En-deçà et au-delà du Danube
Revue des Deux Mondes3e période, tome 69 (p. 806-843).
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EN DEÇA ET AU DELA DU DANUBE

I.
L’ÉVÊQUE STROSSMAYER.

J’entreprends une excursion au Danube et dans la péninsule des Balkans, d’abord pour y étudier à nouveau ces formes curieuses de propriété primitive, les communautés de famille ou zadrugas, qui se sont conservées parmi les Slaves méridionaux, et, en second lieu, pour me rendre exactement compte des progrès économiques accomplis, depuis le traité de Berlin, dans la Bosnie occupée et administrée par l’Autriche, dans la Serbie, devenue un royaume indépendant, dans la principauté de Bulgarie presque complètement affranchie, et dans la Roumélie orientale, encore rattachée à Constantinople par un lien que, de divers côtés, l’on voudrait rompre. L’illustre évêque de Djakovo, Mgr Strossmayer, a bien voulu m’engager à venir visiter les zadrugas de son domaine, et je me rends à son aimable invitation.


I

En descendant du train, je vois s’avancer vers moi un jeune prêtre, suivi d’un superbe hussard, à moustache retroussée, pantalon collant brun, couvert de soutaches rouge et noir, et dolman à brandebourgs de mêmes couleurs. L’abbé est l’un des secrétaires de l’évêque Strossmayer, dont il m’apporte une lettre de bienvenue. « Donnez-moi votre bulletin, me dit-il, mon pandour soignera vos bagages. — Mais, lui répondis-je, je n’ai d’autre bagage que cette petite valise et ce sac de nuit que je porte à la main. C’est le vrai moyen de n’en jamais être séparé. Vous devez m’approuver de suivre à la lettre la devise du philosophe : Omnia mecum porto. » — Sur un signe de l’abbé, le pandour s’approche respectueusement, me baise la main, suivant la coutume du pays, et prend mes effets. Je rapporte ce menu détail, parce qu’il me rappelle un mot de M. de Lesseps. Il y a trois ans M. de Lesseps était venu à Liège nous parler du canal de Panama. J’étais délégué pour le recevoir à la gare. Deux jours avant, il avait parlé à Gand. Dans l’intervalle, il avait couru à Londres et il en revenait de son pied léger. Il descend de voiture, portant une valise et un gros paletot quoiqu’on fût en juillet. « Veuillez monter en voiture, lui dis-Je ; j’aurai soin de vos bagages. — Mais je n’en ai jamais plus que je n’en puis porter moi-même, répond-il. L’an dernier, votre roi, que j’aime et que je vénère, m’invite à loger au palais de Bruxelles. Il envoie à ma rencontre un officier d’ordonnance, une voiture de la cour et un fourgon. Après m’avoir salué, l’aide-de-camp m’indique la voiture de service pour mes gens et mes bagages. Je lui dis : « Mes gens, je n’en ai pas, et quant à mes bagages, les voilà. Je les porte à la main. » L’officier parut surpris, mais le roi m’aurait compris. » Domestiques et grosses malles sont des impedimenta. Moins une armée en traîne à sa suite, mieux elle fait la guerre. Il en est de même du voyageur.

Ce prêtre accompagné de ses pandours, c’est bien l’image de la Hongrie d’autrefois, où magnats et évêques entretenaient une véritable armée de serviteurs, qui les gardaient en temps de paix, et qui, en temps de guerre, montaient à cheval avec leurs maîtres ; c’étaient là ces fameux hussards qui ont sauvé la couronne de Marie-Thérèse : Moriamur pro rege nostro, et qui, en 1848, auraient détrôné ses descendans sans l’intervention de la Russie. A. la sortie de la gare, une légère victoria découverte nous attend. L’attelage est de toute beauté : quatre chevaux gris pommelé, de la race de Lipitça, c’est-à-dire de ce haras impérial situé près de Trieste, en plein Karst, dans cette région étrange, toute couverte de grandes pierres calcaires qui, éparpillées au hasard, ressemblent aux ruines d’un édifice cyclopéen. De sang arabe, mais avec adjonction de sang anglais pour leur donner de la taille, les chevaux s’y fortifient les poumons à respirer un air sec, qui devient très âpre quand souffle la bora, et les jarrets à gravir les rochers et les pentes. On les recherche pour les officiers de cavalerie. Nos quatre jeunes étalons sont ravissans ; la croupe droite, la queue bien détachée, les jambes sèches et très fines, le paturon haut et flexible, la tête petite, avec de grands yeux pleins de feu. Ils sont doux comme des agneaux et complètement immobiles. Mais dès qu’ils voient qu’on se prépare à partir, leurs naseaux s’ouvrent, leur sang s’agite, ils piaffent, ils bondissent en avant, et le pandour les contient avec peine, reproduisant exactement le groupe des chevaux de Castor et de Pollux sur la place du Quirinal. Nous partons, et les nobles bêtes s’élancent, joyeuses de faire emploi de leur force et de leur jeunesse. « Je crains, dis-je à l’abbé, que la traite ne soit un peu longue. — Nullement, me répond-il, d’Essek à Djakovo il y a environ 36 de vos kilomètres, il nous faudra deux heures et demie. » L’allure des chevaux hongrois m’a toujours frappé. Chez nous un bon cheval part plein d’ardeur ; mais, au bout de 10 à 12 kilomètres, il se met volontiers au pas pour reprendre haleine, et les cochers, au besoin, l’y contraignent. Ici, l’allure naturelle du cheval attelé est le trot ; il ne lui semble pas qu’il puisse aller au pas ; quand il y est forcé, parce que le chemin est trop mauvais, il se sent humilié, il rechigne et parfois ne veut plus avancer. Même les maigres haridelles des paysans pauvres trottent toujours. L’une des causes m’en paraît être l’habitude, qui est générale dans les pays danubiens, de laisser courir le jeune poulain derrière la mère, dès que celle-ci est de nouveau attelée. Précisément en sortant d’Essek, où il y a eu jour de marché, la route est couverte de voitures retournant dans les villages voisins, et beaucoup d’entre elles sont accompagnées de poulains qui trottent allègrement à la suite, en faisant des bonds de chevreaux. Ils prennent ainsi les poumons et l’allure de leurs parens. L’hérédité confirme l’aptitude.

La charrette des paysans de toute la région sud-orientale de l’Europe est la même, depuis la Leitha jusqu’à la Mer-Noire, et je l’ai retrouvée jusqu’au milieu de la Russie. Elle apparaît déjà dans les bas-reliefs anciens. Rien de plus simple et de mieux en rapport avec les conditions du pays. Deux larges planches forment le fond de la caisse. Elle est garnie de chaque côté d’une sorte d’échelle, qui est retenue en place par des pièces de bois coudées, fixées sur les essieux à l’extérieur des longs moyeux des roues, de façon à empêcher absolument que celles-ci s’échappent, l’as de bancs : on s’assied sur des bottes de foin ou de fourrage vert, dont une partie est destinée à l’attelage. Tout est en bois. En Hongrie, l’essieu est en fer, mais dans certaines parties de la Russie et des Balkans, il est également en bois. Les roues sont hautes et fines, et la charrette pèse si peu qu’un enfant la met en mouvement et qu’un homme la porte sur son dos. Pour ramener les récoltes, on en a parfois qui sont un peu plus grandes et plus solides ; toutefois le type n’est pas modifié.

La route sur laquelle nous roulons est très large. Quoique le milieu soit macadamisé, les paysans et même notre cocher préfèrent rouler sur les accotemens ; c’est qu’ici, l’été, l’argile, tassée et durcie par les pieds des chevaux, devient comme de l’asphalte. Le pays que nous traversons est plat et parfaitement cultivé. Les fromens sont les plus beaux que l’on puisse voir ; ils ont des feuilles larges comme des roseaux. Ce qui n’est pas emblavé en céréales, blé ou avoine, est occupé par des maïs ou par la jachère ; pas de fermes éparpillées dans les campagnes. Les maisons des cultivateurs sont groupées dans les villages. C’est le Dorfsystem, comme disent les économistes allemands. Ce groupement a deux causes : d’abord la nécessité de se réunir pour se défendre ; en second lieu, l’usage ancien de répartir périodiquement le territoire collectif de la commune entre ses habitans. Si, dans certains pays, comme en Angleterre, en Hollande, en Belgique, dans le nord de la France, les bâtimens d’exploitation sont placés au milieu des champs qui en dépendent, c’est que la propriété privée et la sécurité y existent depuis longtemps.

L’élégant attelage qui nous entraine rapidement me rappelle un mot que l’on m’a conté précédemment à Pest et qui peint la Hongrie d’autrefois. Un évêque passait le Danube sur le pont de bateaux qui conduit à Bude, royalement étendu dans un beau carrosse attelé de six chevaux. C’était un comte Batthiany. Un député libéral lui crie : « Monseigneur, vous semblez oublier que vos prédécesseurs les apôtres et Jésus votre maître allaient pieds nus. — Vous avez raison, réplique le comte, comme évêque j’irais certainement à pied ; mais comme magnat hongrois, six chevaux est le moins que je puisse atteler, et malheureusement l’évêque ne peut fausser compagnie au magnat. » — J’imagine que Mgr Strossmayer donnerait une meilleure raison. Il dirait qu’il exploite en régie les terres du domaine épiscopal ; qu’il y a établi un haras dont il vend les produits ; qu’il contribue ainsi à améliorer la race chevaline et qu’il augmente la richesse du pays, ce qui est de tous points conforme aux prescriptions économiques les plus élémentaires. Elevant beaucoup de chevaux, il faut bien qu’on les promène et qu’on les dresse. Je ne m’en plains pas, car c’est plaisir de voir trotter ces charmantes bêtes, toujours gaies, heureuses de courir d’une allure de plus en plus relevée, à mesure qu’elles approchent de leur écurie.

Nous nous arrêtons quelques momens au village de Siroko-Polje, où l’abbé désire voir sa mère. Nous entrons chez elle. Veuve d’un simple cultivateur, elle occupe une maison de paysan un peu mieux soignée que les autres. A la différence des villages hongrois, les maisons présentent du côté de la route, non leur pignon, mais la face antérieure dans le sens de la longueur. La façade, avec la vérandah sur colonnettes de bois, regarde la cour, où erre la collection habituelle des divers volatiles. Toutes les habitations du village sont, comme celles-ci, plafonnées et récemment blanchies à la chaux, de sorte qu’on ne peut voir si elles sont construites en briques d’argile séchée ou en torchis. Elles sont toujours posées sur un soubassement en pierres. La chambre où la veuve nous reçoit est le salon et en même temps la chambre à coucher des hôtes étrangers. Sur les murs soigneusement blanchis, des gravures enluminées représentent des saints et des épisodes bibliques. Aux fenêtres des rideaux de mousseline ; deux grands lits avec force matelas, recouverts d’une grosse courtepointe d’ouate capitonnée en indienne à ramage rouge et noir ; sur la table un tapis de lin brodé de dessins en laine de couleurs très vives ; un grand sopha et quelques chaises en bois, voilà le mobilier. La veuve ne porte plus le costume pittoresque du pays, mais une jaquette et un jupon en cotonnade violette, comme les femmes de la campagne dans la France du Nord. Elle ne parle que le croate et pas l’allemand. Je l’interroge, par l’entremise de son fils, sur les zadrugas.

« Dans ma jeunesse, dit-elle, la plupart des familles restaient unies et cultivaient en commun le domaine patrimonial. On se soutenait, on s’entr’aidait. L’un des fils était-il appelé à l’armée, les autres travaillaient pour lui, et comme il savait que la place à la table commune l’attendait toujours, il y revenait le plus tôt possible. Aujourd’hui, quand la zadruga est détruite et que nos jeunes gens partent, ils restent dans les grandes villes. Le foyer, avec ses veillées en commun, avec ses chansons, avec ses fêtes, ne les rappelle plus. Les petits ménages, qui vivent seuls, ne peuvent pas résister à une maladie, à une mauvaise année, maintenant surtout que les impôts sont si lourds. Arrive un accident, ils s’endettent et les voilà dans la misère. Ce sont les jeunes femmes et le luxe qui sont la perte de nos vieilles et sages institutions. Elles veulent avoir des bijoux, des étoffes, des souliers qui sont apportés par les colporteurs ; pour en acheter, il leur faut de l’argent ; elles se fâchent si le mari, travaillant pour la communauté, fait plus que les autres. S’il gardait tout pour lui, nous serions plus riches, pense-t-elle. De là des comptes, des reproches, des querelles. La vie de famille devient un enfer ; on se sépare. Il faut alors pour chacun un feu, une marmite, une cour, un gardien pour les animaux. Puis, les soirs d’hiver, c’est l’isolement. Le mari s’ennuie et commence à aller au cabaret. La femme, laissée seule, se dérange aussi parfois. Et puis, monsieur, si vous saviez quelles saletés les marchands nous vendent si cher ! De laids bijoux en verre de couleur et en cuivre doré, qui ne valent pas deux kreutzers, tandis que les colliers de pièces d’or et d’argent, que nous portions autrefois, conservaient leur valeur et nous allaient beaucoup mieux. A force d’épargner, les jeunes filles de mon temps, avec le produit de leurs broderies et des tapis qu’elles faisaient, arrivaient à se former une belle dot en sequins et en thalers de Marie-Thérèse, qu’elles portaient sur la tête, au cou, à la ceinture et qui reluisaient au soleil, de sorte que les maris ne manquaient pas à celles qui étaient adroites, laborieuses et économes. Au lieu de nos bonnes et solides chemises en grosse toile inusable, si jolies à voir, avec leurs broderies de laine bleue, rouge et noire, on nous apporte maintenant des chemises de coton, fines, glacées, brillantes comme de la soie, mais qui sont en trous et en loques après deux lavages. Vous connaissez notre chaussure nationale, l’opanka : un solide morceau de cuir de buffle, bien épais, rattaché au pied par des courroies de cuir lacées ; nous la faisons nous-mêmes ; cela tient au pied et dure longtemps. Nos jeunesses commencent à porter des bottines de Vienne ; on sort, il pleut, notre terre alors devient tenace comme du mortier ; les bottines y restent ou sont perdues. Au-dessus de nos chemises, le dimanche ou l’hiver, nous portons une veste en grosse laine ou en peau de mouton, toison en dedans, que nous ornons de dessins faits avec de petits morceaux de cuir de couleurs voyantes, piquées à l’aiguille, avec des fils d’argent ou d’or. Rien ne me paraît plus beau, et cela passe d’une génération à l’autre. Aujourd’hui, celles qui veulent faire les fi ères et imiter les Autrichiennes portent du coton, de la soie ou du velours, des articles de pacotille, que le soleil déteint, que la pluie défraîchit et que le moindre usage troue aux coudes et dans le dos. Tout cela paraît bon marché, car, pour faire un de nos vêtemens, il fallait travailler des mois et des mois. Mais je prétends que cela coûte très cher, car l’argent sort de nos poches et les objets, à peine achetés, sont déjà usés. Et puis nos soirées d’hiver, qu’en fera-t-on à l’avenir ? Se tourner les pouces et cracher dans le foyer ! Et nos anciennes chansons qu’on chantait dans les veillées en travaillant toutes ensemble, autour d’un grand feu, elles seront oubliées ; déjà les enfans, qui en apprennent d’autres à l’école, les trouvent bêtes et n’en veulent plus. Les savans comme vous, monsieur, disent que tout va de mieux en mieux. Moi, je ne suis qu’une pauvre vieille ; seulement je vois ce que je vois. Il y a maintenant dans nos villages des pauvres, des ivrognes et de mauvaises femmes, ce qu’on ne connaissait pas jadis. Nous payons deux fois plus d’impôts qu’autrefois, et cependant nos vaches ne donnent toujours qu’un veau et la tige de maïs qu’un ou deux épis. M’est avis que tout va de mal en pis. — Mais, lui dis-je, vous-même, vous portez le costume étranger que vous blâmez avec tant de raison. — C’est vrai, monsieur, mais quand on a la joie et l’honneur d’avoir un fils prêtre, il faut bien renoncer à s’habiller comme une paysanne. » Après que nous eûmes pris une rasade d’un petit vin rose et douceâtre, que l’aimable vieille femme récoltait dans sa vigne et qu’elle nous offrit de bon cœur, nous remontâmes en voiture, et je dis à l’abbé : « Votre mère a raison. Les costumes et les usages locaux adaptés aux conditions particulières des diverses populations avaient beaucoup de bon. Je regrette leur disparition, non-seulement comme artiste, mais comme économiste. On les abandonne pour prendre ceux de l’Occident, parce que ceux-ci représentent la civilisation et le comme il faut. C’est le motif qui a porté votre mère à quitter son costume national. Ce que l’on nomme le progrès est une puissante locomotive qui, dans sa marche irrésistible, broie tous les usages anciens, et qui est en train de faire de l’humanité une masse uniforme, dont toutes les unités seront semblables les unes aux autres, de Paris à Calcutta et de Londres à Honolulu. Avec le costume national et traditionnel, rien ne se perd ; tandis que les changemens continuels du goût ruinent les industriels, mettent sans cesse au rebut une foule de marchandises et surexcitent les recherches luxueuses et les dépenses. Un économiste renommé, J.-B. Say, a dit parfaitement : « La rapidité successive des modes appauvrit un état de ce qu’il consomme et de ce qu’il ne consomme pas. — Mgr Strossmayer, répond l’abbé, fait tout ce qu’il peut pour soutenir nos industries domestiques. Certainement il vous parlera de ce qu’il a tenté pour cela. »

Entre Siroko-Polje et Djakovo, nous franchissons une très légère montée : c’est le faîte de partage presque imperceptible de la Sirmie, entre la Drave, au nord, et la Save, au sud. Sur un certain espace, les belles cultures de froment sont remplacées par un terrain boisé. Seulement, il ne reste que des broussailles. Les gros arbres jonchent le sol, et on les débite en douves, hélas ! La fertilité du sol se révèle par l’abondance de l’herbe qui pousse entre les souches. Un troupeau de bœufs et de chevaux y paît.

La route s’engage bientôt entre deux rangées de magnifiques peupliers d’Italie, hauts comme des flèches de cathédrale. A droite, un bois de grands arbres entouré de hautes palissades : c’est le parc aux daims. Nous approchons de la résidence épiscopale. Nous voici à Djakovo (en hongrois, la terminaison vo devient var). Chez nous, ce serait un gros village. Ici, c’est un bourg, un lieu de marché, Marktflecken, comme disent les Allemands. Il y a environ quatre mille habitans, tous Croates, y compris quelques centaines d’israélites, qui sont les richards de l’endroit. — « Ce sont eux, me dit l’abbé, qui font tout le commerce, celui des marchandises au détail, et aussi celui de l’achat en gros des denrées agricoles, du bois, de la laine, des animaux domestiques, de tout enfin, jusqu’aux volailles et aux œufs. Le crédit et l’argent sont entre leurs mains, lis font la petite et la grosse banque. Ces maisons, solidement construites, que vous voyez dans la rue principale que nous traversons, ces boutiques d’épiceries, d’étoffes, de quincaillerie, de modes, la plupart de ces boucheries, notre unique hôtel, tout cela est occupé par eux. Sur seize boutiques que nous avons à Djakovo, deux seulement appartiennent à des chrétiens. Il faut bien l’avouer, les juifs sont plus actifs que nous. Et aussi, ils ne pensent qu’à gagner de l’argent. — Mais, lui répondis-je, les chrétiens, chez nous, ne cherchent pas à en perdre, et j’imagine qu’il en est de même en Croatie. »

Nous entrons dans la cour du palais de l’évêque. Je ne puis me défendre d’une vive émotion en revoyant ce noble vieillard, — le grand apôtre des Jougo-Slaves. — Il me serre affectueusement dans ses bras et me dit : « Ami et frère, soyez le bienvenu. Vous êtes ici parmi des amis et des frères. » — Il me conduit dans ma chambre et m’engage à me reposer, jusqu’au souper, des fatigues de ma nuit passée en chemin de fer. La chambre que j’occupe est très grande, et les meubles, tables, sophas, commodes en noyer style de Vienne, sont très grands aussi. Par la fenêtre ouverte, je vois un parc tout rempli d’arbres magnifiques : chênes, hêtres, épicéas. Un grand acacia tout couvert de ses grappes blanches remplit l’atmosphère d’un parfum pénétrant. Devant une vaste serre sont rangées toute espèce de plantes exotiques, auxquelles les jardiniers donnent l’arrosage du soir. Rien ne me rappelle que je suis au fond de la Slavonie. Je profite de ces deux heures de repos, les premières depuis mon départ, pour résumer tout ce que j’ai appris concernant mon illustre hôte.

La première fois que je suis venu rn Croatie, son nom m’était inconnu. Je trouvais son portrait partout, aux vitrines des libraires d’Agram et de Carlstadt, dans toutes les auberges, dans la demeure des paysans, et jusque dans les petits villages des Confins militaires. Quand on me raconta tout ce qu’il faisait pour favoriser le développement de l’instruction, de la littérature et des arts, parmi les Jougo-Slaves, j’en fus émerveillé. Inconnu, sans lettre d’introduction, je n’osai aller le voir ; mais, depuis lors, l’un de mes vœux les plus ardens était de le rencontrer. J’eus cette bonne fortune, non en Croatie, mais à Rome. En décembre 1878, il était venu entretenir le pape du règlement des affaires ecclésiastiques de la Bosnie. M. Minghetti m’invita à déjeuner avec lui. Quand je lui fus présenté, Strossmayer me dit : « J’ai lu ce que vous avez écrit sur mon pays, dans la Revue des Deux Mondes. Vous êtes un ami des Slaves ; vous êtes donc le mien. Venez me voir à Djakovo ; nous causerons. » L’impression que me fit cet homme extraordinaire fut profonde. Je reproduis quelques détails de cette entrevue, parce que le programme de Strossmayer est celui des patriotes éclairés de son pays. Il m’apparut comme un saint du moyen âge, peint par fra Angelico, dans les cellules de Saint-Marc à Florence. Sa figure est fine, maigre, ascétique ; des cheveux cendrés et relevés entourent sa tête d’une auréole. Ses yeux gris sont clairs, lumineux, inspirés. Une flamme en jaillit, vive et douce, reflet d’une grande intelligence et d’un grand cœur. Sa parole est abondante, colorée, pleine d’images ; mais, quoiqu’il parle également bien, outre les langues slaves, le français, l’allemand, l’italien et le latin, aucun de ces idiomes ne lui fournit des mots assez expressifs pour rendre complètement sa pensée, et ainsi il les emploie tour à tour. Il emprunte à chacun d’eux le mot, l’épithète dont il a besoin, ou bien il accumule les synonymes que tous lui fournissent. C’est quand il arrive enfin au latin, que la phrase se déroule avec une ampleur et une puissance sans pareille. Il dit nettement ce qu’il pense, sans réticences, sans réserves diplomatiques, avec l’abandon d’un enfant et la profondeur de vues du génie. Absolument dévoué à sa patrie, ne désirant rien pour lui-même, il ne craint personne ici-bas. Comme il ne poursuit que ce qu’il croit bien, juste et vrai, il n’a rien à cacher.

Pendant ce séjour à Rome, il était tout occupé de l’avenir de la Bosnie. — « Vous avez eu raison, me dit-il, de soutenir, contrairement à l’avis de vos amis les libéraux anglais, que l’annexion des provinces bosniaques est une nécessité ; mais le point de savoir si c’est un avantage pour l’Autriche dépendra de la politique qu’on y suivra. Si Vienne ou plutôt Pest entend gouverner les nouvelles provinces par des Hongrois ou des Allemands et à leur profit, les Autrichiens finiront par être plus détestés que les Turcs. Ce sont des populations exclusivement slaves ; il faut entretenir et élever leur esprit national. Les journaux magyares et allemands disent que je suis l’ami de la Russie, l’ennemi de l’Autriche, c’est une calomnie. Pour notre chère vieille Autriche, je donnerais ma vie à l’instant. C’est dans son sein que nous devons, nous Slaves occidentaux, vivre, grandir, arriver à l’accomplissement de nos destinées. On a voulu autrefois nous germaniser. Aujourd’hui on rêve de nous magyariser ; cela n’est pas moins impossible ! À une race nombreuse, assise sur un grand territoire contigu, où il y a place pour trente, pour quarante millions d’hommes, à un peuple qui a une histoire, des souvenirs dont il est fier, on ne peut enlever sa langue, sa nationalité. Ceux qui le tenteraient ou qui voudraient entraver notre légitime développement, ceux-là seuls travaillent au profit de la Russie. Les Hongrois sont une race héroïque. Ils ont l’esprit politique. Pour reconquérir leur autonomie, ils ont déployé une constance admirable ; maintenant ils gouvernent en réalité l’empire ; mais leur hostilité contre les Slaves et leur chauvinisme magyare les aveuglent parfois complètement. Ils doivent s’appuyer franchement sur nous, sinon ils seront noyés dans l’océan panslave. »

Je lui rappelai que, lors de mon premier séjour à Agram, j’avais trouvé les patriotes croates, revenant de la fameuse exposition ethnographique de Moscou, tout enflammés, et ne cachant nullement leurs sympathies pour la Russie. — « C’est vrai, reprit l’évêque, à cette époque le compromis Deak, qui nous abandonnait complètement à la merci des Hongrois, avait surexcité au plus haut degré les appréhensions des Croates. Mais depuis lors cet engouement en faveur de la Russie a disparu. Seulement il se reproduira, chaque fois que l’Autriche-Hongrie, soit aux bords de la Save et de la Bosna, soit au-delà du Danube, voudra s’opposer au légitime développement des races slaves. Si on pousse celles-ci à bout, il est inévitable qu’elles diront unanimement : « Plutôt Russes que Magyares ! » Écoutez, mon ami, il y a en Europe deux grandes questions : la question des nationalités et la question sociale. Il faut relever les populations arriérées et les classes déshéritées. Le christianisme apporte la solution, car il nous ordonne de venir en aide aux humbles et aux pauvres. Nous sommes tous frères. Mois il faut que la fraternité cesse d’être un mot et devienne un fait. »

Après que Strossmayer nous eut quittés, Minghetti me dit : « J’ai eu l’occasion de voir de près tous les hommes éminens de notre temps. Il y en a deux qui m’ont donné l’impression qu’ils étaient d’une autre espèce que nous, ce sont Bismarck et Strossmayer. » Voici quelques détails sur ce grand évoque, qui a tant fait pour l’avenir des Jougo-Slaves. Chose étrange, on m’a affirmé que sa biographie n’est pas encore écrite, sauf peut-être en croate.

Joseph-George Strossmayer est né, le 4 février 1815, à Essek, d’une famille peu aisée, qui était venue de Linz vers 1700. Celle-ci était donc allemande, comme son nom l’indique ; mais elle s’était croatisée au point de ne plus parler que le croate. On a fait un grief aux Jougo-Slaves d’avoir eu besoin d’un Allemand pour patronner leur mouvement national. Il en est souvent ainsi. Le plus éclatant représentant du magyarisme, Kossuth, est de sang slave ; Rieger, le principal promoteur du mouvement tchèque, est d’origine Allemande ; Conscience, le plus éminent initiateur du mouvement flamand, est né d’un père français. Strossmayer fit ses études humanitaires au gymnase d’Essek, de la façon la plus brillante, et ses études théologiques, d’abord au séminaire de Djakovo, puis à l’université de Pest, où il passa ses examens avec un éclat tout à fait exceptionnel. Dans l’épreuve sur la dogmatique, il déploya tant de savoir et une telle force de dialectique, que le président du jury d’interrogation dit à ses collègues : Aut primus hereticus sœculi, aut prima columna catholicœ ecclesiœ. Il n’a pas dépendu de Pie IX et du concile du Vatican que ce ne fût la première partie de la prophétie qui se réalisât. En 1837, il est nommé vicaire à Peterwardein. Trois ans après, il est placé à l’école supérieure de théologie, l’Augustineum de Vienne, où il obtient la dignité de docteur, aux applaudissemens des examinateurs « qui ne trouvent point de mots pour exprimer leur admiration. » Après avoir rempli pendant peu de temps les fonctions de professeur au lycée épiscopal de son pays natal, il est appelé, en 1847, à diriger l’Augustineum, et il est nommé en même temps prédicateur de la cour. C’était une très haute position pour son âge : il avait à peine trente ans. Depuis plusieurs années, il suivait avec la plus ardente sympathie le réveil de la nationalité croate. C’est pendant son séjour à Vienne qu’il commença à écrire pour défendre cette cause à laquelle il avait dès lors voué sa vie. En 1849, l’évêque de Djakovo, Kukovitch, se retira ; l’empereur appela Strossmayer pour le remplacer. La cour impériale était alors encore tout entière à sa reconnaissance envers les Croates, qui avaient versé pour elle des flots de sang sur les champs de bataille de l’Italie et de la Hongrie. Les deux défenseurs les plus influens des droits de la Croatie, le baron Metellus Ozegovitch et le ban Jellachitch avaient vivement appuyé Strossmayer, dont ils connaissaient le dévoûment à leur commune patrie. Détail assez curieux, sept ans auparavant, le jeune prêtre avait annoncé à son évoque, dans un écrit qui est encore conservé à Djakovo, qu’il lui succéderait.

Les dix premières années de son épiscopat s’écoulèrent sous le ministère Bach. Un grand effort se fit alors pour unifier l’empire et pour en germaniser les différentes races. Strossmayer comprit admirablement, et c’est là ce qui fait sa gloire, que, pour rendre vaine toute tentative pareille, il faut éveiller et fortifier le sentiment national par la culture intellectuelle, par le développement de la littérature et par un retour aux sources historiques de la nation. La devise qu’il avait choisie et qui est, non en latin, suivant l’usage, mais en croate, résume l’œuvre de sa vie : « Sve za vjeru i domovinu : Tout pour la foi et pour la patrie. » Sa vie entière a été consacrée à la traduire en actes utiles à son pays. Tout d’abord, il consacre des sommes importantes à fonder des bourses, afin de permettre aux jeunes gens pauvres de faire des études humanitaires ; il dote ainsi presque tous les gymnases croates, et entre autres ceux d’Essek, de Varasdin, de Fiume, de Vinkovce, de Seny, de Gospitch, et plus tard l’université d’Agram ; à Djakovo même, ses largesses on faveur de l’instruction sont incessantes et considérables. Il y crée un gymnase, une école supérieure de filles, une école normale de filles, un séminaire pour les Bosniaques, et tout cela est entretenu à ses frais. Plus tard il y organise une école normale d’instituteurs, et cela seul lui coûte 200,000 francs de premier établissement. Il ne ménage rien pour contribuer au développement des différentes littératures jougo-slaves. Il patronne et de toute façon les créateurs de la langue serbe officielle Vuk Karndzitch et Danichitch, puis les deux frères Miladinovci, qui, accueillis dans sa demeure, y travaillent à leur édition des chansons populaires bulgares, un des premiers livres parus en cette langue, et qui préparait le réveil de cette jeune nationalité. Dans son séminaire épiscopal, il fonde et dote une chaire pour l’étude des anciennes langues slaves. En même temps, il commence à former cette vaste bibliothèque qu’il compte laisser aux différentes écoles de Djakovo et le musée de tableaux qu’il destine à Agram. Enthousiaste de l’art, il va en Italie pour en admirer les merveilles et en rapporter quelques spécimens, chaque fois que sa santé exige quelque repos. Toutes les institutions, toutes les publications, tous les hommes de lettres qui se sont occupés de la Croatie ont reçu de lui un généreux appui.

Quoique toujours prêt à défendre les droits de son pays, ce grand patriote n’est entré dans l’arène politique que pour obéir à un devoir qu’on lui imposait. Après la chute du ministère Bach, quand s’ouvrit à Vienne l’ère constitutionnelle, Strossmayer fut appelé par l’empereur dans le « Reichstag renforcé, » avec le baron Wranicanji. Ils y réclamèrent, en toutes circonstances, avec la plus grande énergie, l’autonomie complète de la Croatie. J’ai toujours pensé qu’on aurait pu alors établir en Autriche un régime rationnel et durable, reposant sur l’indépendance historique des différens états, mais avec un parlement central pour les affaires communes, comme en Suisse et aux États-Unis. On laissa passer le moment opportun, et après Sadowa, il fallut subir l’Ausyleich et le dualisme imposé par la Hongrie. L’empire fut coupé en deux et la Croatie livrée à Pest. Lorsque s’engagèrent les négociations pour régler les rapports entre la Hongrie et la Croatie, on crut nécessaire d’écarter Strossmayer, qui ne voulait à aucun prix sacrifier l’autonomie de son pays, fondée sur les traditions de l’histoire. Il passa le temps de son exil à Paris, où il se livra à une étude spéciale des grands écrivains français. Depuis son retour à Djakovo, pendant les quinze dernières années, il s’est abstenu scrupuleusement de toute action politique ; il ne veut même pas siéger à la diète de la Croatie, pour qu’on ne puisse pas l’accuser d’apporter l’appui de ses sympathies à l’agitation et à l’opposition qui fermentent dans le pays. On sait à Vienne et à Pest qu’il déplore le mode actuel d’union entre la Croatie et la Hongrie. On dit que sa manière de voir est celle du « parti des indépendans » (neodvisne stranké), dont les principaux chefs sont des hommes très estimés dans leur pays et même dans toute l’Autriche, le président de l’Académie, Racki et le comte Yojnoritch ; mais l’évêque de Djakovo reste à l’écart. Il croit assurer l’avenir de sa nation surtout en y suscitant la vie intellectuelle et scientifique. Ce qui est l’œuvre de l’esprit est inattaquable et survit. Dans ce domaine, la force est impuissante. « En marchant dans cette voie, a-t-il dit quelque part, rien, non, rien au monde ne pourra nous empêcher d’accomplir la mission à laquelle la Providence semble nous appeler parmi nos frères de sang de la péninsule balkanique. »

Dès 1860, Strossmayer avait démontré la nécessité de fonder à Agram une académie des sciences et des arts, et il avait ouvert la souscription publique par un don de 200,000 francs, qu’il augmenta encore notablement. Depuis lors, le pays tout entier répondit a son appel : plus de 800,000 francs furent réunis, et le 28 juillet 1867, fut inauguré le nouvel établissement dont la Croatie était justement fière. Le grand évoque y prononça un discours resté célèbre, où il vante, en termes d’une magnifique éloquence, le génie de Bossuet et de Pascal. L’Académie a publié soixante-sept volumes de ses annales, intitulées Rad, « Travail », et spécialement consacrées à l’histoire de la Croatie, et elle a commencé la publication d’un grand Dictionnaire de la langue croate, sur le modèle de ceux de Grimm et de Littré.

Au mois d’avril 1867, au sein de la diète d’Agram, Strossmayer avait démontré la nécessité pour la Croatie d’avoir une université, et, à cet effet, il mit 150,000 francs à la disposition de son pays. Au mois de septembre 1866, le jour où l’on célébrait le trois-centième anniversaire du Léonidas croate, le ban Nikolas Zrinyski, il prononça un discours qui, répandu partout, souleva un enthousiasme indescriptible en faveur d’une œuvre essentiellement scientifique. La souscription monta bientôt à un demi-million, et l’université fut inaugurée le 19 octobre 1874. Les fêtes furent, pour le noble initiateur de tant d’œuvres utiles, plus qu’un triomphe ; ce fut une apothéose, et jamais il n’y en eut de plus méritée. Le ban ou gouverneur général, qui présida à la cérémonie, était Ivan Maruvanitch, le meilleur poète épique de la Croatie. Les délégués des autres universités, et surtout ceux des sociétés, littéraires ou politiques des Slaves autrichiens et même transdanubiens, étaient accourus on grand nombre à Agram. La ville était pavoisée, une foule énorme remplissait les rues. Un cri unanime se fit entendre : « Saluons le grand évêque ! Vive le père de la patrie ! » Dans nos pays, où les centres d’instruction abondent, nous avons peine à comprendre combien est importante la création d’une université ; mais pour toutes les populations jougo-slaves, si longtemps comprimées, c’était une solennelle affirmation de l’idée nationale et pour l’avenir une garantie de leur développement spirituel. C’est ainsi qu’au XVIe siècle, la réforme s’est empressée de fonder des universités en Allemagne, en Hollande, en Écosse. Tandis qu’elle luttait encore pour son existence à Gand, les protestans flamands, le cou, pour ainsi dire, sous la hache de l’Espagne, profitèrent des quelques mois de liberté pour créer des cours universitaires, ainsi que vient de le montrer un de nos professeurs d’histoire, M. Paul Fredericq. L’enseignement supérieur est le foyer d’où rayonne l’activité intellectuelle des peuples.

En religion, Strossmayer est un chrétien selon l’évangile, adversaire de l’intolérance, ami de la liberté, des lumières, du progrès sous toutes ses formes, entièrement dévoué à son peuple et surtout aux malheureux. On n’a pas oublié avec quelle énergie et quelle éloquence il a combattu le nouveau dogme, l’infaillibilité du pape. Dans les dernières années, il s’est efforcé d’amener une réconciliation entre le rite oriental et le rite occidental. Il a consacré à développer ses vues à ce sujet ses deux derniers mandemens de carême (1881 et 1882). C’est certainement sous son inspiration que le Vatican a récemment exalté les deux grands apôtres des Slaves, les saints Cyrille et Méthode, que l’église orientale vénère tout particulièrement. On admire réunies en lui les vertus d’un saint et les goûts d’un artiste. Tout sentiment personnel est extirpé : ni égoïsme ni ambition. Sa vie est un dévoûment de chaque jour ; pas une de ses pensées qui ne soit tournée vers le bien de ses semblables et l’avenir de son pays. Qui a jamais fait plus que lui pour le réveil d’une nationalité, et avec autant de perspicacité et d’efficacité ? Parmi les nobles figures qui, en ce siècle, font honneur à l’humanité, je n’en connais pas qui lui soient supérieures. La Croatie peut être fière de lui avoir donné le jour.

Mer Strossmayer vient me prendre pour le souper. Nous traversons une immense galerie remplie d’un bout à l’autre de caisses à tableaux. J’en demande l’explication à l’évêque. « Vous savez, dit-il, que nous avons fondé un musée à Agram. Depuis que j’ai eu un peu d’argent disponible, j’ai acheté, chaque fois que j’allais en Italie, quelques tableaux que je destinais à ce musée, qui est un des rêves de ma vie. Ce rêve va prendre corps. Mais voyez la misère et la contradiction des choses humaines, ceci devient pour moi la cause d’un vrai chagrin, puéril peut-être, mais réel, je dois l’avouer. Donner mes revenus ne me coûte rien. La fortune de l’évêché est le patrimoine des pauvres, je l’administre et je l’emploie le mieux que je peux ; je ne me prive de rien, car de besoins personnels je n’en ai guère ; mais mes tableaux, mes chers tableaux, il m’est dur de m’en séparer. Je les connais tous, je me rappelle où je les ai achetés, je les aime-, mes regards s’y reposent volontiers, car j’ai beaucoup, et trop sans doute, les goûts de l’artiste, et maintenant ils partent, ils doivent partir. A Agram, nos jeunes élèves de l’Académie les attendent pour les copier et pour s’en inspirer. Ils en ont besoin. Sans l’efflorescence des beaux-arts, une nationalité est incomplète. Nous avons une université, nous aurons la science ; il nous faut aussi l’architecture, la peinture et la sculpture. Je suis vieux ; je n’ai plus longtemps à vivre ; je croyais les garder jusqu’à ma mort, mais c’est une pensée égoïste dont je me repens. L’an prochain, si vous allez à Agram, vous les y verrez. Voici précisément venir M. Krsujavi, professeur d’esthétique et d’histoire de l’art à l’Université d’Agram. Il est aussi directeur de notre musée et d’une école d’art industriel que nous venons de fonder. Il est venu chez moi pour emballer avec soin toutes ces toiles qui désormais sont confiées à sa garde. »

Nous regardons les tableaux qui sont encore à leur place. Il y en a cent soixante-dix, dont plusieurs excellons, de Titien, des Carrache, de Guido Reni, de Sasso Ferrato, de Paul Véronèse, de fra Angelico, de Ghirlandajo, de fra Bartolommeo, d’Andréa Schiavone, « le Slave, » qui était Croate et s’appelait Murilitch, de Dürer, de Claude Lorrain. On estime qu’ils valent un demi-million. Quelques toiles modernes, peintes par des artistes croates, représentant des sujets de l’histoire nationale. Les meilleurs se trouvent dans la chambre à coucher et dans le bureau de travail de l’évêque.

Après avoir traversé une enfilade de beaux et grands salons de réception, solennels comme ceux des ministères de Vienne, parquet très brillant, tentures de soie et, tout autour, une rangée de chaises et de fauteuils dans le style de l’empire français, nous prenons place à la table du souper, dans la salle à manger. C’est une grande chambre avec des murs blanchis à la chaux, auxquels sont pendues quelques bonnes gravures représentant des sujets de piété. Les convives de l’évêque sont, outre le professeur Krsujavi, sept ou huit jeunes prêtres attachés à l’évêché ou au séminaire. Nous sommes servis par les pandours à grandes moustaches, en uniforme de hussard. Après que l’évêque a dit le Benedicite, l’un des prêtres lit en latin, avant chaque repas, un chapitre de l’évangile et un autre de l’Imitation. La conversation s’engage. Elle est toujours intéressante, grâce à la verve, à l’esprit, à l’érudition de W Strossmayer. Je parle des industries locales des paysans. Je rappelle que j’ai vu précédemment à Sissek, un dimanche, au sortir de la messe, les paysannes vêtues de chemises brodées en laine de couleurs vives qui étaient des merveilles : « Nous faisons tous nos efforts, répond l’évêque, pour maintenir ce goût traditionnel. A cet effet, nous avons établi à Agram un petit musée, où nous collectionnons des types de tous les objets d’ameublement et de vêtement confectionnés dans nos campagnes. Nous tâchons ensuite de répandre les meilleurs modèles. Ce sera une des branches de l’enseignement dans notre académie des beaux-arts. M. Krsujavi s’en occupe spécialement et il prépare des publications à ce sujet. « Ce qui est extraordinaire, dit M. Krsujavi, c’est que ces broderies, où se révèle toujours une entente parfaite de l’harmonie et du contraste des couleurs, et qui sont parfois de vrais chefs-d’œuvre d’ornementation, sont faites d’instinct, sans dessin, sans modèle. C’est une sorte de talent inné chez nos paysannes : il se forme peut-être par la vue de ce qu’elles ont sous les yeux, mais elles ne copient pas cependant. Il en est de même pour la confection des tapis. Cela vient-il des Turcs, qui eux-mêmes n’ont fait que reproduire, en tons plus voyans, les dessins de l’art persan ? J’en doute ; car les décorations slaves sont plus sobres de couleur et les dispositions sont plus géométriques, plus sévères, moins « fleuries. » Cela rappelle le goût de la Grèce antique et on les retrouve chez tous nos Slaves du midi et jusqu’en Russie. « N’oublions pas, reprit l’évêque, que cette contrée où nous sommes et où ne survit plus en fait d’arts que celui qui nous fournit le pain et le vin, je veux dire l’agriculture, la Slavonie, a été, à deux reprises différentes, le siège d’une haute et brillante culture littéraire et artistique. Dans l’antiquité, Sirmium était une grande ville où florissait dans toute sa gloire la civilisation romaine. Nos fouilles mettent au jour, à chaque instant, des restes de cette époque. Puis, au moyen âge, seconde période de splendeur : une véritable renaissance, comme vous allez vous en convaincre à l’instant. Plus tard sont venus les Turcs. Ils ont tout brûlé, tout anéanti, et, sans le christianisme, ils nous auraient ramenés aux temps de la barbarie primitive. »

L’évêque fait apporter des vases sacrés en or et en argent. Ils proviennent de la Bosnie, qu’il visitait au temps où il en était encore le vicaire apostolique. Il y a des crosses, des croix, des calices qui datent du Xe jusqu’au XIVe siècle et qui sont admirables. Voici un calice en émail cloisonné, style byzantin ; un autre avec des ciselures et des gravures pur roman ; un troisième fait penser aux décorations normandes de l’Italie méridionale ; un quatrième est en filigrane sur fond d’or plat, comme certains bijoux étrusques. La Bosnie, avant l’invasion turque, n’était pas le pays sauvage qu’elle est devenue depuis. En communication constante et facile, par la côte de la Dalmatie, avec la Grèce et Constantinople d’une part, avec l’Italie d’autre part, ses artistes se maintenaient au niveau des productions de l’art dans ces deux centres de la culture. — « Aujourd’hui encore, reprend l’évêque, il y a à Serajewo des orfèvres qui n’ont jamais appris à dessiner, mais qui font des chefs-d’œuvre. Ainsi voyez cette croix épiscopale en argent et ivoire : Agram a fourni le dessin, mais quelle perfection dans l’exécution ! Ne croyez pas que je sois collectionneur. Sans doute, j’en ai l’instinct comme un autre ; mais avec mes faibles moyens, je poursuis un grand but : rattacher le présent au passé, à ce glorieux passé de notre race, dont je vous parlais tantôt ; réveiller, entretenir, développer la part d’originalité que Dieu a départie aux Jougo-Slaves, briser la croûte épaisse d’ignorance sous laquelle notre génie national s’est trouvé étouffé pendant tant de siècles d’oppression, et faire en sorte que la domination turque ne soit plus qu’un intermède, une sorte de cauchemar que l’aurore de notre résurrection aura définitivement dissipé. »

Le lendemain matin, un gai soleil de juin me réveille de bonne heure. J’ouvre ma fenêtre. Les oiseaux chantent dans les arbres du parc et l’odeur enivrante des acacias me transporte parmi les orangers de Sorrente. Les parfums réveillent des souvenirs précis, non moins que les sons. A huit heures, le domestique m’apporte le déjeuner à la viennoise. Excellent café, crème et petits pains de farine de Pest, la meilleure du monde. Je parcours seul le palais épiscopal. C’est un très grand bâtiment à un étage, qui date, dans sa forme actuelle, du milieu du dernier siècle. Il forme les deux côtés d’une grande cour centrale carrée, dont le côté du fond est fermé par des dépendances et un vieux mur, et le quatrième par l’église. Le premier étage seul est occupé par les appartenions de maître ; le rez-de-chaussée l’est par les cuisines, buanderies, magasins, état domestique, etc., suivant la coutume des pays méridionaux. Le plan est très simple : c’est celui des cloîtres. Donnant sur la cour, se prolonge une galerie, où s’ouvrent toutes les chambres, qui se succèdent en enfilade, comme les cellules d’un couvent.

L’évêque vient me prendre pour visiter sa cathédrale, qui est une des choses où il a pris le plus de plaisir, parce qu’il y donnait satisfaction aux rêves et aux sentimens du chrétien, du patriote et de l’artiste. Il s’en est occupé pendant seize années. Cette église lui a coûté plus de 3 millions de francs. Elle est assez grande pour une population cinq à six fois plus considérable que celle du Djakovo actuel, mais son fondateur espère qu’elle durera assez pour ne pas pouvoir contenir les fidèles du Djakovo de l’avenir. Elle est bâtie en superbes briques de premier choix, d’un grain très fin et d’un rouge vif, comme celles de l’époque romaine. Les encadremens des fenêtres et les moulures sont en pierre calcaire apportée d’Illyrie. Les marbres de l’intérieur viennent de la Dalmatie. On devine ce qu’a dû coûter le transport, qui, depuis le Danube ou la Save, a dû se faire par chariots. Le style de l’édifice est italo-lombard très pur. Tout l’intérieur est polychrome et pointa fresque par les Seitz père et fils. Les sujets sont empruntés à l’histoire sainte et à celle de l’évangélisation des pays slaves. Christianisme et nationalité, c’est la préoccupation constante de Strossmayer. Le maître-autel est surtout très bien conçu. Il est en forme de sarcophage. Au-dessus, s’élève, comme dans les basiliques de Rome, une sorte de baldaquin, soutenu par quatre colonnes monolithes d’un beau marbre de l’Adriatique, avec des bases et des chapiteaux en bronze. Tout est d’un goût sévère : ni oripeaux, ni statues habillées comme des poupées, ni vierges miraculeuses. On est au XIIe siècle, bien avant que les jésuites aient matérialisé et paganisé le culte catholique.

L’évêque me conduit dans la crypte. Des niches ont été réservées dans l’épaisseur du mur ; il y a transporté les restes de trois de ses prédécesseurs. Sur la pierre, rien qu’une croix et un nom ; une quatrième dalle n’a pas d’inscription : « C’est là ma place, me dit-il ; ici seulement je trouverai du repos. J’ai encore beaucoup à faire ; mais il y a trente-trois ans que je suis évêque, et l’homme, comme l’humanité, ne peut jamais espérer d’achever son œuvre. » Les paroles de Strossmayer me rappellent la sublime devise d’un autre grand patriote, l’ami du Taciturne, l’un des fondateurs de la république des Provinces-Unies, Marnix de Sainte-Aldegonde : Repos ailleurs. En sortant, je remarque un vieux mur crénelé envahi par le lierre. C’est tout ce qui reste de l’ancien château-fort, brûlé et rasé par les Turcs. Quand on trouve ainsi à chaque pas les traces des dévastations commises par les bandes musulmanes, on comprend la haine qui subsiste au cœur des populations slaves.

Au dîner, qui a lieu au milieu du jour, on parle du mouvement national en Dalmatie. « J’ai reçu la nouvelle, dit l’évêque, qu’aux élections récentes des villes dalmates, les candidats slaves l’ont emporté sur les Italiens. Il devait en être ainsi ; le mouvement des nationalités est partout irrésistible, parce qu’il est favorisé par la diffusion de l’instruction. Naguère les Italiens dominaient à Zara, à Spalato, à Sebenico, à Raguse. Ils représentaient la bourgeoisie, mais le fond de la population est complètement slave. Tant qu’elle a été ignorante et comprimée, elle n’avait rien à dire ; mais dès qu’elle a eu quelque culture intellectuelle, elle a revendiqué le pouvoir politique, qui de droit lui revenait. Elle l’obtient aujourd’hui. Et dire que souvent, par crainte du progrès du slavisme, on favorisait les Italiens, dont une partie au moins est acquise à l’irrédentisme ! Le ministère actuel revient de cette erreur et pour toujours, il faut l’espérer. Remarquez bien que d’ici jusqu’aux bouches de Cattaro, et de la côte dalmate jusqu’au Timok et à Pirot, c’est-à-dire jusqu’aux confins de la Bulgarie, la même langue est parlée par les Serbes, les Croates, les Dalmates, les Bosniaques, les Monténégrins, et même par les Slaves de Trieste et de la Carniole. Les Italiens de la côte dalmate sont pour la plupart les descendans de familles slaves italianisées sous la domination de Venise, mais en tout cas la gloire de la cité des doges et de sa noble civilisation rejaillit sur eux. Nous les respectons, nous les aimons ; on ne proscrira pas la langue italienne ; mais il faut bien que la langue nationale, la langue de la majorité de la population l’emporte. »

Les convives citent à l’envi des faits pour démontrer les éminentes qualités de la race illyrienne : l’un vante la bravoure de ses soldats, l’autre l’énergie de ses femmes. Mais, dit-on, chez les Monténégrins toutes ces vertus sont portées à l’extrême, parce que, seuls, ils ont su conserver toujours leur liberté et se préserver du contact corrupteur d’un maître. L’un des jeunes prêtres, qui a résidé et voyagé le long de la côte dalmate, affirme qu’au Monténégro on n’admet pas qu’une femme puisse faillir ; aussi toute faute est punie d’une façon terrible. La femme mariée qui s’en rend coupable était autrefois lapidée, ou bien le mari lui coupait le nez. La jeune fille qui se laisse séduire est impitoyablement chassée ; aussi d’ordinaire elle se suicide, et ses frères ne manquent pas de tuer le séducteur, ce qui donne lieu à des vendettas et à des guerres de famille qui durent des années. M. von Stein-Nordheim, de Weimar, raconte que, pendant la dernière guerre, un Turc nommé Mehmed-pacha s’était emparé, dans une razzia, d’une jeune Monténégrine, la belle Joke. Elle le supplie de ne pas donner aux soldats le spectacle de sa honte. On était dans la montagne. Ils s’écartent ; la jeune fille voit que le sentier longe un précipice, elle se laisse tomber à terre, vaincue par l’émotion. Mehmed la saisit dans ses bras. Elle lui rend son étreinte, elle s’attache à lui, puis tout à coup se renverse et entraîne son vainqueur au-delà d’un rocher à pic, et tous deux tombent dans l’abîme, où on retrouva leurs cadavres mutilés. L’action héroïque de Joke fait l’objet d’un chant populaire tout récent. Autre fait du temps de la guerre de 1879. Tous les hommes d’un village de la frontière étaient partis pour rejoindre le gros de l’armée. Les Turcs arrivent et pénètrent dans le village. Les femmes se réfugient dans une vieille tour et s’y défendent comme des amazones ; mais elles n’ont que quelques vieux fusils. La tour va être prise d’assaut. « Il faut nous faire sauter, » dit Yela Marunow. On met en tas tous les barils de poudre ; les femmes et les enfans se réunissent en groupe pour les cacher ; on ouvre la porte, plus de cinq cents Turcs entrent et se précipitent. Yela met le feu, et tous meurent foudroyés et ensevelis sous les ruines. Au Monténégro, quand une fille est née, la mère lui dit : « Je ne te souhaite pas la beauté, mais la bravoure ; l’héroïsme seul fait aimer des hommes. » Voici une strophe d’un lied que chantent les jeunes filles : « Grandis, mon bien-aimé et quand tu seras devenu grand et fort, et que tu viendras demander ma main à mon père, apporte-moi alors, comme don du matin des têtes de Turcs fichées sur ton yatagan. »

Un convive prétend que les Croates ne sont pas moins braves que les Monténégrins. Ils l’ont bien prouvé, dit-il, sous Marie-Thérèse, dans les guerres contre Napoléon, et sur les champs de bataille italiens en 1848, 1859 et 1866. Ce sont eux qui sous le ban Jellachitch ont sauvé l’Autriche, après la révolution de mars ; sans leur résistance, les Hongrois prenaient Vienne avant même que les Russes eussent songé à intervenir. L’Anglais Paton qui a écrit l’un des meilleurs ouvrages qui aient été faits sur ces contrées, raconte que, se trouvant à Carlstadt en Croatie, le gouverneur, le baron Baumgarten, lui raconta la mort héroïque du baron de Trenck. Pour récompenser François de Trenck qui avec ses Croates, avait vaillamment combattu au siège de Vienne, l’empereur lui avait donné d’immenses domaines en Croatie. Son descendant, le baron Frederick de Trenck, se ruine en procès se fait mettre en prison par le roi Frédéric II, s’échappe, écrit ses fameux Mémoires qui, comme dit Grimm, font une sensation prodigieuse et vient enfin se fixer à Paris, pour s’abreuver de première main à la source de la philosophie. Pendant la terreur, il est arrêté et accusé d’être l’espion des tyrans parce qu’il suit les réunions des clubs. Il se défend en montrant la trace des fers du roi de Prusse et les lettres de Franklin. Mais il parle avec respect de la grande impératrice Marie-Thérèse. Fouquier-Tinville l’interrompt : « Prenez garde, dit-il, ne faites pas l’éloge d’une tête couronnée dans le sanctuaire de la justice. » Trenck relève fièrement la tête : « Je répète : Après la mort de mon illustre souveraine Marie-Thérèse je suis venu à Paris pour m’occuper d’œuvres utiles à l’humanité » C’en était trop. Il est condamné et exécuté le soir même La bravoure un peu sauvage des Pandours était proverbiale au XVIIIe siècle. Au commencement de la terreur, l’impératrice Catherine écrit : « Six mille Croates suffiraient pour en finir de la révolution. Que les princes rentrent dans le pays, ils y feront ce qu’ils voudront. » Je cite ces faits pour montrer comment le souvenir des exploits guerriers de leur race entretient parmi les Croates un patriotisme ardent exigeant et ombrageux. L’après-midi, nous visitons la ferme qui dépend directement de la résidence épiscopale, die Œkonomie, comme on l’appelle en allemand. Le mot est juste. Comme le montrent les Économiques de Xénophon, les Grecs entendaient principalement par ce mot l’administration d’un fonds rural. L’intendant, qui est aussi un prêtre, me donne quelques détails : « Les terres de l’évêché, dit-il, mesurent encore 27,000 jochs de 57 ares 55 centiares, dont 19,000 en bois, 200 en vignes et le reste en culture. Les contributions sont énormes : elles montent à 32,000 florins[1]. Autrefois, ce domaine était beaucoup plus étendu ; mais, après 1848, lors de l’émancipation des paysans à qui on a attribué, en propriété, une partie du sol qu’ils cultivaient comme tenanciers à corvée, l’évêque a donné l’ordre de faire le partage de la façon la plus avantageuse pour les cultivateurs. En réalité, les conditions de culture sont peu favorables ici. La main-d’œuvre est chère, nous payons un journalier 1 florin 1/2, et le prix de nos produits est peu élevé, car il est grevé de frais de transport énormes jusqu’aux marchés consommateurs. Chez vous c’est l’opposé. La terre, chère chez vous, est à bas prix ici. Nous vendons nos chevaux de la race de Lipitça environ 1,000 florins ; un bel étalon vaut 1,400 à 1,500 florins, une bonne vache 100 florins, un porc de trois mois 9 florins. La terre se loue 6 à 7 florins le joch. Mais le domaine épiscopal est presque complètement exploité en régie. Les paysans, ayant tous des terres et peu de capitaux, ne sont guère disposés à louer. Il faudrait concéder nos fermes aux juifs, qui ne nous donneraient pas ce que nous obtenons par le faire-valoir direct. » — L’évêque intervient : « Ne disons pas de mal des juifs, ce sont eux qui achètent tous mes produits et à de bons prix. J’ai voulu vendre aux marchands chrétiens ; je recevais le tiers ou le quart en moins. Comme j’emploie mon revenu à des œuvres utiles, je ne puis faire à celles-ci un tort aussi considérable pour obéir à un préjugé. J’ai construit un moulin à vapeur pour moudre mon grain sans être à la merci des meuniers israélites, mais je dois avouer que ces messieurs s’y entendent mieux que nous. » — On m’a dit depuis que le revenu de l’évêché de Djakovo s’élève, bon an mal an, à 150,000 florins. A nos yeux, c’est beaucoup, mais c’est peu en comparaison des revenus de l’évêque d’Agram qui montent à 250,000 florins ou de ceux de l’évêque de Gran, primat de Hongrie, qui dépassent 500,000 florins.

Les bâtimens de la ferme ont des murs très épais, de façon à pouvoir résister aux incursions des Turcs, qui occupaient naguère encore l’autre bord de la Save à dix lieues d’ici. L’évêque me montre sa vacherie, « sa suisserie, » Schweizerei, comme il l’appelle. C’est une innovation. Il a fait venir des vaches de race suisse, qui, bien nourries à l’étable, donnent beaucoup de lait et de beurre. Je me permets de dire que c’est de ce côté que devraient se tourner ici les efforts de l’agronome : « Le prix du froment baisse, celui du beurre et de la viande reste toujours très élevé. La terre ici se couvre spontanément d’une herbe très nourrissante. Vous pourriez facilement, grâce aux chemins de fer, expédier sur nos marchés occidentaux le produit de vos étables. Vous avez des légions de porcs dans vos forêts. Imitez les Américains ; améliorez la race, engraissez avec du maïs qui vient ici comme nulle part ailleurs, et envoyez-nous des jambons et du lard. On ne les repoussera pas sous prétexte de trichines. »

Nous allons visiter, à deux lieues de Djakovo, le grand parc aux daims. Deux victorias, attelées chacune de quatre chevaux gris, nous y conduisent. Je me trouve avec l’évêque. il me fait admirer sa belle allée de peupliers d’Italie : « J’aime cet arbre, dit-il, non-seulement parce qu’il me rappelle un pays qui m’est cher, mais parce qu’il est, à mes yeux, un indice de civilisation. Quiconque le plante est mû par un sentiment esthétique. Apprécier le beau dans la nature, puis dans l’art, est un grand élément de culture. » — Nous causons de la question politico-religieuse. Sachant combien ce sujet est délicat et peut-être pénible pour lui, je ne fais que l’effleurer. Je lui demande comment il lui avait été donné au concile de parler le latin de façon à émerveiller la haute et docte assemblée et à mériter l’éloge qu’elle lui accorda d’être le primus orator christionitatis. « Je l’ai parlé avec facilité, me répond-il, et rien de plus. Autrefois j’ai enseigné en latin, comme professeur de théologie. Pour éviter les rivalités des langues nationales, le latin était notre langue officielle jusqu’en 1848. En me rendant au concile, j’ai relu mon Cicéron, et ainsi les expressions latines, pour exprimer ma pensée, se présentaient à mon esprit, avec une abondance dont j’ai été moi-même très surpris. Le fait est que le latin est encore la langue où je dis le plus clairement ce que je veux dire. »

Strossmayer a fini, dit-on, par accepter le nouveau dogme de l’infaillibilité papale, qu’il avait combattu à Rome avec tant d’éloquence ; mais il parle avec une égale bienveillance de Dupanloup qui s’est soumis, et de Dollinger qui résiste encore. — « Quand un homme, dit-il, obéit à sa conscience et au devoir, en sacrifiant ses intérêts temporels et en manifestant ainsi la supériorité de la nature humaine, nous ne pouvons que nous incliner. Il appartient à Dieu seul de prononcer le jugement final. » — Il exprime aussi la plus vive sympathie pour lord Acton, qui a fait avec lui la campagne anti-infaillibiliste. « Il était avec nous à Rome, dit-il. J’ai vu de près les angoisses de cette noble âme, au moment où les décisions du concile étaient en balance. Nul peut-être ne connaît plus à fond l’histoire ecclésiastique ; c’est un père de l’église. » — J’avais rencontré lord Acton à Menton, en janvier 1879, et j’avais été, en effet, confondu de sa prodigieuse érudition et de son aptitude à tout lire. Ainsi, quoiqu’il ne s’occupât qu’en passant d’économie politique, je trouvai sur sa table, lus et annotés, les principaux ouvrages publiés sur cette matière en français, en anglais, en allemand et en italien. Lord Acton est certes le plus instruit et le plus éminent des catholiques libéraux anglais, mais sa position m’a paru singulièrement difficile et même douloureuse.

Je ne voulus pas demander à l’évêque ce qu’il pensait du pouvoir temporel, mais il m’a semblé qu’il ne le regardait nullement comme indispensable à la mission spirituelle de son église. « Les ennemis de la papauté, dit-il, ont voulu lui porter un coup mortel en lui enlevant ses états. Ils se sont trompés. Plus l’homme est dégagé des intérêts matériels, plus il est libre et puissant. On a dit que le pape espère qu’une guerre étrangère lui rendra son royaume. N’en croyez rien : n’est-il pas le successeur de Celui qui a dit : Mon royaume n’est pas de ce monde. Il ne peut vouloir ni de Rome, ni du monde entier, s’il doit l’acheter au prix du sang. »

Nous arrivons au parc aux daims. C’est une partie de la forêt antique, soustraite à la hache des défricheurs et des marchands de bois ; elle est entourée de hautes palissades pour la défendre des loups, qui sont encore très nombreux dans cette contrée. Les grands chênes y réunissent en dôme leurs ramures puissantes, semblables à des arceaux de cathédrale. Dans les clairières vertes passent les daims, qui vont boire à la source cachée sous les grandes feuilles des tussilages. L’homme respecte ce sanctuaire, où la nature apparaît dans sa majesté et dans sa grâce primitives. Tandis que nous y errons à l’aventure, à l’ombre des grands arbres, l’évêque me dit : « L’homme que je désire le plus rencontrer, c’est Gladstone. Nous avons à plusieurs reprises échangé des lettres. Il souhaite le succès de l’œuvre que je poursuis ici, mais je n’ai jamais eu le temps d’aller jusqu’en Angleterre. Ce que j’admire et vénère en Gladstone, c’est que, dans toute sa politique, il est guidé par l’amour de l’humanité et de la justice, par le respect du droit, même chez les faibles. Quand il a bravé l’opinion de l’Angleterre, toujours favorable aux Turcs, pour défendre, avec la plus entraînante éloquence, la cause de nos pauvres frères de Bulgarie, nous l’avons béni du fond du cœur. Cette politique est celle que dicte le christianisme. Gladstone est un vrai chrétien. Oh ! si tous les ministres l’étaient, quel radieux avenir de paix et d’harmonie s’ouvrirait pour notre malheureuse espèce ! »

Je confirme ce que dit Strossmayer, en rappelant un discours que j’ai entendu prononcer par M. Gladstone en 1870. C’était au banquet annuel du Cobden Club, à Greenwich. Invité étranger, j’étais assis à côté de M. Gladstone, qui présidait. La guerre entre la France et l’Allemagne venait d’être déclarée. Il me dit que cette affreuse nouvelle l’avait privé de sommeil et qu’elle lui avait fait le même effet que si la mort était suspendue sur la tête de sa fille. Quand il se leva pour porter le toast de rigueur, sa voix était solennelle, profondément triste et comme trempée de larmes contenues. Il parla de cet horrible drame qui allait se dérouler devant l’Europe consternée, de cette lutte fratricide entre les deux peuples qui représentaient à un si haut degré la civilisation ; des cruelles déceptions qu’éprouvaient les amis de Cobden, qui pensaient, avec lui, que les facilités du commerce, faisant sentir la solidarité des peuples, empêcheraient la guerre. Ses paroles émues, que le sentiment religieux emportait dans les plus hautes régions, rappelaient celles de Bossuet et de Massillon. C’était l’éloquence de la chaire dans sa forme la plus pure, mais appliquée aux affaires et aux intérêts des sociétés humaines. L’émotion des auditeurs était si vive, qu’elle se traduisit non par des applaudissemens, mais par ce silence qui accueille l’adieu aux morts prononcé au bord d’une tombe. Tout en partageant ce sentiment, qui nous mettait à tous une larme à la paupière, je pensais à ce mot terrible du « cœur léger, » prononcé quelques jours auparavant à la tribune française. Sans doute, la langue avait trahi la pensée ; mais si le ministre français avait éprouvé, en quelque mesure, l’amère tristesse qui accablait l’homme d’état anglais, jamais cette méprise n’aurait eu lieu.

« Pour moi aussi, reprend l’évêque, la guerre de 1870 a été un objet de cruelles angoisses. Quand j’ai vu qu’elle continuait après Sedan, quand j’ai entrevu la source de conflits futurs que les conditions de la paix préparaient à l’Europe, j’ai oublié la réserve que m’imposait ma position ; je ne me suis souvenu que de Jésus, qui nous fait un devoir de tout tenter pour arrêter l’effusion du sang. J’allai trouver l’ambassadeur de Russie, que je connaissais, et je lui dis : Tout dépend du tsar. Il lui suffit d’un mot pour mettre fin à la lutte et pour obtenir une paix qui ne soit pas à l’avenir une cause certaine de guerres nouvelles. Je voudrais pouvoir me jeter aux genoux de votre empereur, qui est un homme de bien et un ami de l’humanité. » L’ambassadeur me répondit : « Nous regrettons, comme tout homme sensible, la continuation de cette guerre, mais c’est trop exiger de la Russie que de lui demander de se brouiller avec l’Allemagne pour se priver de l’avantage de trouver, le cas échéant, un allié certain et dévoué dans la France. » Si je me permets de reproduire ce mot, c’est parce que cette manière de voir de la Russie n’est pas un secret. Je l’ai exposée ici même en rendant compte d’un écrit très remarquable du général Fadéef[2], qui est mort récemment à Odessa.

Au souper, on s’entretient de l’origine du mouvement national en Croatie et en Serbie, et spécialement du littérateur patriote Danitchitch. « N’est-il pas honorable, dit l’évêque, que le réveil littéraire a ici, comme partout, précédé le réveil politique ? En réalité, tout sort de l’esprit. Au début, nous autres Serbo-Croates, nous n’avions plus même de langue : rien que des patois méprisés, ignorés. Les souvenirs de notre ancienne civilisation et de l’empire de Douchan étaient effacés ; ce qui survivait, c’étaient les chants héroïques et les lieder nationaux dans la mémoire du peuple. Il a fallu d’abord reconstituer notre langue, connue Luther l’a fait pour l’Allemagne. C’est là le grand mérite de Danitchitch. Il est mort récemment, le 4 novembre 1882. Les Croates et les Serbes se sont unis pour le pleurer. À Belgrade, où son corps avait été amené d’Agram, on lui a fait des funérailles magnifiques aux frais de l’état. Le roi Milan a assisté à la cérémonie des obsèques. La bière était ensevelie sous les couronnes envoyées par toutes nos associations et par toutes nos villes. Sur l’une d’elles on lisait : Nada (Espérance). Ç’a été une imposante manifestation de la puissance du sentiment national. Djouro Danitchitch était né en 1825, parmi les Serbes autrichiens, à Neusatz, dans le Banat, en Hongrie. Son vrai nom était Popovitch, ce qui signifie fils de pope, car cette terminaison itch, qui caractérise presque tous les noms propres serbes et croates, signifie « fils de, » ou « le petit, » comme son dans Jackson, Philipson, Johnson en anglais et dans les autres langues germaniques. Le nom littéraire qu’il avait adopté vient de Danitcha, Aurore. Il s’appela « fils de l’Aurore » pour marquer qu’il se dévouerait entièrement au réveil de sa nationalité. À l’âge de vingt ans, il rencontra à Vienne Vuk Karadzitch, qui s’occupait de reconstituer notre langue nationale. Il s’associa à ces travaux, et c’est dans cette voie qu’il nous a rendu des services inappréciables. Ce qu’il a accompli est prodigieux ; c’était un travailleur sans pareil ; il s’est tué à la peine, mais son œuvre a été accomplie : la langue serbo-croate est créée. En 1849, il fut nommé à la chaire de philologie slave, à l’académie de Belgrade, et, en 1866, je suis parvenu à le faire nommer à l’académie d’Agram, où il s’occupait à achever son grand Dictionnaire de la langue slave, quand la mort est venue lui apporter le repos qu’il n’avait jamais goûté. Voici un incident de sa vie peu connu. Ayant déplu à un des ministres serbes, il fut relégué dans une place subalterne au télégraphe. Il l’accepta sans se plaindre et continua ses admirables travaux. Je fis dire an prince Michel, qui avait confiance en moi, que Danitchitch ferait honneur aux premières académies du monde et qu’il était digne d’occuper les plus hautes fonctions, mais qu’il fallait surtout lui procurer des loisirs. Peu de temps après, il fut nommé membre correspondant de l’académie de Saint-Pétersbourg. Il avait appris le serbe à la comtesse Hunyady, la femme du prince Michel de Serbie. »

J’ajoute ici quelques autres détails relatifs au grand philologue jougo-slave. Ils m’ont été communiqués par M. Vavasseur, attaché au ministère des affaires étrangères à Belgrade. Au moyen âge, les Serbes parlaient le vieux slave, qui n’était guère écrit que dans les livres liturgiques. Au XVIIIe siècle, quand on commença à imprimer le serbe chez les Serbes de Hongrie, cette langue n’était autre que le slovène avec une certaine addition de mots étrangers. C’est à Danitchitch que revient surtout l’honneur d’avoir reconstitué la langue officielle de la Serbie telle qu’elle se parle, s’écrit, s’imprime et s’enseigne aujourd’hui depuis qu’elle a été officiellement adoptée par le ministre Tzernobaratz en 1868. Il en a déterminé et épuré le vocabulaire et fixé les règles grammaticales dans des livres devenus classiques : la Langue et l’Alphabet serbes (1849) ; la Syntaxe serbe (1858) ; la Formation des mots (1878), et enfin dans son grand Dictionnaire. Il a beaucoup fait aussi pour répandre la connaissance des anciennes traditions nationales. A cet effet, il a publié à Agram en Croate, de 1866 à 1875, les Proverbes et les Chants de Maero Vetranitch-Savcitch, et la Vie des rois et archevêques serbes (Belgrade et Agram, 1866). Comme Luther, il a voulu que la langue nouvellement constituée servit de véhicule au culte national, et il publia les Récits de l’Ancien et du Nouveau-Testament et les Psaumes. L’évêque de Schabatz, en les lisant pour la première fois, trouva cette traduction si supérieure à l’ancienne qu’il ne voulut plus se servir du vieux psautier. Le service rendu par Danitchitch est énorme, car il a donné à la nationalité serbe cette base indispensable : une langue littéraire. Professeur de philologie slave, tour à tour à Agram et à Belgrade, il a été le trait d’union entre la Serbie et la Croatie, car il était également populaire dans les deux pays.

Je n’ai entendu émettre au sujet de la fixation de la langue serbe que les deux regrets suivans. D’abord, il est fâcheux que l’on y ait conservé les anciens caractères orientaux au lieu de les remplacer par l’alphabet latin, comme l’ont fait les Croates. Dans l’intérêt de la fédération future des Jougo-Slaves, il faut supprimer, autant que possible tout ce qui les divise, surtout ce qui, en même temps, les éloigne de l’Occident. En second lieu, il est regrettable aussi que l’on ait accentué les différences qui distinguent le serbo-croate du slovène, dont le centre d’action est à Laybach et qui est la langue littéraire de la Carniole et des districts slaves environnans. Le slovène est, d’après Miklovitch, l’une des principales autorités en cette matière, le plus ancien dialecte jougo-slave. Il était parlé, aux premiers siècles du moyen âge, par toutes les tribus slaves, depuis les Alpes du Tyrol jusqu’aux abords de Constantinople, depuis l’Adriatique jusqu’à la Mer-Noire. Vers le milieu du VIIe siècle, les Croato-Serbes, descendant des Karpathes et les Bulgares, de race finnoise, s’établissant encore plus à l’est, modifièrent chaque groupe à sa façon. Toutefois, dit-on, l’antique idiome, le slovène, et le croate sont si rapprochés qu’il n’eût pas été impossible de les fusionner en une langue identique. Slovènes et Croates se comprennent parfaitement ; mieux encore que les Suédois et les Norvégiens.

Le dimanche matin, Mgr Strossmayer vient me prendre pour assister à la messe, dans sa cathédrale. L’évêque n’officie pas. L’épître et l’évangile sont lus en langue vulgaire, me semble-t-il. Les chants liturgiques, accompagnés par les sons d’un orgue excellent, sont bien conduits. L’assistance présente un aspect très particulier : elle occupe à peine un quart de la nef centrale, tant l’étendue de la cathédrale est hors de proportion avec le nombre actuel des habitans. Je ne vois que des paysans en costume de fête, les hommes debout avec leurs dolmans bruns soutachés, les femmes avec leurs belles chemises brodées, assises à terre sur des tapis, qu’elles apportent avec elles, à l’imitation des Turcs dans les mosquées. Tous suivent l’office avec la plus attentive componction : mais aucun n’a de livre de prière. Pas un costume bourgeois ne vient faire tache dans cette assemblée, où tous, laïques et ecclésiastiques, portent les vêtemens traditionnels d’il y a mille ans. Personne de la classe « bourgeoise, » parce que celle-ci, étant juive, a été, la veille, à la synagogue. L’impression est complète. Absolument rien ne rappelle l’Europe occidentale.

Au sortir de l’église, l’évêque me conduit visiter l’école supérieure pour filles et l’hôpital qu’il a également fondés. Les classes, au nombre de huit, sont grandes, bien aérées, garnies de cartes et de gravures pour l’enseignement. On y apprend aussi les ouvrages de main dans le genre de ceux qu’exécutent les paysannes. On y forme des institutrices pour les écoles primaires. À l’hôpital, il n’y a que cinq personnes, trois vieilles femmes très âgées, mais nullement indisposées, un vieillard de cent quatre ans, très fier de lire encore sans lunettes, et un tzigane qui souffre d’une bronchite. Les familles patriarcales, de la campagne gardent leurs malades. Grâce aux zadrugas, personne n’est isolé et abandonné. L’évêque se rend auprès de la supérieure des sœurs de charité qui desservent l’hôpital. — « Elle est de la Suisse française, me dit-il, vous pourrez causer avec elle ; mais elle est en grand danger. Elle doit aller à Vienne pour subir une grave opération ; j’ai obtenu qu’elle soit faite par le fameux professeur Billroth. Nous la transporterons par le Danube, mais je crains même qu’elle ne puisse plus partir. » — Et, en effet, ses pommettes rouges enflammées par la fièvre, ses yeux cerclés de noir, son visage émacié, ne laissent point de doute sur la gravité de la maladie. « Croyez-vous, monseigneur, dit la supérieure, que je puisse revenir de Vienne ? — Je l’espère, ma fille, répond l’évêque de sa voix grave et douce, mais vous savez comme moi que notre vraie patrie n’est pas ici-bas. Que nous restions quelques jours de plus ou de moins sur cette terre importe peu, car qu’est-ce que nos années auprès de l’éternité qui nous attend ? C’est après la mort que commence la véritable vie… C’est au-delà qu’il faut fixer nos yeux et placer notre espérance ; alors nous serons toujours prêts à partir quand Dieu nous appellera. » — Cet appel à la foi réconforta la malade, elle reprit courage, ses yeux brillèrent d’un éclat plus vif : « Que la volonté de Dieu se fasse ! répondit-elle ; je me remets en ses mains ! .. » — Décidément, le christianisme apporte aux malades et aux mourans des consolations que ne peut offrir l’agnostisme. Qu’aurait dit ici le positiviste ? Il aurait parlé de résignation sans doute, liais cela est inutile à dire, car à l’inévitable on se résigne toujours d’une façon ou d’une autre. Seulement, la résignation de l’agnostique est sombre et morne ; celle du chrétien est confiante, joyeuse même, puisque les perspectives d’une félicité parfaite s’ouvrent devant lui.

Mgr Strossmayer me montre l’emplacement où il bâtira le gymnase et la bibliothèque. Au gymnase, les jeunes gens apprendront les langues anciennes et les sciences, de façon à les préparer à l’université et au séminaire. A la bibliothèque, il placera l’immense collection de livres qu’il réunit depuis quarante ans, et ainsi les professeurs trouveront ce qu’il leur faut pour leurs études et leurs recherches. Toutes les institutions publiques que réclament les besoins et les progrès de l’humanité sont ici fondées et entretenues par l’évêque, au lieu de l’être par la municipalité. Il veut aussi rebâtir l’école communale, et il y consacrera une centaine de mille francs. Du grand revenu des terres épiscopales rien n’est gaspillé en objets de luxe ou en jouissances personnelles. Supposez ce domaine aux mains d’un grand seigneur laïque, quelle différence ! Le produit net du sol, au lieu de créer, sur place, un centre de civilisation, serait dépensé à Pest ou à Vienne, en plaisirs mondains, en dîners, en bals, en équipages, en riches toilettes, peut-être au jeu ou en distractions plus condamnables encore.

Au dîner du milieu du jour, assistent les dix chanoines que j’avais vus le matin à la cathédrale. Ce sont des prêtres âgés, dont l’évêque paie la pension. Tous parlent parfaitement l’allemand, mais peu le français. La conversation est animée, gaie et instructive. On boit des vins du pays, qui sont parfumés et agréables, et au dessert on verse le vin de France. Je note quelques faits intéressans. On cite les Bulgares comme des travailleurs hors ligne et d’une société vraiment inouïe. Aux environs d’Essek, ils louent un joch de terre 50 florins, ce qui est le triple de sa valeur locative ordinaire, et ils trouvent moyen, en y cultivant des légumes, d’y gagner encore 200 florins, dont ils rapportent la plus grande partie à leur famille, restée en Bulgarie. Ils font la même chose autour de toutes les grandes villes du Danube, jusqu’à Agram et jusqu’à l’est. Sans eux les marchés ne seraient pas fournis de légumes ; les gens du pays ne songent pas à en produire. L’un des prêtres, qui est Dalmate, affirme que dans son pays les ministères autrichiens ont longtemps voulu étouffer la nationalité slave. Dans l’Istrie, qui est complètement slave, on avait un évêque dalmate-italien, qui ne savait pas un mot de l’idiom3 national. Aux cures vacantes il nommait des prêtres italiens qui n’étaient pas compris des fidèles. Ceux-ci devaient se confesser par interprète. Nul pays n’est plus exclusivement slave que le centre de l’Istrie. Il s’y trouve un district où on dit la messe en langue vulgaire, c’est-à-dire en vieux Slovène. On commence à comprendre partout, sauf peut-être à Pest, que le vrai remède contre l’irrédentisme est le développement du slavisme.

Avant de faire la promenade habituelle de l’après-midi, chacun se retire dans sa chambre pour se reposer. L’évêque m’envoie des revues et des journaux, entr’autres, le Journal des Economistes, la Revue des Deux Mondes, le Temps, la Nuora Antologia et la Rassegna nazionale. Je dois avouer que le choix n’est pas mauvais, et que même, à Djakovo, on peut suivre la marche des idées de notre Occident. Vers quatre heures, quand la chaleur est moins forte, deux victorias à quatre chevaux nous attendent et nous partons pour visiter les zadrugas de Siroko-Polje. Ces associations agraires, — le mot zadruga signifie association, — sont des familles patriarcales, vivant sur un domaine collectif et indivisible. La zadruga constitue une personne civile, comme une fondation. Elle a une durée perpétuelle. Elle peut agir en justice. Ses membres associés n’ont pas le droit de demander le partage du patrimoine, ni d’en vendre ou d’en hypothéquer une part indivise. Au sein de ces communautés de famille, le droit de succession n’existe pas plus que dans les communautés religieuses. À la mort du père ou de la mère, les enfans n’héritent pas, sauf de quelques objets mobiliers. Ils continuent à avoir leur part des produits du domaine collectif, mais en vertu de leur droit individuel et comme membre de la famille perpétuelle. Autrefois, rien ne pouvait détruire la zadruga, sauf la mort de tous ceux qui en faisaient partie. La fille qui se mûrie reçoit une dot ; mais elle ne peut réclamer une part du bien commun. Celui qui quitte sans esprit de retour perd ses droits. L’administration, tant pour les affaires intérieures que pour les relations extérieures, est confiée à un chef élu, qui est ordinairement le plus âgé ou le plus capable. On l’appelle gospodar, seigneur, ou starechina, l’ancien. Le ménage est dirigé par une matrone, investie d’une autorité despotique pour ce qui la concerne : c’est la domatchika. Le starechina règle l’ordre des travaux agricoles, vend et achète ; il remplit exactement le rôle du directeur d’une société anonyme, ou plutôt encore d’une société corporative ; car les zadrugas sont de tout point des sociétés corporatives agricoles, ayant pour lien, au lieu de l’intérêt pécuniaire, les coutumes séculaires et les affections de famille.

La communauté de famille a existé dans le monde entier, aux époques primitives. C’est le γένος (genos) des Grecs, gens romaine, la cognatio des Germains dont parle César (De Bello Gallico, VI, 22) ; c’est encore le lignage des communes du moyen âge. Ce sont des zadrugas qui ont bâti, en Amérique, ces constructions colossales divisées en cellules, qu’on nomme pueblos et qui sont semblables aux alvéoles des ruches d’abeilles. Les communautés de famille ont existé jusqu’à la révolution dans tout le centre de la France, avec des caractères juridiques identiques à ceux qu’on rencontre aujourd’hui chez les Slaves dit sud. Dans les zadrugas françaises, le starechina s’appelait le mayor, le maistre de communauté ou le chef du « chanteau, » c’est-à-dire du pain. Nous arrivons au village de Siroko-Polje. Comme c’est dimanche, hommes et femmes portent leur costume des jours de fêtes. Pendant la semaine, les femmes ont pour tout vêtement une longue chemise, brodée aux manches et à l’ouverture du cou, avec un tablier de couleurs vives, et sur la tête un mouchoir rouge ou des fleurs. Elles marchent pieds nus ; même quand elles vont aux champs ou qu’elles gardent les troupeaux, elles fixent dans la ceinture la tige de la quenouille et elles filent la laine ou l’étoupe de lin ou de chanvre, en faisant tourner entre les doigts le fil auquel est suspendu le fuseau. Elles préparent ainsi la chaîne et la trame du linge, des étoffes et des tapis qu’elles tissent elles-mêmes l’hiver. Leur chemise est en très grosse toile de chanvre. Elle retombe en plis sculpturaux, comme la longue tunique des statues drapées de Tanagra. Elle est entièrement semblable à celle des jeunes Athéniennes qui marchent aux panathénées, sous la conduite du maître des chœurs, dans la frise du Parthénon. Depuis l’antiquité la plus reculée, ce costume si simple et si noble est resté le même. Nul ne se prête mieux à la statuaire. C’est le premier vêtement qu’a dû imaginer la pudeur à la sortie de l’état de nature. Les cheveux des jeunes filles retombent sur le dos en longues nattes, tressées avec des fleurs ou des rubans. Ceux des femmes mariées sont relevés derrière la tête. Les hommes sont aussi vêtus tout de blanc, d’une large chemise et d’un pantalon en étoffe de laine ou de toile, mais qui ne flotte pas en larges plis, comme un jupon, à la mode hongroise. Le dimanche, les hommes et les femmes portent une veste brodée où l’art décoratif a fait merveille. Les motifs semblent empruntés aux arabesques des tapis turcs, mais il est probable qu’ils sont nés spontanément de cet instinct esthétique qui porte partout l’homme à imiter les dessins et les couleurs qu’offrent les corolles des fleurs, le plumage des oiseaux et surtout les ailes des papillons. Les mêmes motifs se retrouvent sur les vases polychromes des époques les plus anciennes, depuis l’Inde jusque dans les monumens mystérieux de l’Amérique préhistorique. Ces broderies sont formées de petits morceaux de drap ou de cuir, de couleurs très vives, fixées sur l’étoffe du fond, au moyen de piqûres faites en gros fil de tons tranchans. Dans les vestes des femmes on met parfois des fragmens de miroir, et les piqûres sont en fils d’or. Les ceintures sont aussi brodées et piquées de la même façon. La chaussure est la sandale à lanières de cuir, l’opanka, qui est propre au Jougo-Slave, depuis Trieste jusqu’aux portes de Constantinople. Je vois ici à quelques élégantes des bas de filoselle et des bottines en étoffes à bouts de cuir laqué ; sous l’ancien costume national, cela est d’un effet hideux. Autour de la tête, du cou et de la ceinture, les femmes portent des pièces de monnaies d’or et d’argent percées et enfilées. Les plus riches en ont deux ou trois rangs, tout un trésor de métaux précieux.

L’arrivée de l’évêque a mis tous les habitans du village sur pied. C’est un ravissant spectacle que la réunion de ces femmes en costumes si bien faits pour charmer l’œil du peintre. Cet assemblage de vives couleurs, où rien ne détonne, fait l’effet d’un tapis d’Orient à fond clair. Quand les voitures s’arrêtent devant la maison de la zadruga, que nous visitons d’abord, le starechina s’avance vers l’évêque pour nous recevoir. C’est un vieillard, mais très vigoureux encore ; de longs cheveux blancs tombent sur ses épaules. Il a les traits caractéristiques de la race croate : le nez fin, aquilin, aux narines relevées, des yeux gris, très brillans et rapprochés, la bouche petite, les lèvres minces, ombragées d’une longue moustache de hussard. Il baise la main de M. Strossmayer avec déférence, mais sans servilité, comme on baisait jadis la main des dames. Il nous adresse ensuite un compliment de bienvenue que me traduit mon collègue d’Agram. Le petit speech est très bien tourné. L’habitude qu’ont ici les paysans de débattre leurs affaires, au sein des communautés et dans les assemblées de village, leur apprend le maniement de la parole. Les starechinas sont presque tous orateurs. La maison de la zadruga est plus élevée et beaucoup plus grande que celle des familles isolées. Sur la façade vers la route, elle a huit fenêtres, mais pas de porte. Après qu’on a franchi la grille qui ferme la cour, on trouve sur la façade antérieure une galerie couverte en vérandah, sur laquelle s’ouvre la porte d’entrée. Nous sommes reçus dans une vaste pièce où se prennent les repas en commun. Le mobilier se compose d’une table, de chaises, de bancs, et d’une armoire en bois naturel. Sur les murs, toujours parfaitement blanchis, des gravures coloriées représentent des sujets de piété. A gauche, on entre dans une grande chambre presque complètement vide. C’est là que couchent, l’hiver, toutes les personnes formant la famille patriarcale, afin de profiter de la chaleur du poêle placé dans le mur séparant les deux pièces, qui sont ainsi chauffées en même temps. L’été, les couples occupent chacun une petite chambre séparée.

J’ai noté en Hongrie un autre usage plus étrange encore. En visitant une grande exploitation du comte Eugène Zichy, je remarquai un grand bâtiment où habitaient ensemble les femmes des ouvriers, des bouviers et des valets de fermes avec leurs enfans. Chaque mère de famille avait sa chambre séparée. Dans la cuisine commune, sur un vaste fourneau, chacune d’elles préparait isolément le repas des siens. Mais les maris n’étaient pas admis dans ce gynécée. Ils couchaient dans les écuries, dans les étables et dans les granges. Les enfans cependant ne manquaient pas.

Le poêle que je trouve ici dans la maison de cette zadruga est une innovation moderne, de même que ces murs et ces plafonds blanchis. Jadis, comme encore dans quelques maisons anciennes, même à Siroko-Polje, le feu se faisait au milieu de la chambre et la fumée s’échappait à travers la charpente visible, et par un bout de cheminée formée de planchettes, au-dessus de laquelle une large planche inclinée était posée sur quatre montans, afin d’empêcher la pluie et la neige de tomber dans le foyer. Toutes les parois de l’habitation se couvraient de suie ; mais les jambons étaient mieux fumés. Le nouveau poêle est, dit-on, emprunté aux Bosniaques. Il est particulier aux contrées transdanubiennes. Je l’ai rencontré jusque dans les jolis salons du consul de France à Serajewo. Il donne, dit-on, beaucoup de chaleur et la conserve longtemps. Il est rond, formé d’argile durcie, dans laquelle on incruste des disques en poterie verte et vernissée, tout à fait semblables à des fonds de bouteille.

Le starechina nous fait boire de son vin. Seul des siens, il s’assied à table avec nous et nous adresse des toasts auxquels répond l’évêque. Dans le fond de la chambre se presse toute la famille : au premier plan les nombreux enfans, puis les jeunes filles aux belles chemises brodées. J’apprends que la communauté se compose de trente-quatre personnes de tout âge, quatre couples mariés et deux veuves, dont les maris sont morts dans la guerre en Bosnie. La zadruga continue à les nourrir avec leurs enfans. Le domaine collectif a plus de cent jochs de terre arable ; il entretient deux cents moutons, six chevaux ; une trentaine de botes à cornes et un grand nombre de porcs. Les nombreuses volailles de toute espèce qui se promènent dans la cour permettent de réaliser ici le vœu de Henri IV et de mettre souvent la poule au pot. Le verger donne des poires et des pommes, et une grande plantation de pruniers de quoi faire la slivovitza, l’eau-de-vie de prunes qu’aime le Jougo-Slave.

Derrière la grande maison commune et, en équerre avec celle-ci, se trouve un bâtiment plus bas, mais long, aussi précédé d’une vérandah, dont le sol est planchété. Sur cette galerie couverte s’ouvrent autant de cellules qu’il y a de couples et de veuves : si un mariage crée un nouveau ménage au sein de la grande famille, le bâtiment s’allonge d’une nouvelle cellule. L’une des femmes nous montre la sienne ; elle est complètement bondée de meubles et d’objets d’habillement ; au fond, un grand lit avec trois gros matelas superposés, des draps de lin garnis de broderies et de dentelles, et comme courtepointe un fin tapis de laine aux couleurs éclatantes ; contre le mur, un divan recouvert aussi d’un tapis du même genre, et à terre, sur le plancher, de petits tapis en laine bouclée aux teintes sombres, noir, bleu foncé et rouge brun. Le long des murs, des planches où s’étalent les chaussures, et entre autres, les bottes hongroises du mari pour les jours où il se rend à la ville. Deux grandes armoires remplies de vêtemens, puis trois immenses caisses contiennent des chemises et du linge brodés. Il y en a des mètres cubes qui représentent une belle somme. La jeune femme nous les étale avec orgueil : c’est l’œuvre de ses mains et sa fortune personnelle. Pour les décrire, il faudrait épuiser le vocabulaire des lingères. Je remarque surtout certaines chemises faites en une sorte de bourre de soie légèrement crêpelée et ornée de dessins en fils et en paillettes d’or. C’est ravissant de goût et de délicatesse. Les couples associés doivent à la communauté tout le temps qu’exigent les travaux ordinaires de l’exploitation, mais ce qu’ils font aux heures perdues leur appartient en propre. Ils peuvent se constituer ainsi un pécule, qui consiste en linge, en vêtemens, en bijoux, en argent, en armes et en objets mobiliers de différente nature. Il en est de même dans les family-communities de l’Iinde.

Au fond de la cour s’élève la grange, qui est aussi « le grenier d’abondance. » Tout autour, à l’intérieur, sont disposés des réservoirs en bois, remplis de grains : froment, maïis et avoine. Nous approchons du moment de la récolte, et ils sont encore plus qu’à moitié pleins. La zadruga est prévoyante comme la fourmi ; elle tient à avoir une réserve de provisions pour au moins une année, en prévision d’une mauvaise récolte ou d’une incursion de l’ennemi. A côté, dans un bâtiment isolé, sont réunis des pressoirs et des fûts pour faire le vin et l’eau-de-vie de prunes. Le starechina nous montre avec satisfaction toute une rangée de tonneaux pleins de slivovitza qu’on laisse vieillir avant de les vendre. C’est le capital-épargne de la communauté.

Je m’étonne de n’apercevoir ni grandes étables, ni bétail, ni fumier. On m’explique qu’ils se trouvent dans des bâtimens placés au milieu des champs cultivés. C’est un usage que j’avais déjà remarqué en Hongrie, dans les grandes exploitations. Il est excellent ; on évite ainsi le transport des fourrages et du fumier. Les animaux de trait sont sur place pour exécuter les labours et pour y accumuler l’engrais. En même temps, la famille, résidant dans le village, jouit des avantages de la vie sociale. Les jeunes gens se relaient pour soigner le bétail. Dans une autre zadruga que nous visitons, je trouve les mêmes dispositions, les mêmes costumes et le même bien-être ; mais la réception est encore plus brillante : tandis que nous prenons un verre de vin avec le starechina, en présence de toute la nombreuse famille debout, les habitans du village se sont groupés devant les fenêtres ouvertes. Le maître d’école s’avance et adresse un discours à l’évêque en croate, mais il parle aussi facilement l’italien, et il me raconte qu’étant soldat, il a résidé en Lombardie et qu’il s’est battu à Custozza en 1866. Il me vante avec l’éloquence la plus convaincue les avantages de la zadruga. A ma demande, les jeunes filles chantent quelques chants nationaux. Elles paraissent gaies ; leurs traits sont fins ; plusieurs sont jolies. En somme, la race est belle. Les cheveux noirs, si fréquens en Hongrie, sont très rares ici ; on en voit de blonds, mais le châtain domine. Les deux types très marqués, noir et blond, se trouvent à la fois chez les Slaves occidentaux et méridionaux. Les Slovaques de la Hongrie sont, en majorité, blond-filasse. Les Monténégrins ont les cheveux très foncés. A une grande foire à Carlstadt, en Croatie, j’ai vu des paysans venant des districts méridionaux de la province et appartenant au rite grec orthodoxe ; ils avaient d’une façon très marquée les cheveux et les yeux noirs, le teint bilieux, basané ou mat, et d’autres cultivateurs, Croates aussi, mais du rite grec uni à Rome, étaient la plupart blonds, avec la peau claire et des yeux gris. La race slave pure est certainement blonde. Si quelques tribus ont les cheveux bruns ou noirs, cela doit provenir de la proportion plus ou moins grande d’autochtones que les Slaves se sont assimilés quand ils ont occupé les différentes régions où ils dominent aujourd’hui. Ma visite des zadrugas confirme l’opinion favorable que je m’en était formée précédemment et augmente mes regrets de les voir disparaître. Ces communautés ont plus de bien-être que leurs voisins ; elles cultivent mieux, parce qu’elles ont, même relativement, plus de bétail et plus de capital.

En raison de leur caractère coopératif, elles combinent les avantages de la petite propriété et de la grande culture. Elles empêchent le morcellement excessif ; elles préviennent le paupérisme rural ; elles rendent inutiles les bureaux de bienfaisance publique. Par le contrôle réciproque, elles empêchent le relâchement des mœurs et l’accroissement des délits. De même que les conseils municipaux sont l’école primaire du régime représentatif, ainsi elles servent d’initiation à l’exercice de l’autonomie communale, parce que des délibérations, sous la présidence du starechina, précèdent toute résolution importante. Elles entretiennent et fortifient le sentiment familial, d’où elles bannissent les cupidités malsaines qu’éveillent les espoirs de succession. Quand les couples associés se séparent, par la dissolution de la communauté, souvent ils vendent leurs biens et tombent dans la misère. Mais, dira-t-on, si les zadrugas réunissent tant d’avantages, d’où vient que leur nombre diminue sans cesse ? L’idée que toute innovation est un progrès s’est tellement emparée de nos esprits, que nous sommes portés à condamner tout ce qui disparait. J’en suis revenu. Est-ce l’âge ou l’étude qui me transforme en laudator ternporis acti ? En tout cas, ce qui tue les zadrugas, c’est l’amour du changement, le goût du luxe, l’esprit d’insubordination, le souille de l’individualisme et les législations dites « progressives » qui s’en sont inspirées. J’ai quelque peine à voir en tout ceci un véritable progrès.

Au retour, j’admire de nouveau la beauté des récoltes. Les fromens sont superbes. Presque pas de mauvaises herbes : ni bluets, ni coquelicots, ni sinapis. Le maïs, intercalé dans l’assolement, nettoie bien la terre, parce qu’il exige deux binages. Je ne vois dans les environs du village rien qui annonce qu’on s’y livre à des jeux, et je le regrette. La Suisse est sous ce rapport, comme sous beaucoup d’autres, un modèle à imiter, surtout parmi des populations comme celles-ci, dont les mœurs simples ont tant de rapports avec celles des montagnards des cantons alpestres. Voyez l’importance qu’on attache en Suisse aux tirs à la carabine, aux luttes, aux jeux athlétiques de toute sorte. C’est comme dans la Grèce antique. Ainsi faisaient nos vaillans communiers flamands au moyen âge, imitant les chevaliers, contre lesquels ils apprirent de cette façon à lutter sur les champs de bataille. Ces exercices de force et d’adresse forment les peuples libres. Il faudrait les introduire ici partout, en offrant des prix pour les concours. C’est aux jeux auxquels s’adonne la jeunesse d’Angleterre qu’elle doit sa force, son audace, sa confiance en elle-même, ces vertus héroïques qui lui font occuper tant de place sur notre globe. Récemment, le ministre de l’instruction publique de Prusse a fait une circulaire que je voudrais voir reproduite en lettres d’or dans toutes nos écoles, pour recommander qu’on pousse les enfans et les jeunes gens à se livrer à des jeux et à des exercices, où se développent les muscles, en même temps que le sang-froid, la rapidité du coup d’œil, la décision, l’énergie, la persévérance, toutes les mâles qualités du corps et de l’esprit. Il ne faut plus faire des gladiateurs comme en Grèce, mais des hommes forts, bien portans, décidés, et capables, au besoin, de mettre un bras vigoureux au service d’une cause juste. Les dimanches et les jours de fêtes, les campagnards dansent ici le kolo avec entrain, mais cela ne suffit pas.

En rentrant à Djakovo, je demande à l’évêque comment va le séminaire qu’il avait fondé en 1857 pour le clergé catholique bosniaque, avec le concours et sous le patronage de l’empereur. Je venais d’en lire un grand éloge dans le livre du capitaine G. Thoemel sur la Bosnie. Le visage de Mgr Strossmayer s’assombrit. Pour la première fois ses paroles trahissent une profonde amertume. — « En 1876, on l’a transporté à Gran, me dit-il. Je ne m’en plains pas pour moi ; plus on m’ôte de responsabilité devant Dieu, plus on diminue mes soucis et mes soins, qui déjà dépassent mes forces, mais quelle injustifiable mesure ! Voilà de jeunes prêtres, d’origine slave, destinés à vivre au milieu dépopulations slaves, et pour faire leurs études, on les place à Gran, au contre de la Hongrie, où ils n’entendront pas un mot de leur langue nationale, la seule qu’ils parleront jamais, et celle qu’ils devraient cultiver avant toute autre. Que veut-on à Pest ? Espère-t-on magyariser la Bosnie ? Mais les malheureux Bosniaques n’ont pu rester à Gran ; ils se sont enfuis. Il est vraiment étrange combien, même les Hongrois qui ont le consciencieux désir de se montrer justes envers nous ont de la peine à l’être. En voici un exemple. Je rencontrai, par hasard, Kossuth à l’exposition universelle de Paris, en 1867. Il venait d’exprimer, dans des discours et des brochures, que le salut de la Hongrie exigeait qu’on respectât l’autonomie et les droits de toutes les nationalités, Gleirhbererhtigung, comme disent les Allemands. C’était aussi mon avis. Il fallait oublier les querelles de 1848 et se tendre une main fraternelle. Mais, par malheur, je prononçai le nom de Fiume. Fiume est en réalité une ville slave. Son nom est Rieka, mot croate signifiant « rivière, » et dont Fiume est la traduction en italien ; c’est l’unique port de la Croatie ; d’ailleurs la géographie même s’oppose à ce qu’elle soit rattachée à la Hongrie, dont elle est séparée par toute l’étendue de la Croatie. Les yeux de Kossuth s’enflammèrent d’indignation. « Fiume, s’écria-t-il, est une ville hongroise, c’est le littus Hungaricum : jamais nous ne la céderons aux Slaves. »

— J’avoue, dis-je à l’évêque, que je comprends peu l’acharnement des Hongrois et des Croates à se disputer Fiume. Accordez à la ville une pleine autonomie, et comme le port sera ouvert au trafic de tous, il appartiendra à tous.

— Autonomie complète, voilà, en effet, la solution, répondit l’évêque. Nous ne demandons rien de plus pour notre pays.

Le soir, au souper, on parla du clergé transdanubien appartenant au rite grec. Je demande si son ignorance est aussi grande qu’on le prétend. « Elle est grande, en effet, répond Strossmayer, mais on ne peut la lui reprocher. Les évêques grecs, nommés par le Phanar de Constantinople, étaient hostiles au développement de la culture nationale. Les popes étaient si pauvres qu’ils devaient cultiver la terre de leurs mains et ils ne recevaient aucune instruction. Maintenant que les populations sont affranchies du double joug des Turcs et des évêques grecs, et qu’elles ont un clergé national, celui-ci pourra se relever. J’ai dit, j’ai surtout fait dire qu’il fallait avant tout créer de bons séminaires. Dans ces jeunes états, c’est le prêtre instruit qui doit être le missionnaire de la civilisation. Songez bien à ceci : d’un côté, par ses études théologiques, il touche aux hautes sphères de la philosophie, de la morale, de l’histoire religieuse, et, d’un autre côté, il parle à tous et pénètre jusque dans la plus humble chaumière. Je vois avec la plus vive satisfaction les gouvernemens de la Serbie, de la Bulgarie et de la Roumélie faire de grands sacrifices pour multiplier les écoles ; mais qu’ils ne l’oublient pas, rien ne remplace de bons séminaires. »

Ces paroles prouvent que, quand il s’agit de favoriser les progrès des Jougo-Slaves, Strossmayer est prêt à s’associer aux efforts du clergé du rite oriental, sans s’arrêter aux différences dogmatiques qui l’en séparent. Ce clergé lui a cependant vivement reproché le passage suivant de sa lettre pastorale écrite pour commenter l’encyclique du pape Grande munus, du 30 septembre 1880, concernant les saints Cyrille et Méthode. « O Slaves, mes frères, vous êtes évidemment destinés à accomplir de grandes choses en Asie et en Europe. Vous êtes appelés aussi à régénérer par votre influence les sociétés de l’Occident, où le sentiment moral s’affaiblit, à leur communiquer plus de cœur, plus de charité, plus de foi, et plus d’amour pour la justice, pour la vertu et pour la paix. Mais vous ne parviendrez à remplir cette mission, à l’avantage des autres peuples et de vous-même, vous ne mettrez fin aux dissentimens qui vous divisent entre vous que si vous vous réconciliez avec l’église occidentale, en concluant un accord avec elle. » Cette dernière phrase provoqua des répliques très vives, dont on trouvera des échantillons dans le Messager chrétien, que publie en serbe le pope Alexa Ilitch (livraison de juillet 1881). L’évêque du rite orthodoxe oriental Stefan, de Zara, répondit à Strossmayer dans sa lettre pastorale datée de la Pentecôte 1881. « Que cherchent, dit-il, parmi notre peuple orthodoxe, ces gens qui s’adressent à lui sans y être appelés ? Le plus connu d’entre eux nous fait savoir « que le saint-père le pape n’exclut pas de son amour ses frères de l’église d’Orient et qu’il désire de tout son cœur l’unité dans la foi, qui leur assurera la force et la vraie liberté » et il souhaite « qu’à l’occasion de la canonisation des saints Cyrille et Méthode, un grand nombre d’entre eux aille à Rome se prosterner aux pieds du pape, pour lui présenter leurs remercîmens. » L’évêque de Zara continue en s’élevant vivement contre les prétentions de l’église de Rome, et certes il est dans son droit, mais il doit admettre qu’un évêque catholique s’efforce de ramener à ce qu’il considère comme la vérité des frères, d’après lui, égarés. La propagande doit être permise, pourvu que la tolérance et la charité n’aient pas à en souffrir ; toutefois ces rivalités religieuses sont très regrettables et elles peuvent longtemps mettre obstacle à l’union des Jougo-Slaves. Dans la lettre que m’écrivit lord Edmond Fitz-Maurice, au moment où je partis pour l’Orient, il résume la situation en un mot : « L’avenir des Slaves méridionaux dépend en grande partie de la question de savoir si le sentiment national l’emportera chez eux sur les différences en fait de religion, et la solution de ce problème est, pour une large part, entre les mains du célèbre évêque de Djakovo. » Je ne crois pas qu’il soit possible ni désirable que sa propagande en faveur de Rome réussisse ; mais l’œuvre à laquelle il a consacré sa vie, la reconstitution de la nationalité croate, est désormais assez forte pour résister à toutes les attaques et à toutes les épreuves.


Emile de Laveleye.

  1. Le florin autrichien argent vaut au pair 2 fr. 50 ; mais avec le cours forcé du papier-monnaie, sa valeur varie ebaquo jour entre 2 fr. 10 et 2 fr. 15.
  2. Voyez, dans la Revue du 15 novembre 1871, la Polilique nouvelle de la Russie.