Calmann-Lévy (p. 58-70).



VI


Il y avait longtemps que Laurent voulait voir l’Italie ; c’était son rêve depuis l’enfance, et quelques travaux qu’il put vendre d’une manière inespérée le mirent enfin à même de le réaliser. Il offrit à Thérèse de l’emmener, en lui montrant avec orgueil sa petite fortune, et en lui jurant que, si elle ne voulait pas le suivre, il renoncerait à ce voyage. Thérèse savait bien qu’il n’y renoncerait pas sans regret et sans reproche. Aussi s’ingénia-t-elle à trouver de l’argent de son côté. Elle en vint à bout en engageant son travail futur ; et ils partirent vers la fin de l’automne.

Laurent s’était fait de grandes illusions sur l’Italie, et croyait trouver le printemps en décembre dès qu’il apercevrait la Méditerranée. Il fallut en rabattre, et souffrir d’un froid très-âpre durant la traversée de Marseille à Gênes. Gênes lui plut extrêmement, et, comme il y avait beaucoup de peinture à voir, que c’était là, pour lui, le principal but du voyage, il consentit de bonne grâce à s’arrêter là un ou deux mois, et loua un appartement meublé.

Au bout de huit jours, Laurent avait tout vu, et Thérèse ne faisait que de commencer à s’installer pour peindre, car il faut dire qu’elle ne pouvait s’en dispenser. Pour avoir quelques billets de mille francs, elle avait dû s’engager envers un marchand de tableaux à lui rapporter plusieurs copies de portraits inédits qu’il voulait ensuite faire graver. La besogne n’était pas désagréable ; en homme de goût, l’industriel avait désigné divers portraits de Van Dyck, un à Gênes, un autre à Florence, etc. Copier ce maître était une spécialité grâce à laquelle Thérèse avait formé son propre talent et gagné de quoi vivre avant de faire le portrait pour son compte ; mais il lui fallait commencer par obtenir l’autorisation des propriétaires de ces chefs-d’œuvre, et, quelque diligence qu’elle y mît, une semaine s’écoula avant qu’elle pût commencer la copie désignée à Gênes.

Laurent ne se sentait nullement disposé à copier quoi que ce fût. Il avait une individualité trop prononcée et trop ardente pour ce genre d’étude, il profitait autrement de la vue des grandes choses. C’était son droit. Pourtant plus d’un grand maître, trouvant l’occasion toute servie, l’eût peut-être mise à profit. Laurent n’avait pas encore vingt-cinq ans et pouvait encore apprendre. C’était l’avis de Thérèse, qui voyait là aussi l’occasion, pour lui, d’augmenter ses ressources pécuniaires. S’il eût daigné copier un Titien, qui était son maître de prédilection, nul doute que le même industriel à qui Thérèse avait affaire ne l’eût acquis ou fait acquérir par un amateur. Laurent trouva cette idée absurde. Tant qu’il avait quelque argent en poche, il ne concevait pas que l’on descendît des hauteurs de l’art jusqu’à songer au gain. Il laissa Thérèse absorbée devant son modèle, la raillant même un peu d’avance du Van Dyck qu’elle allait faire, et cherchant à la décourager de la tâche effrayante qu’elle osait entreprendre ; puis il se mit à errer dans ville, assez soucieux de l’emploi de six semaines que Thérèse lui avait demandées pour mener son œuvre à bonne fin. Certes, il n’y avait pas pour elle de temps à perdre avec des journées de décembre courtes et sombres, une installation de matériel qui ne lui présentait pas toutes les commodités de son atelier de Paris, un mauvais jour, une grande salle peu ou point chauffée, et des volées de badauds en voyage qui, sous prétexte de contempler le chef-d’œuvre, se plaçaient devant elle ou l’importunaient de leurs réflexions plus ou moins saugrenues. Enrhumée, souffrante, attristée, effrayée surtout de l’ennui qu’elle voyait déjà creuser les yeux de Laurent, elle rentrait pour le trouver de mauvaise humeur, ou pour l’attendre jusqu’à ce que la faim le fît revenir. Deux jours ne se passèrent pas sans qu’il lui reprochât d’avoir accepté un travail abrutissant, et sans qu’il lui proposât d’y renoncer. N’avait-il pas de l’argent pour deux, et d’où venait donc que sa maîtresse refusait de le partager avec lui ?

Thérèse tint bon ; elle savait que l’argent ne durerait pas dans les mains de Laurent, et qu’il ne s’en trouverait peut-être plus pour revenir le jour où il serait las de l’Italie. Elle le supplia de la laisser travailler, et de travailler lui-même comme il l’entendrait, mais comme tout artiste peut et doit travailler quand il a son avenir à conquérir.

Il convint qu’elle avait raison et résolut de s’y mettre. Il déballa ses boîtes, trouva un local et fit plusieurs esquisses ; mais, soit le changement d’air et d’habitudes, soit la vue trop récente de tant de chefs-d’œuvre différents qui l’avaient vivement ému et qu’il lui fallait le temps de digérer en lui-même, il se sentit frappé d’impuissance momentanée, et tomba dans un de ces spleens contre lesquels il ne savait pas réagir seul. Il lui eût fallu des émotions venant du dehors, une magnifique musique sortant du plafond, un cheval arabe entrant par le trou de la serrure, un chef-d’œuvre littéraire inconnu sous la main, ou encore mieux, une bataille navale dans le port de Gênes, un tremblement de terre, n’importe quel événement, délicieux ou terrible, qui l’arrachât à lui-même, et sous l’impulsion duquel il se sentît exalté et renouvelé.

Tout à coup, au milieu de ses vagues et tumultueuses aspirations, une mauvaise pensée vint le trouver malgré lui.

— Quand je songe, se dit-il, qu’autrefois (c’est ainsi qu’il appelait le temps où il n’aimait pas Thérèse) la moindre folie suffisait pour me ranimer ! J’ai aujourd’hui beaucoup de choses que je rêvais, de l’argent, c’est-à-dire six mois de loisir et de liberté, l’Italie sous les pieds, la mer à ma porte, autour de moi une maîtresse tendre comme une mère, en même temps qu’elle est un ami sérieux et intelligent ; et tout cela ne suffit pas pour que mon âme revive ! À qui la faute ? Ce n’est pas la mienne, à coup sûr. Je n’avais pas été gâté, et il ne m’en fallait pas tant autrefois pour m’étourdir. Quand je pense que la moindre piquette me portait au cerveau tout aussi bien que le vin le plus généreux ; que le moindre minois chiffonné, avec un regard provoquant et une toilette problématique, suffisait pour me mettre en gaieté et pour me persuader qu’une telle conquête faisait de moi un héros de la régence ! Avais-je besoin d’un idéal comme Thérèse ? Comment donc ai-je pu me persuader que la beauté morale et physique m’était nécessaire en amour ? Je savais me contenter du moins ; donc, le plus devait m’accabler, puisque le mieux est l’ennemi du bien. Et puis, d’ailleurs, y a-t-il une vraie beauté pour les sens ? La véritable est celle qui plaît. Celle dont on est rassasié est comme si elle n’avait jamais été. Et puis encore il y a le plaisir du changement, et c’est peut-être là tout le secret de la vie. Changer, c’est se renouveler ; pouvoir changer, c’est être libre. L’artiste est-il né pour l’esclavage, et n’est-ce pas l’esclavage que la fidélité gardée, ou seulement la foi promise ?

Laurent se laissa envahir par ces vieux sophismes, toujours nouveaux pour les âmes en dérive. Il éprouva bientôt le besoin de les exprimer à quelqu’un, et ce quelqu’un fut Thérèse. Tant pis pour elle, puisque Laurent ne voyait qu’elle !

La causerie du soir commençait toujours à peu près de même :

— Quelle assommante ville que celle-ci !

Un soir, il ajouta :

— On doit s’y ennuyer en peinture. Je ne voudrais pas être le modèle que tu copies. Cette pauvre belle comtesse en robe noir et or, qui est là accrochée depuis deux cents ans, si ses doux yeux ne l’ont pas damnée, elle doit se damner dans le ciel de voir son image enfermée dans ce maussade pays.

— Et pourtant, répondit Thérèse, elle y a toujours le privilége de la beauté, le succès qui survit à la mort, et que la main d’un maître éternise. Toute desséchée qu’elle est au fond de sa tombe, elle a encore des amants ; tous les jours, je vois des jeunes gens, insensibles d’ailleurs au mérite de la peinture, rester en extase devant cette beauté qui semble respirer et sourire avec un calme triomphant.

— Elle te ressemble, Thérèse, sais-tu cela ? Elle a un peu du sphinx, et je ne m’étonne pas de ta passion pour son mystérieux sourire. On dit que les artistes créent toujours dans leur nature : il est tout simple que tu aies choisi les portraits de Van Dyck pour ton école d’apprentissage. Il faisait grand, mince, élégant et fier comme ta forme.

— Voilà des compliments ! arrête-toi là, je vois que la moquerie va arriver.

— Non, je ne suis pas en train de rire. Tu sais bien que je ne ris plus, moi. Avec toi, il faut tout prendre au sérieux : je me conforme à l’ordonnance. Je dis seulement une chose triste. C’est que ta défunte comtesse doit être bien lasse d’être toujours belle de la même façon. Une idée, Thérèse ! un rêve fantastique qui me vient de ce que tu disais tout à l’heure. Écoute.

« Un jeune homme, qui avait probablement des notions de sculpture, se prit d’un amour pour une statue de marbre couchée sur un tombeau. Il en devint fou, et ce pauvre fou souleva un jour la pierre pour voir ce qu’il restait de cette belle femme dans le sarcophage. Il y trouva… ce qu’il y devait trouver, l’imbécile ! une momie ! Alors la raison lui revint, et, embrassant ce squelette, il lui dit : « Je t’aime mieux ainsi ; au moins, tu es quelque chose qui a vécu, tandis que j’étais épris d’une pierre qui n’a jamais eu conscience d’elle-même. »

— Je ne comprends pas, dit Thérèse.

— Ni moi non plus, répondit Laurent ; mais peut-être qu’en amour la statue est ce qu’on édifie dans sa tête, et la momie, ce que l’on ramasse dans son cœur.

Un autre jour, il esquissa la figure et l’attitude de Thérèse, rêveuse et triste, dans un album qu’elle feuilleta ensuite, et où elle trouva une douzaine de croquis de femmes dont les poses impertinentes et les types effrontés la firent rougir. C’étaient les fantômes du passé qui avaient traversé la mémoire de Laurent et qui s’étaient collés, peut-être malgré lui, à ces feuilles blanches. Thérèse, sans rien dire, déchira celle où elle avait pris place dans cette mauvaise compagnie, la jeta au feu, ferma l’album et le remit sur la table ; puis elle s’assit près du feu, étendit son pied sur son chenet et voulut parler d’autre chose.

Laurent ne répondit pas, mais il lui dit :

— Vous êtes trop orgueilleuse, ma chère ! Si vous eussiez brûlé tous les feuillets qui vous déplaisent, pour ne laisser dans l’album que votre image, j’aurais compris, et je vous aurais dit : « Tu fais bien ; » mais vous retirer de là en y laissant les autres signifie que vous ne me feriez jamais l’honneur de me disputer à personne.

— Je vous ai disputé à la débauche, répondit Thérèse ; je ne vous disputerai jamais à aucune de ces vestales.

— Eh bien, c’est de l’orgueil, je le répète ; ce n’est pas de l’amour. Moi, je vous ai disputée à la sagesse, et je vous disputerais à n’importe lequel de ses moines.

— Pourquoi me disputeriez-vous ? Est-ce que vous n’êtes pas fatigué d’aimer la statue ? est-ce que la momie n’est pas dans votre cœur ?

— Ah ! vous avez la mémoire des mots, vous !

Mon Dieu ! qu’est-ce qu’un mot ? On l’interprète comme on veut. Avec un mot, on fait pendre un innocent. Je vois qu’il faut prendre garde à ce que l’on dit avec vous ; le plus prudent serait peut-être de ne jamais causer ensemble.

— En sommes-nous là, mon Dieu ? dit Thérèse ; fondant en larmes.

Ils en étaient là. C’est en vain que Laurent s’affligea de ses pleurs, et lui demanda pardon de les avoir fait couler : le mal recommença le lendemain.

— Que veux-tu donc que je devienne dans : cette détestable ville ? lui dit-il. Tu veux que je travaille ; je l’ai voulu aussi ; mais je ne peux pas ! Je ne suis pas né comme toi avec un petit ressort d’acier dans le cerveau, dont il ne faut que pousser le bouton pour que la volonté fonctionne. Je suis un créateur, moi ! Grand ou petit, faible ou puissant c’est toujours un ressort qui n’obéit à rien et que met en jeu, quand il lui plait, le souffle de Dieu ou le vent qui passe. Je suis incapable de quoi que ce soit quand je m’ennuie ou me déplais quelque part.

— Comment est-il possible qu’un homme intelligent s’ennuie, dit Thérèse ; à moins qu’il ne soit privé de jour, et d’air au fond d’un cachot ? N’y a-t-il donc dans cette ville, qui t’avait ravi le premier jour, ni belles choses à voir, ni intéressantes promenades à faire aux environs ; ni bons livres à consulter, ni personnes intelligentes à entretenir ?

— J’ai des belles choses d’ici par-dessus les yeux ; je n’aime pas à me promener seul ; les meilleurs livres m’irritent lorsqu’ils me disent ce que je ne suis pas en train de croire. Quant aux relations à établir… j’ai des lettres de recommandation dont tu sais bien que je ne peux pas faire usage !

— Non, je ne sais pas cela ; pourquoi ?

— Parce que, naturellement, mes amis du monde m’ont adressé à des gens du monde : or, les gens du monde ne vivent pas entre quatre murs sans songer à se divertir ; et, comme tu n’es pas du monde, Thérèse, comme tu ne peux pas m’y accompagner, il faudra donc que je te laisse seule !

— Dans le jour, puisque je suis forcée de travailler là-bas dans ce palais !

— Dans le jour, on se rend des visites et on fait des projets pour le soir. C’est le soir qu’on s’amuse en tout pays ; ne le sais-tu pas ?

— Eh bien, sors quelquefois le soir, puisqu’il le faut ; va au bal, aux conversazioni : Ne joue pas, c’est tout ce que je te demande.

— Et c’est ce que je ne peux pas te promettre. Dans le monde, il faut se donner au jeu ou aux femmes.

— Ainsi tous les hommes du monde se ruinent au jeu ou se jettent dans la galanterie ?

— Ceux qui ne font ni l’un ni l’autre s’ennuient dans le monde ou y sont ennuyeux. Je ne suis pas un causeur de salon, moi. Je ne suis pas encore assez creux pour me faire écouter sans rien dire. Voyons, Thérèse, veux-tu que je me jette dans le monde à nos risques et périls ?

— Pas encore, dit Thérèse ; patiente un peu. Hélas ! je n’étais pas préparée à te perdre si tôt !

L’accent douloureux et le regard déchirant de Thérèse irritèrent Laurent plus que de coutume.

— Tu sais, lui dit-il, que tu me ramènes toujours à tes fins avec la moindre plainte, et tu abuses de ton pouvoir, ma pauvre Thérèse. Ne t’en repentiras-tu pas un jour, si tu me vois malade et exaspéré ?

— Je m’en repens déjà, puisque je t’ennuie, répondit-elle. Fais donc ce que tu voudras !

— Ainsi tu m’abandonnes à ma destinée ? Es-tu déjà lasse de lutter ? Tiens, ma chère, c’est toi qui ne m’aimes plus !

— Au ton dont tu le dis, il semble que tu désires que cela soit !

Il répondit : « Non ; » mais, un instant après, c’était oui sous toutes les formes. Thérèse était trop sérieuse, trop fière, trop pudique. Elle ne voulait pas descendre avec lui des hauteurs de l’empyrée. Un mot leste lui semblait un outrage, un souvenir sans importance encourait sa censure. Elle était sobre en tout et ne comprenait rien aux appétits capricieux, aux fantaisies immodérées. Elle était la meilleure des deux, à coup sûr, et, s’il lui fallait des compliments, il était prêt à lui en faire ; mais s’agissait-il de cela entre eux ? La question n’était-elle pas de trouver le moyen de vivre ensemble ? Autrefois, elle était plus gaie, elle avait été coquette avec lui, et elle ne voulait plus l’être ; elle était maintenant comme un oiseau malade sur son bâton, les plumes ébouriffées, la tête dans les épaules et l’œil éteint. Sa figure pâle et morne était quelquefois effrayante. Dans cette grande chambre sombre attristée des restes d’un vieux luxe, elle lui faisait l’effet d’un spectre. Par moments, il avait peur d’elle. Ne pouvait-elle remplir cet intérieur lugubre de chants bizarres et de joyeux éclats de rire ?

— Voyons : que faire pour secouer cette mort qui glace les épaules ? Mets-toi au piano, et joue-moi une valse. Je vais valser tout seul. Sais-tu valser, toi ? Je parie que non ! Tu ne sais rien que de triste !

— Tiens, dit Thérèse en se levant, partons demain, et advienne que pourra ! Tu deviendrais fou ici. Ce sera peut-être pire ailleurs ; mais j’irai jusqu’au bout de ma tâche.

Sur ce mot, Laurent s’emporta, c’était donc une tâche qu’elle s’était imposée ? Elle accomplissait donc froidement un devoir ? Peut-être avait-elle fait à la Vierge le vœu de lui consacrer son amant. Il ne lui manquait plus que d’être dévote !

Il prit son chapeau avec cet air de suprême dédain et de rupture bien troussée qui lui était propre. Il sortit sans dire où il allait. Il était dix heures du soir. Thérèse passa la nuit dans des angoisses effroyables. Il rentra au jour et s’enferma dans sa chambre en jetant les portes avec fracas. Elle n’osa se montrer dans la crainte de l’irriter et se retira sans bruit chez elle. C’était la première fois qu’ils s’endormaient sans se dire un mot d’affection ou de pardon.

Le lendemain, au lieu de retourner à son travail, elle fit ses paquets et prépara tout pour le départ. Lui s’éveilla à trois heures de l’après-midi, et lui demanda en riant à quoi elle songeait. I1 avait pris son parti, il avait retrouvé son assiette. Il s’était promené la nuit, seul au bord de la mer ; il avait fait ses réflexions, il était calmé.

— Cette grosse mer grondeuse et rabâcheuse m’a impatienté, dit-il gaiement. J’ai fait d’abord de la poésie. Je me suis comparé à elle. J’ai eu envie de me jeter dans son beau sein verdâtre !… Et puis j’ai trouvé la vague monotone et ridicule de se plaindre toujours de ce qu’il y a des rochers sur la grève. Si elle n’a pas la force de les détruire, qu’elle se taise ! Qu’elle fasse comme moi, qui ne veux plus me plaindre. Me voilà charmant ce matin ; j’ai résolu de travailler, je reste. J’ai fait ma barbe avec soin ; embrasse-moi, Thérèse, et ne parlons plus de la sotte soirée d’hier. Défaits ces paquets surtout, ôte ces malles, vite, que je ne les voie pas davantage ! Elles ont l’air d’un reproche, et je n’en mérite plus.

Il y avait bien loin de cette prompte manière de se réconcilier avec lui-même au temps où un regard inquiet de Thérèse suffisait pour lui faire plier les deux genoux, et pourtant il n’y avait pas plus de trois mois.

Une surprise vint les distraire. M. Palmer, arrivé à Gênes le matin, vint leur demander à dîner. Laurent fut enchanté de cette diversion. Lui, toujours assez froid de manières avec les autres hommes, il sauta au cou de l’Américain en lui disant qu’il était l’envoyé du ciel. Palmer fut plus surpris que flatté de cet accueil chaleureux. Il lui avait suffi d’un coup d’œil jeté sur Thérèse pour voir que ce n’était pas là l’expansion du bonheur. Cependant Laurent ne lui parla pas de son ennui, et Thérèse fut surprise de l’entendre faire l’éloge de la ville et du pays. Il déclara même que les femmes étaient charmantes. D’où les connaissait-il ?

À huit heures, il demanda son pardessus et sortit. Palmer voulut se retirer aussi.

— Pourquoi, lui dit Laurent, ne restez-vous pas un peu plus longtemps avec Thérèse ? Cela lui ferait plaisir. Nous sommes tout à fait seuls ici. Je sors pour une heure. Attendez-moi pour prendre le thé.

À onze heures, Laurent n’était pas rentré. Thérèse était fort abattue. Elle faisait de vains efforts pour cacher son désespoir. Elle n’était plus inquiète, elle se sentait perdue. Palmer vit tout et feignit de ne rien voir : il causa encore avec elle pour tâcher de la distraire ; mais, comme Laurent n’arrivait pas, et qu’il n’était pas convenable de l’attendre passé minuit, il se retira en serrant la main de Thérèse. Malgré lui, il lui apprit dans ce serrement de main qu’il n’était pas dupe de son courage et qu’il ressentait l’étendue de son désastre.

Laurent arriva en ce moment et vit l’émotion de Thérèse. À peine fut-il seul avec elle, qu’il l’en railla sur un ton qui affectait de ne pas descendre à la jalousie.

— Voyons, lui dit-elle, ne me faites pas inutilement souffrir. Pensez-vous que Palmer me fasse la cour ? Partons, je vous l’ai offert.

— Non, ma chère, je ne suis pas absurde à ce point. Du moment que vous avez une société et que vous me permettez de sortir un peu pour mon compte,

tout est bien, et je me sens en train de travailler.

— Dieu le veuille ! dit Thérèse. Je ferai, moi, ce que vous voudrez ; mais, si vous vous réjouissez de la société qui m’est venue, ayez le bon goût de ne pas m’en parler comme vous venez de le faire, je ne saurais le souffrir.

— De quoi diable vous fâchez-vous ? qu’ai-je donc dit de si blessant ? Vous devenez d’une susceptibilité par trop ombrageuse, ma chère amie ! Quel mal y aurait-il à ce que ce bon Palmer fût amoureux de vous ?

— Il y en aurait à vous de me laisser seule avec lui, si vous pensiez ce que vous dites.

— Ah ! il y aurait du mal… à vous abandonner au danger ? Vous voyez bien que le danger existe, selon vous, et que je ne me trompais pas !

— Soit ! alors passons nos soirées ensemble et ne recevons personne. Je le veux bien, moi. Est-ce convenu ?

— Vous êtes bonne, ma chère Thérèse. Pardonnez-moi. Je resterai avec vous et nous verrons qui vous voudrez ; ce sera le meilleur et le plus doux arrangement.

En effet, Laurent parut revenir à lui-même. Il entama une bonne étude dans son atelier et invita Thérèse à venir la voir. Quelques jours se passèrent sans orage. Palmer n’avait pas reparu ; mais bientôt Laurent se lassa de cette vie réglée, et alla le chercher en lui reprochant d’abandonner ses amis. À peine fut-il arrivé pour passer la soirée avec eux, que Laurent trouva un prétexte pour sortir et resta dehors jusqu’à minuit.

Une semaine se passa ainsi, puis une seconde. Laurent donnait une soirée sur trois ou quatre à Thérèse, et quelle soirée ! elle eût préféré la solitude.

Où allait-il ? Elle ne l’a jamais su. Il ne paraissait pas dans le monde ; le temps humide et froid ne permettait pas de penser qu’il se promenât en mer pour son plaisir. Cependant il montait souvent dans une barque, disait-il, et ses habits, en effet, sentaient le goudron. Il s’exerçait à ramer et prenait des leçons d’un pêcheur de la côte qu’il allait chercher dans la rade. Il prétendait se trouver bien, pour son travail du lendemain, d’une fatigue qui abattait l’excitation de ses nerfs. Thérèse n’osait plus aller le trouver dans son atelier. Il montrait du dépit lorsqu’elle désirait voir son travail. Il ne voulait pas de ses réflexions, lorsqu’il était en train de manifester son idée, et il ne voulait pas non plus de son silence, qui lui faisait l’effet d’un blâme. Elle ne devait voir son œuvre que lorsqu’il la jugerait digne d’être vue. Autrefois il ne commençait rien sans lui exposer son idée ; maintenant, il la traitait comme un public.

Deux ou trois fois il passa toute la nuit dehors. Thérèse ne s’habituait pas à l’inquiétude que lui causait le prolongement de ses absences. Elle l’eût exaspéré en ayant l’air de s’en apercevoir ; mais on pense bien qu’elle le guettait et qu’elle cherchait à savoir la vérité. Il était impossible qu’elle le suivît elle-même la nuit dans une ville pleine de matelots et d’aventuriers de toute nation. Pour rien au monde, elle ne se fût abaissée à le faire suivre par quelqu’un. Elle entrait chez lui sans bruit et le regardait dormir. Il semblait accablé de fatigue. C’était peut-être, en effet, une lutte désespérée contre lui-même qu’il avait entreprise pour éteindre, par l’exercice physique, l’excès de sa pensée.

Une nuit, elle remarqua que ses habits étaient fangeux et déchirés comme s’il eût eu à soutenir une lutte matérielle, ou comme s’il eût fait une chute. Effrayée, elle s’approcha de lui et vit du sang sur son oreiller ; il avait une légère entaille au front. Il dormait si profondément, qu’elle espéra ne pas l’éveiller en lui découvrant un peu la poitrine pour voir s’il n’avait pas d’autre blessure ; mais il s’éveilla et entra dans une colère qui fut pour elle le coup de grâce. Elle voulait s’enfuir, il la retint de force, passa une robe de chambre, ferma la porte, et, marchant avec agitation dans l’appartement, qu’éclairait faiblement une petite lampe de nuit, il exhala enfin toute la souffrance amassée dans son âme.

— C’en est assez, lui dit-il ; soyons francs vis-à-vis l’un de l’autre. Nous ne nous aimons plus, nous ne nous sommes jamais aimés ! Nous nous sommes trompés l’un l’autre ; vous avez voulu avoir un amant ; peut-être n’étais-je ni le premier ni le second, n’importe ! il vous fallait un serviteur, un esclave ; vous avez cru que mon malheureux caractère, mes dettes, mon ennui, ma lassitude d’une vie d’excès, mes illusions sur l’amour vrai, me mettraient à votre discrétion, et que je ne pourrais jamais me reprendre. Pour mener à bonne fin une si périlleuse entreprise, il vous eût fallu à vous-même un plus heureux caractère, plus de patience, plus de souplesse, et surtout plus d’esprit ! Vous n’avez pas d’esprit du tout, Thérèse, soit dit sans vous offenser. Vous êtes tout d’une pièce, monotone, têtue et vaine à l’excès de votre prétendue modération, qui n’est que la philosophie des gens à vue courte et à facultés bornées. Quant à moi, je suis un fou, un inconstant, un ingrat, tout ce qu’il vous plaira ; mais je suis sincère, je ne fais pas de calculs, je me livre sans arrière-pensée : c’est pourquoi je me reprends de même. Ma liberté morale est chose sacrée, et je ne permets à personne de s’en emparer. Je vous l’avais confiée et non donnée, c’était à vous d’en faire bon usage et de savoir me rendre heureux. Oh ! n’essayez pas de dire que vous ne vouliez pas de moi ! Je connais ces manèges de la modestie et ces évolutions de la conscience des femmes. Le jour où vous m’avez cédé, j’ai compris que vous pensiez bien m’avoir conquis, et que toutes ces feintes résistances, ces larmes de détresse et ces pardons toujours accordés à mes prétentions n’étaient que l’art vulgaire de tendre une ligne et d’y faire mordre le pauvre poisson ébloui par la mouche artificielle. Je vous ai trompée, Thérèse, en feignant d’être la dupe de cette mouche : c’était mon droit. Vous vouliez des adorations pour vous rendre ; je vous les ai prodiguées sans effort et sans hypocrisie ; vous êtes belle, et je vous désirais ! Mais une femme n’est qu’une femme, et la dernière de toutes nous donne autant de volupté que la plus grande reine. Vous avez eu la simplicité de l’ignorer, et, à présent, il faut rentrer en vous-même. Il faut savoir que la monotonie ne me convient pas, il faut me laisser à mes instincts, qui ne sont pas toujours sublimes, mais que je ne peux pas détruire sans me détruire avec eux… Où est le mal, et pourquoi nous arracherions-nous les cheveux ? Nous nous sommes associés et nous nous quittons, voilà tout. Il n’est pas besoin de nous haïr et de nous décrier pour cela. Vengez-vous en comblant les vœux de ce pauvre Palmer, que vous faites languir ; je serai content de sa joie, et nous resterons tous trois les meilleurs amis du monde. Vous retrouverez vos grâces d’autrefois, que vous avez perdues, et l’éclat de vos beaux yeux, qui s’usent et se ternissent à veiller pour espionner mes démarches. Je redeviendrai, moi, le bon camarade que j’étais ; et nous oublierons ce cauchemar que nous traversons ensemble… Est-ce convenu ? Vous ne répondez pas ? C’est de la haine que vous voulez ? Prenez-y garde ! je n’ai jamais haï, mais je peux tout apprendre, j’ai de la facilité, moi, vous savez ! Tenez, je me suis colleté ce soir avec un matelot ivre qui était deux fois grand et fort comme moi ; je l’ai roué de coups, et je n’ai reçu qu’une égratignure. Prenez garde que je ne sois aussi vigoureux dans l’occasion au moral qu’au physique, et que, dans une lutte d’aversion et de vengeance, je n’écrase le diable en personne sans lui laisser un de mes cheveux entre les griffes !

Laurent, pâle, amer, tour à tour ironique et furieux, les cheveux en désordre, la chemise déchirée et le front ensanglanté, était si effrayant à voir et à entendre, que Thérèse sentit tout son amour se changer en dégoût. Elle était si désespérée de la vie en cet instant, qu’elle ne songea pas seulement à avoir peur. Muette et immobile sur le fauteuil où elle s’était assise, elle laissait couler ce torrent de blasphèmes, et, tout en se disant que cet insensé était capable de la tuer, elle attendait avec un dédain glacial et une indifférence absolue le paroxysme de son accès.

Il se tut quand il n’eut plus la force de parler. Alors elle se leva et sortit sans lui avoir répondu une syllabe et sans jeter sur lui un regard.