Calmann-Lévy (p. 127-130).



XIV


Ils se revirent pourtant le lendemain. Il la supplia de lui donner une dernière journée de causerie fraternelle et de promenade bourgeoise, amicale, tranquille. Ils allèrent ensemble au Jardin des Plantes, s’assirent sous le grand cèdre, et montèrent au labyrinthe. Il faisait doux ; plus de traces de neige. Un soleil pâle perçait à travers des nuages lilas. Les bourgeons des plantes étaient déjà gonflés de sève. Laurent était poëte, rien que poëte et artiste contemplatif ce jour-là : un calme profond, inouï, pas de remords, pas de désirs ni d’espérances ; de la gaieté ingénue encore par moments. Pour Thérèse, qui l’observait avec étonnement, c’était à ne pas croire que tout fût brisé entre eux.

L’orage revint effroyable le lendemain, sans cause, sans prétexte, et absolument comme il se forme dans le ciel d’été, par la seule raison qu’il a fait beau la veille.

Puis, de jour en jour, tout s’obscurcit ; et ce fut comme une fin du monde, comme de continuels éclats de foudre au sein des ténèbres.

Une nuit, il entra chez elle fort tard, dans un état d’égarement complet, et, sans savoir où il était, sans lui dire un mot, il se laissa tomber endormi sur le sofa du salon.

Thérèse passa dans son atelier, et pria Dieu avec ardeur et désespoir de la soustraire à ce supplice. Elle était découragée ; la mesure était comble. Elle pleura et pria toute la nuit.

Le jour paraissait lorsqu’elle entendit sonner à sa porte. Catherine dormait, et Thérèse crut que quelque passant attardé se trompait de domicile. On sonna encore ; on sonna trois fois. Thérèse alla regarder par la lucarne de l’escalier qui donnait au-dessus de la porte d’entrée. Elle vit un enfant de dix à douze ans, dont les vêtements annonçaient l’aisance, dont la figure levée vers elle lui parut angélique.

— Qu’est-ce donc, mon petit ami ? lui dit-elle ; êtes-vous égaré dans le quartier ?

— Non, répondit-il, on m’a amené ici ; je cherche une dame qui s’appelle mademoiselle Jacques.

Thérèse descendit, ouvrit à l’enfant, et le regarda avec une émotion extraordinaire. Il lui semblait qu’elle l’avait déjà vu, ou qu’il ressemblait à quelqu’un qu’elle connaissait et dont elle ne pouvait retrouver le nom. L’enfant aussi paraissait troublé et indécis.

Elle l’emmena dans le jardin pour le questionner ; mais, au lieu de répondre :

— C’est donc vous, lui dit-il tout tremblant, qui êtes mademoiselle Thérèse ?

— C’est moi, mon enfant ; que me voulez-vous ? que puis-je faire pour vous ?

— Il faut me prendre avec vous et me garder si vous voulez de moi !

— Qui êtes-vous donc ?

— Je suis le fils du comte de ***.

Thérèse retint un cri, et son premier mouvement fut de repousser l’enfant ; mais tout à coup elle fut frappée de sa ressemblance avec une figure qu’elle avait peinte dernièrement en la regardant dans une glace pour l’envoyer à sa mère, et cette figure, c’était la sienne propre.

— Attends ! s’écria-t-elle en saisissant le jeune garçon dans ses bras avec un mouvement convulsif. Comment t’appelles-tu ?

— Manoël.

— Oh ! mon Dieu ! qui donc est ta mère ?

— C’est… on m’a bien recommandé de ne pas vous le dire tout de suite ! Ma mère… c’était d’abord la comtesse de ***, qui est là-bas, à La Havane ; elle ne m’aimait pas et elle me disait bien souvent : « Tu n’es pas mon fils, je ne suis pas obligée de t’aimer. » Mais mon père m’aimait, et il me disait souvent : « Tu n’es qu’à moi, tu n’as pas de mère. » Et puis il est mort il y a dix-huit mois, et la comtesse a dit : « Tu es à moi et tu vas rester avec moi. » C’est parce que mon père lui avait laissé de l’argent, à la condition que je passerais pour leur fils à tous les deux. Cependant elle continuait à ne pas m’aimer, et je m’ennuyais beaucoup avec elle, quand un monsieur des États-Unis, qui s’appelle M. Richard Palmer, est venu tout d’un coup me demander. La comtesse a dit : « Non, je ne veux pas. » Alors M. Palmer m’a dit : « Veux-tu que je te reconduise à ta vraie mère, qui croit que tu es mort, et qui sera bien contente de te revoir ? » J’ai dit : « Oui, bien sûr ! » Alors M. Palmer est venu la nuit, dans une barque, parce que nous demeurions au bord de la mer ; et, moi, je me suis levé bien doucement, bien doucement, et nous avons navigué tous les deux jusqu’à un grand navire, et puis nous avons traversé toute la grande mer, et nous voilà.

— Vous voila ! dit Thérèse, qui tenait l’enfant pressé contre sa poitrine, et qui, agitée d’un tremblement d’ivresse, le couvait et l’enveloppait d’un seul et ardent baiser pendant qu’il parlait ; où est-il, Palmer ?

— Je ne sais pas, dit l’enfant. Il m’a amené à la porte, il m’a dit : Sonne ! et puis je ne l’ai plus vu.

— Cherchons-le, dit Thérèse en se levant ; il ne peut pas être loin !

Et, courant avec l’enfant, elle rejoignit Palmer, qui se tenait à quelque distance, attendant de pouvoir s’assurer que l’enfant était reconnu par sa mère.

— Richard ! Richard ! s’écria Thérèse en se jetant à ses pieds au milieu de la rue encore déserte, comme elle l’eût fait quand même elle eût été pleine de monde. Vous êtes Dieu pour moi !…

Elle n’en put dire davantage ; suffoquée par les larmes de la joie, elle devenait folle.

Palmer l’emmena sous les arbres des Champs-Élysées et la fit asseoir. Il lui fallut au moins une heure pour se calmer et se reconnaître, et pour réussir à caresser son fils sans risquer de l’étouffer.

— À présent, lui dit Palmer, j’ai payé ma dette. Vous m’avez donné des jours d’espoir et de bonheur, je ne voulais pas rester insolvable. Je vous rends une vie entière de tendresse et de consolation, car cet enfant est un ange, et il m’en coûte de me séparer de lui. Je l’ai privé d’un héritage et je lui en dois un en échange. Vous n’avez pas le droit de vous y opposer ; mes mesures sont prises et tous ses intérêts sont réglés. Il a dans sa poche un portefeuille qui lui assure le présent et l’avenir. Adieu, Thérèse ! Comptez que je suis votre ami à la vie et à la mort.

Palmer s’en alla heureux ; il avait fait une bonne action. Thérèse ne voulut pas remettre les pieds dans la maison où Laurent dormait. Elle prit un fiacre, après avoir envoyé un commissionnaire à Catherine avec ses instructions, qu’elle écrivit d’un petit café où elle déjeuna avec son fils. Ils passèrent la journée à courir Paris ensemble, afin de s’équiper pour un long voyage. Le soir, Catherine vint les rejoindre avec les paquets qu’elle avait faits dans la journée, et Thérèse alla cacher son enfant, son bonheur, son repos, son travail, sa joie, sa vie, au fond de l’Allemagne. Elle eut le bonheur égoïste : elle ne pensa plus à ce que Laurent deviendrait sans elle. Elle était mère, et la mère avait irrévocablement tué l’amante.

Laurent dormit tout le jour et s’éveilla dans la solitude. Il se leva, maudissant Thérèse d’avoir été à la promenade sans songer à lui faire faire à souper. Il s’étonna de ne pas trouver Catherine, donna la maison au diable, et sortit.

Ce ne fut qu’au bout de quelques jours qu’il comprit ce qui lui arrivait. Quand il vit la maison de Thérèse sous-louée, les meubles emballés ou vendus, et qu’il attendit des semaines et des mois sans recevoir un mot d’elle, il n’eut plus d’espoir et ne songea plus qu’à s’étourdir.

Ce n’est qu’au bout d’un an qu’il sut le moyen de faire parvenir une lettre à Thérèse. Il s’accusait de tout son malheur et demandait le retour de l’ancienne amitié ; puis, revenant à la passion, il finissait ainsi :

« Je sais bien que de toi je ne mérite pas même cela, car je t’ai maudite, et, dans mon désespoir de t’avoir perdue, j’ai fait pour me guérir des efforts de désespéré. Oui, je me suis efforcé de dénaturer ton caractère et ta conduite à mes propres yeux ; j’ai dit du mal de toi avec ceux qui te haïssent, et j’ai pris plaisir à en entendre dire à ceux qui ne te connaissent pas. Je t’ai traitée absente comme je te traitais quand tu étais là ! Et pourquoi n’es-tu plus là ? C’est ta faute si je deviens fou ; il ne fallait pas m’abandonner… Oh ! malheureux que je suis, je sens que je te hais en même temps que je t’adore. Je sens que toute ma vie se passera à t’aimer et à te maudire… Et je vois bien que tu me hais ! Et je voudrais te tuer ! Et, si tu étais là, je tomberais à tes pieds ! Thérèse, Thérèse, tu es donc devenue un monstre, que tu ne connais plus la pitié ? Oh ! l’affreux châtiment que celui de cet incurable amour avec cette colère inassouvie ! Qu’ai-je donc fait, mon Dieu, pour en être réduit à perdre tout, jusqu’à la liberté d’aimer ou de haïr ? »

Thérèse lui répondit :

« Adieu pour toujours ! Mais sache que tu n’as rien fait contre moi que je n’aie pardonné, et que tu ne pourras rien faire que je ne puisse pardonner encore. Dieu condamne certains hommes de génie à errer dans la tempête et à créer dans la douleur. Je t’ai assez étudié dans tes ombres et dans ta lumière, dans ta grandeur et dans ta faiblesse, pour savoir que tu es la victime d’une destinée, et que tu ne dois pas être pesé dans la même balance que la plupart des autres hommes. Ta souffrance et ton doute, ce que tu appelles ton châtiment, c’est peut-être la condition de ta gloire. Apprends donc à le subir. Tu as aspiré de toutes tes forces à l’idéal du bonheur, et tu ne l’as saisi que dans tes rêves. Eh bien, tes rêves, mon enfant, c’est la réalité, à toi, c’est ton talent, c’est la vie ; n’es-tu pas artiste ?

» Sois tranquille, va, Dieu te pardonnera de n’avoir pu aimer ! Il t’avait condamné à cette insatiable aspiration pour que ta jeunesse ne fût pas absorbée par une femme. Les femmes de l’avenir, celles qui contempleront ton œuvre de siècle en siècle, voilà tes sœurs et tes amantes. »