Calmann-Lévy (p. 48-58).



V


Thérèse n’eut pas de faiblesse pour Laurent dans le sens moqueur et libertin que l’on attribue à ce mot en amour. Ce fut par un acte de sa volonté, après des nuits de méditation douloureuse, qu’elle lui dit :

— Je veux ce que tu veux, parce que nous en sommes venus à ce point où la faute à commettre est l’inévitable réparation d’une série de fautes commises. J’ai été coupable envers toi, en n’ayant pas la prudence égoïste de te fuir ; il vaut mieux que je sois coupable envers moi-même, en restant ta compagne et ta consolation, au prix de mon repos et de ma fierté… Écoute, ajouta-t-elle en tenant sa main dans les siennes avec toute la force dont elle était capable, ne me retire jamais cette main-là et, quelque chose qui arrive, garde assez d’honneur et de courage pour ne pas oublier qu’avant d’être ta maîtresse, j’ai été ton ami. Je me le suis dit dès le premier jour de ta passion : nous nous aimions trop bien ainsi pour ne pas nous aimer plus mal autrement ; mais ce bonheur-là ne pouvait pas durer pour moi, puisque tu ne le partages plus, et que, dans cette liaison, mêlée pour toi de peines et de joies, la souffrance a pris le dessus. Je te demande seulement, si tu viens à te lasser de mon amour comme te voilà lassé de mon amitié, de te rappeler que ce n’est pas un instant de délire qui m’a jetée dans tes bras, mais un élan de mon cœur et un sentiment plus tendre et plus durable que l’ivresse de la volupté. Je ne suis pas supérieure aux autres femmes, et je ne m’arroge pas le droit de me croire invulnérable ; mais je t’aime si ardemment et si saintement, que je n’aurais jamais failli avec toi, si tu avais dû être sauvé par ma force. Après avoir cru que cette force t’était bonne, qu’elle t’apprenait à découvrir la tienne et à te purifier d’un mauvais passé, te voilà persuadé du contraire, à tel point qu’aujourd’hui c’est le contraire, en effet qui arrive : tu deviens amer, et il semble, si je résiste, que tu sois prêt à me haïr et à retourner à la débauche, en blasphémant même notre pauvre amitié. Eh bien, j’offre à Dieu pour toi le sacrifice de ma vie. Si je dois souffrir de ton caractère ou de ton passé, soit. Je serai assez payée si je te préserve du suicide que tu étais en train d’accomplir quand je t’ai connu. Si je n’y parviens pas, du moins je l’aurai tenté, et Dieu me pardonnera un dévouement inutile, lui qui sait combien il est sincère !

Laurent fut admirable d’enthousiasme, de reconnaissance et de foi dans les premiers jours de cette union. Il s’était élevé au-dessus de lui-même, il avait des élans religieux, il bénissait sa chère maîtresse de lui avoir fait connaître enfin l’amour vrai, chaste et noble, qu’il avait tant rêvé, et dont il s’était cru à jamais déshérité par sa faute. Elle le retrempait, disait-il, dans les eaux de son baptême, elle effaçait en lui jusqu’au souvenir de ses mauvais jours. C’était une adoration, une extase, un culte.

Thérèse y crut naïvement. Elle s’abandonna à la joie d’avoir donné toute cette félicité et rendu toute cette grandeur à une âme d’élite. Elle oublia toutes ses appréhensions et en sourit comme de rêves creux qu’elle avait pris pour des raisons. Ils s’en moquèrent ensemble ; ils se reprochèrent de s’être méconnus et de ne s’être pas jetés au cou l’un de l’autre dès le premier jour, tant ils étaient faits pour se comprendre, se chérir et s’apprécier. Il ne fut plus question de prudence et de sermons. Thérèse était rajeunie de dix ans. C’était un enfant plus enfant que Laurent lui-même ; elle ne savait quoi imaginer pour lui arranger une existence où il ne sentirait pas le pli d’une feuille de rose.

Pauvre Thérèse ! son ivresse ne dura pas huit jours entiers.

D’où vient cet effroyable châtiment infligé à ceux qui ont abusé des forces de la jeunesse, et qui consiste à les rendre incapables de goûter la douceur d’une vie harmonieuse et logique ? Est-il bien criminel, le jeune homme qui se trouve lancé sans frein dans le monde avec d’immenses aspirations, et qui se croit capable d’éteindre tous les fantômes qui passent, tous les enivrements qui l’appellent ? Son péché est-il autre chose que l’ignorance, et a-t-il pu apprendre dans son berceau que l’exercice de la vie doit être un éternel combat contre soi-même ? Il en est vraiment qui sont à plaindre, et qu’il est difficile de condamner, à qui ont peut-être manqué un guide, une mère prudente, un ami sérieux, une première maîtresse sincère. Le vertige les a saisis dès leurs premiers pas ; la corruption s’est jetée sur eux comme sur une proie pour faire des brutes de ceux qui avaient plus de sens que d’âme, pour faire des insensés de ceux qui se débattaient, comme Laurent, entre la fange de la réalité et l’idéal de leurs rêves.

Voilà ce que disait Thérèse pour continuer à aimer cette âme souffrante, et pourquoi elle endura les blessures que nous allons raconter.

Le septième jour de leur bonheur fut irrévocablement le dernier. Ce chiffre néfaste ne sortit jamais de la mémoire de Thérèse. Des circonstances fortuites avaient concouru à prolonger cette éternité de joies pendant toute une semaine ; personne d’intime n’était venu voir Thérèse, elle n’avait pas de travail trop pressé ; Laurent promettait de se remettre à l’ouvrage dès qu’il pourrait reprendre possession de son atelier, envahi par des ouvriers à qui il en avait confié la réparation. La chaleur était écrasante à Paris ; il fit à Thérèse la proposition d’aller passer quarante-huit heures à la campagne, dans les bois. C’était le septième jour.

Ils partirent en bateau, et arrivèrent le soir dans un hôtel, d’où, après le dîner, ils sortirent pour courir la forêt par un clair de lune magnifique. Ils avaient loué des chevaux et un guide, lequel les ennuya bientôt par son baragouin prétentieux. Ils avaient fait deux lieues et se trouvaient au pied d’une masse de rochers que Laurent connaissait. Il proposa de renvoyer les chevaux et le guide, et de revenir à pied, quand même il serait un peu tard.

— Je ne sais pas pourquoi, lui dit Thérèse, nous ne passerions pas toute la nuit dans la forêt : il n’y a ni loups ni voleurs. Restons ici tant que tu voudras, et ne revenons jamais, si bon te semble.

Ils restèrent seuls, et c’est alors que se passa une scène bizarre, presque fantastique, mais qu’il faut raconter telle qu’elle est arrivée. Ils étaient montés sur le haut du rocher et s’étaient assis sur la mousse épaisse desséchée par l’été. Laurent regardait le ciel splendide où la lune effaçait la clarté des étoiles. Deux ou trois des plus grosses brillaient seules au-dessus de l’horizon. Renversé sur le dos, Laurent les contemplait.

— Je voudrais bien savoir, dit-il, le nom de celle qui est à peu près au-dessus de ma tête ; elle a l’air de me regarder.

— C’est Véga, répondit Thérèse.

— Tu sais donc le nom de toutes les étoiles, toi, savante ?

— À peu près. Ce n’est pas difficile, et, en un quart d’heure, tu en sauras autant que moi, quand tu voudras.

— Non, merci ; j’aime mieux décidément ne pas savoir : j’aime mieux leur donner des noms à ma fantaisie.

— Et tu as raison.

— J’aime mieux me promener au hasard dans ces lignes tracées là-haut et faire des combinaisons de groupes à mon idée que de marcher dans le caprice des autres. Après tout, peut-être ai-je tort, Thérèse ! Tu aimes les sentiers frayés, toi, n’est-ce pas ?

— Ils sont meilleurs aux pauvres pieds. Je n’ai pas, comme toi, des bottes de sept lieues !

— Moqueuse ! tu sais bien que tu es plus forte et meilleure marcheuse que moi !

— C’est tout simple, je n’ai pas d’ailes pour m’envoler.

— Avise-toi d’en avoir pour me laisser là ! Mais ne parlons pas de nous quitter : ce mot-là ferait pleuvoir !

— Eh ! qui donc y songe ? Ne le répète pas, ton affreux mot !

— Non, non ! n’y songeons pas, n’y songeons pas ! s’écria-t-il en se levant brusquement.

— Qu’as-tu et où vas-tu ? lui dit-elle.

— Je ne sais pas, répondit-il. Ah ! si ! à propos… Il y a par là un écho extraordinaire, et, la dernière fois que j’y suis venu avec la petite… tu ne tiens pas à savoir son nom, n’est-ce pas ? j’ai pris grand plaisir à l’entendre d’ici, pendant qu’elle chantait là-bas sur le tertre qui est vis-à-vis de nous.

Thérèse ne répondit rien. Il s’aperçut que ce souvenir intempestif d’une de ses mauvaises connaissances n’était pas délicat à jeter au milieu d’une romantique veillée avec la reine de son cœur. Pourquoi cela lui était-il revenu ? comment le nom quelconque de la vierge folle lui était-il arrivé au bord des lèvres ? Il fut mortifié de cette maladresse ; mais, au lieu de s’en accuser naïvement et de la faire oublier par des torrents de tendres paroles qu’il savait bien tirer de son âme quand la passion l’inspirait, il n’en voulut pas avoir le démenti, et demanda à Thérèse si elle voulait chanter pour lui.

— Je ne pourrais pas, lui répondit-elle avec douceur. Il y a longtemps que je n’étais montée à cheval, je me sens un peu oppressée.

— Si ce n’est qu’un peu, faites un effort, Thérèse, cela me fera tant de plaisir !

Thérèse était trop fière pour avoir du dépit, elle n’avait que du chagrin. Elle détourna la tête et feignit de tousser.

— Allons, dit-il en riant, vous n’êtes qu’une faible femme ! Et puis vous ne croyez pas à mon écho, je vois cela. Je veux vous le faire entendre. Restez ici. Je grimpe là-haut, moi. Vous n’avez pas peur, j’espère, de rester seule cinq minutes ?

— Non, répondit tristement Thérèse, je n’ai pas du tout peur.

Pour grimper sur l’autre rocher, il fallait descendre le petit ravin qui le séparait de celui où ils étaient ; mais ce ravin était plus creux qu’il ne le paraissait. Quand Laurent, après en avoir descendu la moitié, vit le chemin qui lui restait à faire, il s’arrêta, craignant de laisser Thérèse seule si longtemps, et, criant vers elle, il lui demanda si elle ne l’avait pas rappelé.

— Non, pas du tout ! lui cria-t-elle à son tour, ne voulant pas contrarier sa fantaisie.

Il est impossible d’expliquer ce qui se passa dans la tête de Laurent ; il prit ce pas du tout pour une dureté, et se remit à descendre, mais moins vite et en rêvant.

— Je l’ai blessée, dit-il, et la voilà qui me boude, comme du temps où nous jouions au frère et à la sœur. Est-ce qu’elle va encore avoir de ces humeurs-là, à présent qu’elle est ma maîtresse ? Mais pourquoi l’ai-je blessée ? J’ai eu tort assurément, mais c’est sans le vouloir. Il est bien impossible qu’il ne me revienne pas quelque bribe de mon passé dans la mémoire. Sera-ce donc chaque fois un outrage pour elle et une mortification pour moi ? Que lui importe mon passé, puisqu’elle m’a accepté comme cela ? J’ai eu tort pourtant ! oui, j’ai eu tort ; mais ne lui arrivera-t-il jamais à elle-même de me parler de ce drôle qu’elle a aimé et dont elle s’est crue la femme ? Malgré elle, Thérèse se souviendra auprès de moi des jours qu’elle a vécu sans moi, et lui en ferai-je un crime ?

Laurent se répondit aussitôt à lui-même :

— Oh ! mais oui, cela me serait insupportable ! Donc, j’ai eu grand tort, et j’aurais dû lui en demander pardon tout de suite.

Mais déjà il était arrivé à ce moment de fatigue morale où l’âme est rassasiée d’enthousiasme, où l’être farouche et faible que nous sommes tous plus ou moins a besoin de reprendre possession de lui-même.

— Encore s’accuser ; encore promettre, encore persuader, encore s’attendrir ? Eh quoi ! se dit-il, ne peut-elle être heureuse et confiante huit jours entiers ? C’est ma faute, je le veux bien ; mais il y a encore plus de la sienne à faire de si peu une si grosse affaire et à me gâter cette belle nuit de poésie que je m’étais arrangée avec elle dans un des plus beaux endroits du monde. J’y suis déjà venu avec des libertins et des filles, c’est vrai ; mais dans quel coin des environs de Paris l’aurais-je conduite où je n’aurais pas retrouvé ces fâcheux souvenirs ? À coup sûr, ils ne m’enivrent guère, et il y a presque de la cruauté à me les reprocher…

En répondant ainsi dans son cœur aux reproches que Thérèse lui adressait probablement dans le sien, il arriva au fond de la vallée, où il se sentit troublé et fatigué comme à la suite d’une querelle, et se jeta sur l’herbe dans un mouvement de lassitude et de dépit. Il y avait sept jours entiers qu’il ne s’était appartenu ; il subissait le besoin de se reconquérir et de se croire seul et indompté un instant.

De son côté Thérèse était navrée et effrayée en même temps. Pourquoi le mot se quitter avait-il été jeté par lui tout à coup comme un cri aigre au milieu de cet air tranquille qu’ils respiraient ensemble ? à quel propos ? en quoi l’avait-elle provoqué ? Elle cherchait en vain. Laurent lui-même n’eût pu le lui expliquer. Tout ce qui avait suivi était grossièrement cruel, et combien il devait être irrité pour l’avoir dit, cet homme d’une éducation exquise ! Mais d’où lui venait cette colère ? portait-il en lui un serpent qui le mordait au cœur et lui arrachait des paroles d’égarement et de malédiction ?

Elle l’avait suivi des yeux sur la pente du rocher jusqu’à ce qu’il fût entré dans l’ombre épaisse du ravin. Elle ne le voyait plus et s’étonnait du temps qu’il lui fallait pour reparaître sur le versant de l’autre monticule. Elle fut prise d’effroi, il pouvait être tombé dans quelque précipice. Ses regards interrogeaient en vain la profondeur du terrain herbu, hérissé de grosses roches sombres. Elle se levait pour essayer de l’appeler, lorsqu’un cri d’inexprimable détresse monta jusqu’à elle, un cri rauque, affreux, désespéré, qui lui fit dresser les cheveux sur la tête.

Elle s’élança comme une flèche dans la direction de la voix. S’il y eût eu,

en effet, un abîme, elle s’y fût précipitée sans réflexion ; mais ce n’était qu’une pente rapide où elle glissa plusieurs fois sur la mousse et déchira sa robe aux buissons. Rien ne l’arrêta ; elle arriva, sans savoir comment, auprès de Laurent, qu’elle trouva debout, hagard, agité d’un tremblement convulsif.

— Ah ! te voilà, lui dit-il en lui saisissant le bras. Tu as bien fait de venir ! j’y serais mort !

Et, comme don Juan après la réponse de la statue, il ajouta d’une voix âpre et brusque : Sortons d’ici !

Il l’entraîna sur le chemin, marchant à l’aventure et ne pouvant rendre compte de ce qui lui était arrivé.

Au bout d’un quart d’heure, il se calma enfin, et s’assit avec elle dans une clairière. Ils ne savaient où ils étaient ; le sol était semé de roches plates qui ressemblaient à des tombes, et entre lesquelles poussaient au hasard des genévriers qu’on eût pu prendre, la nuit, pour des cyprès.

— Mon Dieu ! dit tout à coup Laurent, nous sommes donc dans un cimetière ? Pourquoi m’amènes-tu ici ?

— Ce n’est, répondit-elle, qu’un endroit inculte. Nous en avons traversé beaucoup de pareils ce soir. S’il te déplaît, ne nous y arrêtons pas, rentrons sous les grands arbres.

— Non, restons ici, reprit-il. Puisque le hasard ou la destinée me jette dans ces idées de mort, autant vaut les braver et en épuiser l’horreur. Cela a son charme comme toute autre chose, n’est-ce pas, Thérèse ? Tout ce qui ébranle fortement l’imagination est une jouissance plus ou moins âpre. Quand une tête doit tomber sur l’échafaud, la foule va regarder, et c’est tout naturel. Il n’y a pas que les émotions douces qui nous fassent vivre : il nous en faut d’épouvantables pour nous faire sentir l’intensité de la vie.

Il parla encore ainsi, comme au hasard, pendant quelques instants. Thérèse n’osait l’interroger et s’efforçait de le distraire ; elle voyait bien qu’il venait d’avoir un accès de délire. Enfin il se remit assez pour vouloir et pouvoir le raconter.

Il avait eu une hallucination. Couché sur l’herbe, dans le ravin, sa tête s’était troublée. Il avait entendu l’écho chanter tout seul, et ce chant, c’était un refrain obscène. Puis, comme il se relevait sur ses mains pour se rendre compte du phénomène, il avait vu passer devant lui, sur la bruyère, un homme qui courait, pâle, les vêtements déchirés, et les cheveux au vent.

— Je l’ai si bien vu, dit-il, que j’ai eu le temps de raisonner et de me dire que c’était un promeneur attardé, surpris et poursuivi par des voleurs, et même j’ai cherché ma canne pour aller à son secours ; mais la canne s’était perdue dans l’herbe, et cet homme avançait toujours vers moi. Quand il a été tout près, j’ai vu qu’il était ivre, et non pas poursuivi. Il a passé en me jetant un regard hébété, hideux, et en me faisant une laide grimace de haine et de mépris. Alors j’ai eu peur, et je me suis jeté la face contre terre, car cet homme … c’était moi !

« Oui, c’était mon spectre, Thérèse ! Ne sois pas effrayée, ne me crois pas fou, c’était une vision. Je l’ai bien compris en me retrouvant seul dans l’obscurité. Je n’aurais pas pu distinguer les traits d’une figure humaine,

je n’avais vu celle-là que dans mon imagination ; mais qu’elle était nette,

horrible, effrayante ! C’était moi avec vingt ans de plus, des traits creusés par la débauche ou la maladie, des yeux effarés, une bouche abrutie, et, malgré tout cet effacement de mon être, il y avait dans ce fantôme un reste de vigueur pour insulter et défier l’être que je suis à présent. Je me suis dit alors : « Ô mon Dieu ! est-ce donc là ce que je serai dans mon âge mûr ?… J’ai eu ce soir de mauvais souvenirs que j’ai exprimés malgré moi ; c’est que je porte toujours en moi ce vieil homme dont je me croyais délivré ? Le spectre de la débauche ne veut pas lâcher sa proie, et, jusque dans les bras de Thérèse, il viendra me railler et me crier : Il est trop tard ! »

« Alors je me suis levé pour te joindre, ma pauvre Thérèse. Je voulais te demander grâce pour ma misère et te supplier de me préserver ; mais je ne sais pendant combien de minutes ou de siècles j’aurais tourné sur moi-même sans pouvoir avancer, si tu n’étais enfin venue. Je t’ai reconnue tout de suite, Thérèse : je n’ai pas eu peur de toi, et je me suis senti délivré.

Il était difficile de savoir, quand Laurent parlait ainsi, s’il racontait une chose qu’il avait réellement éprouvée, ou s’il avait mêlé ensemble, dans son cerveau, une allégorie née de ses réflexions amères et une image entrevue dans un demi-sommeil. Il jura cependant à Thérèse qu’il ne s’était pas endormi sur l’herbe, et qu’il s’était toujours rendu compte du lieu où il était et du temps qui s’écoulait ; mais cela même était difficile à constater. Thérèse l’avait perdu de vue, et, quant à elle, le temps lui avait semblé mortellement long.

Elle lui demanda s’il était sujet à ces hallucinations.

— Oui, dit-il, dans l’ivresse ; mais je n’ai été ivre que d’amour depuis quinze jours que tu es à moi.

— Quinze jours ! dit Thérèse étonnée.

— Non, moins que cela, reprit-il ; ne me chicane pas sur les dates : tu vois bien que je n’ai pas encore ma tête. Marchons, cela me remettra tout à fait.

— Tu as besoin de repos pourtant : il faudrait penser à rentrer.

— Eh bien, que faisons-nous ?

— Nous ne sommes pas dans la direction ; nous tournons le dos à notre point de départ.

— Tu veux que je repasse par ce maudit rocher ?

— Non, mais prenons à droite.

— C’est tout le contraire.

Thérèse insista, elle ne se trompait pas. Laurent n’en voulut pas démordre, et même il s’emporta et parla d’un ton irrité, comme s’il y eût eu là matière à dispute. Thérèse céda et le suivit où il voulut aller. Elle se sentait brisée d’émotion et de tristesse. Laurent venait de lui parler d’un ton qu’elle n’eût jamais voulu prendre avec Catherine, même quand la bonne vieille l’impatientait. Elle le lui pardonnait, parce qu’elle le sentait malade ; mais cet état d’excitation douloureuse où elle le voyait l’effrayait d’autant plus.

Grâce à l’obstination de Laurent, ils se perdirent dans la forêt, marchèrent pendant quatre heures, et ne rentrèrent qu’au point du jour. La marche dans le sable fin et lourd de la forêt est très-pénible. Thérèse ne pouvait plus se traîner, et Laurent, que ce violent exercice ranimait, ne songeait point à ralentir le pas par égard pour elle. Il allait devant, prétendant toujours découvrir la bonne voie, lui demandant de temps à autre si elle était lasse, et ne devinant pas qu’en répondant : « Non, » elle voulait lui ôter le regret d’être cause de cette mésaventure.

Le lendemain, Laurent n’y songeait plus ; il avait été pourtant rudement secoué par cette crise étrange ; mais c’est le propre des tempéraments nerveux à l’excès de se remettre comme par magie. Thérèse eut même l’occasion de remarquer qu’au lendemain de ces épreuves terribles, c’est elle qui se trouvait brisée, tandis qu’il semblait avoir pris une force nouvelle.

Elle n’avait pas dormi, s’attendant à le voir envahi par quelque grave maladie ; mais il prit un bain et se sentit très-dispos pour recommencer la promenade. Il paraissait avoir oublié combien cette veillée avait été fâcheuse pour la lune de miel. La triste impression s’effaça vite chez Thérèse. Revenue à Paris, elle crut que rien n’était changé entre eux ; mais, le soir même, Laurent eut le caprice de faire la charge de Thérèse avec la sienne, errant tous deux au clair de lune dans la forêt, lui avec son air effaré et distrait, elle avec sa robe déchirée et le corps brisé de fatigue. Les artistes sont tellement habitués à faire la charge les uns des autres, que Thérèse s’amusa de la sienne ; mais, bien qu’elle eût aussi de la facilité et de l’esprit au bout de son crayon, elle n’eût voulu pour rien au monde faire celle de Laurent, et, quand elle le vit esquisser dans un sens comique cette scène nocturne qui l’avait torturée, elle en eut du chagrin. Il lui semblait que certaines douleurs de l’âme ne peuvent jamais avoir de côté risible.

Laurent, au lieu de comprendre, tourna la chose avec plus d’ironie encore. Il écrivit sous sa figure : Perdu dans la forêt et dans l’esprit de sa maîtresse, et sous la figure de Thérèse : Le cœur aussi déchiré que la robe. La composition fut intitulée : Lune de miel dans un cimetière. Thérèse s’efforça de sourire ; elle loua le dessin, qui, malgré sa bouffonnerie, sentait la main du maître, et ne fit aucune réflexion sur le triste choix du sujet. Elle eut tort, elle eût mieux fait, dès le commencement, d’exiger que Laurent ne laissât pas courir sa gaieté au hasard, en grosses bottes. Elle se laissa marcher sur les pieds parce qu’elle eut peur qu’il ne fût encore malade et pris de délire au milieu de sa lugubre plaisanterie.

Deux ou trois autres faits de ce genre l’ayant avertie, elle se demanda si la vie douce et réglée qu’elle voulait donner à son ami était réellement l’hygiène qui convenait à cette organisation exceptionnelle. Elle lui avait dit :

— Tu t’ennuieras quelquefois peut-être ; mais l’ennui repose du vertige, et,

quand la santé morale sera bien revenue, tu t’amuseras de peu et tu connaîtras la véritable gaieté.

Les choses tournaient en sens contraire. Laurent n’avouait pas son ennui, mais il lui était impossible de le supporter, et il l’exhalait en caprices amers et bizarres. Il s’était fait une vie de hauts et de bas perpétuels. Les brusques transitions de la rêverie à l’exaltation et de la nonchalance absolue aux excès bruyants étaient devenues un état normal dont il ne pouvait plus se passer. Le bonheur délicieusement savouré pendant quelques jours arrivait à l’irriter comme la vue de la mer par un calme plat.

— Tu es heureuse, disait-il à Thérèse, de te réveiller tous les matins avec le cœur à la même place. Moi, je perds le mien en dormant. C’est comme le bonnet de nuit que ma bonne me mettait quand j’étais enfant : elle le retrouvait tantôt à mes pieds, tantôt par terre.

Thérèse se dit que la sérénité ne pouvait venir tout d’un coup à cette âme troublée et qu’il fallait l’y habituer par degrés. Pour cela, il ne fallait pas l’empêcher de retourner quelquefois à la vie active : mais que faire pour que cette activité ne fût pas une souillure, un coup mortel porté à leur idéal ? Thérèse ne pouvait pas être jalouse des maîtresses que Laurent avait eues ; mais elle ne comprenait pas comment elle pourrait l’embrasser au front le lendemain d’une orgie. Il fallait donc, puisque le travail qu’il avait repris avec ardeur l’excitait au lieu de l’apaiser, chercher avec lui une issue à cette force. L’issue naturelle eût été l’enthousiasme de l’amour ; mais c’était là encore une excitation après laquelle Laurent eût voulu escalader le troisième ciel : faute d’en avoir la puissance, il regardait du côté de l’enfer, et son cerveau, son visage même, en recevaient un reflet parfois diabolique.

Thérèse étudia ses goûts et ses fantaisies, et fut surprise de les trouver faciles à satisfaire. Laurent était avide de diversion et d’imprévu ; il n’était pas nécessaire de le promener dans des enchantements irréalisables, il suffisait de le promener n’importe où, et de lui trouver un amusement auquel il ne s’attendît pas. Si, au lieu de lui donner à dîner chez elle, Thérèse lui annonçait, en mettant son chapeau, qu’ils allaient dîner ensemble chez un restaurateur, et si, au lieu de tel théâtre où elle l’avait prié de la conduire, elle lui demandait tout à coup de la mener à un spectacle tout différent, il était ravi de cette distraction inattendue et y prenait le plus grand plaisir, tandis qu’en se conformant à un plan quelconque tracé d’avance, il éprouvait un insurmontable malaise et le besoin de tout dénigrer. Thérèse le traita donc comme un enfant en convalescence à qui l’on ne refuse rien, et elle ne voulut faire aucune attention aux inconvénients qui en résultaient pour elle.

Le premier et le plus grave fut de compromettre sa réputation. On la disait et on la savait sage. Tout le monde n’était pas persuadé qu’elle n’eût pas eu d’autre amant que Laurent ; en outre, une personne ayant répandu qu’elle l’avait vue en Italie autrefois avec le comte de ***, qui était marié en Amérique, elle passait pour avoir été entretenue par celui qu’elle avait bien réellement épousé, et on a vu que Thérèse aimait mieux supporter cette tache que de soulever une lutte scandaleuse contre le malheureux qu’elle avait aimé ; mais on s’accordait à la regarder comme prudente et raisonnable.

— Elle garde les apparences, disait-on ; il n’y a jamais eu de rivalités ni de scandale autour d’elle ; tous ses amis la respectent et en disent du bien. C’est une femme de tête et qui ne cherche qu’à passer inaperçue ; ce qui ajoute à son mérite.

Quand on la vit hors de chez elle au bras de Laurent, on commença à s’étonner, et le blâme fut d’autant plus sévère qu’elle s’en était préservée plus longtemps. Laurent était fort prisé des artistes, mais il comptait parmi eux un très-petit nombre d’amis. On lui savait mauvais gré de faire le gentilhomme avec les élégants d’une autre classe, et, de leur côté, les amis qu’il avait dans ce monde-là ne comprirent rien à sa conversion et n’y crurent pas. Donc, l’amour tendre et dévoué de Thérèse passa pour un caprice effréné. Une femme chaste eût-elle choisi pour amant, parmi les hommes sérieux qui l’entouraient, le seul qui eût mené une vie dissolue avec toutes les pires dévergondées de Paris ? Et, pour ceux qui ne voulurent pas condamner Thérèse, la passion violente de Laurent ne parut être qu’une rouerie menée à bonne fin, et dont il était assez habile pour se dépêtrer quand il en serait las.

Ainsi de toutes parts mademoiselle Jacques fut déconsidérée pour le choix qu’elle venait de faire et qu’elle paraissait vouloir afficher.

Telle n’était pas, à coup sûr, l’intention de Thérèse ; mais, avec Laurent, bien qu’il eût résolu de l’entourer de respect, il n’y avait guère moyen de cacher sa vie. Il ne pouvait renoncer au monde extérieur, et il fallait l’y laisser retourner pour s’y perdre, ou l’y suivre pour l’en préserver. Il était habitué à voir la foule et à en être vu. Quand il avait vécu un jour dans la retraite, il se croyait tombé dans une cave, et demandait à grands cris le gaz et le soleil.

Avec la déconsidération arriva bientôt pour Thérèse un autre sacrifice à faire : celui de la sécurité domestique. Jusque-là, elle avait gagné assez d’argent par son travail pour mener une vie aisée ; mais ce n’était qu’à la condition d’avoir des habitudes réglées, beaucoup d’ordre dans ses dépenses et de suite dans ses occupations. L’imprévu qui charmait Laurent amena la gêne. Elle le lui cacha, en ne voulant pas lui refuser le sacrifice de ce précieux temps, qui est surtout le capital de l’artiste.

Mais tout ceci n’était que le cadre d’un tableau bien plus sombre sur lequel Thérèse jetait un voile si épais, que personne ne se doutait de son malheur, et que ses amis, scandalisés ou peinés de sa situation, s’éloignaient d’elle en disant :

— Elle est enivrée. Attendons qu’elle ouvre les yeux ; cela viendra bien vite !

Cela était tout venu. Thérèse acquérait tous les jours la triste certitude que Laurent ne l’aimait déjà plus, ou qu’il l’aimait si mal, qu’il n’y avait dans leur union pas plus d’espoir de bonheur pour lui que pour elle. C’est en Italie que la certitude absolue en fut tout à fait acquise pour tous deux, et c’est leur voyage en Italie que nous allons raconter.