfois, sans doute, il a de soudains silences hermétiques, où les muscles tendus de son visage attestent le travail intérieur, où les flammes voilées de son œil immobile semblent aspirées au-dedans, où sa méditation se clôt à tout ce qui l’entoure. Alors on respecte son recueillement, et, indifférent aux conversations qui se continuent, il poursuit son rêve solitaire. Mais revenu aux êtres et aux choses, il parle avec une simplicité éloquente et une richesse d’idée qui sont intarissables ; il a, dans la discussion, un souci d’attention et de bonne foi qu’il faut bien noter à sa louange, car le long exercice d’une primauté intellectuelle et le dogmatisme d’une pensée affermie dans la recherche constante aboutissent trop souvent, de la part des esprits les plus bienveillants, à des affirmations catégoriques qui ne tolèrent pas qu’on les examine.

Celui-là certes affirme. C’est trop peu dire qu’il affirme. Toute sa doctrine, toute sa personne morale, sa sérieuse parole sont une affirmation permanente, intrépide, absolue. Il affirme comme ferait la Vérité, si la Vérité avait une voix, et il affirme pour l’éternité, souverainement, splendidement. Et l’esprit demeure stupide devant la prodigieuse rencontre de ce palais cérébral, en vérité unique dans le monde, où nul hypogée obscur, nulle oubliette clandestine ne recèle même le fantôme du Doute. Il est d’abord un apôtre, et intransigeant dans son rude apostolat. Que serait un apôtre qui hésiterait sur sa mission et douterait de soi-même ? Qui persuaderait-il, s’il offrait à l’anxiété des hommes une pensée flottante ? Quel crédit pour sa parole, s’il n’avait pas lui-même enfermé sa croyance dans les citadelles de l’absolu ? Tolstoï n’a pas mis cinquante ans à dominer et à briser les survivances et les préjugés qu’il tenait de son sang et de sa caste, à faire un homme libre du prisonnier qu’il fut, à conquérir sa croyance morale, pour culbuter, au temps de la vieillesse, aux déprimantes élégances d’un impuissant pyrrhonisme. Donc il affirme, mais cependant il discute, il écoute et, dans la manière dont il écoute, il n’y a pas seulement la patiente courtoisie d’un hôte infiniment bienveillant, mais la curiosité d’un cerveau en constant travail, et qui professe que la vérité se plaît parfois à s’exprimer par les bouches les plus humbles.

Mais comment recueillir intégralement tant de propos rapides ou profonds, et incessamment variés ? Je ne l’essaierai point. Je raconterai seulement, selon l’ordre des heures, sans souci d’arbitraires divisions, la lumineuse journée où cet homme extraordinaire voulut bien m’admettre dans la familiarité de sa vie, et, puisque les choses d’Extrême-Orient devaient être le sujet principal de nos entretiens, je dirai d’abord, pour l’intelligence du récit, à quel moment de sa dure guerre la Russie en était alors.

Le 1er/14 mars 1904, j’ai quitté Moscou pour aller à Iasnaïa Poliana. Depuis cinq semaines, le canon tonnait à Port-Arthur. La stupeur du rappel de l’ambassadeur japonais, le 6 février, avait frappé la Russie en pleine quiétude. Deux jours plus tôt, le 4, le gouvernement avait expédié à Tokio un mémoire dont il espérait un si grand avantage qu’il en avait préalablement télégraphié la bonne nouvelle aux chancelleries européennes, et il en attendait mollement le résultat avec une confiance satisfaite. Il croyait nonchalamment à la toute puissance de sa volonté pacifique et à l’efficacité de notes dilatoires où il promettait et accordait au Japon toutes choses, hormis l’essentielle, la neutralité de la Corée et l’évacuation de la Mandchourie, lesquelles, par une fâcheuse rencontre, faisaient justement l’objet du conflit. Cependant ses protestations de paix n’étaient point des artifices de langage : elles étaient ardentes et sincères, et, parce qu’elles étaient sincères, il les pensait décisives, oubliant que, s’il faut être deux pour se battre, il suffit aussi du geste d’un seul pour déchaîner la bataille.

Quant au peuple, il ignorait tout. Depuis près de six mois, les négociations se poursuivaient : pas une fois, le Messager Officiel, organe du gouvernement, n’y avait fait allusion. Sans doute, les journaux en avaient confié le secret à leurs lecteurs, mais avec une circonspection avivée par le zèle paternel de la censure. Et la Russie, se réveillant brouillée avec le Japon, apprit du même coup qu’elle était en difficultés avec lui.

Le peuple commençait de poser des questions et le gouvernement se frottait les yeux, lorsque, sans intervalle décent, trois jours après, le 9 février, une terrible canonnade les fit sursauter : c’étaient le Césarevitch, le Retvizan, le Pallada, qui, endormis à Port-Arthur, étaient soudain, par une nuit noire, entraînés dans la danse macabre des torpilles japonaises. Cette fois, on ne pouvait plus s’y tromper, c’était la guerre : le peuple en fut atterré, et mit près d’une semaine à s’enflammer : arrivé à Saint-Pétersbourg le 5 février, j’ai été le témoin attentif de sa stupeur, puis de son affliction, puis de la fièvre ardente qui tout à coup le saisit, l’affola, jeta pêle-mêle dans sa cervelle l’enthousiasme, l’espoir, les déceptions, une crédulité d’enfant.

Le gouvernement restait bouche bée. La perfidie du Japon, rappelant son ambassadeur sans attendre les explications russes, sa brutale agression, et, par là-dessus, son succès le confondaient. Que le Japon eût voulu, préparé, cherché, fomenté cette guerre, c’est de quoi il s’émerveillait. Le tsar voulait la paix, le tsar avait institué la Conférence de la Haye, le tsar avait l’âme généreuse d’un rêveur pacifique : n’était-ce point assez ? Alors que venaient faire ces Japonais importuns en travers des desseins de l’Empereur ? Le gouvernement croyait si fortement à la paix que le rappel de l’ambassadeur l’avait ému sans l’ébranler dans sa foi. J’ai assisté stupide à son inconcevable illusion. Rupture diplomatique, disait-on ; mais rupture diplomatique n’implique pas nécessairement l’état de guerre. Et le cabinet du comte Lamsdorf chercha des précédents ; et il en trouva vingt-deux ; dans vingt-deux circonstances, des gouvernements avaient rappelé leurs ambassadeurs sans mobiliser leurs armées… Victoire donc ! On pouvait encore détourner la guerre ; une puissance amie s’entremettrait, on s’entendrait avec le Japon… Et, à Alexeiev qui demandait des ordres d’offensive, on prescrivait de se tenir tranquille ; à la presse, qui s’échauffait, on enjoignait de modérer le ton ; le Journal de Saint-Pétersbourg, un peu plus tard, était frappé pour avoir publié la fausse nouvelle d’une défaite japonaise ; l’Empereur, adressant un manifeste à son peuple, n’y parlait que d’expectative et de rendre les coups que d’aventure on lui porterait…

Il fallut l’attaque de Port-Arthur pour balayer la chimère de la paix. Merveilleuse découverte ! Le Japonais avait dix ans de préparation guerrière intensive ; contre la cible russe il fourbissait ses armes aiguës ; à l’univers entier, la fatalité de l’affreuse guerre était apparue, pour l’heure que fixerait le Japon ; et ce grand mystère aveuglant, qui courait le monde, n’avait rencontré sur toute la terre qu’une barrière : la muraille de l’indolence russe. Le Slave est intelligent et astucieux, mais mobile et fragile. Il a l’âme bouddhiste. Il croit à l’indestructible volonté du Destin ; il n’essaye point d’empêcher ce que la Sagesse de l’univers a ordonné sans lui ; il se détourne des pensées sombres ; il attend pour agir que le timbre ait retenti à une horloge qu’il n’a pas réglée, et il se repose du soin de sa vie sur la magie des icônes saintes. Il fut nécessaire que le Japon vînt défoncer les portes de l’Empire, pour que l’Empire aperçût enfin le formidable bélier qu’on lançait contre lui par-dessus la mer. Il avait besoin d’une armée ; il fit jaillir du sol des légions d’images sacrées.

Et, puisque l’on était contraint de se battre, on songea à s’organiser. Pour chef, on donna à l’armée de Mandchourie le propre ministre de la guerre, le général Kouropatkine, capitaine sérieux, réfléchi, méthodique et hardi à la fois ; à la tête de la flotte, on plaça, après la disgrâce de l’incapable Starck, l’amiral Makarov, chef brillant et audacieux, tacticien expérimenté, qui devait si malheureusement être emporté avec son Pétropavlosk. Tous deux étaient intrépides et réputés ; ils avaient la confiance de la Russie et ils partirent chargés de l’espérance populaire sur un pavois d’icônes bénites. Mais on commit la faute de ne les point investir, chacun à la tête de ses forces propres, de la responsabilité totale, et de superposer à leur autorité celle de l’amiral Alexeiev, lieutenant-général pour l’Extrême-Orient, lequel ne passait point, dans la croyance publique non plus du reste que dans les conseils supérieurs, pour le chef porteur de la victoire qu’appelaient les armes russes. La suite des événements ne fit que trop rudement la preuve de cette erreur initiale.

Dès lors, commença méthodiquement, avec une hâte sérieuse, la préparation de la guerre.

La fortune était dure aux Russes : deux grands cuirassés, un grand croiseur profondément atteints, et difficilement réparables dans un dock unique, de dimensions insuffisantes pour loger leurs longues carènes ; deux autres croiseurs, le Varyag et le Koreetz, torpillés à Tchémoulpo, l’Yenisséï et le Boyarin, qui se torpillent eux-mêmes à Dalny ; le Mandjour oublié, confisqué, immobilisé à Shanghaï ; Port-Arthur bloqué par l’escadre de l’amiral Togo ; des flottilles de transports, dès longtemps préparées, incessamment lancées des côtes japonaises, et qui déversent dans tous les ports coréens les troupes du Mikado ; pendant ce temps, la mobilisation des troupes russes qui commence laborieusement, lentement, avec des mécomptes presque quotidiens ; le transsibérien qui d’abord fonctionne mal, déraillements, voies de garage trop exiguës, rails trop faibles ; le flot des troupes arrêté par les glaces du Baïkal ; par là-dessus, incertitude de la direction suprême, qui, dans l’effarement et la précipitation, forme, défait, renoue des projets hâtifs, qu’elle abandonne aussitôt, pour en concevoir d’autres ; absence de plan d’ensemble ; une opinion publique fiévreuse, nerveuse, tumultueuse, qui, dans le même moment, passe de l’extrême illusion à l’extrême découragement, qui se déchaîne, s’entrechoque, s’exalte, s’épouvante, tourbillonne en des vertiges passionnés, qui voudrait tout savoir, à qui l’on ne dit rien, et qui imagine, invente, fermente et s’angoisse… Voilà les maux et voilà l’image de la Russie dans les quinze jours qui suivirent la nuit tragique de Port-Arthur.

Mais l’opinion peu à peu se calme, les transports se régularisent ; une longue période d’attente succède aux heures troubles du début ; l’escadre de Port-Arthur se tient immobile durant qu’elle répare ses blessures ; Makarov, en route vers la mort, rejoint son commandement ; des ports japonais et de la gare de Moscou partent d’innombrables bataillons, des escadrons, des batteries, qui, plus tard, se rencontreront dans les plaines mandchoues ; Kouropatkine, enfin, chef prudent et sage, ayant organisé son état-major, arrêté ses dispositions, délibéré sa tactique, quitte Pétersbourg et l’Empereur le samedi 28 février-12 mars, à six heures du soir, salué de l’acclamation populaire, portant dans son cœur la fervente espérance de la Russie unanime. Je fus avec lui à Moscou. Il y demeura un jour. Le dimanche soir 13 mars, à neuf heures cinquante, il monta dans le train qui le menait à Kharbine, puis à Moukden. Je le vis debout, à la porte de son wagon vert, à la minute où son train s’ébranlait dans le tumulte des hourrahs. Il était pâle, il saluait d’un geste brusque, sa bouche était sans sourire et ses yeux sans orgueil, son visage sérieux se penchait vers la foule. Où allait-il ? Vers la victoire, vers la défaite ? Quels opportuns prestiges, quelles disgrâces cueillerait-il sur les champs asiatiques pour le régime qui l’envoyait ? Apercevait-il lui-même toute la tragique aventure du rôle qu’il assumait ?… C’est le lendemain, c’est dans le moment où le vaste empire se ramassait pour le grand effort, où l’anxieuse pensée russe escortait, à travers les steppes sibériens, la fortune du généralissime, que je partis à Iasnaïa Poliana.