Éloge historique d’Henri Poincaré par Gaston Darboux


Éloge historique d’Henri Poincaré par Gaston Darboux
1913

Académie des Sciences

ÉLOGE HISTORIQUE D’HENRI POINCARÉ PAR GASTON DARBOUX

  • LU DANS LA SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE DU 15 DÉCEMBRE 1913



I.


Henri Poincaré naquit à Nancy, le 29 avril 1854. Ses parents étaient lorrains tous les deux. La famille Poincaré est originaire de Neufchâteau dans les Vosges. Elle peut remonter jusqu’à Jean-Joseph Poincaré, conseiller au baillage de Neufchâteau, qui mourut en 1750. L’un de ses petits-fils, Joseph-Gaspard Poincaré, fut maître de mathématiques au collège de Bourmont, près Neufchâteau.

C’est également de Jean-Joseph qu’est descendu le grand-père de notre confrère, Jules-Nicolas Poincaré, qui naquit à Neufchâteau en 1794. À peine âgé de 20 ans, il fut attaché à l’hôpital militaire de Saint-Quentin pendant la campagne de France, en 1814. En 1817, il vint s’établir à Nancy avec ses vieux parents et ses sœurs, et se fixa en 1820 dans une maison caractéristique du vieux Nancy, entre le palais ducal et la porte de la Craffe. Dans le discours qu’il prononça en recevant Henri Poincaré à l’Académie française, M. Frédéric Masson nous a dépeint de la manière la plus expressive cette maison «solide, massive et sans ornements, accostée d’un portail presque monumental dont les montants à bossages vermiculés supportent un fronton entrecoupé où brûle un pot de feu ». C’est là que sont nés les trois enfants de Jules-Nicolas, dont deux fils : en 1828, Léon Poincaré qui devait embrasser la carrière médicale et fut le père de notre confrère ; en 1829, Antoni Poincaré qui devint inspecteur général des Ponts et Chaussées et eut deux fils : M. Raymond Poincaré, président de la République, et M. Lucien Poincaré, directeur de l’Enseignement secondaire au Ministère de l’Instruction publique et des Beaux-Arts. C’est également dans la vieille maison de la rue de Guise qu’est né notre confrère Henri Poincaré, et la ville de Nancy y a fait poser récemment une plaque commémorative, offerte par l’Association des anciens élèves des lycées de Nancy, Metz, Strasbourg et Colmar.

Dans le discours que je viens de rappeler, M. Frédéric Masson nous fait connaître encore les noms de deux autres membres de la famille Poincaré : un grand oncle d’abord, le commandant Nicolas-Sigisbert Poincaré, né à Nancy en 1751, qui se faisait appeler Pontcarré[1] ; il fit la guerre d’Espagne et disparut dans la retraite de Russie ; et un autre soldat, Poincaré Amé-François, dont M. Henry Poulet nous parle longuement dans son Ouvrage sur les Volontaires de la Meurthe ; il avait appartenu à l’armée régulière et rendit de grands services pendant les guerres de la Révolution. On l’appelait « le vieux Poincaré ».

Telle était, du côté paternel, la famille d’Henri Poincaré. Du côté maternel, il ne fut pas moins bien partagé. Sa mère, originaire d’une famille meusienne et dont les parents habitaient Arrancy, était une personne très bonne, très active et très intelligente. Elle consacrait tous ses soins à l’éducation de ses deux enfants, son fils et une fille un peu plus jeune, qui devait devenir Mme Boutroux [2].

Le milieu dans lequel le jeune Henri allait se développer était de ceux qui se rencontrent bien rarement. Le père, Léon Poincaré, qui exerça toute sa vie la médecine dans sa ville natale et y devint professeur à la Faculté de Médecine, était un esprit très original, dont notre Académie appréciait beaucoup et accueillait volontiers les travaux ; on se souvient à Nancy, avec reconnaissance, du dévouement et du désintéressement avec lequel il exerçait sa profession. L’oncle, Antoni Poincaré, sorti dans un rang brillant de l’École Polytechnique, ne se contentait pas de remplir avec distinction sa tâche quotidienne ; il a, lui aussi, adressé à notre Compagnie plusieurs Communications fort intéressantes, relatives aux problèmes les plus essentiels de la Météorologie. C’est dans cet entourage d’une élite de savants, d’universitaires, de polytechniciens, qu’allait s’écouler l’enfance d’Henri Poincaré.

Cette enfance fut exceptionnellement heureuse, grâce aux qualités naturelles dont il était doué, mais grâce aussi aux soins dont il fut entouré. Sa mère veillait sur lui avec une sollicitude pleine d’intelligence, qui a certainement favorisé son développement. Il fut extrêmement précoce et parla très tôt, d’abord mal parce qu’il pensait plus vite qu’il ne pouvait parler. Il fut retardé à l’âge de 5 ans par une diphtérie, à la suite de laquelle il eut pendant neuf mois une paralysie du larynx. Cette maladie le tint longtemps faible et timide. Il n’osait pas descendre un escalier tout seul, et il fuyait les camarades de son âge dont il redoutait les brutalités. Dès qu’il sut lire, il devint un lecteur acharné, il ne lisait pas deux fois le même livre ; mais il lisait de telle sorte que le livre était comme gravé dans sa mémoire. Il était toujours en mesure de dire à quelle page et à quelle ligne il avait vu telle ou telle chose. Il a conservé cette faculté toute sa vie, et même il replaçait dans le temps, avec une précision extraordinaire, les événements les plus insignifiants dont il avait été témoin.

Il se passionna d’abord pour l’histoire naturelle. La Terre avant le déluge, de Louis Figuier, qu’il avait lu à 6 ou 7 ans, avait été pour lui une révélation. On lui donna d’autres Ouvrages du même auteur. On le faisait travailler alors avec un inspecteur primaire ami de sa famille, M. Hinzelin, qui a publié des livres élémentaires estimés ; M. Hinzelin ne lui donnait pas beaucoup de devoirs écrits, mais se laissait poser des questions et satisfaisait à toutes les curiosités de son élève. C’est ainsi que le jeune Henri apprit beaucoup de choses, sans que personne se rendit un compte précis de ce qu’il savait. Lorsqu’il entra au lycée en neuvième, au mois d’octobre 1862, sa mère se demandait s’il pourrait suivre les cours ; mais elle fut vite rassurée, car son fils fut classé premier à la première composition et continua assez généralement à occuper ce rang dans toutes les branches.

J’ai eu sous les yeux un carnet qu’elle avait précieusement conservé et où se trouvent consignées toutes les notes et toutes les places que son fils avait eues pendant cette année de neuvième. Un simple coup d’œil, jeté sur ces Notes, nous montre déjà en lui un enfant au-dessus de la moyenne. Mais elles ne font pressentir en rien ses futures aptitudes mathématiques ; tout au contraire. C’est surtout en histoire et géographie qu’il se distinguait alors. Le carnet se termine par une composition française où l’on reconnaît déjà, encore mal formée, l’écriture anguleuse si caractéristique de notre Confrère. Cette composition, qui se recommande par des qualités de sentiment et de style bien rares à 9 ans, mérite le nom de « petit chef-d’œuvre » que lui avait appliqué le professeur.

Notre futur Confrère avait le travail si facile qu’on ne le voyait jamais faire de devoirs[3]. Il s’amusait franchement, riait, plaisantait, se donnait au jeu de tout son corps. Il ne réussissait guère dans les jeux de force et d’adresse, ni dans ceux qui exigent quelque patience ; il préférait ceux où son esprit avait une part, ceux auxquels il pouvait se livrer en compagnie des sœurs des petits camarades dont sa mère l’entourait volontiers.

Au moment des vacances, il allait chez ses grands-parents, M. et Mme Launois, à Arrancy, en pleine campagne, où on lui laissait une entière liberté dans les limites d’un grand jardin. C’est dans les allées de ce jardin qu’il se promenait en marchant très vite, un bâton à la main. De temps en temps, du bout de ce bâton, il écrivait ou dessinait sur le sable ; et l’on s’apercevait alors que, tandis qu’il était censé se reposer, sa tête travaillait malgré lui.

Il aimait les bêtes ; la seule fois qu’il ait tenu un fusil, il a tiré au hasard dans un arbre et il en est tombé un oiseau blessé. Depuis ce temps, il n’a jamais voulu tirer un seul coup de fusil.

La tendresse qu’il avait pour les animaux ne l’empêchait pas d’aimer ses semblables. Il n’y a pas eu de fils ni de frère plus affectueux que lui. Il était, de même, doux et gentil avec ses camarades, toujours modeste et conciliant, sans chercher à faire valoir sa supériorité. Mais, quand il s’agissait de choses auxquelles il tenait pour de bonnes raisons, il opposait aux autres une résistance passive, qui était inébranlable.


Pendant les vacances de 1865, au sortir de la septième, nous dit le général Xardel, nos familles se réunirent pour aller passer quelques semaines à Gérardmer. Henri voulait tout voir, tout comprendre, et nous expliquait tout. Il y a à Gérardmer un écho célèbre, l’Écho de Ramberchamp, que nous faisions causer. Henri nous exposait la théorie de l’écho, il connaissait la vitesse du son et la distance exacte à laquelle il fallait se placer. Nous cherchions ensemble, au bord de la Jamagne, près du pont des Fées, la pierre de Charlemagne, où Henri retrouvait et montrait l’empreinte laissée dans le granit par le cheval, qui, d’un bond, avait franchi le torrent. On venait de terminer et d’inaugurer la belle route du Col de la Schlucht que suivait une ligne télégraphique. Jusqu’alors nous n’avions vu de télégraphe que le long du chemin de fer. Télégraphe et chemin de fer nous paraissaient inséparables. Un télégraphe sur une route, c’était extraordinaire. Henri trouvait cela très simple, il nous expliquait le télégraphe Bréguet, l’électricité et la transmission des dépêches… Il avait la gaîté et l’expansion d’un enfant, mais il raisonnait comme un homme.


En 1867, ayant visité l’Exposition universelle et acquis quelques notions sur la politique, il eut l’idée de fonder, dans le grand jardin d’Arrancy où il passait ses vacances en compagnie de sa sœur et d’un cousin de son âge, un triple gouvernement, une sorte de fédération qu’il appela la Trinasie. Cela devait durer plusieurs années. C’est lui qui élabora la constitution de la Trinasie, qui distribua les ministères, qui inventa des langues particulières pour les trois royaumes et aussi leur langue commune, le Trinasien. Il se trouva que, sans en avoir l’air, il s’était attribué tout le pouvoir ; mais il n’en abusa pas.

L’existence de la Trinasie fut le prétexte d’une foule d’entreprises et de réjouissances des plus variées. Quand il y avait des représentations de gala, c’était toujours notre futur Confrère qui avait composé les drames et les comédies. C’est ainsi qu’il fit à 13 ou 14 ans un drame en vers sur Jeanne d’Arc.

En dehors de ces semaines de liberté, où il jouissait de la solitude à deux ou à trois, il y avait la grande semaine, celle où se réunissaient, tantôt ici et tantôt là, tous les parents de la région. Il s’amusait franchement à ces fêtes où il ne dirigeait plus. Il jouait un rôle actif dans les comédies et les charades[4]. Il aima aussi beaucoup la danse ; il y était infatigable. Comme il avait le travail facile, il était toujours prêt à sortir, à se promener, à s’amuser, et ses études n’en souffraient pas.

On a déjà remarqué plus d’une fois qu’il était distrait ; il l’était sans doute, comme tous ceux qui se laissent absorber par leurs pensées ; cela ne l’empêchait pas, lorsqu’il le voulait, de fixer son attention sur un sujet donné, aussi longtemps qu’il était nécessaire. Une de ses distractions habituelles consistait à ne pas savoir si, oui ou non, il avait déjeuné. Un jour, à l’âge de 7 à 8 ans, en marchant dans la rue du Ruisseau, qui longeait un ruisseau à découvert, coupé ça et là par de petits ponts, il oublia de traverser en même temps que sa mère et sa sœur ; il continua son chemin sur l’autre rive ; mais, dès qu’il s’en aperçut, il les rejoignit en ligne droite, en plongeant dans l’eau jusqu’à la ceinture.

C’est lorsqu’il était en quatrième que se dessina sa vocation pour les Mathématiques. À partir de ce moment, cette vocation ne fit que grandir et devint de plus en plus impérieuse et absorbante. Pourtant il poursuivit jusqu’au bout, avec le même succès, ses études classiques. Nous avons là-dessus le témoignage d’un de ses professeurs d’alors, M. de Roche du Teilloy, aujourd’hui Secrétaire général de l’Association amicale des anciens élèves des lycées de Nancy, Metz, Strasbourg et Colmar.


Qu’il m’est doux, écrit-il dans l’Annuaire de cette Association pour 1912, de louer Henri Poincaré, que j’ai si bien connu et tant aimé, qui devenait mon ami quand il était encore mon élève. Comme je comprenais l’admiration qu’inspirait à Voltaire finissant le jeune sage Vauvenargues.

Pendant la guerre de 1870, alors que, le professeur étant enfermé dans Paris, je fus, jusqu’à Pâques, chargé d’une partie de la Rhétorique aux élèves du lycée de Nancy, je fis enfin connaissance de Henri Poincaré. Quel élève supérieur et original. Un jour que je lui avais proposé comme sujet de composition préparatoire au baccalauréat ès lettres les différences entre l’homme et l’animal, après m’avoir lu son travail, jeté sur de petits morceaux de papier de tous formats, il me demanda quelle note probable il obtiendrait à l’examen ; je lui répondis que je ne saurais le dire, très bonne ou médiocre, que c’était trop personnel, trop original, trop osé, trop fort même pour un candidat au baccalauréat. Désirant conserver cette étude si curieuse, je lui fis promettre de me la copier ; sa modestie ne lui permit pas de tenir parole. D’ailleurs au au baccalauréat, il fit une dissertation très distinguée sur cette question : « Comment une nation peut se relever », dont M. de Margerie fut vivement frappé.


Poincaré fut en effet reçu, le 5 août 1871, avec la mention bien. Sa composition latine fut, si nous en croyons les notes, supérieure même à sa dissertation française, il fut bon, ou très bon, dans toutes les parties de l’examen.

Et pourtant, il avait eu, lui aussi, sa part des épreuves de l’année terrible.


Quand la guerre éclata, Henri Poincaré avait 16 ans, il était trop jeune et trop délicat pour s’engager ; mais il était à Nancy, en plein cœur de l’invasion, il en vit toute l’horreur, d’abord dans les ambulances où il accompagnait son père, mais surtout pendant un voyage qu’il fit avec sa mère et sa sœur, à travers des difficultés inouïes, jusqu’à Arrancy où la santé de ses grands-parents, ébranlée par les émotions de la guerre, appelait Mme Poincaré. Arrancy était près du champ de bataille de Saint-Privat, il fallut, pour y arriver, traverser, par un froid glacial, des villages incendiés, vides d’habitants. Quand on eut atteint le but du voyage, on trouva la maison familiale dévastée. Les Prussiens avaient tout emporté, les objets de valeur comme les objets sans valeur, l’argenterie, le linge, les provisions de toutes sortes. La cave, le fruitier, la basse-cour, tout avait été saccagé ; et, le jour du départ des ennemis, M. et Mme Launois se seraient couchés sans dîner si une pauvre femme du village, que sa misère avait préservée du pillage, n’était venue, une soupière pleine à la main, leur offrir de partager son pauvre repas, heureuse de leur témoigner sa gratitude pour les bienfaits qu’elle avait reçus d’eux. Jamais Henri Poincaré ne devait oublier ce voyage, et c’est l’impression qu’il en garda, comme la douleur qu’il ressentit en voyant sa ville natale occupée si longtemps par les ennemis, qui firent de lui l’ardent patriote qu’il est resté toute sa vie. C’est pendant la guerre qu’il s’apprit à lui-même l’allemand, qu’il ne savait pas, pour pouvoir lire, dans les seuls journaux qu’il eût à sa disposition, les nouvelles qu’il avait le vif désir de connaître[5].


Voici ce que nous dit à ce sujet M. de Roche du Treilloy :


Quand je n’avais pas eu le temps de lire les journaux, je priais Poincaré de me tenir au courant des nouvelles, d’apprécier les événements. Quelle netteté ! Quelles impressions justes ! C’étaient de bons premiers-Paris improvisés. Le sens des affaires politiques, du patriotisme, est inné dans la famille Poincaré.

Après avoir passé en août, comme nous l’avons vu, le baccalauréat ès lettres, Poincaré se présenta trois mois après, en novembre 1871, au baccalauréat ès sciences. Il faillit, chose étrange, être refusé, et refusé pour la composition de Mathématiques. Il paraît qu’il était arrivé en retard et avait mal compris le sujet. Heureusement, il avait déjà sa petite réputation. « Tout autre élève que lui, dit le Président du Jury en proclamant le nom des admissibles, aurait été refusé pour sa composition de Mathématiques. » Il est inutile de dire qu’il se releva brillamment à l’examen oral ; il fut reçu avec la mention assez bien.

Cette composition de Mathématiques, qui faillit jouer un mauvais tour à notre Confrère, avait pour principal objet la démonstration de la formule qui fait connaître la somme des termes de la série la plus simple, une progression géométrique convergente. Il semble que les séries, dans le domaine desquelles il a fait plus tard de si brillantes incursions, voulaient se venger par avance des violations de domicile qu’il devait leur infliger.


II.


Muni de ses deux baccalauréats, Poincaré entra dans la classe de Mathématiques élémentaires, où il commença à donner des preuves de ses aptitudes extraordinaires. À la fin de cette année scolaire 1871-1872, il obtint le premier prix de Mathématiques élémentaires au Concours général, où il avait à se mesurer avec les élèves de tous les lycées de France, et se présenta pour faire plaisir à son professeur, à l’École Forestière, où il fut reçu deuxième.

L’année suivante, il entra en Mathématiques spéciales, où il rencontra deux jeunes camarades qui devaient se faire un nom dans la Science, Paul Appell, qui siège aujourd’hui à notre bureau, et Colson, qui professe à l’École Polytechnique et a été plusieurs fois notre lauréat.


Dès la première leçon, nous dit M. Colson, le nouvel élève, un peu voûté déjà perché sur les gradins supérieurs comme il convient à un nouveau, sortit de sa poche un faire part d’enterrement en guise de cahier de notes. Nous crûmes à un oubli ; mais les jours suivants, nous le vîmes avec stupéfaction griffonner quelques lignes sur la même feuille, facilement reconnaissable à sa bordure de deuil. Évidemment le nouvel élève n’était pas sérieux. Il fallait s’en assurer. Car enfin, il avait eu le premier prix au Concours général, même sur les lycées de Paris. À la sortie d’un cours, on lui délégua un vieil élève de quatrième année pour lui demander une explication sur un point qui avait paru particulièrement obscur. Poincaré la donna immédiatement, sans réfléchir une minute, et partit en laissant son interlocuteur et les témoins dans un tel ébahissement que l’un d’eux se demanda : Comment fait-il ?


De son côté, M. Appell nous fournit l’appréciation suivante :


Dès la rentrée, son intelligence se révéla immédiatement à son professeur Elliot, comme à nous ses condisciples ; il avait le don génial d’apercevoir immédiatement, avec le détail particulier à chaque question, l’idée générale dont elle procède et la place qu’elle occupe dans l’ensemble. Il avait aussi cette simplicité, cette horreur de l’effet, ce bon sens lorrain, cette amitié sûre qu’il a conservés toute sa vie.


À la fin de cette année, Poincaré eut encore le premier prix au Concours général de Paris et des départements[6]. Il fut reçu premier à l’École Polytechnique. Nous avons recueilli de diverses sources des renseignements sur la manière dont il passa ses examens.


Par pure curiosité, nous dit M. de Roche du Teilloy, j’assistai à son examen oral de Mathématique ; la salle, ordinairement presque vide, était comble, spectacle curieux. Il parlait lentement, s’arrêtant, fermant parfois les yeux, demandant la permission d’interrompre sa démonstration pour en essayer une autre dans un petit coin du tableau, puis s’écriant : « Non, décidément, j’en reviens à ma première démonstration, plus courte et plus élégante. » Venait-il de l’inventer ? L’examinateur était émerveillé.

De son côté, M. Colson nous a conservé le souvenir de l’examen que Poincaré passa avec M. Tissot, chargé d’interroger les candidats sur les Mathématiques élémentaires.


Avant d’interroger Poincaré, M. Tissot suspendit l’examen pendant trois quarts d’heure : le temps de préparer une question raffinée, pensions-nous. M. Tissot revint avec une question du deuxième Livre de Géométrie. Poincaré dessina un cercle informe, il marqua les lignes et les points indiqués par l’examinateur ; puis, après s’être promené devant le tableau les yeux fixés à terre pendant assez longtemps, conclut à haute voix : Tout revient à démontrer l’égalité AB = CD. Elle est la conséquence de la théorie des polaires réciproques, appliquée aux deux droites.

« Fort bien, Monsieur, interrompit M. Tissot ; mais je voudrais une solution plus élémentaire. » Poincaré se mit à repasser, non plus devant le tableau, mais devant la table de l’examinateur, face à lui, presque inconscient de ses actes, puis tout à coup développa une solution trigonométrique.

« Je désire que vous ne sortiez pas de la Géométrie élémentaire », objecta M. Tissot, et presque aussitôt satisfaction fut donnée à l’examinateur d’élémentaires, qui félicita chaleureusement l’examiné et lui annonça qu’il avait mérité la note maxima.


Il y a dans ces deux récits des détails dont la vérité sautera aux yeux de tous ceux qui ont connu Poincaré.

Comme son camarade Appell, il s’était présenté au Concours de l’École Normale. C’est là que je fis sa connaissance, je venais d’être nommé maître de Conférences et j’étais pour la première fois membre du Jury. Poincaré fut reçu cinquième seulement et Appell second. J’ai le souvenir bien précis de leurs examens et de l’impression que l’un et l’autre produisirent sur moi ; mais comme tous mes collègues du jury, Briot, Bertin, Debray ne sont plus là, on comprendra très bien que je m’abstienne de tout détail.

Notre confrère Appell entra à l’École Normale ; Poincaré, suivant sans doute l’exemple et les conseils de son oncle, choisit l’École Polytechnique dont il devait devenir une des gloires les plus éclatantes.

Quelques-uns de ses camarades nous ont transmis des indications relatives à son séjour à cette École. Il continuait à ne pas prendre de notes aux Cours et, suivant une habitude que nous avons déjà remarquée, il travaillait fréquemment en se promenant dans les couloirs de l’École. Pendant les récréations, il se joignait volontiers à la bande compacte de ses camarades de Nancy, s’accrochant au bras droit de l’un, au bras gauche de l’autre, poursuivant ses pensées sans presque parler, ni sans s’émouvoir des discussions qui, à cette époque de crise, devenaient quelquefois fort vives.

Son inaptitude pour les exercices physiques, maniement d’armes, gymnastique, était grande. Elle était particulièrement marquée pour le dessin et avait failli empêcher son entrée à l’École[7]. À la fin de l’année, ses camarades qui l’aimaient beaucoup et connaissaient son heureux caractère eurent l’idée d’organiser une exposition de ses œuvres. Les jeunes gens sont sans pitié comme les enfants. Sous une étude de cheval, ils avaient mis τουτο ιππος et sous une Académie τουτο ανηρ. J’aime à croire que ces indications étaient inutiles[8].

Cette faiblesse en dessin détermina son échec à l’examen final de Géométrie et de Stéréotomie. L’impossibilité de construire par points des droites à peu près convergentes, peut-être aussi des démonstrations de voyant qui l’amenaient au but sans considération intermédiaire, indisposèrent l’examinateur, M. de la Gournerie, et valurent à l’élève une note franchement mauvaise, qui lui fit perdre le premier rang. Le premier sorti de l’École fut Bonnefoi, qui devait être tué quelques années plus tard dans un accident de mine.

Poincaré entra à l’École des Mines en 1875. D’après ce que nous savons de lui, on peut assurer qu’il s’acquitta avec conscience de ses devoirs professionnels. Son camarade Lallemand, aujourd’hui notre Confrère, nous apprend que, lui ayant un jour demandé des détails à propos d’un voyage d’études qu’il devait faire en Hongrie, où Poincaré était allé l’année précédente, celui-ci lui dicta, séance tenante, le programme le plus détaillé de tous les points où il devrait s’arrêter, des établissements qu’il devrait visiter et même des trains qu’il aurait à prendre, des hôtels qu’il devait choisir, de ceux qu’il fallait éviter.


III.


Tout en se préparant à être un bon ingénieur, Poincaré se tournait vers la Science, pour laquelle il était si bien doué. Ce qu’il faut admirer surtout dans ses débuts, c’est la décision, je ne crains pas de dire l’audace, avec laquelle il s’adresse aux questions les plus élevées, les plus difficiles et les plus générales. Négligeant de faire l’essai de ses forces sur des problèmes particuliers, il est de ceux qui, pour leurs coups d’essai, veulent des coups de maître ; il va droit aux problèmes les plus importants, les plus essentiels ; il ne craint pas de s’attaquer à ceux même dont la solution paraîtrait réservée à un lointain avenir.

Après avoir enlevé haut la main, en 1876, la licence ès sciences mathématiques, il débuta par un Mémoire sur les propriétés des fonctions définies par des équations différentielles, qui fut inséré en 1878 au Journal de l’École Polytechnique.

Notre grand géomètre Cauchy avait renouvelé les bases de l’Analyse infinitésimale par son immortelle théorie des fonctions d’une variable imaginaire ; mais entraîné par ses recherches, il avait laissé à d’autres le soin d’appliquer et de développer ses idées. Victor Puiseux montra le premier, dans un Mémoire classique, comment les principes de Cauchy pouvaient conduire aux propriétés essentielles des fonctions algébriques et de leurs intégrales. Briot et Bouquet abordèrent ensuite l’application de ces mêmes principes à l’étude des différentes solutions des équations différentielles du premier ordre. Joseph Bertrand disait volontiers que le Mémoire dans lequel les deux savants collaborateurs avaient exposé leurs résultats constituait le plus grand progrès qui eût été réalisé, depuis Euler, dans cette branche de l’Analyse. C’est par l’étude et le perfectionnement de ce travail magistral que débutait Henri Poincaré.

Dans la thèse qu’il présenta en 1878 à la Faculté de Paris pour obtenir le grade de docteur ès sciences mathématiques, il s’attaquait à une question encore plus difficile, celle de l’intégration des équations aux dérivées partielles à un nombre quelconque de variables indépendantes. Le jury comprenait Ossian Bonnet, Bouquet et l’auteur de cette Notice. On me fit l’honneur de me confier l’examen du travail.

Dès le premier coup d’œil, il me parut clair qu’il sortait de l’ordinaire et méritait amplement d’être reçu. Il contenait certainement assez de résultats pour fournir matière à plusieurs bonnes thèses. Mais, il ne faut pas craindre de le dire, si l’on veut donner une idée précise de la manière dont travaillait Poincaré ; bien des points demandaient des corrections ou des explications. Poincaré était un intuitif. Une fois au sommet, il ne revenait jamais sur ses pas. Il se contentait d’avoir brisé les difficultés, et laissait aux autres le soin de tracer les routes royales qui devaient conduire plus facilement au but[9]. Il fit bien volontiers le travail de correction et de déblaiement qui me paraissait nécessaire. Mais il m’a expliqué depuis qu’au moment où je le lui demandais, il avait en tête bien d’autres idées ; il s’occupait déjà des grands problèmes dont il allait nous présenter la solution.

Quoi qu’il en soit, sa thèse se recommande par plusieurs notions nouvelles et importantes. J’en citerai deux seulement : celle des fonctions à espaces lacunaires, qui avait beaucoup frappé Hermite, et celle des fonctions algébroïdes, qui est appelée à jouer en Analyse un rôle des plus essentiels.

Les deux Mémoires que je viens de rappeler décelaient un esprit original et profond et étaient le présage certain d’un bel avenir scientifique. Poincaré était tout désigné pour l’Enseignement supérieur. Aussi, quelques mois à peine après sa soutenance, le 1er décembre 1879, il était chargé du Cours d’Analyse à la Faculté des Sciences de Caen. Dans la période de six mois où il exerça les fonctions d’ingénieur des mines, et où il fut chargé en cette qualité du sous-arrondissement minéralogique de Vesoul, il se fit remarquer par son sang-froid et son amour du devoir. En dépit du danger qui le menaçait, il descendit dans un puits de mine, où une explosion de grisou avait fait 16 victimes et allumé l’incendie.

Quand je me reporte à cette année 1879, je songe aux espérances qu’elle nous donnait pour le développement des hautes études mathématiques dans notre pays. Deux géomètres, un peu plus jeunes que Poincaré, faisaient comme lui, et contre leur gré peut-être, l’ornement de nos Facultés de province. Pendant que Poincaré était à Caen, Paul Appell professait la Mécanique rationnelle à Dijon, Émile Picard enseignait l’Analyse infinitésimale à Toulouse. Berthelot, à qui ses fonctions d’inspecteur général donnaient autorité dans l’Enseignement supérieur, n’avait pas voulu que l’on pût reprocher à la Faculté de Paris de se recruter exclusivement en dehors des Facultés de province, et on lui avait donné satisfaction. Nos deux Confrères durent quitter Paris. Mais les règlements ne peuvent rien, le plus souvent, contre le mérite supérieur et la force des choses. Deux ans après, les trois jeunes gens nous revenaient pour rester définitivement attachés à la Faculté de Paris. Poincaré, en particulier, était nommé maître de Conférences d’Analyse au commencement de l’année scolaire 1881-1882. Quatre ans après, il était chargé du Cours de Mécanique physique et expérimentale ; et enfin, en août 1886, il succédait à notre confrère Lippmann dans la Chaire de Physique mathématique et Calcul des Probabilités. Il devenait titulaire en même temps que nos deux confrères Boussinesq et Émile Picard.


IV.


Les travaux qu’il avait accomplis durant cette période justifiaient un avancement si rapide. Ils avaient pour objet la théorie des équations différentielles et aux différences partielles, la théorie générale des fonctions analytiques d’une ou de plusieurs variables, la Mécanique analytique et la Mécanique céleste, l’Algèbre et la Théorie des nombres. Tous contenaient des résultats entièrement neufs, des découvertes analytiques qui faisaient dire à un de nos maîtres : Poincaré commence comme Cauchy.

Nous citerons, en premier lieu, un travail tout à fait original sur les équations différentielles, présenté à l’Académie en 1880 et publié dans le Journal de Mathématiques pures et appliquées.

Poincaré s’y place à un point de vue tout différent de celui qu’il a adopté dans son premier Mémoire ; il admet que les coefficients de l’équation différentielle sont réels, et il se propose de construire et de discuter la forme générale des courbes réelles qui représentent les diverses solutions de l’équation différentielle. Le problème ainsi étudié est analogue à celui qui se présente en Géométrie analytique lorsqu’on veut reconnaître la forme générale d’une courbe d’après son équation, mais il est incomparablement plus difficile. Poincaré l’a abordé en commençant par examiner le cas où l’équation différentielle est du premier degré, c’est-à-dire où le coefficient différentiel est le quotient de deux polynômes.

Il a reconnu tout d’abord que les courbes représentées par l’équation différentielle sont, soit des courbes fermées, soit des spirales. Elles peuvent contenir trois sortes de points singuliers :

1o Les cols, par lesquels passent deux courbes définies par l’équation, et deux seulement ;

2o Les nœuds, où viennent se croiser une infinité de courbes définies par l’équation ;

3o Les foyers, autour desquels tournent ces courbes, en s’en rapprochant sans cesse comme le ferait une spirale logarithmique ;

4o Exceptionnellement enfin, et seulement dans des cas très particuliers, se présentent en outre des centres, qu’entourent les courbes en s’enveloppant mutuellement.


Nous devons renoncer à dire ici comment l’auteur étudie la distribution de ces différents points ; comment il démontre, entre le nombre des cols, des foyers et des centres, une relation analogue à celle qui a été établie par Euler entre le nombre des faces, des sommets et des arêtes d’un polyèdre, comment enfin il étend tous ces résultats à des systèmes plus généraux d’équations différentielles ; nous devons au contraire insister sur une proposition énoncée en 1882 dans une Note des Comptes rendus et qui nous paraît un des plus beaux résultats obtenus en Analyse depuis Cauchy.

De toutes les découvertes que les Mathématiciens ont faites au cours du XIXe siècle, la plus féconde sans doute est celle que l’on doit à Cauchy relativement à la série de Taylor et aux conditions de sa convergence. On peut dire qu’elle a renouvelé toutes les branches de l’Analyse. En l’appliquant à un système quelconque d’équations différentielles, le grand géomètre avait établi que les solutions d’un tel système peuvent se développer en séries convergentes, ordonnées, par exemple, suivant les puissances de la différence entre la variable indépendante et sa valeur initiale ; mais ces séries de Cauchy n’étaient convergentes, en général, que si le module de cette différence ne dépasse pas une certaine limite. Poincaré ne considère, il est vrai, que les solutions réelles d’un système quelconque d’équations différentielles algébriques à coefficients réels ; mais il démontre que, dans ce cas, les solutions réelles peuvent se définir de la manière la plus complète par des séries toujours convergentes, ordonnées suivant les puissances d’une variable auxiliaire, que l’on peut même choisir d’une infinité de manières. Cette proposition, qu’il a appliquée lui-même au problème des trois corps, me paraît dominer toutes les recherches que l’on a entreprises depuis sur ce célèbre problème[10].


V.


Nous sommes obligés de passer sous silence bien d’autres recherches publiées pendant cette période de jeunesse, pour aborder la partie la plus brillante des travaux d’Henri Poincaré, celle qui concerne les fonctions fuchsiennes et kleinéennes.

L’Académie avait mis au concours, pour le grand prix des Sciences mathématiques à décerner en 1880, la question suivante :


Perfectionner en un point important la théorie des équations différentielles linéaires.


Le prix échut à Georges Halphen qui allait devenir, pour bien peu de temps, hélas ! notre confrère. Mais Poincaré avait présenté au concours un travail où il avait adopté la fière devise de sa ville natale : « Non inultus premor ».

Dans ce Mémoire, qui fut retenu par la Commission et obtint la mention la plus honorable, il faisait connaître le résultat de ses premières études sur un problème qu’il n’avait pas craint de se poser, malgré son extrême généralité :


Intégrer toutes les équations différentielles linéaires à coefficients algébriques.


Il serait trop long d’indiquer par quelle suite de déductions il fut conduit, pour le résoudre, à introduire de nouvelles transcendantes, les fonctions fuchsiennes et kleinéennes, dont la découverte constitue, aujourd’hui encore, son titre de gloire le plus éclatant. Je me bornerai à donner une idée de ces nouvelles fonctions, autant qu’on peut le faire sans recourir à aucun signe mathématique.

La théorie des fonctions elliptiques nous avait fait déjà connaître les propriétés de la plus simple des fonctions fuchsiennes, le module de la fonction elliptique envisagé comme fonction du rapport des périodes. Cette fonction modulaire avait été complètement étudiée par Hermite qui avait fait connaître, en particulier, la remarquable propriété qu’elle possède, de se reproduire par des substitutions fractionnaires à coefficients entiers et au déterminant un. C’est cette propriété de la fonction modulaire[11] que généralise Poincaré en considérant des substitutions de même forme, mais à coefficients quelconques. La question se dédouble alors : il faut d’abord trouver tous les groupes discontinus formés de telles substitutions ; il faut ensuite former les fonctions qui demeurent invariables quand on applique ces substitutions à la variable indépendante. C’est ce double problème que Poincaré résout avec une simplicité inespérée, créant ainsi une théorie, qui embrasse comme cas très particulier les fonctions trigonométriques et les fonctions elliptiques. Son analyse lui permet d’énoncer les mémorables propositions suivantes qui, comme l’a dit notre confrère G. Humbert, lui donnent les clefs du monde algébrique :


Deux fonctions fuchsiennes qui se reproduisent lorsqu’on effectue sur la variable indépendante les substitutions d’un même groupe sont liées par une équation algébrique.

Inversement, les coordonnées d’un point d’une courbe algébrique quelconque s’expriment par des fonctions fuchsiennes et, par conséquent, par des fonctions uniformes d’un même paramètre.


Voici enfin les deux théorèmes qui le conduisent au but qu’il s’était proposé : l’intégration de toutes les équations linéaires à coefficients algébriques.


Toute fonction fuchsienne provient de l’inversion du quotient de deux solutions d’une équation linéaire du second ordre à coefficients algébriques.

L’intégrale générale de l’équation linéaire à coefficients algébriques d’un ordre quelconque peut être obtenue par les fonctions zéta-fuchsiennes.


Cette dernière proposition attend aujourd’hui encore ceux qui en montreront toute la fécondité.


VI.


Les recherches précédentes suffiraient à la gloire de plusieurs géomètres, et pourtant elles ne représentent qu’une faible partie de celles que Poincaré avait produites avant d’arriver à l’Institut. Si je voulais les rappeler ici avec quelque développement, cette séance et plusieurs autres ne sauraient y suffire. Je reviendrai plus loin sur les découvertes relatives à la Physique mathématique et à la Mécanique céleste. En Analyse, je me bornerai à signaler les travaux de Poincaré sur la théorie des nombres, qui lui valurent l’honneur d’être placé sur les liste de la Section de Géométrie, alors qu’il n’avait que 27 ans ; ses recherches d’Algèbre pure sur les fonctions homogènes et la règle des signes de Descartes ; la démonstration, faite en collaboration avec M. Émile Picard, du célèbre théorème de Riemann sur les fonctions uniformes de n variables à 2n périodes ; ses études sur les déterminants d’ordre infini, où il s’est rencontré avec M. Appell, sur les fonctions Θ à plusieurs variables, sur les fonctions hyper-fuchsiennes introduites par M. Émile Picard, sur la réduction des intégrales abéliennes, sur les intégrales irrégulières des équations linéaires, etc. ; je réserverai toutefois une mention spéciale à un Mémoire qu’Hermite préférait à tous les autres, celui où Poincaré démontre que toute fonction méromorphe de deux variables s’exprime par le quotient de deux fonctions entières. Même dans ce court résumé, il faut citer le travail où il démontre ce mémorable résultat :


Si l’on a une fonction analytique quelconque d’une variable, on peut toujours exprimer la fonction et la variable indépendante par des fonctions uniformes d’une troisième variable.


et aussi le célèbre Mémoire où il étend aux intégrales multiples la théorie des intégrales d’une fonction d’une variable imaginaire telle que Cauchy l’avait créée. La généralisation de cette théorie, qui est le fondement de l’Analyse moderne, présentait de graves difficultés devant lesquelles tous les efforts des géomètres avaient jusque-là échoué. Poincaré fut le premier à les surmonter.

Toutes ces découvertes justifiaient l’appréciation qu’en fit M. Camille Jordan, lors de la dernière candidature du jeune géomètre.


Telle est, disait notre Confrère, dans ses traits essentiels l’œuvre accomplie par M. Poincaré. Elle est au-dessus des éloges ordinaires et nous rappelle invinciblement ce que Jacobi écrivait d’Abel, qu’il avait résolu des questions qu’avant lui personne n’aurait osé imaginer. Il faut en effet le reconnaître : nous assistons en ce moment à une révolution dans les Mathématiques de tous points comparable à celle qui s’est manifestée, il y a un demi-siècle, par l’avènement des fonctions elliptiques.


VII.


Poincaré ne pouvait pas ne pas avoir conscience de la haute valeur de ses écrits ; d’autres auraient réclamé des récompenses, lui ne demandait rien. Nous le regardions tous comme le plus fort d’entre nous. Il n’a jamais cherché à nous devancer. Nul ne pouvait prévoir les vides nombreux que la mort allait faire dans la Section de Géométrie. Pour le faire arriver plus vite, pour lui ménager une place dans la Section d’Astronomie, on lui signalait les applications que les théories par lui découvertes pouvaient avoir en Mécanique céleste. Il suivait docilement ces indications, s’occupait du problème des trois corps, des figures des corps célestes, et trouvait tout naturel de laisser passer devant lui tous ses anciens.

Dès 1881, au moment du décès de Michel Chasles, la Section de Géométrie l’avait fait figurer sur ses listes de présentation. Il y avait été maintenu après les décès de Victor Puiseux, d’Alfred Serret, de Bouquet. La mort prématurée de Laguerre lui ménagea une place, et il fut élu, le 24 janvier 1887, par 31 suffrages sur 55 votants. Il entrait donc à l’Institut à l’âge de 32 ans.

Ce premier succès allait être suivi d’un autre non moins éclatant.

En 1885, le roi de Suède, S. M. Oscar II, préludant à la création de ces prix internationaux dont le nombre s’accroît chaque jour, avait résolu de décerner le 21 janvier 1889, soixantième anniversaire de sa naissance, un prix à une découverte importante dans le domaine de l’Analyse mathématique. Ce prix devait consister en une médaille d’or portant l’effigie du roi et en une somme de 2500 couronnes. Une Commission, composée de notre illustre Associé étranger K. Weierstrass, membre de l’Académie de Berlin, de notre maître Charles Hermite et du rédacteur en chef des Acta mathematica, M. Mittag-Leffler, professeur à l’Université de Stockholm, était chargée du soin de réaliser les intentions de Sa Majesté et de dresser un programme du prix proposé. Elle indiqua quatre sujets différents entre lesquels pourraient choisir les concurrents.

Le premier de ces sujets était ainsi conçu :


Étant donné un système quelconque de points matériels qui s’attirent mutuellement suivant la loi de Newton, on propose, sous la supposition qu’un choc n’ait jamais lieu, de représenter les coordonnées de chaque point sous forme de séries procédant suivant quelque fonction connue du temps et qui convergent uniformément pour toute valeur réelle de la variable.

Ce problème, dont la connaissance étendra considérablement nos connaissances par rapport au système du monde, paraît pouvoir être résolu à l’aide des moyens analytiques que nous avons à notre disposition ; on peut le supposer du moins, car Lejeune-Dirichlet a communiqué, peu de temps avant sa mort, à un géomètre de ses amis, qu’il avait découvert une méthode pour l’intégration des équations différentielles de la Mécanique, et qu’en appliquant cette méthode il était parvenu à démontrer d’une manière rigoureuse la stabilité de notre système planétaire. Malheureusement, nous ne connaissons rien sur cette méthode, si ce n’est que la théorie des oscillations infiniment petites paraît avoir servi de point de départ pour sa découverte[12]. On peut pourtant supposer, presque avec certitude, que cette méthode était basée, non point sur des calculs longs et compliqués, mais sur le développement d’une idée fondamentale et simple qu’on peut, avec raison, espérer de retrouver par un travail persévérant et approfondi[13].

Dans le cas pourtant où le problème proposé ne parviendrait pas à être résolu pour l’époque du concours, on pourrait décerner le prix pour un travail dans lequel quelque autre problème de Mécanique serait traité de la manière indiquée et résolu complètement.


Les trois autres sujets proposés par la Commission étaient tous de de nature à intéresser Poincaré. Le troisième, par exemple, réclamait un développement des résultats fondamentaux que nous avons rappelés plus haut et que la théorie des équations différentielles devait à Briot et Bouquet, et nous avons déjà signalé tout ce que Poincaré avait déjà fait dans cette voie ; quant au quatrième, c’était l’étude d’un point particulier de cette belle théorie des fonctions fuchsiennes qu’il avait lui-même introduite dans la Science. Ces deux derniers sujets avaient donc de quoi le tenter : il choisit le premier, le plus difficile sans doute, mais aussi, mais surtout, le plus séduisant. Usant toutefois de la latitude qui lui était donnée, il élargit et restreignit à la fois le problème proposé en introduisant dans son Mémoire une étude générale des équations de la Dynamique et se bornant à approfondir le plus souvent des cas particuliers du problème des trois corps : ceux, il est vrai, qui sont le plus importants pour la pratique astronomique.

Nous reviendrons plus loin sur le contenu de son Mémoire, pour le rapprocher des autres travaux qu’on lui doit sur la Mécanique céleste ; mais, dès à présent, nous devons faire connaître l’appréciation que le juge le plus difficile et le plus compétent en cette matière portait sur la pièce envoyée au Concours, dans une lettre adressée à M. Mittag-Leffler, secrétaire de la Commission[14].


Le Mémoire sur le problème des trois corps et les équations de la Dynamique avec la devise : Nunquam praescriptos transibunt sidera fines, écrivait Weierstrass, est sans contredit un travail de haute portée, bien qu’il ne contienne pas la solution du problème général auquel a trait la première des questions posées, mais qu’il traite seulement un cas particulier de ce problème.


Et plus loin :


D’après cela, je ne fais aucune difficulté de déclarer que le Mémoire en question est digne du prix. Vous pouvez dire à votre souverain que ce travail ne peut, à la vérité, être considéré comme fournissant la solution complète de la question proposée, mais qu’il est cependant d’une telle importance que sa publication ouvrira une ère nouvelle dans l’histoire de la Mécanique céleste. Le but que se proposait Sa Majesté en ouvrant le Concours peut donc être considéré comme atteint.


En communiquant ces résultats à notre Secrétaire perpétuel, Joseph Bertrand, dans une lettre datée du 18 février 1889 et insérée au Tome 108 des Comptes rendus, M. Mittag-Leffler ajoutait :


Le Mémoire couronné comptera parmi les plus importantes productions mathématiques du siècle et sera un nouveau titre à l’estime de tous les géomètres que M. Poincaré s’est acquise par d’éclatantes découvertes.


Nous ne saurions clore l’histoire de ce mémorable Concours sans rappeler qu’une seconde récompense, consistant en une médaille d’or avec l’inscription : In sui memoriam, était accordée par le Roi au Mémoire de M. Appell, intitulé : Sur les intégrales de fonctions à multiplicateurs et leurs applications au développement des fonctions abéliennes en séries trigonométriques.


Ce beau et savant travail, ajoutait M. Mittag-Leffler, est l’œuvre d’un géomètre de premier ordre et fera pareillement un grand honneur à la Science française.


Sur la proposition de l’Académie, le Gouvernement soulignait le succès de notre Patrie en nommant les deux lauréats chevaliers de la Légion d’honneur.


VIII.


À partir de ce moment, le nom d’Henri Poincaré pénétra dans le grand public, qui s’accoutuma à regarder notre Confrère, non plus comme un géomètre de haute espérance, mais comme un grand savant dont la France avait le droit d’être fière. Toujours modeste cependant, Poincaré ne cessait de travailler, abordant dans sa chaire de Physique mathématique des sujets sans cesse renouvelés. Les étudiants de nos Facultés s’attachent de préférence aux professeurs dont les travaux font autorité. Non contents d’écouter les leçons de Poincaré, ses élèves voulurent qu’elles fussent utiles à d’autres et résolurent de les imprimer. C’est ainsi que parurent successivement les Ouvrages suivants :


Potentiel et mécanique des fluides, Cours professé pendant l’année 1885-1886 ; la deuxième édition de cet Ouvrage a été rédigée par M. A. Guillet.

Théorie mathématique de la lumière, Tome I, comprenant les leçons professées à la Sorbonne pendant le premier semestre 1887-1888 et rédigées par M. J. Blondin.

Thermodynamique, leçons professées pendant le premier semestre 1888-1889, rédigées par M. J. Blondin.

Électricité et optique, Tome I : Les théories de Maxwell et la théorie électromagnétique de la lumière, leçons professées pendant le second semestre 1888-1889, rédigées par M. J. Blondin.

Tome II : Les théories de Helmholtz et les expériences de Hertz, leçons professées pendant le second semestre 1889-1890 et rédigées par M. B. Brunhes.

Capillarité, leçons professées pendant le second semestre 1888-1889, et rédigées par M. J. Blondin.

Leçons sur la théorie de l’élasticité, professées pendant le premier semestre 1890-1891, et rédigées par MM. É. Borel et Jules Drach.

Théorie mathématique de la lumière, Tome II : Nouvelles études sur la diffraction. Théorie de Helmholtz, leçons professées pendant le premier semestre 1891-1892, rédigées par MM. Lamotte et H. Hurmuzescu.

Théorie des tourbillons, leçons professées pendant le second semestre 1891-1892 et rédigées par M. Lamotte.

Les oscillations électriques, leçons professées pendant le premier semestre 1892-1893, rédigées par M. Ch. Maurain.

Théorie analytique de la propagation de la chaleur, leçons professées pendant le premier semestre 1893-1894, rédigées par MM. Rouyer et Baire.

Calcul des Probabilités, leçons professées à la Sorbonne pendant le second semestre 1893-1894 et rédigées par M. A. Quiquet.

Théorie du potentiel newtonien, leçons professées pendant le premier semestre 1894-1895, rédigées par MM. Édouard Le Roy et Georges Vincent.

Électricité et Optique. La lumière et les théories électrodynamiques, leçons professées en 1899 et rédigées par MM. J. Blondin et E. Néculcéa.


Il n’était pas dans la nature de l’esprit de Poincaré de faire comme beaucoup de ses collègues de la Sorbonne, et de publier lui-même ses cours en les amenant au plus haut degré de perfection. On doit donc savoir beaucoup de gré à l’Association amicale des élèves et des anciens élèves de la Faculté des Sciences du soin qu’elle a pris de recueillir et de publier presque toutes les leçons de notre Confrère. Elle a ainsi rendu un service inappréciable aux hautes études scientifiques. Poincaré corrigeait, sans doute, les épreuves de ces publications. En tout cas, il ajoutait fréquemment des préfaces pleines de sens et d’esprit, qui mériteront d’être toujours lues.

L’une d’elles pourtant, celle qu’il plaça en tête des deux Volumes intitulés Électricité et Optique, lui valut de bien vives critiques de la part de notre maître commun, Joseph Bertrand. Poincaré, en parlant de l’œuvre géniale de Maxwell, y avait émis quelques appréciations qui se trouvaient en contradiction complète avec les idées les plus enracinées, si j’ose dire, de Bertrand. Abordant la grande question des explications mécaniques de l’Univers, il affirmait, en s’appuyant sur des considérations qui, je l’avoue, me paraissent bien fragiles, que, si un phénomène comporte une explication mécanique, il en admettra une infinité d’autres, rendant également bien compte de toutes les particularités relevées par l’expérience.


Entre toutes ces explications possibles, disait-il, comment faire un choix pour lequel le secours de l’expérience nous fait défaut ? Un jour viendra peut-être où les physiciens se désintéresseront de ces questions, inaccessibles aux méthodes positives, et les abandonneront aux métaphysiciens. Ce jour n’est pas venu ; l’homme ne se résigne pas si aisément à ignorer éternellement le fond des choses.


Bertrand était de ceux qui ne se résignent pas.

Puisque je viens de parler de Bertrand, je dois signaler un volume de Poincaré, qui a dû, par contre, lui faire grand plaisir. Ce sont les Leçons sur le Calcul des probabilités, dont une seconde édition a paru, il y a deux ans, revue et augmentée par l’auteur. Ce Traité de Poincaré ne me paraît pas avoir été estimé à toute sa valeur. J’en suis assuré, il figurera dignement à côté des chefs-d’œuvre de Laplace et de Bertrand. J’y signalerai particulièrement une introduction très fine sur les lois et la définition du hasard, des Chapitres sur la probabilité du continu, où Poincaré éclaircit un paradoxe célèbre proposé par Bertrand ; ceux aussi qu’il a consacrés à la théorie des erreurs et à la loi célèbre de Gauss. Bertrand s’était borné à critiquer et à démolir. Poincaré a commencé à reconstruire.


IX.


On se ferait une idée bien incomplète de l’activité de notre Confrère pendant cette période de sa vie si on la limitait aux cours précédents, auxquels il faut joindre ceux qu’il a professés à l’École Polytechnique, de 1904 à 1908, et ceux qu’il a donnés à l’École professionnelle des Postes et Télégraphes, de 1904 à 1910. Nous entendons fréquemment, avec quelque impatience, émettre des appréciations inexactes sur nos cours de la Sorbonne, et en général sur ceux de nos Universités. Dans les Universités, nous dit-on, on enseigne la science toute faite ; c’est ailleurs, au Collège de France, au Muséum, que l’on enseigne la science qui se fait. En admettant que cette démarcation entre la science qui se fait et celle qui est faite n’ait pas quelque chose de puéril, rien n’est moins juste que cette opinion, surtout si on la prend dans son sens le plus littéral. Les cours de nos Universités, embrassent toute la science, celle qui est faite et celle qui se fait. Poincaré, comme d’autres professeurs que je pourrais citer, ne négligeait certes pas les travaux déjà publiés qui se rapportaient aux sujets de ses leçons. Mais ses cours étaient originaux et contenaient toujours une bonne part de ses découvertes personnelles. Et celles de ces découvertes qui ne pouvaient entrer dans son enseignement de Physique mathématique, il les a exposées dans des Mémoires originaux qui ne le cèdent en rien à ses plus beaux écrits de Mathématiques pures.

Pourquoi d’ailleurs insister sur cette distinction entre la Physique mathématique et les Mathématiques pures ? Les plus grands succès des mathématiciens dans leur domaine propre ne sont-ils pas dus à leur étude des problèmes que leur propose l’expérience ? Il convient de rappeler ici les paroles d’un de mes illustres prédécesseurs :


L’étude approfondie de la nature, a dit Joseph Fourier, est la source la plus féconde des découvertes mathématiques. Non seulement, cette étude, en offrant aux recherches un but déterminé, a l’avantage d’exclure les questions vagues et les calculs sans issue ; elle est encore un moyen assuré de former l’Analyse elle-même et d’en découvrir les éléments qu’il importe le plus de connaître et que cette science doit toujours conserver. Ces éléments fondamentaux sont ceux qui se reproduisent dans tous les effets naturels.


Le développement de l’Analyse moderne a confirmé et mis dans tout leur jour ces idées pénétrantes de Fourier. Le plus illustre émule de Cauchy, Bernhard Riemann, lorsqu’il a voulu pénétrer la nature et les propriétés des fonctions algébriques, a emprunté à la Physique mathématique un postulat auquel on peut donner la forme suivante : Étant donnée une plaque plane homogène, il est toujours possible de trouver pour elle un équilibre de température dans lequel chaque point du contour de la plaque prend une température donnée a priori.

Pour établir cette proposition, qu’un physicien pourrait être tenté de vérifier par l’expérience, Riemann s’était contenté d’un raisonnement que Gauss avait employé autrefois, que Dirichlet avait admis ; c’est pour cela que Riemann donne à son postulat le nom de principe de Dirichlet. Mais l’exactitude de sa démonstration, qui devait être complétée plus tard par M. Hilbert, fut contestée par plusieurs géomètres, au nombre desquels il faut compter Weierstrass. Les résultats obtenus par Riemann étaient d’une telle importance que l’on dut s’empresser de chercher une démonstration irréprochable du principe sur lequel il s’appuyait. Les recherches des géomètres n’ont pas été infructueuses, et l’on peut, aujourd’hui, faire le cours le plus intéressant en exposant seulement les diverses démonstrations qui ont été données du principe de Dirichlet. Dans le développement de cette belle question, les travaux de Poincaré tiendront une place des plus importantes. Non seulement, en inventant sa méthode du balayage, il a donné une démonstration tout à fait originale du principe de Dirichlet ; mais encore il a fait une application des plus intéressantes de ce principe, convenablement élargi, en démontrant, comme nous l’avons rappelé plus haut, que si l’on a une fonction analytique quelconque, la fonction et la variable dont elle dépend peuvent être exprimées par des fonctions uniformes d’une variable auxiliaire.

Je viens de parler du principe de Dirichlet ; dans ses études d’intérêt fondamental, notre confrère Émile Picard a su l’étendre à des classes entières d’équations, qui apparaissent dans quelques-uns des problèmes les plus essentiels de l’Analyse et de la Physique mathématique. Ici encore, comme dans bien d’autres circonstances, ses travaux se sont trouvés en contact avec ceux d’Henri Poincaré. L’importance du sujet m’engage à entrer dans quelques détails.

Lorsque Lagrange, à l’âge de 18 ans, inventait le Calcul des Variations, il préparait aux géomètres une série de problèmes qui devaient, comme ceux de la Physique mathématique, contribuer puissamment au développement de l’Analyse elle-même. Les deux plus simples de ces problèmes, ceux qui se présentaient immédiatement à l’esprit, étaient la détermination du plus court chemin reliant deux points sur une surface et celle de la surface d’aire minima passant par un contour donné. Ces deux belles questions, je n’ai pas besoin de le rappeler, ont donné naissance à des recherches de la plus haute signification. Bornons-nous à la seconde, qui seule nous intéresse ici. On sait déterminer en bloc toutes les surfaces d’aire minima ; mais si l’on veut obtenir en particulier celle d’entre elles qui passe par un contour donné, on se heurte à des difficultés qui n’ont pu être levées jusqu’ici que dans des cas très spéciaux. Supposons pourtant que ces difficultés aient été surmontées, et que l’on connaisse la surface minima passant par le contour donné. Pour résoudre le problème posé par Lagrange, il faudra rechercher si la surface obtenue a une aire réellement plus petite que toute autre surface infiniment voisine passant par le même contour. Pour les lignes géodésiques, le problème correspondant avait été résolu par Jacobi ; mais, pour les surfaces minima, c’est M. H.-A. Schwarz qui en 1885, dans un admirable Mémoire, digne hommage offert à Weierstrass à l’occasion de son 70e anniversaire, l’a, le premier, abordé et résolu.

Quand elles sont posées par la nature des choses, les questions les plus diverses en apparence se trouvent liées souvent par des rapports étroits. En même temps que le problème qu’il s’était proposé, M. Schwarz avait implicitement résolu le suivant : Une membrane, tendue sur une courbe plane, se met à vibrer : déterminer le son fondamental, c’est-à-dire celui qui se produit lorsque la membrane vibrante ne présente ni nœud, ni ligne nodale. M. Émile Picard, qui s’occupait depuis longtemps, nous l’avons déjà dit, de toutes les équations de la Physique mathématique, montra comment on pouvait déterminer le premier harmonique de la membrane, celui qui suit le son fondamental. Poincaré, dans des travaux qui eurent pour couronnement un grand Mémoire Sur les équations de la Physique mathématique, inséré en 1894 aux Rendiconti de Palerme, entra à son tour dans la lice et détermina, par une analyse de grande portée, tous les sons que peut rendre la membrane. Son Mémoire est, au jugement de tous, un des plus beaux qu’il ait écrits. Si on le rapproche de celui qu’il publia l’année suivante dans les Acta mathematica (Sur la méthode de Neumann et le principe de Dirichlet), on doit reconnaître que ces beaux travaux ont préparé la mémorable découverte de M. Fredholm, relative aux équations intégrales, en démontrant l’avantage qu’il y a à introduire un paramètre λ par rapport auquel la solution peut s’exprimer par une fonction méromorphe, en mettant en évidence le rôle des fonctions dites fondamentales, en permettant pour la première fois le calcul complet de la hauteur des différents sons émis par une membrane. Notre Confrère a fait connaître aussi plusieurs solutions nouvelles du problème de Dirichlet ; il a, le premier, montré la généralité et la véritable signification de la méthode de Neumann. J’ajoute que, dans une Note insérée aux Comptes rendus, il a appliqué cette méthode de Neumann au problème de l’équilibre d’un corps élastique et indiqué comment on pourrait obtenir ainsi une solution complète de ce problème.


X.


Les travaux précédents, d’autres encore que je laisse de côté, appartiennent à cette partie de la Physique mathématique où le géomètre emprunte au physicien proprement dit des principes, considérés comme rigoureusement vrais, pour en faire les applications que lui suggère son imagination. Cette branche de la Physique mathématique n’est pas très en honneur auprès de certains physiciens de laboratoire.

Je me souviens qu’il y a bien longtemps, l’un d’eux m’interrogeant sur mes travaux, je lui répondis que j’étudiais la belle solution donnée par Lamé pour le problème de la distribution de la chaleur à l’intérieur d’un ellipsoïde. « Eh quoi ! me dit-il, vous vous imaginez que, nous autres physiciens, s’il nous prend envie de vérifier les lois de la propagation de la chaleur, nous allons nous amuser à prendre un corps aussi compliqué que votre ellipsoïde. Nous nous en garderons bien. Une bonne plaque parallélépipédique fera bien mieux notre affaire, et nous permettra de nous passer de tous vos calculs ». Je gardai le silence ; j’aurais pu toutefois lui répondre qu’il serait peut-être, à l’avenir, conduit à construire un appareil délicat de Physique dans lequel figurerait un ellipsoïde dont les diverses parties seraient à des températures différentes. J’aurais pu lui rappeler aussi l’argument classique tiré de la théorie des sections coniques, qui ont été étudiées pendant tant de siècles pour l’amour de l’art, avant d’intervenir dans les lois de Képler.

Le physicien, dont je viens de parler, était pourtant un excellent esprit qui, dans tous ses travaux, a fait l’usage le plus habile des méthodes géométriques. Il comprenait mieux que personne l’utilité qu’il y a pour l’expérimentateur à avoir auprès de lui un mathématicien, un conseiller discret, pour l’aider à interpréter ses expériences et à démêler les résultats, souvent très complexes, qu’elles fournissent.

Jamais ce rôle de conseiller et de critique n’a pu être plus utile qu’en ce moment où la Physique expérimentale traverse une crise profonde dans laquelle viennent sombrer les principes qui paraissaient le mieux établis. Nous sommes loin des atomes insécables d’Épicure et de Lucrèce ; et nos théories modernes n’ont rien trouvé de mieux que de faire de l’atome un univers semblable à celui qui a été décrit par Newton[15]. Dans cette période de transition, gardons-nous d’être trop exigeants. Sans aller peut-être aussi loin que Poincaré, qui considérait les hypothèses comme des outils et admettait volontiers des théories contradictoires, ne renouvelons pas l’erreur qu’ont commise quelques-uns de nos grands chimistes, en rejetant, sous prétexte qu’elle contenait des lacunes, cette théorie atomique qui a transformé la Chimie moderne. Voilà une faute que Poincaré n’aurait jamais commise ; car nul, à ma connaissance, n’a eu plus d’ouverture d’esprit, plus de propension à accueillir et à discuter les idées nouvelles, plus de désir de mettre en évidence la part qu’elles contiennent de vérité, le rôle utile qu’elles peuvent jouer dans le développement de nos connaissances. C’est ce que va montrer d’ailleurs une revision rapide de ses principaux travaux.

Ses cours d’abord : Électricité et Optique, les Oscillations électriques et les autres Volumes, contiennent la discussion et la mise au point des théories de Maxwell, de Hertz, de Larmor, de Lorentz. Dans la Thermodynamique, il donne deux démonstrations différentes du théorème de Clausius, relatif aux cycles non réversibles, dont la généralité était alors contestée par Joseph Bertrand. On doit signaler aussi, dans la Théorie de la propagation de la Chaleur, plusieurs méthodes nouvelles pour les développements en séries de fonctions fondamentales.

Dans un de ses plus beaux Mémoires, inséré aux Acta mathematica, sur la polarisation par diffraction, Poincaré interprète certaines expériences de notre confrère, M. Gouy. La théorie de Fresnel est, comme on sait, purement géométrique ; je veux dire que, si elle était rigoureuse, la nature des parois, et même l’épaisseur des écrans, ne devraient exercer aucune influence sur les phénomènes. Les expériences de notre Confrère avaient montré qu’il n’en était pas toujours ainsi. Poincaré donne l’explication des faits observés par M. Gouy et montre combien, dans certains cas, la théorie de Fresnel devient insuffisante. M. Sommerfeld a repris depuis la méthode d’Henri Poincaré pour étudier tous les cas intermédiaires entre les deux extrêmes : celui de Fresnel, qui est le plus ordinaire, et celui de M. Gouy.

Il y a lieu de rappeler aussi les travaux sur les Ondes hertziennes que Poincaré a publiés dans les Archives de Genève. On avait d’abord comparé les ondes hertziennes aux ondes sonores ou lumineuses qui ne sont pas amorties. Les prévisions auxquelles on a été ainsi conduit n’ont pas été confirmées par l’expérience, et ces contradictions ont paru un moment fort embarrassantes. Signalons, par exemple, le phénomène de la résonance multiple, découvert par MM. Sarazin et de la Rive. Poincaré, le premier, a montré que ces contradictions s’expliquaient par l’amortissement des ondes. Le rôle de cet amortissement est d’ailleurs capital dans la théorie de la télégraphie sans fil.

Citons encore, à propos des ondes hertziennes, une Note des Comptes rendus où, l’un des premiers tout au moins, notre Confrère a introduit la notion du potentiel retardé.

Les conférences qu’il a données à l’École de Télégraphie nous montrent également combien il se tenait près de l’expérience, et quels services il a rendus aux praticiens.

L’équation, dite des télégraphistes, nous fait connaître, comme on sait, les lois de la propagation d’une perturbation électrique dans un fil. Poincaré intègre cette équation par une méthode générale qui peut s’appliquer à un grand nombre de questions analogues. Le résultat varie suivant la nature du récepteur placé sur la ligne, ce qui se traduit mathématiquement par un changement dans les équations aux limites, mais la même méthode permet de traiter tous les cas.

Dans une seconde série de conférences, Poincaré a étudié le récepteur téléphonique ; un point qu’il a mis particulièrement en évidence, c’est le rôle des courants de Foucault dans la masse de l’aimant.

Enfin, dans une troisième série de conférences, il a traité les diverses questions mathématiques relatives à la télégraphie sans fil : émission, champ en un point éloigné ou rapproché, diffraction, réception, résonance, ondes dirigées, ondes entretenues[16].

Le cours que notre Confrère avait fait en 1893 sur la théorie cinétique des gaz n’a pas été publié ; mais il a écrit, dans la Revue générale des Sciences du regretté Louis Olivier et dans le Journal de Physique, plusieurs articles de haut intérêt sur ce sujet. Il y examine et y réfute certaines objections que Lord Kelvin avait faites au théorème de Boltzmann-Maxwell et cherche à concilier cette théorie avec l’irréversibilité des phénomènes, ce qui est la grande difficulté. Pour éclaircir la question, il examine ce qui se passe dans différentes hypothèses plus ou moins éloignées du cas de la nature, telles que le serait un gaz à une dimension, ou un gaz très raréfié.

Dans un article Sur la théorie de Lorentz et le principe de réaction[17], Poincaré eut à examiner diverses conséquences de cette théorie ; il a montré qu’elle est incompatible avec le principe de l’égalité de l’action et de la réaction, et comment il conviendrait de modifier ce principe pour le mettre d’accord avec cette théorie. Ce résultat a servi de point de départ à M. Abraham pour le calcul par lequel il a démontré que la masse des électrons est d’origine électrodynamique et que leur masse transversale diffère de leur masse longitudinale.

Il a également publié, dans les Rendiconti de Palerme, un article Sur la dynamique de l’électron, où il a réussi à donner à la théorie de Lorentz une parfaite cohérence, en écartant les dernières difficultés.

Dans quelques articles insérés à l’Éclairage électrique, notre Confrère a abordé diverses questions d’Électrotechnique ; il a mis en évidence le rôle des contacts glissants dans les phénomènes dits « d’induction unipolaire », sur lesquels les techniciens discutaient à perte de vue ; il a montré que la théorie ordinaire de la Commutation était inexacte ; d’un autre côté, il a établi rigoureusement, et d’une manière générale, l’impossibilité d’une machine auto-excitatrice sans collecteur et sans condensateur.

J’arrête là cette énumération, quelque incomplète qu’elle puisse être ; mais je ne saurais oublier que Poincaré, en même temps qu’il publiait les Mémoires originaux d ont je viens de signaler les plus importants, les accompagnait de conférences, d’articles de vulgarisation destinés à faire connaître les conclusions de ses études. Je reviendrai plus loin sur les Conférences ; mais je me reprocherais d’oublier un résultat auquel notre Confrère ajoutait quelque prix. Notre regretté Secrétaire perpétuel, Henri Becquerel, qui nous a été si prématurément enlevé, se plaisait à répéter que, s’il avait entrepris les travaux qui lui ont valu l’honneur d’être lauréat du prix Nobel, et qui ont ouvert aux physiciens tout un ordre de recherches appelé à transformer complètement notre connaissance de la Nature, c’est à la suite de la lecture d’un article de la Revue générale des Sciences, où Poincaré se demandait s’il n’y aurait pas un lien entre la phosphorescence et les rayons X et s’il ne conviendrait pas de faire des expériences sur les corps fluorescents[18].


XI.


Jusqu’à la fin de sa vie, notre Confrère a poursuivi sans se lasser, ce rôle de directeur et de conseiller qu’il avait assumé en Physique théorique. Un de ses derniers articles, daté de janvier 1912, est consacré à la théorie des Quanta, cette originale conception de M. Planck, qui nous éloigne si profondément de toutes celles auxquelles nous étions habitués. Et cependant, malgré leur nombre et leur étendue, ces recherches de Physique ne suffisaient pas à l’occuper tout entier. Elles lui laissaient des loisirs, paraît-il ; car, entre temps, il publiait les travaux les plus variés sur les diverses branches de l’Analyse : par exemple, sur l’intégration algébrique des équations différentielles, sur les nombres complexes, sur la distribution des nombres premiers. Il n’a pas consacré moins de six Mémoires à ce qu’il appelait l’Analysis situs ou Géométrie de situation. C’est une branche très difficile de la science mathématique, où l’on étudie les relations qui subsistent dans une figure lorsqu’on la déforme d’une manière quelconque sans lui imposer ni déchirure ni duplicature. On sait le magnifique usage que Riemann a fait de l’Analysis situs dans ses travaux sur les fonctions algébriques. Poincaré, qui y avait été conduit par ses études sur l’intégration qualitative des équations différentielles, lui portait, si j’ose dire, une affection particulière ; elle joue d’ailleurs un grand rôle dans ses études philosophiques, comme dans un grand nombre de ses travaux mathématiques.

À ces recherches déjà si nombreuses, notre Confrère trouvait moyen d’en ajouter d’autres encore ; à partir de 1890, il s’attacha aussi à reprendre et à développer les découvertes de Mécanique céleste qui lui avaient valu de si éclatants succès. C’est ainsi qu’il publia, en 1892 et 1893, les deux premiers Volumes de son grand Ouvrage : Les Méthodes nouvelles de la Mécanique céleste. Lorsque la mort prématurée de notre ami commun, Félix Tisserand, laissa vacante en 1896 la Chaire d’Astronomie Mathématique à la Sorbonne, j’avais l’honneur d’être doyen de la Faculté des Sciences. Au nom de tous mes collègues, je demandai à Poincaré de laisser sa Chaire de Physique mathématique à notre confrère Boussinesq, qui devait l’occuper avec éclat, et de prendre celle de Tisserand, pour laquelle nous n’avions personne qui pût lui être comparé. Il consentit sans se faire prier. Je l’ai dit ailleurs, et je suis heureux de le redire ici. Avec lui, on n’avait jamais de difficulté. Je n’ai jamais reçu de lui ni plainte, ni réclamation d’aucune sorte ; s’il s’agissait de rendre service à un collègue, il était toujours prêt. Dans sa nouvelle Chaire, il acheva son grand Ouvrage sur les Méthodes nouvelles de la Mécanique céleste, dont il publia le troisième Volume en 1899. Mais il en avait déjà commencé un autre, plus pratique : les Leçons de Mécanique céleste, en trois volumes, qui parurent de 1905 à 1910. Enfin, il laissa publier par ses élèves deux Cours de haut intérêt, l’un Sur les figures d’équilibre d’une masse fluide, l’autre Sur les hypothèses cosmogoniques. Il faut que nous disions quelques mots de chacun de ces Volumes.

Les Méthodes nouvelles de la Mécanique céleste sont le développement du Mémoire couronné de 1889. Suivant le jugement que nous avons déjà rapporté de Weierstrass, cet Ouvrage ouvre une ère nouvelle dans la Mécanique céleste. Il mérite d’être placé à côté de la Précession des Équinoxes de d’Alembert, de la Mécanique céleste de Laplace. On ne pourrait en faire l’analyse détaillée que devant des hommes du métier. Je vais pourtant essayer d’indiquer quelles armes nouvelles Poincaré a forgées pour les géomètres.

Jacobi, suivant la voie ouverte en Mécanique analytique par Lagrange, dont on ne louera jamais assez les immortels travaux, avait constitué une théorie qui paraissait un des Chapitres les plus achevés de la Dynamique. Pendant 50 ans, nous avons vécu sur les théorèmes de l’illustre géomètre allemand, en les appliquant et les étudiant sous toutes leurs faces, mais sans rien leur ajouter d’essentiel. C’est Poincaré qui, le premier, a brisé ces cadres rigides dans lesquels la théorie paraissait enfermée et lui a ménagé des échappées de vue, de nouvelles fenêtres sur le monde extérieur. Il introduit ou utilise, dans l’étude des problèmes de Dynamique, différentes notions : l’une, qui avait été donnée antérieurement et qui, d’ailleurs, ne s’applique pas seulement à la Mécanique, celle des équations aux variations, c’est-à-dire des équations différentielles linéaires qui déterminent les solutions du problème infiniment voisines d’une solution donnée ; l’autre, celle des invariants intégraux, qui lui appartient entièrement et joue dans ces recherches un rôle capital[19]. À ces notions fondamentales viennent s’en ajouter d’autres, notamment celles qui concernent les solutions, dites « périodiques », pour lesquelles les corps dont on étudie le mouvement reprennent, au bout d’un certain temps, leurs positions et leurs vitesses relatives.


Ce qui nous rend ces solutions si précieuses, nous dit Poincaré, c’est qu’elles sont, pour ainsi dire, la seule brèche par où nous puissions pénétrer dans une place jusqu’ici réputée inabordable.

Lagrange nous avait déjà fait connaître, pour le problème des trois corps, une solution de ce genre, dans laquelle le triangle formé par les trois corps demeure toujours semblable à lui-même, et cette solution avait été étudiée par Laplace au Livre X de la Mécanique céleste. Un astronome américain de grande valeur, M. Hill, en avait signalé une autre qui a une plus grande importance pratique, puisqu’elle s’applique au système formé par le Soleil, la Terre et la Lune[20]. Poincaré démontre l’existence de trois sortes différentes de solutions périodiques qui lui servent, en quelque sorte, de levier pour l’étude approfondie du problème. Il y a là quelque chose d’analogue à la célèbre méthode de variation des constantes. Seulement ici, au lieu d’opérer sur des constantes, ce sont des solutions particulières que l’on prend comme point de départ.

Parmi les propositions obtenues par Poincaré, il convient d’en signaler une qui mettra fin à des tentatives sans cesse répétées : il n’existe pour le problème des trois corps aucune autre intégrale analytique que celles, au nombre de 10, qui, dès le début, ont été obtenues par les géomètres.


XII.


Dans l’Introduction de l’Ouvrage que nous venons d’analyser, Poincaré avait admirablement défini le but qu’il voulait atteindre :


Le véritable but de la Mécanique céleste, nous dit-il, n’est pas de calculer les éphémérides, car on pourrait alors se contenter d’une prévision à brève échéance, mais de reconnaître si la loi de Newton est suffisante pour expliquer tous les phénomènes.


Dans son second Ouvrage, les Leçons de Mécanique céleste, il se rapproche du point de vue qui convient à l’astronome praticien. Ces Leçons ne sont autre chose que le développement, rédigé par lui-même pour les deux premiers Volumes, de ses cours de la Sorbonne. On y remarquera surtout un exposé magistral de la théorie des perturbations et des recherches les plus modernes relatives au mouvement, si difficile à discipliner, de notre satellite. J’insisterai plus particulièrement sur le Tome III, qui a été rédigé par M. E. Fichot, ingénieur hydrographe de la Marine, et qui est consacré tout entier à la théorie si difficile des marées. Poincaré la reprend par des méthodes nouvelles ; il compare ses résultats aux observations et termine par un Chapitre très original où il étudie, après G. Darwin, l’influence des marées sur le sens et la durée de rotation des corps célestes. Cette discussion est de grande conséquence, notamment dans l’examen de certaines parties de la célèbre hypothèse cosmogonique de Laplace. On a aussi à tenir compte des indications qu’elle fournit si l’on veut étudier l’importante question de la stabilité du système solaire. Lagrange, Laplace, Poisson avaient envisagé ce problème en purs mathématiciens : ils supposaient que les astres fussent réduits à des points, se déplaçant dans un milieu vide de toute matière. Poincaré, qui comprenait mieux que personne l’intérêt philosophique de cette belle recherche, s’en est occupé toute sa vie ; mais il a reconnu que, pour résoudre le problème de la stabilité, tel que l’univers nous le présente, il faut se placer au point de vue du physicien et tenir compte de bien des éléments qu’avaient négligés les géomètres. Dans cette discussion, Delaunay l’a montré le premier, l’influence des marées produites par les actions mutuelles des corps célestes joue un rôle prépondérant. On pourra lire là-dessus une Notice des plus intéressantes, insérée en 1898 par notre Confrère dans l’Annuaire du Bureau des Longitudes.

Ce travail sur les marées me suggère une remarque singulière, qui mettra toutefois en évidence l’universalité des aptitudes de notre Confrère. Notre division mathématique comprend, comme vous le savez, cinq sections : Géométrie, Mécanique, Astronomie, Physique, Géographie et Navigation. Il avait auparavant tous les titres pour figurer dans les quatre premières. Son travail sur les marées venait lui donner des droits à entrer dans la cinquième.


XIII.


Les leçons sur les figures d’équilibre d’une masse fluide, que Poincaré a professées en 1900 et qui ont été rédigées par M. L. Dreyfus, contiennent l’exposé des recherches qu’il avait commencées quinze ans auparavant sur l’équilibre d’une masse fluide, animée d’un mouvement uniforme de rotation autour d’un axe, et dont les molécules s’attirent mutuellement suivant la loi de Newton. Parmi toutes les découvertes de Poincaré, celles qui se rapportent à cette belle question sont peut-être les plus populaires. Elles l’ont conduit, en effet, à des résultats précis, définitifs, bien propres à exciter l’admiration de tous ceux, et ils sont nombreux, qui s’intéressent à l’Astronomie.

Le problème était posé depuis Newton. On est conduit à en chercher la solution lorsqu’on veut déterminer la forme des planètes, en admettant, comme on peut le supposer, qu’elles aient été fluides primitivement. Maclaurin avait montré, comme on sait, qu’une masse fluide homogène peut rester en équilibre si sa forme est celle d’un ellipsoïde de révolution ; et ce résultat avait été complété par Clairaut, puis par d’Alembert et Laplace, qui montrèrent qu’à toute vitesse de rotation, pourvu qu’elle ne dépasse pas une certaine limite, correspondent deux ellipsoïdes de cette nature, et deux seulement. Lagrange, dans sa Mécanique analytique, commence cette recherche en supposant que la forme d’équilibre soit celle d’un ellipsoïde à trois axes inégaux ; mais au cours de son analyse, un raisonnement, dont il a dû lui-même reconnaître l’insuffisance, le conduit à se restreindre au cas où l’ellipsoïde est de révolution.

Un de ses continuateurs, M. de Pontécoulant, en reprenant dans son Exposition du Système du monde, l’analyse de Lagrange, avait précisé beaucoup trop et déclaré nettement que l’ellipsoïde doit être nécessairement de révolution. Cette affirmation trop tranchante éveilla l’attention de l’illustre Jacobi. Celui-ci, qui était animé de l’esprit de contradiction si utile aux chercheurs, voulut étudier l’hypothèse écartée et constata, à son grand étonnement, que l’ellipsoïde à trois axes inégaux pouvait donner une solution du problème étudié.

Pendant longtemps, nos connaissances sur ce sujet se bornèrent à celle des deux figures ellipsoïdales dont nous venons de parler, sans qu’on sût rien d’ailleurs sur les conditions de stabilité de ces ellipsoïdes. On ignorait s’il y avait d’autres formes possibles, lorsque M. Mathiessen en 1859 et, plus tard, MM. Thomson et Tait, dans la deuxième édition de leur Traité de Philosophie naturelle, indiquèrent qu’aux figures déjà connues on pouvait en ajouter de nouvelles, d’une forme analogue à celle d’un tore.

Tel était l’état de la question lorsque Poincaré s’en occupa en 1885 pour lui faire faire un progrès décisif. Sa méthode et ses résultats sont d’une extrême élégance. Voici comment il les a résumés lui-même[21] :


On reconnaît d’abord que les diverses figures d’équilibre d’une masse fluide forment des séries linéaires ; dans une même série, ces figures dépendent d’un paramètre variable. Telles sont la série des ellipsoïdes de révolution et celle des ellipsoïdes de Jacobi. Mais il peut arriver qu’une même figure appartienne à deux séries différentes. C’est alors une figure d’équilibre de bifurcation.

À chaque figure est attachée une suite infinie de coefficients que j’appelle coefficients de stabilité, parce que la condition de stabilité, c’est qu’ils soient tous positifs. Quand un de ces coefficients s’annule, c’est que la figure est de bifurcation.

Ainsi, si, en suivant une série de figures d’équilibre, on voit s’annuler un des coefficients de stabilité, on saura qu’il existe une autre série de figures d’équilibre à laquelle appartient la figure de bifurcation.

Un autre résultat, c’est que les deux séries linéaires, dont cette figure fait partie, échangent leur stabilité. Si, en suivant l’une des séries, on ne rencontre que des équilibres stables jusqu’à la figure de bifurcation, on n’y trouvera plus que des figures instables. Les figures stables appartiendront à l’autre série. Ces principes, appliqués à divers problèmes traités par Laplace, m’ont permis d’en compléter la solution.

· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·

Je ne puis mieux résumer mes résultats qu’en faisant l’hypothèse suivante :

Imaginons une masse fluide se contractant par refroidissement, mais assez lentement pour que la rotation soit la même en toutes ses parties.

D’abord très voisine d’une sphère, la figure de cette masse deviendra un ellipsoïde de révolution qui s’aplatira de plus en plus, puis, à un certain moment, se transformera en un ellipsoïde à trois axes inégaux. Plus tard, la figure cessera d’être ellipsoïdale et deviendra piriforme jusqu’à ce qu’enfin la masse, se creusant de plus en plus dans sa partie médiane, se scinde en deux corps distincts et inégaux[22].

L’hypothèse précédente ne peut s’appliquer au système solaire. Quelques astronomes ont pensé qu’elle pourrait être vraie pour certaines étoiles et que des étoiles doubles du type de β de la Lyre présenteraient des formes de transition analogues à celles dont nous venons de parler.

Dans un de mes Mémoires, j’ai montré qu’aucune forme d’équilibre stable n’est possible si la vitesse de rotation dépasse une certaine limite.

On peut faire de ce principe une application aux anneaux de Saturne. Clerk Maxwell a démontré que ces anneaux ne peuvent être solides, et que, s’ils sont fluides, leur densité ne peut dépasser les de celle de la planète. D’autre part, je démontre que, si les anneaux sont fluides, ils ne peuvent être stables que si leur densité est supérieure au de celle de Saturne. L’analyse semble donc confirmer l’hypothèse de M. Trouvelot, qui considère les anneaux comme formés de satellites infiniment petits et ne croit pas pouvoir expliquer autrement certaines apparences.


XIV.


Pour terminer cette analyse des travaux astronomiques de Poincaré, je dois encore parler de ses Leçons sur les hypothèses cosmogoniques faites à la Sorbonne en 1910, recueillies par M. H. Vergne et parvenues déjà à leur seconde édition. De tout temps, l’homme s’est préoccupé de ses origines et de celles du monde où il est placé. Son besoin de savoir est impérieux, et lorsqu’il ne peut parvenir à une connaissance certaine par la méthode scientifique, il s’élance en quelque sorte vers la vérité, il essaye de la deviner, il imagine des hypothèses plus ou moins plausibles pour pénétrer dans le domaine qu’il ne peut conquérir par des procédés réguliers. C’est ce qui explique le succès qu’ont toujours obtenu auprès de la foule les conjectures sur la manière dont l’Univers a été formé. Le rôle du savant, quand il aborde ce genre de considérations, consiste à examiner les théories, proposées souvent par des rêveurs, à rechercher jusqu’à quel point elles sont d’accord avec les lois de la Mécanique générale, à essayer, s’il se peut, de les modifier de manière à établir cet accord. Tel est le point de vue auquel se place Poincaré.

Parmi les hypothèses sans nombre qui ont été successivement présentées, il faut placer au premier rang celle que Laplace a fait connaître, dès 1796, dans l’Exposition du Système du Monde. Poincaré en discute tous les points avec une pénétration et une précision admirables, en s’aidant des résultats qu’il a obtenus dans la théorie des figures d’équilibre et dans celle des marées. Malgré quelques difficultés, l’hypothèse de Laplace demeure victorieuse ; elle s’imposerait même, dans ses grandes lignes tout au moins, si notre système solaire constituait à lui seul tout l’Univers. Mais depuis Laplace, nos connaissances astronomiques se sont prodigieusement agrandies. De son temps, une étoile dans le ciel n’était qu’un point sur la sphère céleste ; ses deux coordonnées, et sa parallaxe quand on pouvait la déterminer, c’est-à-dire trois constantes au plus pour chaque astre, voilà tout ce que nous donnait l’observation. C’était l’époque de l’Astronomie mathématique, qui a permis tout de même de belles découvertes et qui a pu nous renseigner notamment sur le déplacement propre de notre système solaire. Mais aujourd’hui, grâce à l’Analyse spectrale, ce ne sont plus deux ou trois constantes, c’est toute une fonction définissant le spectre de l’étoile, que nous permet d’atteindre l’observation. À côté de l’Astronomie de position est venue se placer l’Astronomie physique, qui nous donne les renseignements les plus précieux sur la constitution chimique, la composition minéralogique des étoiles et des nébuleuses, sur les étoiles multiples, colorées et variables, sur leur déplacement dans le ciel, sur leurs mouvements en profondeur. Nous sommes au début seulement de ces études si attrayantes, et déjà les résultats obtenus ont suscité des hypothèses cosmogoniques, présentées par une foule de savants : Helmholtz, Lord Kelvin, Sir Norman Lockyer, Schuster, Arrhénius, Kapteyn, Sée, Schiaparelli. Toute conclusion serait prématurée, et Poincaré n’en donne aucune ; mais il fallait un savant tel que lui pour suivre, avec autant de pénétration, ces discussions qui exigent la réunion des connaissances du géomètre, du physicien et même du géologue.


XV.


J’arrêterai là, mes chers Confrères, l’analyse bien sommaire que j’ai pu vous faire des travaux que Poincaré a publiés en Mathématiques pures, en Physique, en Astronomie. Ces travaux présentent une telle variété que, lorsque l’on consulte les tables de nos Comptes rendus pendant les trente dernières années, on est tenté de lui attribuer ceux même que son père, son oncle et son cousin présentaient en même temps que lui. Si je voulais être complet, il me resterait, après avoir essayé de vous faire connaître le savant, à vous présenter le philosophe. Mais je ne dois pas oublier que notre Confrère appartenait aussi à la première de nos Académies, que l’étendue de son œuvre mérite plus d’un commentateur, et je me suis promis de me limiter à ce qui ne peut être dit que devant notre Compagnie. Sans manquer à ce dessein, je vais vous indiquer comment il fut conduit à sa Métaphysique par les études qu’il entreprit sur la Géométrie non euclidienne, lorsqu’il eut à créer sa magistrale théorie des fonctions fuchsiennes.

Ce monument qu’on appelle les « Éléments d’Euclide », et qui a résisté au travail de tant de siècles, ne ressemblait pas à ces édifices où une simple couche de stuc recouvre et dissimule des matériaux inférieurs. Il était si bien, et je dirai si loyalement construit, que chacun pouvait l’étudier dans toutes ses parties et formuler toutes les critiques que suggérait son examen. D’Alembert se plaisait à dire que la définition de la ligne droite donnée par Euclide était l’écueil et le scandale de la Géométrie. Les plus grands géomètres se sont attaqués surtout au célèbre postulatum d’Euclide relatif à la théorie des parallèles, pour essayer de le démontrer. On n’ignore pas les tentatives infructueuses de Legendre ; on connaît moins celles de Lagrange, mais Biot nous donne à leur égard le renseignement suivant[23] :


Lagrange, dit-il, tira un jour de sa poche un papier qu’il lut à l’Académie et qui contenait une démonstration du fameux postulatum d’Euclide relatif à la théorie des parallèles. Cette démonstration reposait sur un paralogisme évident, qui parut tel à tout le monde, et probablement Lagrange le reconnut pendant sa lecture ; car, lorsqu’il eut fini, il mit le papier dans sa poche et n’en parla plus. Un instant de silence universel suivit, et l’on passa à d’autres sujets.


Ce passage de Biot, un autre de Laplace dans l’Exposition du Système du Monde, nous montrent qu’au commencement du siècle dernier les géomètres français croyaient à la possibilité d’une démonstration du fameux postulatum d’Euclide. Il n’y avait à cette époque en Europe que l’illustre Gauss, qui fût en possession de la vérité. Ses méditations l’avaient conduit à cette conclusion qu’en supprimant le postulatum d’Euclide et conservant les autres axiomes, on est conduit à une géométrie qui peut se développer indéfiniment sans présenter de contradiction. Gauss n’a rien publié de ses idées ; mais elles devaient être retrouvées d’une manière indépendante, et presque simultanément, vers 1830, par deux géomètres d’origine bien différente, le Russe Lobatschefski et le Hongrois Bolyai. Riemann devait venir plus tard créer une géométrie nouvelle, à côté de celles d’Euclide et de Gauss. Il a eu de nombreux imitateurs, et nous comptons aujourd’hui une foule de géométries différentes, tout aussi cohérentes les unes que les autres. Ces découvertes des géomètres ont beaucoup contribué à former, je n’ose dire, à rectifier les théories des philosophes relatives à l’origine et à la formation de nos connaissances. Mais au temps de ma jeunesse, elles étaient encore combattues et contestées. Un savant modeste, Jules Hoüel, dont l’amitié m’honora et dont je conserve précieusement le souvenir, a beaucoup contribué à les faire connaître et à les répandre dans notre pays. D’autre part, Beltrami, qui les introduisit en Italie, où elles avaient trouvé un précurseur dans la personne de Saccheri qui vivait au XVIIIe siècle, mais où elles rencontraient beaucoup de contradicteurs, essaya de répondre aux objections en montrant une surface, la pseudosphère, où la Géométrie non euclidienne se trouve en quelque sorte réalisée par les propriétés des géodésiques. La réponse n’était pas topique ; car la surface de Beltrami a des limites et, en Géométrie non euclidienne, le plan et la ligne droite n’en ont pas.

C’est M. Félix Klein qui fit disparaître ces objections si sérieuses en montrant dans un beau Mémoire qu’une géométrie inventée par l’illustre Cayley, et dans laquelle c’est une conique appelée l’absolu qui fournit les éléments de toutes les mesures et permet, en particulier, de définir la distance de deux points, donne la représentation la plus parfaite, la plus adéquate, de la Géométrie non euclidienne.

D’autre part, une transformation des plus simples, connue depuis 1864, permet de transformer la géométrie de Cayley en une autre dans laquelle les lignes droites sont remplacées par des cercles normaux à une sphère fixe[24]. C’est cette géométrie qu’adopta Poincaré dans ses études philosophiques et dans ses travaux sur les fonctions fuchsiennes. Il sut lui donner la forme la plus saisissante, qu’on nous saura gré de reproduire.


Supposons, dit-il, un monde renfermé dans une grande sphère et soumis aux lois suivantes :

La température n’y est pas uniforme ; elle est maxima au centre et elle diminue à mesure qu’on s’en éloigne, pour se réduire au zéro absolu quand on atteint la sphère où ce monde est renfermé :

Je précise davantage la loi suivant laquelle varie cette température. Soit le rayon de la sphère limite ; soit la distance du point considéré au centre de cette sphère. La température absolue sera proportionnelle à

Je supposerai de plus que, dans ce monde, tous les corps aient le même coefficient de dilatation, de telle façon que la longueur d’une règle quelconque soit proportionnelle à sa température absolue.

Je supposerai enfin qu’un objet transporté d’un point à un autre dont la température est différente se met immédiatement en équilibre calorifique avec son nouveau milieu.

Rien, dans ces hypothèses, n’est contradictoire ou inimaginable. Un objet mobile deviendra alors de plus en plus petit à mesure qu’on se rapprochera de la sphère limite.

Observons d’abord que, si ce monde est limité au point de vue de notre géométrie habituelle, il paraîtra infini à ses habitants.

Quand ceux-ci, en effet, veulent se rapprocher de la sphère limite, ils se refroidissent et deviennent de plus en plus petits. Les pas qu’ils font sont donc aussi de plus en plus petits ; de sorte qu’ils ne peuvent jamais atteindre la sphère limite.

Je ferai encore une autre hypothèse, je supposerai que la lumière traverse des milieux diversement réfringents, et de telle sorte que l’indice de réfraction soit inversement proportionnel à Il est aisé de voir que, dans ces conditions, les rayons lumineux ne seront pas rectilignes, mais circulaires.


Dans le milieu ainsi imaginé par Poincaré, les êtres fictifs dont il nous parle, s’ils faisaient de la géométrie, adopteraient la géométrie non euclidienne. Les lignes droites, les rayons lumineux de la géométrie ordinaire, seraient remplacés par des cercles orthogonaux à la sphère limite, les plans par des sphères orthogonales à cette même sphère.

Ces constatations conduisirent Poincaré à réfléchir sur les bases de la Géométrie et sur les axiomes qu’elle emploie. Pour lui, les axiomes ne sont pas autre chose que des conventions, je préférerais dire des définitions plus ou moins complètes, des éléments idéaux que notre imagination construit en s’appuyant sur l’expérience.

Les démonstrations que nous venons de rappeler montraient avec la dernière évidence qu’on peut ramener, l’une à l’autre, les deux géométries euclidienne et non euclidienne, et qu’il ne peut se révéler dans le développement de l’une d’elles aucune contradiction qui n’existe aussi dans l’autre. Mais alors surgissait nécessairement une autre question. Puisque nous employons en Géométrie des éléments qui, bien que suggérés par l’expérience, sont des créations de notre esprit, qui pourra nous assurer que nous ne sommes pas égarés et que le développement logique de nos conceptions ne finira pas par nous conduire à des résultats contradictoires. Toute difficulté à cet égard me paraît levée par le mémorable travail que M. Hilbert a consacré à l’ensemble de nos axiomes géométriques[25].


XVI.


Mes chers Confrères, l’analyse précédente, à la fois si longue et si incomplète, vous aura pourtant, je l’espère, donné une idée de l’étendue et de l’importance des travaux d’Henri Poincaré.

On peut se demander comment, dans une vie relativement si courte, il a pu écrire plus de 30 Volumes et près de 500 Mémoires, répandus dans les Recueils du monde entier. Je ne connais que Berthelot dont la production soit comparable à la sienne. J’ai vécu à côté et dans l’intimité de ces deux grands hommes. Ce qui m’a le plus frappé, c’est la prodigieuse activité de leur esprit, la rapidité de leurs conceptions. J’ai vu Poincaré à la Sorbonne, au Bureau des Longitudes, à l’Académie. Partout, quand on lui demandait de résoudre une difficulté, sa réponse partait avec la rapidité de la flèche. Lorsqu’il écrivait un Mémoire, il le rédigeait tout d’un trait, se bornant à quelques ratures, sans revenir sur ce qu’il avait écrit. Au reste, il nous a donné des renseignements, d’une valeur inappréciable pour le philosophe et le biologiste, sur la manière dont il travaillait[26]. Vous avez dû remarquer que j’ai pris plaisir à m’effacer devant lui et à multiplier les citations. Permettez-m’en une nouvelle ; elle aura l’avantage de vous éclairer sur la genèse de sa plus belle découverte.


Depuis quinze jours, nous dit-il, je m’efforçais de démontrer qu’il ne pouvait exister aucune fonction analogue à ce que j’ai appelé depuis les fonctions fuchsiennes ; j’étais alors fort ignorant. Tous les jours, je m’asseyais à ma table de travail, j’y passais une heure ou deux ; j’essayais un grand nombre de combinaisons et je n’arrivais à aucun résultat. Un soir, je pris du café noir, contrairement à mon habitude ; je ne pus m’endormir, les idées surgissaient en foule ; je les sentais comme se heurter, jusqu’à ce que deux d’entre elles s’accrochassent, pour ainsi dire, pour former une combinaison stable. Le matin, j’avais établi l’existence d’une classe de fonctions fuchsiennes, celles qui dérivent de la série hypergéométrique. Je n’eus plus qu’à rédiger les résultats, ce qui me prit quelques heures.

Je voulus ensuite représenter ces fonctions par le quotient des deux séries ; cette idée fut parfaitement consciente et réfléchie ; l’analogie avec les fonctions elliptiques me guidait. Je me demandai quelles devaient être les propriétés de ces séries si elle existaient, et j’arrivai sans difficulté à former les séries que j’ai appelées thêta-fuchsiennes.

À ce moment, je quittai Caen, que j’habitais alors, pour prendre part à une course géologique entreprise par l’École des Mines. Les péripéties du voyage me firent oublier mes travaux mathématiques ; arrivés à Coutances, nous montâmes dans un omnibus pour je ne sais quelle promenade. Au moment où je mettais le pied sur le marchepied, l’idée me vint, sans que rien dans mes pensées antérieures parût m’y avoir préparé, que les transformations dont j’avais fait usage pour définir les fonctions fuchsiennes étaient identiques à celles de la Géométrie non euclidienne. Je ne fis pas la vérification, je n’en aurais pas eu le temps puisqu’à peine dans l’omnibus je repris la conversation commencée ; mais j’eus tout de suite une entière certitude. De retour à Caen, je vérifiai le résultat à tête reposée pour l’acquit de ma conscience.

Je me mis alors à étudier des questions d’arithmétique sans grand résultat apparent et sans soupçonner que cela pût avoir le moindre rapport avec mes études antérieures. Dégoûté de mon insuccès, j’allai passer quelques jours au bord de la mer et je pensai à autre chose. Un jour, en me promenant sur la falaise, l’idée me vint, toujours avec le même caractère de brièveté, de soudaineté et de certitude immédiate, que les transformations arithmétiques des formes quadratiques ternaires indéfinies étaient identiques à celles de la Géométrie non euclidienne.

Étant revenu à Caen, je réfléchis sur ce résultat et j’en tirai les conséquences ; l’exemple des formes quadratiques me montrait qu’il y avait des groupes fuchsiens autres que ceux qui correspondent à la série hypergéométrique, je vis que je pourrais leur appliquer la théorie des fonctions thêta-fuchsiennes, et que, par conséquent, il existait des fonctions thêta-fuchsiennes autres que celles qui dérivent de la série hypergéométrique, les seules que je connusse jusqu’alors. Je me proposai naturellement de former toutes ces fonctions. J’en fis un siège systématique et j’enlevai, l’un après l’autre, tous les Ouvrages avancés ; il y en avait un cependant qui tenait encore et dont la chute devait entraîner celle du corps de place. Mais tous mes efforts ne servirent qu’à me mieux faire connaître la difficulté, ce qui était déjà quelque chose. Tout ce travail fut parfaitement conscient.

Là-dessus, je partis pour le Mont-Valérien, où je devais faire mon service militaire. J’eus donc des préoccupations très différentes. Un jour, en traversant le boulevard, la solution de la difficulté qui m’avait arrêté m’apparut tout à coup. Je ne cherchai pas à l’approfondir immédiatement, et ce fut seulement après mon service que je repris la question. J’avais tous les éléments, je n’avais qu’à les rassembler et à les ordonner. Je rédigeai donc mon Mémoire définitif d’un trait et sans aucune peine[27].


XVII.


Comme il est naturel, tant de publications éclatantes sur tant de sujets divers avaient répandu dans le monde entier la renommée de notre Confrère. Il appartenait à divers titres à une quarantaine d’Académies ou de Sociétés savantes, françaises ou étrangères. À l’occasion de divers anniversaires, il avait reçu des diplômes de docteur des Universités de Cambridge, Christiania, Kolozsvar, Oxford, Glasgow, Bruxelles, Stockholm, Berlin. La Société royale astronomique lui décerna en 1900 sa médaille d’or, qui lui fut remise en séance solennelle par le regretté Sir George Darwin, à qui ses recherches personnelles permettaient d’admirer avec le plus de compétence les découvertes astronomiques de notre compatriote. Un an après, la Société royale de Londres lui décernait la médaille Sylvester. En 1904, il recevait la médaille d’or Lobatschefski de la Société physico-mathématique de Kazan. En 1905, sur la proposition d’une Commission internationale où j’avais l’honneur de représenter notre pays, l’Académie hongroise des Sciences lui décernait le grand prix Bolyai, qu’elle avait fondé en l’honneur des deux illustres savants de ce nom, le père et le fils, et qu’elle avait à attribuer pour la première fois. La France ne restait pas en arrière. Si le peu de temps qui s’écoula entre ses débuts et son élection ne permit pas à notre Académie de lui faire parcourir toute la gamme des prix dont elle dispose, elle lui décerna cependant en 1885 le prix Poncelet et en 1896, alors qu’il nous appartenait, le prix Jean Reynaud, sur le désir exprimé par la fondatrice de ce dernier prix. Il fut nommé en 1893 membre du Bureau des Longitudes, au titre de l’Académie des Sciences. Enfin en 1908, peu après la mort de Berthelot, l’Académie française lui décerna le suprême honneur, en l’appelant à occuper le fauteuil du grand poète Sully Prudhomme. Vous vous souvenez encore des mémorables discours qui furent prononcés ici même, le 28 janvier 1909, dans la séance où il fut reçu par M. Frédéric Masson.


XVIII.


Tous ces succès étaient des témoignages de l’admiration et de l’estime que ses confrères et ses pairs avaient pour lui ; mais les Ouvrages de Philosophie qu’il publia à partir de 1902, La Science et l’Hypothèse, Science et Méthode, la Valeur de la Science, lui valurent une popularité que n’avaient connue ni Cauchy, ni Hermite, ni Joseph Bertrand. Tirés à un nombre prodigieux d’exemplaires, ils ont été traduits en allemand, en anglais, en espagnol, en hongrois, en suédois, en japonais. Je n’oserais affirmer qu’ils ont été pleinement compris de tous ; pour saisir la pensée de leur auteur, une forte culture scientifique est nécessaire, qui manque à plus d’un ; mais l’autorité joue encore quelque rôle dans ce monde, et c’est avec un sentiment de déférence bien naturel qu’on discutait les idées et qu’on accueillait les théories d’un si grand savant.

Devenu populaire, il connut les avantages et quelques-uns des inconvénients de la popularité. La Revue bleue, ayant ouvert en 1904 une enquête sur la participation des savants à la politique, lui demanda son opinion sur cette question. Poincaré lui répondit par une lettre très spirituelle dont je vous demande la permission de citer la fin :


Vous me demandez si les savants politiques doivent combattre ou appuyer le bloc ministériel ? Ah ! pour le coup, je me récuse ; chacun devra voter suivant sa conscience ; je suppose que tous ne penseront pas sur ce point de la même manière, et vraiment je ne saurais m’en plaindre. S’il y a des savants dans la politique, il faut qu’il y en ait dans tous les partis ; et, en effet, il est indispensable qu’il y en ait du côté du manche. La Science a besoin d’argent, et il ne faut pas que les gens au pouvoir puissent se dire : la Science, c’est l’ennemi[28].


En 1911, ce fut le journal l’Opinion qui sollicita son avis sur la prépondérance politique du Midi. Un de ses rédacteurs avait conclu que « la France est gouvernée par le Midi et qu’elle l’est de plus en plus ». Poincaré donna son opinion, le 25 mars 1911. Elle n’était pas précisément favorable aux hommes du Midi. Mais ceux-ci peuvent s’en consoler. Le Midi est si grand que chacun peut bien supposer qu’il est d’une région à laquelle ne s’appliquent pas les appréciations de notre Confrère.

Il a été appelé aussi à publier son opinion sur la Représentation proportionnelle ; il a même écrit la Préface de l’Ouvrage de M. G. Lachapelle intitulé : La Représentation proportionnelle en France et en Belgique. Les auteurs des Traités sur le Calcul des probabilités, Bertrand entre autres, se sont beaucoup préoccupés de la question électorale, et les résultats auxquels il sont parvenus mériteraient d’être pris en considération. Mais ce n’est pas ici qu’il convient de les discuter.

Cette popularité, cette autorité qu’il s’était si légitimement acquises, le faisaient rechercher de tous côtés. En 1903, appelé à présider le XIXe banquet de l’Association générale des Étudiants, il prononça une belle allocution sur la vérité scientifique et la vérité morale, engageant ses auditeurs à les unir dans un même culte. L’œuvre de Foi et Vie ne fit pas en vain appel à son concours ; Poincaré lui donna en 1910 une conférence sur les bases de la morale, intitulée : La Morale et la Science et, en mars 1912, une autre sur un sujet moins troublant : Les conceptions nouvelles de la matière.

En 1911, notre confrère Richepin eut l’idée de fonder une ligue pour la culture française. Parmi les adhésions qu’il reçut dans notre Académie, il faut signaler celle de Poincaré ; notre Confrère ne se contenta pas de faire partie de la ligue, il écrivit aussi un petit Traité populaire pour défendre la culture littéraire et l’éducation classique[29].


XIX.


Tous ces concours auxquels il ne se refusait pas ne l’empêchaient pas de poursuivre ce qu’il considérait comme sa tâche essentielle et de répandre ses idées et ses découvertes relatives à ses études de prédilection. En 1900, à l’Exposition universelle, il fit trois Conférences dans l'espace d'une quinzaine : l’une, le 11 août 1900, Sur le rôle de l’intuition et de la logique en Mathématiques, devant le Congrès international des Mathématiciens, dont il avait été élu président ; l’autre, Sur les principes de la Mécanique, au Congrès international de Philosophie ; la troisième enfin, Sur les rapports de la Physique expérimentale et de la Physique mathématique, au Congrès international de Physique, qui se tenait à la même époque.

Mais, de tous les appels que recevait Poincaré, les plus agréables sans aucun doute étaient ceux qui lui venaient de l’étranger. En 1903, Newcomb, notre illustre Associé étranger, se rendit à Paris pour inviter, au nom du Gouvernement américain, les Savants français à participer au Congrès international d’Art et de Science, organisé sur le modèle de l’Institut de France ; ce Congrès devait se tenir à Saint-Louis, l’année suivante, pendant la durée de l’Exposition universelle destinée à célébrer le centenaire de la réunion de la Louisiane aux États-Unis. Plusieurs d’entre nous acceptèrent l’invitation qui leur était faite d’une manière si gracieuse. Poincaré fut du nombre et profita de l’occasion qui lui était offerte pour visiter les différentes régions des États-Unis. La Conférence qu’il lut, le 24 septembre 1904, devant le Congrès, avait pour titre : L’état actuel et l’avenir de la Physique mathématique.

En 1909, sur l’invitation de la Commission qui régit la fondation Wolfskehl de la Société royale des Sciences de Gœttingue, il allait donner six Conférences devant les professeurs et les étudiants de la glorieuse Université de cette ville. Les cinq premières ont été faites en allemand sur des sujets techniques. Quant à la sixième, elle avait pour objet : La nouvelle Mécanique, je veux dire celle de Lorentz, et non celle des Quanta. Pour mieux exprimer sa pensée, il préféra la faire en français.

Dans cette même année 1909, il fut délégué par l’Université de Paris aux fêtes organisées par l’Université libre de Bruxelles pour le 75e anniversaire de sa fondation. L’accueil qu’il y reçut fut particulièrement chaleureux. On lui demanda de faire une Conférence ; il choisit comme sujet : Le libre Examen en matière scientifique[30].

Il fut de même, en octobre 1910, le délégué de l’Université de Paris aux fêtes du Centenaire de l’Université de Berlin, qui saisit cette occasion de le nommer docteur honoris causa en Médecine et Chirurgie. Il y lut, à la Réunion mathématique de l’Université, une Conférence sur la théorie des ondes hertziennes.

La dernière année de sa vie fut particulièrement chargée sous ce rapport. En mai 1912, il allait faire à la jeune Université de Londres plusieurs Conférences sur la théorie du rayonnement, qui l’a intéressé jusqu’à son dernier jour, sur la logique de l’infini, sur l’espace et le temps. Quelques jours après, il se rendait à Vienne, en Autriche, pour y défendre la cause des Humanités devant la réunion des Amis du Gymnase. La même année aussi, il était allé à Bruxelles pour prendre part à un Congrès d’un genre tout particulier. Un grand industriel, M. E. Solvay, doublé d’un Mécène, auquel notre Académie décerne aujourd’hui même la médaille Lavoisier, avait réuni les physiciens les plus qualifiés du monde entier, en leur demandant de discuter à fond les idées nouvelles sur la Mécanique. Poincaré a pris part à ces discussions qui viennent d’être publiées[31].


XX.


Ces excursions que notre Confrère devait faire ainsi à l’étranger étaient fort loin de lui déplaire. Dès son enfance, il avait pris le goût des voyages, et l’on peut dire qu’il était de ceux qui connaissent le mieux notre planète. Pour ma part, je l’ai rencontré en bien des endroits différents : à Londres, à Rome, à Vienne, à Budapest, à Copenhague, à Saint-Louis d’Amérique, à Philadelphie, à New-York, à Boston. Sa valise n’était pas toujours dans un ordre parfait, et l’on rappelait quelquefois dans sa famille qu’un jour, par mégarde, en Autriche, il avait emporté un drap de lit de l’hôtel ; mais il savait voyager, et j’ai pu constater plus d’une fois, par moi-même, qu’on pouvait s’en rapporter à lui. D’ailleurs, dans les conversations que nous avions ensemble, je ne me lassais pas d’admirer son grand bon sens, sa perspicacité, le merveilleux équilibre de son esprit. S’il a été hors de pair en Mathématiques, on peut affirmer qu’il aurait admirablement réussi dans toutes les carrières qu’il aurait pu choisir.

Ces qualités trouvèrent leur application dans les tâches diverses qui lui furent confiées. Quand l’Académie des Sciences obtint du Gouvernement qu’une mission composée d’officiers du Service géographique de l’Armée irait reprendre à l’Équateur l’œuvre géodésique qui avait fait la gloire de notre Compagnie au XVIIIe siècle, en procédant à une mesure nouvelle, réclamée par les progrès de la Science, de l’arc méridien de Quito, Poincaré fut l’âme, il n’y a pas d’autre expression, de la Commission de contrôle des opérations nommée par l’Académie. Ce fut à lui que le Gouvernement confia la présidence de la Commission interministérielle chargée de coordonner les applications de la Télégraphie sans fil. Enfin, quand une initiative heureuse détermina la création d’un Conseil des Observatoires des départements, ce fut encore Poincaré qui fut appelé à diriger ses travaux. Il ne refusait pas son concours, mais il le donnait sans enthousiasme, et il avait le talent, qui peut être des plus précieux à l’occasion, de savoir écourter les séances des Commissions.

Il n’était pas né pour être administrateur. Il préférait, et il avait bien raison, poursuivre les travaux de haute envergure qui ne cessaient de le préoccuper.


La recherche de la vérité, a-t-il écrit au début de l’Introduction de son Ouvrage : La valeur de la Science, doit être le but de notre activité ; c’est la seule fin qui soit digne d’elle.


Sa vie entière est une réponse à ceux qui pensent que la Science a été créée uniquement en vue de l’action.

De temps en temps, les devoirs des présidences qui lui étaient confiées lui donnaient l’occasion de rappeler les mérites des confrères que nous perdions. Avec quel talent d’écrivain, avec quelle finesse, quelle bienveillance pour les personnes, il s’acquittait de ce soin, seuls le savent ceux qui l’ont entendu, ceux qui ont lu le beau Volume : Savants et Écrivains, où il a réuni tous les éloges qu’il avait prononcés.

Il nous parle successivement de Sully Prudhomme, de Gréard, de Curie, de Brouardel, de Laguerre, de Cornu, d’Hermite, d’Halphen, de Tisserand, de Joseph Bertrand, de Berthelot, de Faye, de Potier, de Weierstrass, de Lord Kelvin, de Loewy, des Polytechniciens du XIXe siècle. Son style laisse transparaître les idées avec une netteté parfaite, rien n’y sent l’emphase, ni la littérature d’imitation. C’est à la réflexion seulement qu’on reconnaît la parfaite concordance de la forme avec le fond, qui seul préoccupe l’écrivain. On y rencontre pourtant, presque à chaque page, de ces phrases lapidaires que leur forme grave pour toujours dans l’esprit. Souvent, il arrive aussi que quelque boutade spirituelle, quelque vérité énoncée sous une forme paradoxale, vient surprendre le lecteur et fait d’autant plus d’effet qu’elle était moins attendue.

Poincaré, d’ailleurs, se dépeint souvent lui-même ; et nous apprend à le mieux connaître, dans les appréciations qu’il mêle à son récit.


Le savant digne de ce nom, le géomètre surtout, nous dit-il, éprouve en face de son œuvre la même impression que l’artiste ; sa jouissance est aussi grande et de même nature. Si je n’écrivais pas pour un public amoureux de la Science, je n’oserais pas m’exprimer ainsi ; je redouterais l’incrédulité des profanes. Mais ici, je puis dire toute ma pensée. Si nous travaillons, c’est moins pour obtenir ces résultats positifs auxquels le vulgaire nous croit uniquement attachés, que pour ressentir cette émotion esthétique et la communiquer à ceux qui sont capables de l’éprouver[32].


XXI.


Ainsi s’écoulait la vie d’Henri Poincaré, au milieu de ses amis, au sein d’une charmante famille qui s’ingéniait à lui épargner toute préoccupation et tout souci.

Mme Poincaré appartient, par ses origines du côté maternel, à notre monde scientifique. Elle est la petite-fille d’Isidore Geoffroy-Saint-Hilaire, l’arrière-petite-fille d’Étienne Geoffroy-Saint-Hilaire qui fut l’antagoniste de Cuvier). Sa mère, Mme Poulain d’Andecy, qui a longtemps vécu au Muséum, y a laissé, comme d’ailleurs toute la famille Geoffroy-Saint-Hilaire, des souvenirs de haute tenue morale, de bienfaisance et de charité, qui sont encore vivants aujourd’hui. Alors même qu’elle ne l’aurait pas trouvée dans son affection et sa haute intelligence, Mme Poincaré avait donc reçu de sa famille la notion de la vie qu’il convenait de faire à un savant tel que son mari. Ses trois filles et son fils se joignaient à elle pour entourer leur père de toute leur affection, et lui donnaient toutes les satisfactions qu’il pouvait désirer ; son beau-frère et sa sœur, M. et Mme Émile Boutroux, son neveu Pierre Boutroux, ses cousins germains, M. Raymond Poincaré, M. Lucien Poincaré, entretenaient avec lui les plus affectueuses et les plus étroites relations. Ses confrères, heureux de posséder un homme de son génie, lui témoignaient une confiance et une déférence auxquelles il était très sensible. Bien qu’il ne fît rien pour les imposer, ses avis, ses opinions avaient à nos yeux une haute autorité. Partout, dans le monde entier, il trouvait les égards bien dus à celui dont la vie, exempte de toute préoccupation étroite, avait été uniquement consacrée aux recherches les plus hautes et les plus désintéressées. La puissance de son esprit était intacte ; il semblait que la vieillesse allait venir pour lui, heureuse, accompagnée de tous les honneurs ; qu’il contribuerait, longtemps encore, à accroître le patrimoine moral de notre patrie par l’exemple d’une vie consacrée sans relâche aux plus nobles travaux. La destinée jalouse en a ordonné autrement.


XXII.


Au Congrès international des Mathématiciens, qui se tint à Rome en 1908, un premier accident inquiéta ses amis et l’empêcha de lire lui-même la belle conférence qu’il avait préparée sur l’avenir des Mathématiques. Cet accident, qui décelait une hypertrophie de la prostate, fut heureusement conjuré grâce à l’habileté et aux soins des chirurgiens italiens. Mme Poincaré accourut nous retrouver à Rome et ramena son cher malade en France, à petites journées. De retour ici, notre Confrère reprit ses habitudes et ses travaux ; l’activité qu’il ne cessait de montrer nous permit d’espérer que tout danger était, pour longtemps, écarté. Il s’occupait toujours du problème des trois corps. Le 9 décembre 1911, il écrivait la lettre suivante à M. Guccia, directeur fondateur du Circolo matematico de Palerme, qui avait publié dans son Recueil, nous l’avons vu, quelques-uns de ses plus beaux Mémoires :


Mon cher ami,

Je vous ai parlé lors de votre dernière visite d’un travail qui me retient depuis deux ans. Je ne suis pas plus avancé, et je me décide à l’abandonner provisoirement pour lui donner le temps de mûrir. Cela irait bien si j’étais sûr de pouvoir le reprendre ; à mon âge, je ne puis en répondre, et les résultats obtenus, susceptibles de mettre les chercheurs sur une voie nouvelle et inexplorée, me paraissent trop pleins de promesses, malgré les déceptions qu’ils m’ont causées, pour que je me résigne à les sacrifier. Dans ces conditions, trouveriez-vous convenable de publier un Mémoire inachevé, où j’exposerais le but que j’ai poursuivi, le problème que je me suis proposé, et le résultat des efforts que j’ai faits pour le résoudre ? Cela serait un peu insolite ; mais cela serait peut-être utile. Ce qui m’embarrasse, c’est que je serai obligé de mettre beaucoup de figures, justement parce que je n’ai pu arriver à une règle générale, mais que j’ai seulement accumulé les solutions particulières. Dites-moi, je vous prie, ce que vous pensez de cette question et ce que vous me conseillez.

Votre ami dévoué,
Poincaré.


Il y a, dans cette lettre, une phrase sur laquelle on s’est appuyé pour dire que, depuis quelque temps, il avait les plus tristes pressentiments. Je ne saurais partager cette opinion ou, du moins, je la crois fort exagérée. Il est naturel que tout homme, atteint d’une maladie chronique, songe plus souvent qu’un autre à la fin inévitable. Mais aucun de nous n’a remarqué que notre Confrère fût réellement affecté.

Quoi qu’il en soit, et comme on peut bien le penser, M. Guccia s’empressa de réclamer le Mémoire qui lui était ainsi proposé. Un travail qui avait paru, à un géomètre tel que Poincaré, mériter des efforts prolongés pendant plus de deux ans ! C’était une bonne fortune qu’on devait se garder de refuser. Le travail a donc paru peu de temps avant la mort de son illustre auteur[33].

Il a pour titre : Sur un théorème de Géométrie. Sa démonstration complète, si Poincaré avait pu l’obtenir, lui aurait permis notamment d’établir l’existence d’un nombre illimité de solutions périodiques dans un cas du problème des trois corps plus général que tous ceux qu’il avait envisagés jusque-là[34]).

L’année 1912, qui vit la publication de ce Mémoire, est celle peut-être où notre Confrère déploya le plus d’activité. Nous avons déjà signalé les voyages qu’il fit à Londres, à Vienne, à Bruxelles. À Paris même, il accepta de faire partie de la Ligue française d’éducation morale et prononça à la première assemblée de cette Ligue un éloquent discours sur la nécessité de l’union morale. C’était le 26 juin 1912 ; trois semaines à peine le séparaient de la mort. Les accidents qui avaient inquiété ses amis s’étaient malheureusement reproduits et aggravés. Les médecins estimèrent qu’il y avait lieu d’envisager une opération.

Cette opération devait se faire un mardi ; je vis notre Confrère le jeudi qui la précéda. Il présida d’une manière un peu nerveuse le Conseil des Observatoires. Après la séance, il vint me mettre au courant. Il était rempli de confiance et me parlait de son intention de se rendre à Hambourg, pour le cinquantenaire de l’Association géodésique internationale, auprès de laquelle il était délégué par le Gouvernement français. Le samedi suivant, il vint à une séance de la Faculté où, à propos d’une candidature, il nous exposa les idées qui lui étaient chères sur la théorie des groupes de substitutions.

L’opération, faite le mardi 9 juillet, parut avoir réussi. J’étais alors au Conseil supérieur de l’Instruction publique, où le cousin germain de notre Confrère, M. Lucien Poincaré, directeur de l’Enseignement secondaire, me donnait chaque jour les nouvelles les plus satisfaisantes. Notre Confrère ne se levait pas encore, mais il s’alimentait quelque peu. Sans négliger aucune précaution, la famille commençait à perdre toute inquiétude. Un accident imprévu, une embolie sans doute, est venu, le 17 juillet, tromper toutes nos espérances. En un quart d’heure à peine, la mort a enlevé celui que nous regardions comme définitivement sauvé. Quand la funeste nouvelle nous fut annoncée, nous demeurâmes longtemps sans vouloir y ajouter foi. Vous vous rappelez, mes chers Confrères, l’émotion qu’excita partout cette mort prématurée. On peut répéter ici ce qu’il a dit lui-même, lors de la mort de Curie. Il n’était pas un Français, si ignorant qu’il fût, qui ne sentit plus ou moins confusément quelle force la Patrie et l’Humanité venaient de perdre.


Henri Poincaré, disait notre confrère Paul Painlevé, était vraiment le cerveau vivant des Sciences rationnelles. Mathématiques, Astronomie, Physique, Cosmogonie, Géodésie, il a tout embrassé, tout pénétré, tout approfondi. Inventeur incomparable, il ne s’est pas borné à suivre ses aspirations, à ouvrir des voies inattendues, à découvrir dans l’univers abstrait des mathématiques mainte terre inconnue. Partout où la raison d’un homme a su se glisser, si subtils, si hérissés qu’aient été ses chemins, qu’il s’agît de télégraphie sans fil, de phénomènes radiologiques ou de la naissance de la Terre, Henri Poincaré s’est glissé près de lui pour aider et prolonger ses recherches, pour suivre le précieux filon.

Avec le grand mathématicien français disparaît donc le seul homme dont la pensée fût capable de faire tenir en elle toutes les autres pensées, de comprendre jusqu’au fond, et par une sorte de découverte renouvelée, tout ce que la pensée humaine peut aujourd’hui comprendre. Et c’est pourquoi cette disparition prématurée, en pleine force intellectuelle, est un désastre. Des découvertes seront retardées, des tâtonnements se prolongeront parce que le cerveau puissant et lumineux ne sera plus là pour rapprocher des recherches qui s’ignorent, ou pour jeter, dans un monde de faits obscurs brusquement révélés par l’expérience, le coup de sonde hardi d’une théorie nouvelle.


Aux obsèques, qui eurent lieu le 19 juillet, le Ministre de l’Instruction publique, M. Guist’hau, exprima en ces termes le sentiment commun :


La mort d’Henri Poincaré, si elle réunit dans une même pensée de regret l’élite intellectuelle de tous les pays, est pour nous un deuil public. En s’y associant, le Gouvernement est l’interprète de la nation tout entière, douloureusement atteinte. Car si les travaux du mathématicien ne sont accessibles qu’à un petit nombre, tous savaient qu’Henri Poincaré représentait ce que le génie de la France a de plus pur, de plus désintéressé, de meilleur.


M. Jules Claretie, au nom de l’Académie française, MM. Lippmann et Painlevé, au nom de l’Académie des Sciences, M. Paul Appell, au nom de la Faculté des Sciences, M. Bigourdan, au nom du Bureau des Longitudes et du Conseil des Observatoires, le général Cornille, au nom de l’École Polytechnique, apportèrent successivement au grand penseur l’hommage de leurs regrets et de leur admiration.

La Société Royale de Londres, qui avait reçu la funeste nouvelle au moment où elle célébrait le deux cent cinquantième anniversaire de sa fondation, s’était fait représenter par deux de ses membres les plus distingués, MM. Larmor et Dyson.

Quelques jours plus tard, M. Vito Volterra, notre éminent Correspondant, qui avait été invité, comme Poincaré lui-même, à assister à l’inauguration du nouvel Institut Rice, en Amérique, à Houston dans le Texas, consacra toute la Conférence qu’il fit à cette occasion, devant nos Confrères Américains, à une exposition magistrale de l’Œuvre mathématique d’Henri Poincaré.

Comme l’a dit M. Claretie, la postérité avait commencé pour notre Confrère bien longtemps avant sa mort. Sa ville natale, qu’il a tant honorée et tant aimée, saura, de bien des manières, lui témoigner sa reconnaissance et perpétuer son souvenir[35]. Pour nous, qui le regretterons toujours, qui le cherchons encore involontairement à la place où il avait coutume de s’asseoir, nous lui rendrons l’hommage auquel il aurait été le plus sensible, en veillant, avec le concours et l’assentiment de ses proches, à la publication de ses Œuvres mathématiques. Le monument que nous lui élèverons ainsi sera celui qu’il aurait le plus volontiers agréé ; il prolongera son action et lui suscitera des élèves qu’il n’aura pas connus. Ceux de nos jeunes géomètres qui pourront ainsi y étudier ses immortels travaux y recueilleront une foule de suggestions fécondes ; puissent-ils, en même temps, s’inspirer des vertus de leur auteur et, comme lui, concilier le culte de la Science avec celui de la Famille et de la Patrie.

  1. Le nom de Poincaré n’agréait pas, semble-t-il, à notre Confrère. Il aurait préféré Pontcarré. On comprend à la grande rigueur qu’un pont soit carré, tandis que ces deux idées de point et de carré jurent de se voir ensemble accouplées. Je crois bien que c’est à M. Antoine Thomas que revient le mérite d’avoir indiqué la véritable étymologie d’un nom aujourd’hui illustre à tant de titres. Notre confrère de l’Académie des Inscriptions a découvert un « Petrus Pugniquadrati », étudiant à l’Université de Paris en 1403, et l’on a signalé depuis un Jehan Poingquarré, secrétaire de la reine Isabeau de Bavière et du duc de Bourgogne Jean sans Peur. « Le mot poing, ajoute M. Antoine Thomas, entre encore dans quelques locutions pittoresques où il se combine avec des participes passés ; on dit : frapper à poings fermés, dormir à poings fermés, livrer pieds et poings liés. Mais on ne parle plus de poings carrés. Il en était jadis autrement, et c’est ce qui explique le nom de famille. »

    Dans la chanson de geste de Gaydon, par exemple, le vieux trouvère nous montre un de ses héros qui

    « Hausse le poing qu’il ot gros et quarré. »

    Et ailleurs il nous décrit ainsi le duc Thibaud :

    « Grant ot le cors, parcreü et membré,
    Larges espaules et le pis encharné,
    La jambe droite et le pié bien torné ;
    Les bras ot lons et les poins bien quarrez. »
  2. C’est à Mme Boutroux et à un camarade d’Henri Poincaré, M. le général Xardel, que je dois les renseignements sur l’enfance de notre Confrère dont je fais usage ici. J'ai fait aussi quelques emprunts à un article publié dans le journal L’Enfant par Mme Henri-Beau, née de Loménie.
  3. « Il n’était pas, nous dit le général Xardel, l’écolier modèle qui reste pendant des heures assis devant sa table, le nez sur ses livres et sur ses cahiers. Combien de fois, en allant après la classe, vers 5 ou 6 heures, lui demander quelques éclaircissements sur ses devoirs, obscurs pour moi, lumineux pour lui, combien de fois l’ai-je trouvé dans la chambre de sa mère, allant et venant, prenant part aux conversations et, en apparence, occupé de toute autre chose que de faire ses devoirs. Et puis, tout à coup, il s’approchait de la table, et, sans s’asseoir, posant un genou sur la chaise, il prenait sa plume de la main droite ou de la main gauche, au hasard, écrivait quelques mots ou quelques lignes, puis reprenait ses allées et venues, et la conversation interrompue. Après quelques pauses semblables, le devoir se trouvait fait tout de même, et bien fait. Il écrivait alors indifféremment de l’une ou de l’autre main, et également assez mal. »
  4. « Le répertoire, nous dit le général Xardel, c’était d’abord Labiche ; plus tard, nous ne craignîmes pas d’aborder celui de la Comédie Française avec Mademoiselle de la Seiglière. Henri faisait le Marquis dont on disait : Il vivra cent ans et il mourra jeune. Hélas ! il n’a réalisé que la fin de la prophétie. »
  5. Mme Henri-Beau dans le journal L'Enfant, décembre 1912.
  6. Ce succès surprit agréablement ses parents, car notre Confrère leur avait annoncé que, n’ayant écrit qu’une page, il n’aurait aucune nomination. C’est sans doute à cette composition que se rapporte le propos suivant tenu par M. Rollier :

    « Un jour, nous dit M. de Roche du Teilloy, je dînais à Paris chez un commun ami avec M. Rollier, inspecteur général des sciences pour l’Enseignement secondaire. « Vous avez à Nancy, me dit-il, un élève de Mathématiques spéciales extraordinaire. C’est moi qui ai corrigé les compositions du Concours général de Mathématiques ; eh bien ! lors même que Poincaré eût fait des fautes de calcul, qu’il n’eût point achevé sa copie, je l’aurais placé encore premier hors ligne, au-dessus des élèves de Paris, rien que pour la façon dont il avait posé la question. Cet élève ira loin. »

  7. Le général Xardel nous rapporte, à ce sujet, un propos que l’examinateur Abel Transon, ami de sa famille, avait tenu après l’examen de Poincaré à Nancy :

    « Nancy, disait M. Transon, présente un candidat bien remarquable. C’est Poincaré. Mais nous sommes bien embarrassés. Il a un zéro pour le dessin et le zéro est éliminatoire. Pour le reste il est absolument hors de pair. S’il est reçu, il sera premier ; mais sera-t-il reçu ? »

  8. Toutefois il finit par se perfectionner. J’ai vu des dessins de lui qui ne sont pas mal. Poincaré, qui devait être pour ses enfants l’éducateur le plus assidu, le plus éclairé, quittant tous ses travaux pour s’occuper de leur instruction, leur distribuait ces dessins à titre de récompense.
  9. Dans le bel éloge qu’il a consacré à Halphen, nous relevons à l’appui de ce que nous venons de dire la phrase suivante :

    « Je n’ai jamais terminé un travail sans regretter la façon dont je l’avais rédigé ou le plan que j’avais adopté. »

    Voir le Volume intitulé : Savants et Écrivains, p. 139.

  10. Je ne sais si l’on a remarqué que, par une généralisation facile, on peut obtenir le théorème suivant :

    Étant donné un système quelconque d’équations différentielles algébriques, à coefficients réels ou imaginaires, il est toujours possible d’obtenir pour toutes les inconnues des séries toujours convergentes ordonnées suivant les puissances d’une variable auxiliaire réelle si l’on suppose que l’une des variables est représentée par un point qui décrit une courbe algébrique, plus généralement si l’on établit une relation algébrique quelconque entre les parties réelles et les parties imaginaires de toutes les variables.

  11. Il convient de ne pas oublier ici les recherches de M. H.-A. Schwarz sur la série hypergéométrique.
  12. Kummer, Gedächtnissrede auf Lejeune-Dirichlet (Abhandlungen der K. Akademie der Wissenschaften zu Berlin, 1860, p. 35).
  13. Nous devons dire, au sujet de la seconde partie de cet énoncé, que, dans une Note communiquée le 5 avril 1888 à l’Académie de Berlin, Kronecker a présenté quelques critiques au sujet de l’appréciation qui y est donnée sur les découvertes inédites de Dirichlet. Cette Note de Kronecker a été publiée dans les Sitzungsberichte de l’Académie de Berlin pour 1888. On pourra consulter aussi, dans le Tome XXXV des Acta mathematica, l’article de M. Mittag-Leffler intitulé : Zur Biographie von Weierstrass. Nous n’avons pas la prétention de trancher le débat ; mais il nous semble que Weierstrass, à qui l’on doit évidemment la rédaction donnée dans le texte, avait été un peu trop précis.
  14. Voir l’article cité plus haut : Zur Biographie von Weierstrass.
  15. Ces théories nous rappellent invinciblement le célèbre passage des Pensées de Pascal : Qu’est-ce qu’un homme dans l’infini ? Mais, pour lui présenter un autre prodige aussi étonnant, qu’il recherche dans ce qu’il connaît les choses les plus délicates. Qu’un ciron lui offre, dans la petitesse de son corps, des parties incomparablement plus petites, des jambes avec des jointures, des veines dans ces jambes, du sang dans ces veines, des humeurs dans ce sang, des gouttes dans ces humeurs, des vapeurs dans ces gouttes ; que, divisant encore ces dernières choses, il épuise ses forces en ces conceptions, et que le dernier objet où il peut arriver soit maintenant celui de notre discours ; il pensera peut-être que c’est là l’extrême petitesse de la nature. Je veux lui faire voir là dedans un abîme nouveau. Je lui veux peindre, non seulement l’univers visible, mais l’immensité qu’on peut concevoir de la nature, dans l’enceinte de ce raccourci d’atome. Qu’il y voie une infinité d’univers, dont chacun a son firmament, ses planètes, sa terre, en la même proportion que le monde visible ; dans cette terre, des animaux, et enfin des cirons, dans lesquels il retrouvera ce que les premiers ont donné ; et trouvant encore dans les autres la même chose, sans fin et sans repos, qu’il se perde dans ces merveilles, aussi étonnantes dans leur petitesse que les autres par leur étendue ; car qui n’admirera que notre corps, qui tantôt n’était pas perceptible dans l’univers, imperceptible lui-même dans le sein du tout, soit à présent un colosse, un monde, ou plutôt un tout, à l’égard du néant où l’on ne peut arriver.
  16. Ces Conférences ont été publiées dans la collection des cours de l’École et dans la revue L’Éclairage électrique.
  17. Cet article fait partie du Recueil de Travaux offert à M. Lorentz à l’occasion du 25e anniversaire de son doctorat.
  18. Cet article est du 30 janvier 1896. Voici le passage où il fait allusion :

    « Ainsi c’est le verre qui émet les rayons Röntgen et il les émet en devenant fluorescent. Ne peut-on alors se demander si tous les corps dont la fluorescence est suffisamment intense n’émettent pas, outre les rayons lumineux, des rayons X de Röntgen, quelle que soit la cause de leur fluorescence ? Les phénomènes ne seraient plus liés à une cause électrique. Cela n’est pas probable, mais cela est possible, et sans doute assez facile à vérifier. »

  19. Liouville et Boltzmann avaient déjà reconnu l’existence d’un invariant intégral particulier, mais sans s’élever à aucune théorie générale.
  20. American Journal of Mathematics, t. I.
  21. La citation qui suit est empruntée à l’Ouvrage posthume qui a été publié cette année même par les soins de notre savant Correspondant, M. Mittag-Leffler, et qui est intitulé : Henri Poincaré, Analyse de ses travaux scientifiques. Voici quelques renseignements sur la genèse de cet Ouvrage.

    La Notice que Poincaré a consacrée à Halphen, une des plus belles et des plus touchantes qu’il ait écrites, se termine par les lignes suivantes :

    « Les Notices scientifiques que publient les candidats à l’Académie ne sont d’ordinaire que de sèches nomenclatures, et les Académiciens ne les lisent que par devoir. Celle d’Halphen, je ne crains pas de le dire, est écrite avec autant d’esprit que de logique, et sa lecture a été un plaisir, même pour les savants adonnés à des études très différentes. »

    Ces éloges que Poincaré donne ici à Halphen sont certes bien mérités. Mais c’est à lui-même qu’il aurait dû aussi les adresser. Car c’est lui, mes souvenirs sur ce point sont bien précis, qui a pris, dès 1884, l’initiative de faire précéder la liste de ses travaux d’aperçus généraux sur leur classification et sur le but même qu’il avait voulu atteindre. L’exemple qu’il avait donné a été suivi par Halphen, et par d’autres encore.

    Il y a une dizaine d’années, M. Mittag-Leffler avait eu l’idée de demander à quelques savants des Notices écrites par eux-mêmes sur leurs travaux et sur les idées générales qui les avaient guidés dans leurs recherches. Poincaré répondit à l’appel qui lui était ainsi adressé en remaniant son ancienne Notice de candidature, et c’est son manuscrit qu’a publié M. Mittag-Leffler. Ce sera un précieux document pour l’Histoire des Sciences.

  22. L’un d’eux se rapproche de plus en plus d’une sphère, l’autre s’allonge en forme de pointe.
  23. Biot, Mélanges scientifiques et littéraires, t. II.
  24. Voir la traduction allemande du premier Ouvrage philosophique de Poincaré :

    Wissenschaft und Hypothese. Autorisierte deutsche Ausgabe mit erlauternden Anmerkungen von F. und L. Lindemann. Zweite Auflage. Leipzig, Teubner, 1906, p. 258 et suiv.

  25. Poincaré fut amené en 1904 à faire un rapport sur les études de M. Hilbert, qui ont valu à ce géomètre pénétrant la médaille Lobatschefski, décernée par la Société physico-mathématique de Kazan.
  26. M. le Dr Toulouse qui a examiné par les méthodes de la Psychologie physiologique plusieurs hommes célèbres, Zola, Berthelot, Dalou, Rodin, Puvis de Chavannes, Saint-Saëns, Alphonse Daudet, Jules Lemaître, Pierre Loti, etc., a consacré tout un Volume en 1909 à Poincaré. Voir Henri Poincaré, par le Dr Toulouse, Paris, E. Flammarion.
  27. Les savants directeurs de l’Enseignement mathématique, MM. Laisant et Fehr, avaient eu l’idée d’ouvrir une enquête sur les habitudes d’esprit et les méthodes de travail des Mathématiciens. Poincaré répondit à leur demande en faisant, sous les auspices de l’Institut général psychologique, une conférence sur l’invention en mathématiques. Cette conférence, riche d’idées fines et ingénieuses, forme le Chapitre III de l’Ouvrage qu’il a publié sous le titre : Science et Méthode. C’est à elle que nous avons emprunté la citation qui figure dans le texte
  28. Revue bleue, 1904, p. 708.
  29. H. Poincaré, Les Sciences et les Humanités. Paris, A. Fayard, 1911.
  30. Cette Conférence, lue le 21 novembre 1909, a été publiée dans le numéro de décembre 1910 de la Revue de l’Université de Bruxelles.
  31. La théorie du rayonnement et des quanta. Rapports et discussions de la réunion tenue à Bruxelles sous les auspices de M. Solvay. Publiés par MM. P. Langevin et M. de Broglie. Paris, Gauthier-Villars, 1913.
  32. Notice sur Halphen (Journal de l’École Polytechnique, 60e cahier).
  33. Rendiconti del Circolo matematico di Palermo, t. XXXIII, séance du 10 mars 1912.
  34. Chose étrange ! Ce théorème de Géométrie, qui avait défié pendant si longtemps les efforts de Poincaré, a été démontré en très peu de temps par un géomètre américain, M. Birkoff, et aussi, si je suis bien informé, par un géomètre suédois, M. Phragmén, qui avait assisté autrefois Poincaré dans la publication de son Mémoire couronné.

    À cette occasion, je ne puis m’empêcher de remarquer que, dans cette séance même, l’Académie couronne un beau travail de M. Sundman sur le problème des trois corps. L’auteur y développe une solution de ce problème plus générale même que celle qui était réclamée par Weierstrass, lors du concours institué par le roi de Suède, puisque M. Sundman n’exclut pas le cas, explicitement écarté par le programme reproduit plus haut (p. 24), où les corps pourraient se choquer.

    Ces recherches de M. Sundman ont leur point de départ dans un théorème relatif au Problème des trois corps énoncé par notre Confrère M. Painlevé dans les Leçons qu’il a été appelé à faire à Stockholm, en 1897.

  35. Déjà l’Association des anciens Élèves des lycées de Nancy, Metz, Strasbourg et Colmar a fait ériger un buste en bronze de notre Confrère, exécuté par un statuaire distingué, M. Carlier, dans le square du lycée de Nancy qui borde la rue Gambetta. Ce buste repose sur un socle de granit des Vosges qui porte cette simple inscription :
    À Henri Poincaré, l’Association des anciens Élèves, 1913.

    D’autre part, M. le général Goetschy, qui présidait cette année la distribution des prix aux élèves du lycée de Nancy, a donné lecture à l’Assemblée d’un décret du 10 juillet 1913 en vertu duquel le lycée dont notre Confrère a été l’illustre élève, et auquel il témoignait tant d’affection, portera à l’avenir le nom de Lycée Henri Poincaré. Cette décision a été exécutée sans retard, et l’inscription du nouveau nom figure sur les portes principales du lycée.

    Nous avons parlé plus haut de la plaque commémorative qui a été apposée, par les soins de l’Association des anciens Élèves, sur la maison natale de notre Confrère. Cette plaque porte l’inscription suivante :

    Dans cette maison
    est né le 29 avril 1854
    Henri Poincaré,
    Membre de l’Académie française
    et de l’Académie des Sciences,
    mort à Paris le 17 juillet 1912.


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