Einstein expose et discute sa théorie

Charles Nordmann
Revue des Deux Mondes7e période, tome 9 (p. 129-166).

EINSTEIN
EXPOSE ET DISCUTE SA THÉORIE

C’est sans doute un événement sans précédent que l’exposé récent fait par Einstein de son œuvre au Collège de France joint aux discussions qui ont suivi. Le célèbre physicien s’y est prêté avec une inépuisable patience. On sentait en lui le désir de ne laisser dans l’ombre aucun malentendu, de n’ignorer aucune des objections, de provoquer au contraire celles-ci pour les mieux étreindre face à face et les bousculer.

Aux États-Unis, à Londres, en Italie où Einstein fut successivement reçu il y a quelques mois, il s’était borné à définir, dans des sortes de conférences, la théorie de la Relativité. Aux États-Unis et à Londres, il préféra parler en allemand à cause de sa connaissance imparfaite de l’anglais ; en Italie, il s’exprima au contraire en italien, ce qui lui fournit un contact plus intime avec son auditoire. Mais dans tous ces pays il se limita à un exposé monologué et « non contradictoire, » — si on veut me permettre cette expression incorrecte, mais imagée que j’emprunte à notre argot politicien.

À Paris, au contraire, Einstein ne s’est pas contenté de parler didactiquement ex cathedra. Il s’est résolument lancé dans la controverse, répondant publiquement dans des séances de discussion désormais fameuses, à tout ce qui lui était objecté ou demandé par quelques-uns des représentants les plus éminents de la science.

J’ai pensé qu’il ne serait pas inutile de donner, de ces joutes historiques de la pensée, une image aussi exacte que possible, — et dont pourtant le langage trop ésotérique des techniciens fût exclu. C’est ce qui m’a dicté les pages qu’on va lire. Plus tard, dans quelques années, dans quelques lustres, on peut croire que les controverses intellectuelles, auxquelles a donné lieu la présence d’Einstein à Paris, en ce neuf printemps de 1922, passeront beaucoup en importance tant d’autres contingences dont l’actualité nous éclabousse. Je gage que dans quelques siècles, — et qu’est-ce que cela dans l’histoire astronomique, ou simplement biologique, de la planète ? — la discussion récente du relativisme au Collège de France, marquera une étape sur la route de l’intelligence humaine… tandis que la Conférence de Gênes sera depuis longtemps oubliée, comme tant d’inutiles palabres passées et à venir.

Si nous avons eu la chance d’assister, au Collège de France, à des séances de discussion serrée, plutôt que d’exposé didactique, l’origine en fut dans un désir d’Einstein lui-même, désir que lui inspira sa modestie, ou pour mieux dire sa confiance insuffisante en lui-même.

Voici en effet ce qu’il écrivait dans une lettre, peu de jours avant sa venue à Paris :

« J’aurai certainement quelque difficulté à m’exprimer en français, mais je pense m’en tirer de toute manière, par exemple en lisant un texte préparé. Les formules aident beaucoup d’ailleurs[1], et un collègue de bonne volonté voudra bien me souffler et extraire les mots qui me resteraient dans la gorge.

« Il serait peut-être encore plus agréable, et plus utile que nous puissions avoir une sorte de petit congrès de la Relativité, dans lequel j’aurais seulement à répondre à des questions. Les difficultés d’expression me gêneraient moins de cette manière que pour une exposition plus ou moins complète de la théorie. »

Les craintes d’Einstein n’étaient pas fondées, l’expérience l’a prouvé. Du moins nous ont-elles valu les controverses les plus passionnantes qu’on puisse imaginer, et des heures de volupté intellectuelle, comme on a peu souvent l’occasion d’en savourer dans l’insipidité coutumière de cette brève existence.

Le mérite, — qui n’est pas mince, — d’avoir mené à bien ces séances dès maintenant célèbres, revient surtout à M. Langevin, professeur de physique expérimentale au Collège de France, sur la proposition de qui Einstein a été, — je l’ai déjà dit, — invité à Paris. C’est M. Langevin qui a réglé l’ordre du jour de ces séances si peu nombreuses, et où tant de sujets devaient être abordés. C’est lui qui d’une main à la fois ferme et discrète aiguilla les discussions, empêchant le débat de s’égarer, délimitant quand il le fallait, par un mot toujours opportun, la position exacte des adversaires, prenant part lui-même, dans des occasions rares, mais décisives, à la bataille, secourant les blessés peu gravement atteints… ou donnant le coup de grâce à ceux dont l’état était si désespéré qu’il importait de couper court à d’inutiles souffrances. C’est lui enfin qui a joué auprès d’Einstein le rôle indispensable et difficile, que celui-ci sollicitait dans sa lettre, le rôle du Pylade intellectuel, du « souffleur » averti dont le vocabulaire et la connaissance aiguë du sujet ne sont jamais en défaut.

La première séance eut lieu au Collège de France, le vendredi 31 mars à 17 heures, dans cet amphithéâtre VIII, qui, pour être le plus vaste de l’auguste maison, n’en est pas moins ridiculement petit. Dès longtemps avant la séance, la foule des heureux privilégiés, admis à cette audition unique, débordait de toutes parts, jusque dans les couloirs exigus, cette trop modeste salle où Einstein allait parler. Et tous ceux qui étaient là durent bien convenir, qu’en ce lieu du moins, l’inexistence de l’espace était bien certaine. Il y avait des étudiants, des professeurs, des savants, toute l’élite de la science et de la pensée française, tous les grands noms qui honorent ce pays. Par la densité des assistants, on se fût cru à quelqu’une des séances fameuses, où naguère un public idolâtre accourait aux leçons d’un Caro ou d’un Bergson. Mais en y regardant d’un peu plus près, la réminiscence n’était plus exacte. Il y avait vraiment très peu d’actrices en renom et de dames du monde dans ce public dont la compressibilité était mise à si rude épreuve. Là encore, la sévère honnêteté de M. Langevin avait marqué son passage, et autant on avait été généreux dans la distribution des cartes d’entrée aux hommes de science et d’étude, aux jeunes étudiants même dont la présence était là légitime, autant on avait été impitoyable à les refuser à tout ce qui pouvait représenter le snobisme, le cabotinage ou la simple curiosité mondaine. Aussi, tout compte fait, je ne suis pas bien sûr qu’on aurait pu compter dans ce foyer des élégances intellectuelles une demi-douzaine de femmes vraiment élégantes. Dans cet écrin aux murs vétustés, où allaient briller les plus purs diamants de la pensée, un adroit voleur n’eût jamais pu dérober assez de joyaux pour justifier la moindre note aux gazettes.

Cela encore était bien en harmonie avec les goûts d’Einstein.

Mais voici que sur l’estrade qui occupe le côté inférieur de l’amphithéâtre, et où est disposé un petit pupitre entouré de quelques chaises, Einstein s’avance soudain, entre M. Maurice Croiset, administrateur du Collège de France, et M. Langevin, suivi des professeurs du Collège. Toute la salle se lève d’un seul mouvement, et elle salue le savant d’une acclamation formidable. Einstein paraît ému et soucieux. En quelques mots parfaitement justes et fins, M. Maurice Croiset lui souhaite la bienvenue et lui dit la fierté qu’a le Collège de France de le recevoir. Ce que M. Croiset ne dit pas, — mais ce dont tous les idéalistes de ce pays lui sont reconnaissants — c’est la part qu’il a prise personnellement, et non sans courage, à la venue d’Einstein dans cette maison vénérable, qui s’est montrée une fois de plus digne de ses hautes et libres traditions.

En quelques phrases, Einstein, toujours debout, remercie de sa voix chantante et douce, peu assurée d’abord. Il remarque d’un mot discret, que sa présence en ce lieu est le signe heureux que la science n’est plus menacée par la politique. Puis il s’assoit : la salle respectueuse, et qui était, elle aussi, restée debout, fait de même. Aussitôt, et sans aucune transition, — Einstein néglige tout ce qui est proprement oratoire, — il se met à nous parler de la théorie de la Relativité.

Sa diction est lente. On sent que les mots ne vont pas assez vite pour suivre le bataillon bien ordonné et rapide de ses idées. La voix est caressante et d’un timbre assez grave et vibrant. Henri Poincaré avait, lui aussi, une voix d’une extrême douceur, mais dont la sonorité était encore plus basse que celle d’Einstein. Celui-ci n’ignore aucune des finesses de notre langue qu’il prononce avec un léger accent. Il dit « les ékations, » « la rélativité, » « la kinématique. » Tandis qu’il parle, ses yeux, dont les sourcils très inclinés sur les orbites convergent en accent circonflexe vers le milieu du front, semblent dirigés très loin, bien loin de ces regards ardents du public dont il est le lieu géométrique. Ce qu’ils contemplent, ces yeux, ce sont les régions sereines où la pensée du savant synthétise les merveilles de la matière et de l’énergie. Cette contemplation idéale n’est pourtant point celle d’un rêve ; ce qu’elle scrute ce sont les réalités vivantes, ce sont les choses telles qu’elles sont sensibles ; car, pour Einstein, — et il ne cessera d’insister sur cette idée qui le sépare de certains de ses commentateurs, — l’abstraction mathématique n’est point une chose ailée qui peut s’égarer au hasard ; elle n’est et ne doit être que l’humble servante des choses telles qu’elles existent réellement. De temps en temps, il se penche vers M. Langevin assis à sa gauche et un peu en retrait, pour obtenir le mot nécessaire, le mot français qu’il a peine, suivant son expression, à « extraire de sa gorge. »

Parfois, c’est un vocable anglais qui lui vient aux lèvres, et je l’entends murmurer « assumption, » tandis que M. Langevin doucement lui souffle : « hypothèse. » Mais ces petites pauses, qui ralentissent parfois son débit, ne sont point sans agrément, car elles laissent le loisir à l’auditeur de mieux coordonner les raisonnements dont la succession, extraordinairement dense, fait de cet exposé le plus riche creuset à idées qu’on puisse imaginer. Et puis, comme pour atténuer la sévère gravité du discours, chaque fois qu’un mot ne vient pas facilement, Einstein sourit en attendant que M. Langevin lui livre le terme désiré, et ce sourire, si bien rendu par l’artiste Choumoff, a quelque chose d’infiniment séduisant ; il me semble qu’il est comme un regret courtois, comme une prière de ne se point fâcher de ces petites hésitations purement philologiques.

D’ailleurs Einstein par le sans aucune note, le regard très haut. Son geste habituel consiste à lever lentement les deux mains dont le pouce et l’index réunis semblent tendre entre elles et détendre successivement un fil invisible, le fil soyeux et souple de la démonstration.

Dans cette première séance, Einstein a déclaré dès le début vouloir se borner à une sorte d’exposé général des principes de la Relativité, ou plutôt de la méthode employée dans l’élaboration de cette théorie. Les séances ultérieures, a-t-il aussitôt ajouté, seront entièrement réservées à la discussion.

À vrai dire, dès cette séance initiale Einstein a, par son exposé même, amorcé la controverse et discuté avec la plus vive précision quelques-unes des critiques qui lui ont été adressées, quelques-uns des malentendus qu’a soulevés la doctrine nouvelle.

Je ne saurais suivre ici pas à pas Einstein dans cet exposé qui a duré deux heures. Pour le traduire d’une manière complète en un langage où les expressions techniques fussent rendues accessibles au lecteur non spécialisé, il me faudrait quelques centaines de pages, d’autant que les mots et les phrases avec lesquelles on peut exprimer ces choses n’ont, hélas ! point la brièveté concise et dense des formules mathématiques. Ce qui peut se dire en cinq minutes, lorsqu’on peut parler librement d’axes de coordonnés, de formes quadratiques, de géodésiques, de formules de transformation, il faut beaucoup plus de temps pour l’exposer lorsqu’on doit d’abord traduire ces données ésotériques on langage ordinaire. Dans sa partie purement didactique, l’exposé d’Einstein a d’ailleurs simplement consisté à rappeler les bases essentielles de sa théorie, et les notions déjà connues de ceux qui m’ont fait l’honneur de me lire[2]. Reste la partie proprement critique et méthodologique de l’exposé, qui donne à celui-ci son originalité, dont je me propose maintenant d’exprimer, aussi simplement que faire se pourra, le profond intérêt et les convaincantes conclusions.

La théorie d’Einstein est née de problèmes posés par l’expérience. Elle est née des faits, et son auteur insiste avec beaucoup de vigueur sur ce point qui a été souvent mal compris. Elle est tout le contraire, — et mes lecteurs se souviennent que j’ai déjà longuement développé cette idée, — d’un système métaphysique.

Quels sont donc les faits sur lesquels la théorie nouvelle a été édifiée, et qui semblaient en quelque sorte l’imposer ? Voici : il y a dans la science classique, dans la mécanique telle que l’ont édifiée Galilée et Newton, un principe qui s’appelle le « principe de relativité » et qui revient à peu près à ceci : à l’intérieur d’un système matériel, d’un véhicule en mouvement de translation uniforme, on ne peut d’aucune manière mettre en évidence ce mouvement par des expériences intérieures au véhicule. Par exemple, dans un train en mouvement uniforme (et abstraction faite des trépidations qui sont précisément des altérations de l’uniformité du mouvement) on ne peut par aucun procédé connu constater la réalité et la grandeur du mouvement. Quand deux trains se croisent (abstraction faite de ces altérations), les passagers ne peuvent savoir lequel est en mouvement, ou du moins chacun croit que c’est l’autre train qui marche. Toute la mécanique classique, toute la science traditionnelle est fondée sur ce principe si simple. Il a été vérifié pendant des siècles. Non seulement il résulte des faits, mais il a en lui je ne sais quelle évidence satisfaisante pour la démarche de notre raison. Celle-ci répugne en effet à admettre que dans la nature, parmi tous les mouvements uniformes, c’est-à-dire parmi les mouvements semblables, il puisse y en avoir qui soient des mouvements réels à l’exclusion des autres.

Le bon sens intuitif et les faits se sont donc accordés pour cimenter sur des bases solides le principe de relativité classique, s’agissant des mouvements uniformes. Mais voici que depuis le XIXe siècle un autre édifice s’est élevé dans la science, et qui concerne non plus les déplacements de corps matériels mais les mouvements subtils de la lumière et de l’électricité. À côté de la mécanique s’est dressé l’électromagnétisme, qui non seulement amalgame, dans une synthèse théorique superbe, l’optique et l’électricité, mais a conduit à de magnifiques prophéties expérimentalement vérifiées, et, parmi les plus belles, à la découverte de la télégraphie sans fil et à la constatation que les ondes hertziennes ont la vitesse de la lumière.

L’électromagnétisme repose à la base sur ce principe que la vitesse de la lumière est constante dans tous les sens.

Mais voici que certains faits récents, certaines expériences se sont montrés incompatibles, soit avec la mécanique classique, soit avec l’électromagnétisme, ou pour mieux dire avec les deux principes qui servent de base respectivement à ces deux disciplines et qui sont le principe de relativité et le principe de la constance de la vitesse de la lumière. L’expérience de Michelson entre autres semblait conduire à la nécessité de renoncer soit à l’un, soit à l’autre de ces deux principes. C’est alors qu’Einstein, par une profonde analyse des notions servant de base à la mécanique classique, a montré que celle-ci ne se déduit rigoureusement du principe de relativité que si on admet ces entités hypothétiques qu’on appelle l’espace absolu et le temps absolu. Si on supprime ces deux hypothèses et si on définit le temps et l’espace, c’est-à-dire les longueurs et les durées telles qu’on les observe, c’est-à-dire en tenant compte de la propagation non instantanée de la lumière, on édifie alors une nouvelle mécanique, la mécanique einsteinienne, qui est fondée, comme l’ancienne, sur le principe de relativité, mais qui constitue une application de ce principe débarrassée des hypothèses métaphysiques et a priori du temps absolu et de l’espace absolu.

En un mot, Einstein garde les deux principes éprouvés par l’expérience qui sont à la base de la mécanique classique et de l’électromagnétisme. Par la seule application de ces principes classiques, mais qu’il épure de leurs scories métaphysiques, il construit sans aucune hypothèse spéciale une nouvelle mécanique. Or il se trouve : 1o que cette mécanique einsteinienne rend compte de tous les faits expliqués par la mécanique ancienne et aussi bien que celle-ci ; 2o qu’elle résout immédiatement les incompatibilités que l’expérience de Michelson tendait à manifester entre la mécanique et l’optique ; 3o qu’elle explique et fait prévoir une quantité de phénomènes, de faits relatifs aux électrons et qui échappaient à la mécanique classique ; qu’elle rend compte de certains résultats anciens comme l’expérience de Fizeau et qui constituaient des énigmes pour la science traditionnelle.

Tout cela, — mes lecteurs s’en souviennent, — je l’ai expliqué longuement ici même. Je n’en retiendrai donc que ceci : l’examen ontogénique que nous venons de faire de cet ensemble théorique qui s’appelle la Relativité restreinte, prouve avec évidence que cette première partie de l’œuvre einsteinienne a été édifiée sur des données posées par l’expérience.

La théorie de la Relativité diffère de la doctrine traditionnelle (dont elle explique d’ailleurs tous les résultats) uniquement en ce que et parce qu’elle s’est débarrassée de ce qui subsistait en celle-ci de métaphysique. Personne ne contestera que cela ne constitue une supériorité pour celle-là. Il n’est de science que du mesurable, et c’est assurément améliorer la science que de la débarrasser de ce qui n’est pas mesurable.

C’est pourquoi lorsque les gazettes, avec une touchante unanimité, annoncèrent « l’arrivée à Paris du célèbre métaphysicien Einstein, » elles donnèrent à coup sûr la plus erronée de toutes les nouvelles inexactes qui depuis longtemps aient fait gémir les presses. Assurément nous sommes tous peu ou prou métaphysiciens, et la ménagère qui se préoccupe de ce qu’elle fera manger ce soir à son époux est métaphysicienne, puisqu’elle présuppose l’existence de cet époux et partant du monde extérieur, ce qui est une hypothèse hardiment métaphysique. Mais, ceci dit, on peut affirmer qu’Einstein est certes le moins métaphysicien de tous les physiciens. Son mérite, — et la cause du scandale pour les misonéistes, — provient précisément de ce qu’il a, mieux qu’aucun avant lui, « démétaphysiqué » la science.

Une de ses préoccupations constantes est de faire bien comprendre son attitude particulière à cet égard. Dans son exposé du 31 mars, il s’en est longuement expliqué, en s’adressant, avec cette finesse pleine de sous-entendus qui le caractérise, à une espèce particulière de métaphysiciens : les mathématiciens, ou du moins les purs mathématiciens, ceux qui, perdus dans leur rêve abstrait, emportés par l’aile puissante de l’imagination vers des beautés irréelles, ne posent jamais le pied sur le sol rigide de ce qui est.

Einstein ne méprise certes pas les mathématiciens. Sans leur collaboration, il n’aurait probablement pu mener son œuvre à bien. C’est le calcul différentiel absolu de Ricci, les équations de Lévi-Civitta et de Christoffel, les géométries de Gauss et de Riemann qui maniées opportunément lui ont permis l’achèvement de son œuvre. Mais il se refuse à voir dans le calcul autre chose qu’un instrument, qu’un pont entre des prémisses expérimentales et des conclusions justiciables de l’expérience. Il veut que la mathématique soit la servante des faits, et toujours et avant tout il se préoccupe de la signification physique des symboles mathématiques. Ceux qui n’ont vu dans la théorie de la Relativité que son appareil mathématique sont pareils à des passants qui prendraient pour l’église de la Trinité l’échafaudage gigantesque qui en masque les lignes harmonieuses…, et d’ailleurs contribue peut-être à en assurer la solidité.

C’est là un des malentendus les plus fréquents qui se sont élevés entre ceux qui considèrent la théorie d’Einstein comme une théorie purement physique, — et nous sommes quelques-uns à avoir depuis longtemps soutenu ce point de vue, — et certains de ses adversaires mathématiciens.

Einstein s’élève avec force contre l’opinion maintes fois exprimée que la théorie de la Relativité n’est qu’une construction purement formelle. C’est une théorie physique, une théorie du monde extérieur, une théorie des phénomènes, des événements de l’Univers. Il a dit ceci en propres termes : « Beaucoup de mathématiciens ne comprennent pas la théorie de la Relativité bien qu’ils en saisissent les développements analytiques. Ils ont le tort de n’y voir que des relations formelles et de ne pas méditer sur les réalités physiques auxquelles correspondent les symboles mathématiques employés. »

Voici un exemple qui va, je pense, nous permettre d’illustrer cette conception. Un homme qui aurait appris les mathématiques, mais pas autre chose, et qui resterait toute sa vie enfermé dans une chambre close serait parfaitement capable de lire et de comprendre l’enchaînement des formules d’un Traité de mécanique céleste. Mais il ne comprendrait néanmoins rien à la mécanique céleste, car il ne saurait pas que ces formules s’appliquent aux mouvements relatifs réels d’objets extérieurs réels qu’on appelle des astres. C’est, — proportion et révérence gardées, — un peu à cet homme qu’Einstein aurait tendance à comparer certains qui ont critiqué ses théories sans en approfondir suffisamment, selon lui, le contenu physique.

Or, le contenu physique, base de toute la théorie de Relativité, c’est l’existence et l’invariance d’une quantité mesurable avec des règles et des horloges, quantité qu’on appelle l’« intervalle » des choses et qui n’est ni leur distance dans le temps, ni leur distance dans l’espace, mais, — mes lecteurs s’en souviennent, — une sorte de conglomérat de l’espace et du temps.

C’est sur la croyance à l’existence réelle de cette donnée physique qu’est fondée toute la synthèse d’Einstein. Si cette donnée n’existe pas, — et ceci est justiciable de l’expérience et des instruments dont le physicien dispose, — toute la théorie n’est plus qu’un jeu de formules mathématiques et s’évanouit. Mais Einstein paraît assez tranquille à cet égard et il faut reconnaître que sa tranquillité est étayée par de solides appuis. Ce sont, — en dehors de toutes les vérifications de la mécanique classique qui vérifient également la mécanique einsteinienne, — ce sont les admirables vérifications expérimentales des découvertes physiques (déviation de la lumière par la pesanteur, explication de l’anomalie de la planète Mercure) auxquelles a conduit la théorie nouvelle.

Tandis qu’il parlait de ces choses, les hésitations verbales d’Einstein, sa connaissance imparfaite de notre langue, lui ont inspiré d’ailleurs quelques néologismes savoureux. Mais lorsque, faisant allusion à la mécanique classique, qui diffère autant de la sienne que l’immobile chrysalide du papillon rapide, Einstein parla de l’« antique mécanique » je me suis demandé si l’impropriété du qualificatif ne cachait pas un peu d’ironie voulue.

Ce n’est pas seulement la Relativité restreinte qui est fondée sur la nécessité de résoudre des problèmes posés par l’expérience ; c’est aussi la Relativité généralisée, cet admirable couronnement de la théorie. En particulier, presque toute la synthèse a été déclenchée par le fait suivant que la science classique avait constaté mais qu’elle n’expliquait pas, n’y voyant avec Newton qu’une simple coïncidence : les nombres qui expriment les poids des divers corps (c’est-à-dire leur réaction à la gravitation) sont identiques à ceux qui expriment leur inertie (c’est-à-dire leur réaction à un déplacement mécanique quelconque). Quand on rencontre dans la nature des identités de ce genre, des faits aussi singuliers, il est naturel de chercher à les élucider autrement que par une bien invraisemblable et fortuite coïncidence. C’est pourtant à quoi s’était résigné Newton. C’est à quoi ne s’est pas résigné Einstein, et son étonnante pénétration a trouvé la solution de l’énigme dans la théorie de la Relativité généralisée, qui réunit en une synthèse grandiose et unique ces domaines entre lesquels la science classique maintenait une injustifiable barrière : la gravitation et la mécanique. Les faits, toujours les faits sont à la base de la doctrine einsteinienne.

C’est encore en méditant plus profondément qu’on n’avait fait avant lui sur les réalités sensibles, sur les fondements expérimentaux de la géométrie qu’Einstein est arrivé à la conclusion que le monde où nous vivons n’est qu’à peu près conforme à la géométrie euclidienne. Cette conclusion s’est trouvée vérifiée encore par des faits : déviation des rayons lumineux par la pesanteur, etc. J’ai expliqué déjà ces choses, et n’en veux retenir que ceci : la théorie de la Relativité part de réalités sensibles pour aboutir à d’autres réalités sensibles. La mathématique, si grande qu’y soient son importance de mode incomparable d’expression et sa rigueur syllogistique, n’y joue qu’un rôle analogue à celui des courroies de transmission dans les machines-outils. Ainsi jamais Einstein n’a cessé de se river étroitement au réel, au donné. Mieux que Newton lui-même il applique le « hypotheses non fingo. »

La théorie de la Relativité est la plus profonde et la plus heureuse des tentatives qui aient été faites par l’esprit humain pour bannir de la science ce qui n’est pas mesurable, pour chasser de la physique ce qui est métaphysique.

Telle est l’impression essentielle que nous laissa Einstein le 31 mars lorsque, ayant achevé par quelques considérations cosmologiques, — sur lesquelles je reviendrai, — cet exposé pénétrant et nu, dont la seule éloquence jaillissait des faits et de la raison, le grand physicien se leva au milieu des applaudissements.

La première séance de discussion a eu lieu le 3 avril dans l’amphithéâtre de physique du Collège de France qui est encore plus exigu que le « grand » amphithéâtre où Einstein avait parlé le vendredi précédent. L’assistance était composée presque exclusivement de savants, de philosophes, d’hommes d’étude, au premier rang desquels le docteur Roux, sa pâle figure d’ascète coiffée de sa petite calotte traditionnelle, M. Bergson, Mme Curie et un grand nombre de membres de l’Académie des Sciences.

La séance sera consacrée exclusivement aux questions que soulève la Relativité restreinte. Einstein est assis à côté de M. Langevin devant une petite table, sur un des côtés du gigantesque tableau noir où se marquera tout à l’heure l’ardeur dialectique des partenaires.

Il est d’abord question de l’expérience de Michelson. Mes lecteurs n’ont pas oublié que, d’après la théorie de la Relativité restreinte, la longueur d’un objet donné et le temps qui sépare deux événements sont caractérisés par des quantités qui varient selon la vitesse et qui sont telles que les longueurs et les durées (exprimées en secondes) sont plus brèves pour un observateur donné lorsque les objets considérés se déplacent très vite par rapport à l’observateur. En ce qui concerne les longueurs, j’en ai donné ici même une démonstration élémentaire. Pour ce qui concerne les durées, on peut en réaliser une analogue ; mais Einstein a indiqué au cours de la présente discussion une autre démonstration si simple de ce fait que je m’en voudrais de ne pas la rapporter ici.

On sait que la lumière joue un rôle fondamental dans le réglage des chronomètres et la définition même du temps ; que la durée de la seconde ne saurait être mieux définie que par le temps nécessaire à la lumière pour parcourir 300 000 kilomètres, et que c’est la lumière ou l’électricité (dont la vitesse est égale), qui sont les agents pratiques de synchronisation des horloges. Supposons donc que l’unité de temps soit définie par le temps, mis par un rayon lumineux à parcourir, aller et retour, la distance de deux miroirs parallèles entre lesquels le rayon est réfléchi normalement. Cet aller et retour du rayon situé entre les deux miroirs est le type des phénomènes périodiques par lesquels on subdivise le temps ; il définira par exemple le trois-cent-millionième de seconde, si la distance des deux miroirs est cinquante centimètres. Telle sera la valeur de la durée considérée pour un observateur lié aux deux miroirs.

Supposons maintenant que le système portant les deux miroirs passe devant moi à une très grande vitesse, emporté par une translation rapide parallèle aux miroirs. Moi qui le vois passer, je remarque que le rayon lumineux, qui part du centre du premier miroir, doit pour parvenir au centre du second, puis de là revenir au centre du premier, parcourir un trajet légèrement incliné dans le sens de la translation et non pas normal aux miroirs. Il s’ensuit que ce trajet, qui définit, l’unité de temps pour l’observateur lié aux miroirs, définit pour moi immobile un temps plus long que ma propre unité. En un mot, je vois que la durée d’une seconde, pour l’observateur lié aux miroirs, est plus grande que pour moi. Autrement dit, les durées des phénomènes, les battements des horloges, comme tous les gestes faits sur un véhicule en mouvement très rapide, apparaîtront ralentis et par conséquent prolongés à un observateur en mouvement, et réciproquement. C. Q. F. D.

Au cours de ses explications, Einstein est amené à préciser que si la contraction apparente des objets par la vitesse est déduite directement de l’expérience de Michelson par la théorie, le ralentissement apparent des temps ne découle de cette expérience qu’indirectement. Des expériences permettront peut-être quelque jour de le déduire de l’observation des rayons-canaux ou de celle des éclipses des satellites de Jupiter ; mais à ce dernier point de vue la précision des observations astronomiques paraît actuellement insuffisante.

La principale et la plus sûre démonstration de la contraction du temps par la vitesse réside, comme pour celle des longueurs, dans toutes ces vérifications indirectes, mais concordantes dans leur multiplicité, que constituent les applications de cette notion à la mécanique nouvelle et les conséquences vérifiées qu’elle entraîne.

À propos de l’expérience de Michelson, Einstein m’a raconté depuis, que le célèbre physicien américain lui avait dit un jour : « Si j’avais pu deviner qu’on tirerait des résultats de mon expérience tout ce qu’on en a tiré, je crois bien que je ne l’aurais jamais faite. » C’est d’ailleurs une chose assez singulière et historiquement fort intéressante que l’altitude des principaux précurseurs de la Relativité en face de la théorie d’Einstein. Au cours d’une conversation récente, celui-ci m’a donné là-dessus des précisions curieuses et dont je crois utile de résumer ici l’essentiel.

Henri Poincaré est mort et certes c’eût été une chose profondément émouvante que de voir discuter avec Einstein ce puissant esprit qui sur tant de points a montré la voie. Eût-il été partisan de la théorie de la Relativité généralisée ? C’est probable, ce n’est pas absolument sûr. Étudiant dans maintes pages célèbres les origines et fondements de la géométrie, Henri Poincaré était arrivé à cette conclusion que, si elle n’est pas plus vraie idéalement que les autres, la géométrie euclidienne est celle qui correspond à la nature du monde extérieur et de nos sensations. Sur ce point Einstein s’est nettement séparé des idées poincaristes, à dater du jour où il a prévu l’incurvation par la pesanteur des rayons lumineux qui fut vérifiée naguère comme on sait et que Poincaré n’avait pas envisagée.

C’est là la clef de voûte de toute la Relativité, le point central dont Einstein a pu déduire que la géométrie réelle du monde est effectivement une géométrie non euclidienne. Il est bien difficile de savoir ce qu’en eût pensé Poincaré, Sûrement sous cette forme ou sous une autre, il eût été logique avec lui-même, relativiste intégral et il eût accepté avec une sympathie certaine tout ce qui lui eût permis de vivre sans ces créatures mystiques qui lui inspiraient une répulsion singulière : l’espace absolu et le temps absolu de Newton.

Plus peut-être que celle de Poincaré, Einstein avoue avoir subi l’influence du célèbre physicien viennois Mach (celui-là même qui découvrit et étudia le premier l’onde de choc que les projectiles rapides entraînent avec eux dans l’air). Mach s’est efforcé autrefois de ramener toute la mécanique à des phénomènes observables, tous les mouvements à des repères et à des supports matériels. Ses idées, qu’il n’a pas pu mener jusqu’au succès faute d’un outillage mathématique et philosophique suffisant, sont en harmonie complète avec les principes mêmes de l’einsteinisme. Pourtant, peu avant sa mort survenue récemment, Mach s’est déclaré hostile à la théorie de la Relativité généralisée. « Mais c’est parce qu’il était vieux, » me dit en souriant Einstein.

Pour ce qui est de Lorentz, qui est assurément le précurseur le plus incontestable d’Einstein, il admet, paraît-il, l’édifice de la Relativité généralisée tout en répugnant à accepter les principes qui sont à la base de la Relativité restreinte. Cette attitude, pour illogique qu’elle puisse sembler, n’est pas faite pour étonner si on se souvient que Lorentz a toujours défendu la thèse de l’éther absolument immobile et de la contraction réelle des corps par la vitesse. Son attitude au regard de la Relativité est en somme, comme on va pouvoir en juger, assez analogue à celle de M. Painlevé. Mais dès maintenant il sied de remarquer qu’admettre la Relativité généralisée revient à admettre ce qu’il y a d’essentiel et de meilleur dans la Relativité restreinte, puisque celle-là ne fut créée par Einstein que pour remédier aux insuffisances de celle-ci, qu’elle englobe d’ailleurs aujourd’hui dans une synthèse plus générale. Qui peut le plus, peut le moins.

La fin de cette première séance de controverse et le début de la séance suivante (qui eut lieu le 5 avril) furent occupés presque tout entiers par une discussion passionnante que souleva M. Painlevé qui, à la joie de ses amis, avait lâché pour quelques heures la politique. Cette discussion a contribué à éclaircir définitivement un des points les plus délicats de la théorie de Relativité restreinte.

Ce fut un fort curieux et intéressant spectacle que cette discussion animée et toujours courtoise dans sa parfaite objectivité. Au vrai, M. Painlevé n’a jamais cessé de témoigner publiquement en toute occasion son admiration pour le génie d’Einstein. Il y a quelques semaines, lorsqu’une place de correspondant pour la Section de Mécanique se trouva vacante à l’Académie des Sciences, quelques voix allèrent à Einstein, qui n’était d’ailleurs ni candidat, ni présenté. Parmi ces voix, M. Painlevé se plut à proclamer qu’il y avait la sienne. C’est à cette occasion qu’un membre, d’ailleurs fort éminent, de l’Académie eut ce mot délicieux : « Comment ! Vous voulez nommer membre de la Section de Mécanique cet Einstein qui détruit la mécanique ? » Car s’il est vrai que tout progrès, tout changement constitue par quelque côté une destruction de ce qui est modifié, c’est une tendance naturelle à beaucoup d’hommes de considérer cette destruction comme nécessairement mauvaise. La même chose arriva quand le système de Copernic détruisit le système de Ptolémée, quand la chimie de Lavoisier détruisit la vieille doctrine du phlogistique. Mais c’est, hélas ! la démarche de la vie elle-même de ne pouvoir s’élever et s’embellir que sur des ruines. Le papillon ne sort de la chrysalide, l’oiseau ne sort de l’œuf qu’en les déchirant, l’homme ne devient adulte que quand meurt ce qui fut en lui l’enfant. Aucune fleur ne s’épanouit qui n’ait d’abord rompu la fragile enveloppe du bourgeon. C’est aussi l’histoire de la doctrine einsteinienne. À moins de vouloir que l’Univers ne se fige dans une monstrueuse léthargie, que les idées ne se cristallisent à jamais dans des formes rigides dont l’immobilité serait sœur de la mort, il faut s’y résigner, et surtout dans la science dont la seule raison d’être est d’aller toujours plus loin.

Donc M. Painlevé n’a jamais cessé de saluer en Einstein un des génies les plus étonnants qu’ait vus l’histoire de l’esprit humain. De son côté, je sais qu’Einstein professe pour les travaux du célèbre géomètre français, la plus sincère admiration. Dans ces conditions, l’atmosphère où s’ouvrait la conversation des deux savants, était infiniment propice à ces chocs heureux où s’affrontent et s’animent les intelligences sincères et d’où jaillit plus de lumière.

Rien n’est plus amusant que de voir côte à côte, devant le tableau noir, Einstein et M. Painlevé : le premier toujours calme, armé de cette patiente douceur que soutient une sécurité absolue ; le second, impétueux et vif, tout bouillant de l’effervescence des idées et des arguments ; le premier immobile, le second ne tenant pas en place et sans cesse en marche dans l’arène étroite qui court devant le tableau ; le premier pâle et avec quelque chose dans son attitude et sa dialectique qui respire la solidité inébranlable d’un bloc résistant depuis des siècles aux forces désagrégeantes ; le second tout coloré par l’afflux d’un sang ardent, avec dans ses gestes et ses raisonnements ces flammes soudaines et ces à-coups imprévus et brillants qu’on est accoutumé de voir donner l’assaut aux vieilles choses branlantes et renverser l’ordre accoutumé.

À en juger par l’apparence de ces deux hommes qui, armés tous deux d’un morceau de craie, couvrent le vaste tableau noir des bataillons serrés de leurs équations opposées, il semblerait vraiment que c’est Einstein qui est le « conservateur, » M. Painlevé qui est le « révolutionnaire. » Et pourtant, chose étrange, le contraire est vrai : c’est le premier qui bouleverse de fond en comble l’édifice traditionnel où somnolait dans une fausse sécurité l’esprit humain, tandis que le second se dresse comme un rempart devant la forteresse attaquée, devant la science newtonienne.

La discussion a porté sur un point important de la théorie de Relativité restreinte. Elle s’est terminée, — comme on verra, — par un accord complet des deux interlocuteurs, et elle a abouti à dissiper complètement un malentendu qu’avait pu faire naître dans certains esprits cette première partie, ce premier étage du monument einsteinien.

Voici, je crois, comment on peut exposer, sans faire appel à aucune formule, à aucun calcul ésotérique, la question soulevée et la réponse qu’elle comporte :

On sait, — je l’ai expliqué naguère, — que par suite de la propagation particulière de la lumière, il n’existe pas de temps universel, de temps absolu, et que les marches de deux horloges identiques ne paraîtront pas identiques à un observateur lié à une de ces horloges et qui voit passer l’autre à une très grande vitesse devant lui. L’horloge qui est immobile par rapport à moi me paraîtra marcher plus vite que celle qui se déplace rapidement, je l’ai montré ci-dessus. D’une manière générale, la durée des événements quelconques, comme la vibration d’un diapason ou les battements d’un cœur ou tout autre phénomène donné, paraîtra plus brève, plus précipitée à un observateur immobile par rapport à ces phénomènes qu’à un observateur devant qui le véhicule qui est leur siège passe en vitesse. À ce dernier observateur ces phénomènes paraîtront ralentis. En un mot, pour un observateur donné, chaque véhicule en mouvement dans l’espace a son temps particulier, sa vitesse particulière d’écoulement des phénomènes. Ce temps, cette durée d’un phénomène donné (par exemple la combustion d’une cigarette) me paraissent d’autant plus grands que le phénomène se déplace par rapport à moi avec une plus grande vitesse. Par conséquent ce temps, cette durée ont pour moi leur plus petite valeur, lorsque cette vitesse est nulle, c’est-à-dire lorsque je suis lié au véhicule où se passent les phénomènes observés. Cette valeur minima du temps, on est convenu de l’appeler le temps propre du véhicule, et cette expression est légitime puisqu’elle désigne le temps indiqué par les propres horloges que porte le véhicule.

Tout cela est la conséquence nécessaire des lois constatées de la propagation de la lumière, et constitue une des bases de la théorie de la Relativité restreinte.

Ceci dit, voici, réduite à ses éléments essentiels, la question soulevée par M. Painlevé, et qui au premier abord paraît conduire à une contradiction, à un paradoxe.

Considérons un train rapide qui traverse une gare à toute vitesse et continue sa route avec la même vitesse prodigieuse et uniforme. Ce train porte une horloge identique à celle de la gare. Au moment précis où il croisait la gare, le chef de train du rapide, — que nous pouvons supposer (les hypothèses commodes coûtent si peu) admirable physicien et muni de tous les perfectionnements de la technique, — en a profité pour mettre l’horloge du rapide d’accord avec l’horloge de la gare, à l’instant où il voit celle-ci en passant, c’est-à-dire par l’intermédiaire des rayons lumineux.

Après avoir, avec son horloge ainsi réglée, parcouru un nombre aussi grand qu’on voudra de kilomètres à la même vitesse prodigieuse et uniforme, M. Painlevé suppose que le « rapide » s’arrête soudain, puis, non moins soudainement, fait machine en arrière, c’est-à-dire revient vers la gare, toujours avec sa vitesse précédente, mais qui est maintenant dirigée en sens inverse. Or on peut calculer dans ces conditions (connaissant le nombre de kilomètres supposés parcourus et la vitesse du rapide), l’heure exacte que marquera l’horloge du rapide lorsqu’il repassera par la gare et l’heure exacte que marquera en même temps l’horloge de la gare. En faisant le calcul on trouve qu’à l’instant précis où le rapide retraverse la gare, l’horloge que porte ce rapide marquera un temps moindre que l’horloge de la gare, comme peuvent le constater, à l’instant du passage, le chef de gare et le chef de train, lorsque les deux horloges se croisent et sont visibles simultanément.

Autrement dit, si, au moment où le rapide a croisé la première fois la gare, l’horloge de la gare et l’horloge du rapide marquaient simultanément par exemple midi juste, c’est-à-dire douze heures, zéro minute, zéro seconde, zéro millionième de seconde, ce synchronisme n’existera plus lorsque le rapide au retour retraversera la gare. Si l’horloge du rapide marque alors treize heures et zéro millionième de seconde, l’horloge de la gare marquera au même instant (défini par le passage du rapide dans la gare) treize heures et quelques millionièmes de seconde. On suppose bien entendu, je le répète, les deux horloges identiques et ayant des marches parfaites. Autrement dit, le temps propre écoulé entre les deux passages successifs du rapide à la gare sera plus petit sur l’horloge du rapide que sur l’horloge de la gare. Le chef de gare aura plus vieilli dans cet intervalle que le chef de train du rapide. Si même on pouvait prolonger suffisamment la longueur et la vitesse du trajet du rapide, il pourrait arriver que, lorsque celui-ci repasserait par la gare, le chef de gare aurait vieilli de dix ans tandis que le chef de train n’aurait vieilli que d’un an. Les chronomètres et les calendriers des deux hommes non moins que l’état de vieillissement de leurs organes ou le nombre des pulsations de leurs cœurs, supposé qu’ils les aient comptés, seraient là pour en témoigner.

Telles sont les conséquences imprévues, fantastiques, auxquelles conduit logiquement la théorie de la Relativité restreinte. Mais ce qui paraît choquant, insolite à M. Painlevé dans ces conséquences, ce n’est pas ce qui en elles heurte le sens commun ; ce n’est pas ces hommes dont les uns vieillissent réellement beaucoup moins vite que d’autres, simplement parce que ceux-là ont voyagé ; non, ce qui le choque ce n’est pas que, si j’ose dire, les voyages non seulement forment, mais prolongent la jeunesse ; son imagination d’analyste a fait déjà, sans doute, des rêves bien plus étonnants que cela, et il sait qu’un monde dans lequel les hommes pourraient avoir, les uns par rapport aux autres, des vitesses de dizaines de milliers de kilomètres par seconde serait un monde bien différent du nôtre.

Non, encore un coup, ce qui choque M. Painlevé dans ces conséquences, c’est autre chose, c’est quelque chose qui, au premier abord, lui semble heurter la logique, c’est ceci : quand dans la théorie de Relativité restreinte on considère deux observateurs en mouvement l’un par rapport à l’autre, toujours on prend soin de préciser que les apparences observées par chacun chez l’autre sont réciproques. Si par exemple l’observateur A voit les mètres et l’horloge que porte l’observateur B, respectivement raccourcis et ralentis par sa vitesse, de même l’observateur B verra les mètres et horloges portés par A raccourcis et ralenties dans les mêmes proportions. Cela résulte de ce que les vitesses de A par rapport à B et de B par rapport à A sont nécessairement identiques, et cette réciprocité est conforme au principe classique de Relativité.

N’y a-t-il donc pas, demande M. Painlevé, une contradiction essentielle avec tout cela dans le fait que, dans l’exemple choisi, le chef de gare voit que l’horloge du rapide a retardé sur la sienne, tandis que le chef de train voit, d’accord avec le chef de gare, que l’horloge de la gare a avancé sur la sienne ? La réciprocité qu’implique le principe de relativité ne devrait-elle pas exiger au contraire que le chef de train voie l’horloge de la gare en retard sur la sienne ? D’ailleurs, si tel était le cas, on se trouverait en présence d’une absurdité, d’une impossibilité, car il est contraire au bon sens que si deux hommes voient au même instant et au même lieu où ils se trouvent deux horloges H₁, et H₂, l’un puisse voir H₁, en avance sur H₂ et l’autre H₂ en avance sur H₁.

Comment sortir de tout cela, comment échapper à ces difficultés, à ces contradictions que certains seraient tentés de considérer comme rédhibitoires ?

La réponse d’Einstein a complètement dissipé le malentendu — car il ne s’agit, comme on va voir, que d’un malentendu, — et a, suivant sa propre expression, « mis en évidence le paradoxe. » Voici, ramenées à ses éléments primordiaux et débarrassées de leur terminologie technique, comment se peuvent résumer les explications du grand physicien, dont l’évidence démonstrative était, — encore qu’un peu cachée, — implicitement contenue dans la théorie de Relativité :

La théorie de Relativité restreinte concerne exclusivement, — mes lecteurs ne l’ont pas oublié, — les systèmes en mouvements uniformes les uns par rapport aux autres, c’est-à-dire ces systèmes qui jouent dans la mécanique traditionnelle un rôle privilégié, et qui sont les seuls auxquels s’applique le principe de relativité classique de Galilée et de Newton. Or, il convient de le rappeler, la théorie de Relativité restreinte n’a été d’abord édifiée par Einstein que dans le dessein d’élargir, de consolider, si j’ose dire, ce principe de relativité galiléen, dans l’intention de lui assujettir les phénomènes optiques et électromagnétiques qui semblaient en rébellion contre lui. C’est donc uniquement aux mouvements uniformes, c’est-à-dire aux vitesses constantes en grandeur et en direction que s’appliquent les équations de la Relativité restreinte einsteinienne.

Or, dans l’exemple qui fait l’objet du débat, on ne saurait assimiler à un mouvement uniforme celui du rapide qui va jusqu’à un certain endroit, s’arrête, puis rebrousse chemin. L’arrêt brusque, puis le départ en sens contraire du rapide constituent des accélérations, des perturbations du mouvement du train lequel cesse alors d’être uniforme, pour ne le redevenir qu’ensuite, mais en sens contraire. Or il est évident que même en ne considérant le voyage du rapide que dans les périodes où la vitesse est constante, le train à l’aller et le train au retour ne constituent pas en réalité un même système de référence, mais deux systèmes de référence différents. Par conséquent, l’horloge du rapide, à partir de l’instant où il rebrousse chemin, doit être à nouveau réglée pour indiquer le nouveau temps propre du train, et le réglage ancien doit être modifié pour tenir compte du changement de vitesse, car c’est bien un changement de vitesse que celui qui, par rapport à un observateur, inverse le déplacement d’un mobile.

En un mot la gare, le rapide à l’aller et le rapide au retour, constituent réellement non pas deux mais trois systèmes différents, qui ont chacun leur temps propre. Il n’est pas légitime de supposer que l’horloge du rapide au retour puisse indiquer l’heure réelle du véhicule, si elle n’a pas subi d’autre réglage que celui de l’aller. Je me propose de le démontrer, par l’exemple simple que voici : Supposons qu’un autre train rapide (appelons-le rapide 2) vienne vers la gare, tandis le rapide 1, que nous avons jusqu’ici considéré, s’en éloigne avec la même vitesse uniforme. Supposons que l’horloge de la gare émette un signal lumineux à midi et quart précis, signal au moyen duquel le rapide 1 et le rapide 2 mettront respectivement leurs horloges à l’heure. Chacun des deux chefs de train met son horloge à l’heure en tenant compte du temps utilisé par ce signal pour lui venir de la station, et qu’il pose égal à la distance de cette station divisée par 300 000 kilomètres. Mais le chef du train 2 remarque que son collègue du train 1 a fait une erreur dans cette opération, car lui chef du train 2 observe, en croisant le train 1, que celui-ci fuit devant la lumière qui, en conséquence, lui parvient avec une vitesse inférieure et non égale à 300 000 kilomètres. Par conséquent le chef du train 2, s’il devait régler au passage l’horloge de son collègue, lui ferait subir une correction, dont celui-ci n’a pas tenu compte. Ceci suffit à montrer que l’horloge du rapide 1 ne saurait telle quelle donner des indications comparables aux précédentes, lorsqu’il effectue son voyage de retour. C. Q. F. D.

Mais ceci ne résout qu’une partie de la difficulté et laisse intacte celle qui concerne la réciprocité des indications horaires des véhicules. Sur ce dernier point, la question en dernière analyse se pose ainsi : puisque tous les mouvements sont relatifs, le résultat ne sera-t-il pas le même, que notre rapide fasse son voyage aller et retour et que la gare reste immobile, ou que l’on suppose le rapide immobile et la gare faisant de l’autre côté le trajet aller et retour ? Et alors pourquoi est-ce l’horloge de la gare qui, au moment du deuxième croisement, avance sur celle du rapide, et pas aussi bien l’inverse ?

La réponse est la suivante : Dans la Relativité Restreinte, seuls les systèmes en mouvement uniforme, au sens galiléen du mot, jouissent d’une réciprocité, au point de vue de la mesure de l’espace et du temps, mais il n’en est pas de même des systèmes en mouvement accéléré. Cela a été signalé nettement dès 1911 (à l’époque où Einstein n’avait pas encore construit la Relativité généralisée) par M. Langevin dans un mémoire remarquable sur l’Évolution de l’espace et du temps.

En Relativité restreinte tout changement de vitesse, toute accélération par rapport au milieu propagateur de la lumière a un sens absolu. C’est pourquoi dans cette première théorie on ne peut substituer à l’accélération de notre train lorsqu’il change de vitesse une accélération de la gare en sens opposé. C’est pourquoi finalement entre les indications de l’horloge de la gare et de l’horloge du rapide, il y a la dissymétrie sur laquelle M. Painlevé a si opportunément attiré l’attention.

Lorsque l’on ne connaissait que la théorie de Relativité restreinte qui laissait, comme la mécanique classique, une valeur absolue aux accélérations dans l’Univers, on avait même espéré un moment pouvoir mettre en évidence, par certaines expériences électromagnétiques nouvelles, ce milieu (appelons-le l’éther si on veut) par rapport à quoi existaient ces accélérations.

Mais il y avait là quelque chose qui choquait la pensée d’Einstein. Ses idées devaient lui faire rejeter a priori la possibilité d’atteindre jamais un espace absolu. C’est pour cette raison qu’il a appelé « Théorie de la Relativité restreinte » la première étape de son œuvre, laquelle ne s’appliquait qu’aux mouvements uniformes, voulant indiquer par là qu’il ne s’agissait que d’un premier pas dans la voie du relativisme total de tous les mouvements.

L’intéressante et si suggestive discussion soulevée par M. Painlevé sur ce sujet particulier et qui marqua le point culminant des discussions du Collège de France, a eu l’avantage de mettre en évidence avec éclat le fait que la « Théorie de Relativité restreinte » laissait en réalité subsister en mécanique des mouvements privilégiés, des axes de référence en quelque sorte absolus au sens galiléo-newtonien du mot. Certains avaient eu assurément tendance à l’oublier, mais tel n’a jamais été le cas d’Einstein.

Lorsque celui-ci a construit la Relativité restreinte, il n’a eu d’autre objet que de faire rentrer les phénomènes électromagnétiques dans le principe de Relativité classique. Mais il savait mieux que quiconque que c’était là une première étape seulement. C’est pour éliminer ce résidu d’« espace absolu » qui surnageait encore dans la Relativité restreinte qu’il s’est attaqué au gigantesque problème de la Relativité généralisée. Ici plus de mouvement privilégié. Vitesses uniformes et vitesses accélérées y sont fondues dans une synthèse grandiose et docilement asservies à une conception unique des phénomènes universels[3].

Nous venons de voir que le paradoxe signalé par M. Painlevé s’explique fort bien dans la Relativité restreinte elle-même, mais à condition de laisser une valeur absolue aux changements de vitesse, ce qui est précisément un des résidus de l’ancienne mécanique. Il serait aisé de montrer que dans la Relativité généralisée, le paradoxe s’explique encore plus aisément, et cette fois sans rien conserver qui de loin ou de près s’apparente au mouvement absolu. Mais cette démonstration m’entraînerait plus loin que ne m’y autorise la place dont je dispose, et il n’en fut d’ailleurs pas question au Collège de France.

Lorsque s’ouvrit la séance de discussion du mercredi soir 5 avril, M. Langevin pria d’abord ceux qui se proposaient d’intervenir de ne pas parler pendant plus de vingt minutes chacun. « Vingt minutes à ma montre ! » ajouta-t-il au milieu des rires. On ne saura jamais si c’était là seulement une allusion au « temps propre » de chaque système de référence, ou si ce n’était pas plutôt une conséquence de la nécessité pratique de définir les choses par une unité arbitraire peut-être, mais univoque. La seconde hypothèse est peu flatteuse pour les horlogers, mais la première est bien difficile à admettre. Car enfin si jamais observateurs furent attachés rigidement à un seul et même système de référence, ce sont bien ceux qui, empilés en un bloc sans discontinuité sur les petits gradins de l’amphithéâtre de physique, coordonnaient ce soir-là tous les tenseurs de leur esprit sur les axes uniques convergeant dans le cerveau d’Einstein.

Après qu’Einstein et M. Painlevé furent tombés d’accord sur la conclusion indiquée par M. Langevin et qu’il importait d’imposer au débat de la précédente séance, conclusion que j’ai exposée ci-dessus, la parole fut donnée à M. Édouard Guillaume. M. Édouard Guillaume est un physicien suisse. Les jours précédents, la plupart des journaux avaient inséré une note communiquée par les agences annonçant que ce physicien avait découvert dans la théorie d’Einstein des fautes de calcul grossières, et qu’il se proposait coram populo d’établir au Collège de France. Ces erreurs devaient naturellement entraîner l’écroulement complet de la synthèse d’Einstein, la banqueroute totale de ce Law de la Science. À vrai dire, tous ceux qui ont suivi, en connaissance de cause, la suite des développements analytiques de la théorie d’Einstein, ceux qui savent qu’après une étude minutieuse M. Hadamard, le profond mathématicien, successeur d’Henri Poincaré, a proclamé que, mathématiquement parlant, l’édifice einsteinien est d’une parfaite et rigoureuse cohérence, sans une fissure logique, sans un défaut formel ; ceux-là dis-je, avaient été un peu surpris de la nouvelle trompettée dans la presse par celui qui devait, en cinq sec, pourfendre le pauvre Einstein.

M. Guillaume prit donc la parole par un exorde « Mesdames, Messieurs, » qui étonna. Puis, il se mit à aligner ses formules sur le tableau où, roses tendre et bleus, d’ingénieux graphiques avaient été d’avance épinglés. Au bout de quelques instants il devint évident que ce ne serait point encore ce jour-là ni de cette main, qu’Einstein mordrait la poussière. Quand l’orateur eut achevé, il ne fallut pas plus de deux secondes à ceux qui avaient compris, et tous les assistants étaient dans ce cas, pour ramener l’intervention tant claironnée à ses modiques proportions. Interprète de l’opinion unanime (car la chose était si simple, qu’il n’était pas là un élève de mathématiques élémentaires hors d’état de la juger), M. Borel déclara que « toute l’argumentation ne tenait pas debout, car il n’est pas possible d’écrire d’abord les équations de la Relativité, puis d’introduire dans le maniement de ces équations des postulats étrangers et même opposés à ce système. » C’était l’évidence même, telle qu’elle ressort du principe d’homogénéité, de la nécessité d’employer un langage univoque. Réfuter une construction scientifique en y introduisant au préalable des éléments qu’elle rejette est facile, mais ne prouve rien. Prenant à son tour la parole, M. Langevin conclut par ces mots textuels, qui appuyaient une démonstration aussi brève que nette relative à un point connexe : « Le malentendu résulte en somme de ce que M. Guillaume ne s’est pas rendu compte de ce qu’est une onde lumineuse. » — Quant à Einstein, souriant, il se réfugia dans une abstention charitable en prétextant n’avoir rien compris à ce que voulait dire son interlocuteur. Ainsi s’acheva cet incident dont on ne peut dire s’il fut plus bouffon que pénible.

Puis on se remit aux choses sérieuses. M. Langevin exposa d’abord comment il était parvenu à établir les formules de la dynamique nouvelle en partant simplement de la Relativité généralisée et du principe de la conservation de l’énergie. J’ai esquissé naguère, ici même, ces conséquences étonnantes de la nouvelle mécanique qui nous montrent que la masse, — que la science classique considérait comme constante, — varie et diminue avec la vitesse, et que l’énergie est douée d’une véritable inertie. J’ai indiqué, — on s’en souvient, — quelques-unes des vérifications frappantes que la physique de l’atome et de l’électron ont apportées à ces conceptions révolutionnaires.

Einstein a pris alors la parole pour rendre hommage à la beauté du travail qui a conduit M. Langevin à ces résultats. Il y est arrivé lui-même indépendamment mais par une voie plus compliquée qui fait appel à des notions encore assez instables et où devrait intervenir la fameuse théorie des quanta, casse-tête chinois de la physique d’aujourd’hui. Dans une de ces formules à la fois humoristiques et agnostiques qui lui sont familières, Einstein a conclu : « C’est ainsi que la mécanique est profondément changée par la théorie des quanta qui n’existe pas encore. »

Ainsi se termina l’examen des questions soulevées à propos de la Relativité restreinte.

Il ne restait plus qu’à passer à celles que soulève la théorie de la Relativité généralisée.

C’est M. Hadamard, professeur de mécanique céleste au Collège de France, qui ouvrit le feu par une question relative à la formule par laquelle Einstein exprime la loi nouvelle de la gravitation universelle.

Dans cette formule, sous la forme simple que lui a donnée Schwarzschild et qui répond à tous les besoins pratiques de l’astronomie, il existe un certain terme qui préoccupe beaucoup M. Hadamard. Il y a de quoi car si le dénominateur de ce terme s’annule, c’est-à-dire si ce terme devient infini, la formule n’a plus aucun sens, ou du moins on peut se demander quel est alors son sens physique[4].

Mathématiquement ce terme ne peut pas devenir infini ; physiquement, pratiquement, le peut-il dans la nature ? Non, dans le cas du soleil, mais oui peut-être, dans le cas d’un astre qui serait infiniment plus massif que le soleil.

Einstein ne cache pas que cette question très profonde l’embarrasse quelque peu. « Si, dit-il, effectivement ce terme pouvait quelque part dans l’Univers s’annuler, alors ce serait un malheur inimaginable pour la théorie ; et il est très difficile de dire a priori ce qui arriverait physiquement, car alors la formule cesse d’être applicable. » — Cette catastrophe qu’Einstein appelle plaisamment la « catastrophe Hadamard » est-elle possible, et, en ce cas, quels seraient physiquement ses effets ?

À ce moment de la discussion, j’ai cru pouvoir intervenir pour faire remarquer que si nous connaissons des étoiles beaucoup plus volumineuses que le soleil (comme Bételgeuse dont le diamètre égale 300 fois celui du soleil), en revanche pour les quelques étoiles dont on a pu déterminer les masses celles-ci se trouvent avoir un ordre de grandeur qui n’est jamais de beaucoup supérieur à celui de la masse solaire.

D’autre part, il semble ressortir des travaux de l’astronome anglais Eddington que lorsque la masse d’un astre a tendance à s’accroître de plus en plus par l’apport gravitationnel de matière extérieure, la température interne de cette masse croît rapidement et le rayonnement produit tend à chasser vers l’extérieur (en vertu de la pression de Maxwell-Bartoli) tout apport nouveau de matière, et à balancer l’effet attractif de la gravitation. Si bien qu’il y aurait, dans la nature même des choses, une limite insurmontable à l’accroissement de la masse d’une étoile ; celle-ci ne pourrait donc jamais dépasser énormément la masse solaire. Ainsi la physique même des choses empêcherait que les conditions nécessaires à la production de la « catastrophe Hadamard, » (et qui sont l’existence d’astres incomparablement plus massifs que le soleil) fussent jamais réalisées.

Einstein me répond qu’il n’est pas entièrement rassuré sur le résultat de ces calculs qui font intervenir diverses hypothèses. Il aimerait mieux quelque autre moyen d’échapper « au malheur que constituerait pour la théorie la catastrophe Hadamard. » Effectivement, à la séance suivante (le 7 avril), il nous a apporté le résultat d’un calcul qu’il avait fait au sujet de ce point délicat. Voici ce que montre ce calcul : Si le volume d’un astre augmente indéfiniment sans accroissement de sa densité (ce serait le cas d’une sphère d’eau) il arrive, bien avant que les conditions de la catastrophe Hadamard ne soient réalisées, que la pression au centre de la masse devient infinie. Dans ces conditions, en vertu de la théorie de Relativité généralisée, les horloges marchent avec une vitesse nulle, il ne se passe plus rien, c’est la mort, et par conséquent tout nouveau changement capable d’amener la catastrophe Hadamard est devenu impossible. Einstein se demande si ce n’est pas peut-être là le cas où, suivant son expression, « l’énergie de matière se transforme en énergie d’espace, » c’est-à-dire où la masse se transforme en rayonnement. « C’est tout ce que je peux dire, conclut-il, car des hypothèses je ne veux pas en faire, » ce qui est presque le mot classique de Newton. M. Hadamard dans ces conditions se déclare satisfait, et croit impossible la catastrophe tant redoutée.

Telle fut la discussion d’un des points les plus curieux qui ait été soulevé au Collège de France. On conviendra qu’elle n’a manqué ni de saveur, ni de suggestive profondeur. Elle caractérise bien l’atmosphère idéale, toute saturée d’élan vers la pure vérité et détachée des contingences où se sont déroulées ces controverses à jamais fameuses.

À la dernière séance de discussion, le 7 avril, la question de la catastrophe Hadamard a donné l’occasion à M. Painlevé de poser quelques questions à Einstein au sujet de sa formule de gravitation et des formules analogues par le moyen desquelles on peut essayer d’exprimer les phénomènes nouveaux (déplacement du périhélie de Mercure, déviation de la lumière par la gravité) constatés en mécanique et en optique céleste.

Il s’en est suivi une discussion extrêmement brillante et animée, si vive par instants que tout le monde parlait à la fois. À un moment donné, tandis que MM. Hadamard et Painlevé échangeaient sur la signification des formules en question les arguments les plus vifs et les plus contradictoires, on vit soudain M. Brillouin, qui avait renoncé à pouvoir glisser un seul mot parmi les phrases pressées des deux adversaires, se précipiter au tableau, une craie érigée dans sa main, en criant : « Puisque vous parlez, moi j’écris ; car le plus simple lorsqu’une quadrature peut se faire c’est encore de l’écrire ! » Ainsi il obtint sans desserrer les lèvres l’attention d’un public haletant. Ce fut vraiment une belle bataille et un sport réconfortant. Les adversaires d’ailleurs faisaient assaut de courtoisie quelque peu agressive et on entendit à un moment M. Painlevé crier à M. Hadamard : « Je ne vois pas ce que la discussion gagne à être conduite comme ça ; mais continue, je te prie ; » et, l’instant d’après, il s’excusa : « Je vous demande pardon de ne pas me faire comprendre… » Pendant que ce cliquetis d’arguments entrechoqués, écrits ou verbaux, mais tous rapides et fulgurants, remplissait la salle de tumulte et le tableau d’intégrales élégantes aux cols inclinés pareilles à des cygnes blancs, Einstein assis parmi la tempête souriait et se taisait.

Puis soudain levant la main comme un écolier qui sollicite une faveur magistrale : « M’est-il permis de dire aussi une petite chose ? » demanda-t-il doucement. Tout le monde rit. Einstein parla dans le silence soudain rétabli, et en quelques minutes tout était clarifié. Voici comment on peut résumer, je crois, l’essentiel des précisions apportées par lui, et qui mettent nettement au point les principales questions soulevées.

Il s’agissait avant tout de savoir ce que représentent les quantités entrant dans la formule de gravitation d’Einstein et en particulier le rayon vecteur, c’est-à-dire la ligne qui joint le soleil et chaque planète.

La loi de Newton, base de toute la mécanique céleste traditionnelle, exprime une relation liant les masses de deux astres et leur distance. Laissons de côté, pour ne pas surcharger cet exposé, tout ce qui concerne les masses et ne considérons que leur distance. Pour faire des calculs exacts, il faut préciser quel est l’instant auquel on considère cette distance. La science classique avec sa notion a priori d’un temps universel et absolu ignorait cette difficulté, et, s’il ne s’ensuivait pas d’erreur très considérable, c’est seulement parce que la vitesse des planètes est faible relativement à celle de la lumière. D’autre part, lorsque les astronomes classiques déterminent par une triangulation le rayon vecteur d’une planète, et reportent sur le papier leur visée, ils y tracent un triangle rectiligne, un triangle euclidien, parce qu’ils supposent que leur ligne de visée est rigoureusement droite. Elle ne l’est pas, puisque la lumière est légèrement courbée par la gravitation. De là des corrections petites mais nécessaires lorsqu’on veut définir la ligne qui joint deux astres, et qu’ignorait la science classique. D’autre part, classiquement, on supposait les rayons vecteurs mesurés avec des règles identiques alignées bout à bout, et dont les longueurs étaient supposées toujours les mêmes. Là encore, on ne faisait pas la correction nécessaire qu’entraîne la contraction apparente des règles par la vitesse due à la propagation particulière des rayons lumineux.

En un mot, les grandeurs qui entrent dans la nouvelle loi de gravitation sont des grandeurs concrètes. Par exemple, le rayon vecteur joignant une planète au soleil doit être considéré comme jalonné par des règles identiques (supposées naturellement soustraites aux déformations élastiques et thermiques) alignées bout à bout dans le sens de la ligne de visée, immobiles par rapport aux étoiles fixes et soustraites à l’action gravifique du soleil. Quand on jette une pierre en l’air, à l’instant qu’elle cesse de monter et va commencer à tomber, elle est soustraite entièrement aux effets de la pesanteur. On doit considérer comme étant dans une situation analogue, les règles qui matérialisent le rayon vecteur considéré. À ces règles sont supposées jointes des horloges identiques qui, elles aussi, sont idéalement soustraites à l’action du soleil. Dans ces conditions les données astronomiques sont définies d’une manière parfaitement concrète et objective. Il n’y a plus que des règles et des horloges, il n’y a plus d’observateur, tout ce qui est subjectif est éliminé.

C’est là suivant l’expression d’Einstein, une manière en quelque sorte absolue de définir les quantités mesurées en astronomie, puisqu’il n’est plus nécessaire de les rapporter à un observateur donné.

Telles sont les quantités concrètes, objectives, mesurables qui entrent, sans aucune ambiguïté, dans la formule de gravitation d’Einstein. On peut assurément, par cette métamorphose mathématique, par ces changements de variable qu’on appelle des transformations ponctuelles, trouver d’autres formules plus ou moins différentes de gravitation, mais ces transformations ne changent rien aux choses observables et objectives telles qu’elles viennent d’être définies.

Il n’y a donc réellement, selon Einstein, qu’une formule unique établissant une relation univoque entre les quantités mesurées, c’est celle que M. Painlevé a appelée spirituellement « la formule classique, la formule déjà classique de gravitation d’Einstein. »

En un mot, il convient de donner toujours un sens mesurable aux symboles qu’on introduit dans les formules, et de ne jamais perdre de vue la signification physique de ces symboles, signification qui, objectivement, ne change pas lorsqu’on transforme ces symboles.

Ces mêmes remarques s’appliquent aux intéressantes observations qu’a présentées, à la fin de la séance, un mathématicien distingué, M. Leroux. Ici encore, Einstein tint à souligner fortement que les seules figures géométriques qu’il considère dans l’espace sont les figures tracées réellement avec des règles, et non les figures idéalisées des géométries purement formelles.

« On peut, conclut-il, toujours définir, mais il faut définir physiquement. »

Ainsi s’acheva le cycle de ces mémorables discussions. Et si, comme le dit M. Langevin en les déclarant closes, on n’y aborda pas toutes les questions qui se posent, du moins, toutes les questions posées y reçurent une réponse satisfaisante.

De ce tournoi, la théorie d’Einstein sort inébranlée, Einstein lui-même sort grandi. Comme me le disait, d’une image fort juste, M. Painlevé, l’œuvre du célèbre physicien s’y est montrée pareille à un cube de granit parfaitement cohérent et rigide que ne pénètre aucune fissure. La Relativité est un bloc dont on ne peut entamer la cohésion, un système exempt de toute contradiction logique, de toute ambiguïté, de toute tare interne.

Pourtant, s’il cède sur les détails, M. Painlevé se refuse encore à admettre l’ensemble ; il lui répugne, il le confesse, de reléguer aux vieilles lunes l’édifice majestueux et si utile de la science classique. Pour lui, si j’ose ainsi dire, le cube repose sur la pointe ; pour d’autres, dont je suis, il repose inébranlablement sur la base. Chacun peut, selon ses préférences, s’en écarter prudemment, comme on fait d’une corniche en porte à faux, ou au contraire, s’en servir comme d’un piédestal propre à supporter l’image exacte du monde.

La séance de discussion qui fut tenue en Sorbonne, le jeudi 6 avril, par la Société française de Philosophie, ne fut pas inégale en intérêt aux controverses physico-mathématiques du Collège de France.

Les philosophes avaient déjà eu l’occasion de discuter la théorie de la Relativité, notamment avec M. Langevin, « apôtre du nouvel évangile », mais ils se trouvèrent particulièrement nombreux et empressés à cette réunion où la discussion devait avoir lieu « en présence du monstre lui-même. »

Après une allocution heureuse du président de la Société, M. Xavier Léon, le débat fut engagé par un profond et remarquable exposé de M. Langevin qui aurait pu s’intituler « Pourquoi les philosophes doivent s’intéresser à la théorie de la Relativité. » Le savant physicien y décrivit avec une magistrale clarté tout ce qui, du point de vue méthodologique et épistémologique, fait la force et la séduction de l’œuvre einsteinienne.

Je compte revenir quelque jour sur ce commentaire pénétrant de la Relativité fait par le savant français qui l’a le plus approfondie. Il mérite autre chose et mieux qu’un résumé de quelques lignes.

La discussion qui a suivi et à laquelle plusieurs mathématiciens ont pris part, a fait apparaître qu’au point de vue logique toute la doctrine relativiste est cohérente, et complètement exempte de contradiction interne. Cela ressortait déjà implicitement de la discussion du Collège de France.

Après les mathématiciens, les physiciens entrèrent à leur tour dans la discussion et diverses questions, furent posées notamment, qui amenèrent Einstein à donner son avis sur quelques points fort intéressants relatifs à la cosmologie, et à la géométrie… et notamment à la quadrature du cercle. J’y reviendrai quelque jour.

Après les hommes de science, les philosophes à leur tour posèrent à Einstein des questions. L’ombre de Kant ayant été évoquée, Einstein ne cacha pas qu’il se sépare sur divers points, nettement, des idées du philosophe de Kœnigsberg, pour qui le temps absolu et l’espace absolu étaient des notions a priori préexistantes en nous. La théorie de Relativité affirme le contraire et mieux encore elle le démontre.

Pourtant Einstein admire Kant par ailleurs. Il s’excuse d’ailleurs de ce que ses idées sur le kantisme ont d’un peu personnel non pas en disant : « Chacun a son Kant à soi » (ce qui est, disait un autre, un calembour datant de… Platon), mais en disant : « Chacun a son Kant propre. » Ce propos prend toute sa saveur quand on se souvient que le « temps propre » est une des notions-mères de la Relativité. Einstein remarque d’ailleurs que les deux manières de concevoir les choses les plus opposées qu’on puisse imaginer sont, d’une part, l’apriorisme kantien et, d’autre part, le commodisme de Poincaré. « Entre ces deux attitudes de la pensée, ajoute-t-il, il faut choisir selon l’expérience ; c’est tout ce que je peux dire. » On devine qu’il ne considère pas l’expérience comme ayant été favorable à l’apriorisme de Kant.

Enfin, après un exposé remarquable de M. Le Roy, M. Bergson, sollicité de parler, rappela dans la forme séduisante et imagée qui lui est coutumière ses idées sur la notion de temps qu’il a scrutée, comme on sait, avec tant de profondeur. Le temps bergsonien, qui est si j’ose ainsi dire une sorte de « temps propre de notre âme, » ce sentiment de notre propre écoulement est aussi par quelque côté le sentiment de l’écoulement des choses qui nous entourent. Notre entourage participe à notre propre écoulement. Mais où s’arrête cet entourage ? Très loin de nous, nous pouvons imaginer d’autres consciences, des sortes de relais à travers l’Univers, et, par delà ces relais, une sorte de conscience universelle qui serait comme leur intégrale, et pour laquelle tout l’ensemble des phénomènes s’écoulerait. Ainsi la notion bergsonienne de durée se fondrait à la limite dans une sorte de temps universel. M. Bergson croit pouvoir penser qu’il n’y a pas antagonisme entre cette manière de voir et la conception relativiste du temps. Si on ne peut pas démontrer la concordance des deux conceptions, on ne pourra pas non plus sans doute démontrer leur discordance. M. Bergson pense par ailleurs qu’il peut y avoir quelque chose d’incommensurable entre le temps intuitif, qui est qualité pure, et le temps relativiste, qui est quantitatif. Pour conclure, il doute que la Relativité puisse se passer complètement du point de vue intuitif, lorsqu’il s’agit surtout de la notion de simultanéité des phénomènes dans laquelle il estime que nos sensations interviennent d’une manière variable.

Einstein, dans sa réponse, ne partage pas, sur tous les points soulevés, la manière de voir de M. Bergson. Il estime que le temps des philosophes ne peut pas différer de celui des physiciens : c’est le même. Il faut assurément, dans la définition du temps, commencer avec le temps intuitif qui est le sentiment de l’ordre dans lequel se succèdent nos états de conscience, et qui nous est donné. Deux individus qui s’entendent constituent déjà une première étape vers le temps objectif ; car… du moins Einstein affirme qu’il en est convaincu…, il y a des événements objectifs distincts des événements intimes. En ce qui concerne la notion de simultanéité de deux événements, Einstein rappelle qu’elle fut longtemps la même pratiquement pour deux individus voisins, à cause de la grande vitesse de la lumière. Mais lorsqu’on analyse plus finement cette notion, et qu’on tient compte de ce que la propagation de la lumière, pour rapide qu’elle soit, n’est pas instantanée, on arrive à la conclusion de la Relativité : que la simultanéité est une notion variable d’un observateur à l’autre. De l’avis d’Einstein, il n’y a rien dans notre conscience qui nous indique la simultanéité de la « contemporanéité » des événements : ceux-ci sont des êtres logiques, non pas psychologiques, et ils sont immédiatement donnés. Si les philosophes peuvent concevoir un temps abstrait, une sorte d’extrapolation de leurs étals de conscience, il y a aussi un temps abstrait pour les physiciens : c’est le temps absolu de la science classique. En un mot, Einstein pense que « les philosophes n’ont pas un temps pour eux-mêmes. »

Cela ne veut pas dire que la Relativité soit incompatible avec la conception bergsonienne du temps. Einstein estime que tout système philosophique raisonnable, c’est-à-dire cohérent, est toujours et nécessairement en accord avec les sciences physiques et naturelles. Ce sont là des variables indépendantes, comme disent les mathématiciens.

Bref, une théorie scientifique n’est pas une philosophie, mais c’est quelque chose dont doit tenir compte la philosophie. Si la théorie de Relativité est exacte, toute philosophie cohérente devra se mettre en accord avec elle, mais elle ne constitue pas par elle-même une philosophie.

En réponse à une question qui lui fut posée par M. Meyerson à propos des idées de Mach, Einstein a été amené d’ailleurs à préciser sa conception de la science. S’il est d’accord avec Mach pour subordonner entièrement et toujours les concepts scientifiques aux données observables, il se refuse à admettre que la science ne consiste qu’en des relations brutes entre cas données. Pour lui, une science est un système, c’est-à-dire une synthèse logiquement déduite, non pas simplement un catalogue de faits, comme le prétendait Mach.

Et maintenant tâchons de conclure. De toutes ces discussions d’où la passion ne fut point toujours absente, — et cela réjouit Einstein, car il sait qu’on ne s’appuie que sur ce qui résiste, — de tous ces chocs intellectuels où s’est affirmée la calme maîtrise et la lucidité logique du nouveau Newton, la théorie de la Relativité sort intacte.

Pour synthétiser l’état de la controverse, il m’a semblé que le mieux était d’employer le procédé de la maïeutique, cher à Socrate. Voilà donc les questions qui, je crois, peuvent être posées afin de préciser ce qui nous importe :

1oEst-il vrai que la théorie de la Relativité, conserve tous les résultats anciens et vérifiés de la science classique et, en particulier, de la mécanique et de l’astronomie ? Est-il vrai, en conséquence, que renoncer à la synthèse classique pour adopter la synthèse einsteinienne, n’est nullement renoncer à la moindre des conquêtes solides de celle-là ?

2oEst-il vrai qu’à tous ces résultats acquis, qu’elle s’incorpore et conserve, la Relativité ajoute des résultats nouveaux qu’elle a prévus, que la science classique n’avait pas prévus et ne pouvait prévoir, et qui ont été expérimentalement vérifiés ?

3oEst-il vrai que la Relativité concentre en une synthèse unique des domaines qui, comme la mécanique et la gravitation, comme l’optique et la mécanique, obéissaient dans la science classique à des lois disparates et parfois inconciliables ?

4oEst-il vrai que la valeur d’une théorie scientifique a pour principal critérium le principe de simplicité, et qu’entre toutes les théories possibles des mêmes phénomènes, celle-là est préférable qui implique le plus petit nombre d’hypothèses et qui élimine le plus complètement les données occultes et non mesurables ? Est-il vrai qu’à cet égard, la science classique ne saurait soutenir la comparaison avec la théorie de Relativité.

5oEst-il vrai que la Relativité explique certains faits qui semblaient contradictoires à la science classique et dont celle-ci n’a pas encore réussi à rendre compte ?

Si tout cela est vrai, — et nul ne contestera que cela ne soit vrai, — nous devons logiquement conclure que la théorie de la Relativité est la seule donnant une représentation et une explication complètes des faits connus, et qui ait permis d’aller plus loin encore en prévoyant des phénomènes nouveaux.

Jamais cadre plus magnifique en sa simplicité, et plus exactement ajusté à la figure des réalités, ne fut modelé par l’esprit humain, pour y placer l’image mystérieuse du monde. Jamais le sphynx éternel ne fut enchaîné dans des liens plus solides, plus souples, et qui suivent avec autant d’harmonieuse précision les lignes de son corps superbe et décevant.

Et pourtant… Et pourtant, à côté des questions si pénétrantes, si subtiles et si savantes qu’on a posées dans ces discussions récentes, personne n’a songé à en soulever quelques autres qui me semblent particulièrement troublantes. Un jour qu’amicalement Einstein me reprochait les « fleurs, » que mon admiration a parfois prodiguées à son œuvre, je lui ai promis d’y mêler toujours désormais quelques épines. Pour être fidèle à cette promesse, mais surtout parce qu’il sied de ne jamais oublier que toute œuvre humaine est perfectible, je demande la permission de présenter les quelques remarques suivantes que je n’ai pas cru devoir exposer au Collège de France, parce qu’il n’en pouvait résulter aucune affirmation positive ou négative, mais seulement un sentiment de doute.

La base expérimentale essentielle de la Relativité réside dans les faits contradictoires que l’expérience de Michelson et les expériences analogues ont mis en évidence. Ces faits comportent d’autres explications que l’explication einsteinienne. Soit qu’on admette la réalité de la contraction de Lorentz (et l’unité de composition de tous les corps à partir des électrons rend cette hypothèse acceptable), soit qu’on revienne par une voie nouvelle et possible à la théorie lumineuse de l’émission, soit qu’on admette une sorte d’entraînement de l’éther de Lorentz au voisinage des corps massifs, les faits-bases de la Relativité comportent peut-être d’autres explications que cette théorie. Assurément, dans ces différentes voies, les chercheurs, s’il en est, n’ont pas encore abouti à des résultats. Mais le seul fait que ceux-ci soient a priori concevables, rend discutable le point de départ expérimental de la Relativité.

En un mot, les faits déconcertants qui sont à la base de la théorie d’Einstein peuvent avoir d’autres issues que cette théorie. Il y a bien certes des arguments très forts qui conduisent à rejeter a priori l’espace absolu de Newton. Mais si l’espace privilégié de la science classique n’est autre que l’éther immobile de Lorentz, on peut concilier l’agnosticisme relativiste avec cet éther et sauver les principes en admettant que tout notre Univers est une belle bulle d’éther mobile dans un concilium sans éther.

En un mot la ligne de départ expérimentale de la Relativité peut paraître moins solide que sa ligne d’arrivée expérimentale qui, elle, est merveilleusement puissante, et qui consiste dans les vérifications astronomiques et optiques que tout le monde connaît. Il faudra nécessairement que la mécanique céleste classique subisse un réajustement pour s’adapter à ces nouveautés, mais il n’est nullement démontré a priori que ce réajustement ne pourra se faire dans les cadres anciens ayant pour support l’éther lorentzien.

Je sais bien que tous ces raisonnements ne sont pas très convaincants, qu’ils ne sont, jusqu’à nouvel ordre, que des défaites, mais il suffit qu’ils suggèrent la possibilité d’autres issues aux faits connus, que l’issue einsteinienne, pour qu’on ait le droit de réserver son opinion jusqu’à l’échec des tentatives qui ne manqueront pas d’être faites dans ce sens.

Mais, en tout état de cause, il reste quelque chose d’infiniment troublant dans le système einsteinien. Il est admirablement cohérent ce système, mais il repose sur une conception particulière de la propagation de la lumière. Comment est-il imaginable que la propagation d’un même rayon lumineux soit identique pour un observateur qui fuit devant lui, et pour un autre qui vole à sa rencontre ? Si cela est possible, c’est en tout cas absolument inconcevable à notre mentalité ancestrale, et nous ne pouvons pas nous représenter, quelque effort que nous fassions, le mécanisme, la nature de cette propagation.

Il y a là, il faut bien l’avouer, un mystère qui nous échappe. Toute la synthèse einsteinienne, si cohérente qu’elle soit, repose sur un mystère, exactement comme les religions révélées. À la base de la science classique, il semblait y avoir du moins les notions claires et simples. On nous dit qu’elles sont inexistantes ou du moins métaphysiques. L’avenir dira si on ne peut pas les rétablir dans leur réalité, au moyen de l’éther de Lorentz, et de l’espace non pas absolu, mais privilégié, qu’il définit peut-être.

Ce jour-là les notions-mères de la science classique cesseront d’être métaphysiques ; mais dès aujourd’hui, si métaphysiques qu’elles soient, elles semblent claires et concevables sinon mesurables. Au contraire, la notion einsteinienne de la propagation lumineuse est et reste encore inconcevable.

À coup sûr, il doit y avoir, dans le rôle que joue le nombre qui exprime la vitesse toujours invariable de la lumière, quelque profonde réalité substantielle, cachée et subtile, qui nous échappe encore. Cela doit être, à en juger par les étonnantes conséquences vérifiées qu’Einstein a su tirer de cette base mystérieuse.

En un mot, la base de la science classique échappe à l’emprise de nos sens, non à celle de notre imagination ; la base de la doctrine einsteinienne nous est au contraire sensible, mais encore inimaginable. On pourrait donc hésiter entre l’une et l’autre, si la construction comparée des deux systèmes, leurs volumes respectifs et les horizons inégalement vastes qu’ils nous ouvrent sur l’universel paysage ne devaient nécessairement incliner notre dilection vers le second.

La théorie d’Einstein est un arbre merveilleux qui a porté plus haut et plus loin qu’aucun autre les fleurs idéales de la pensée humaine. Pareil aux palmiers de l’Oued-Souf, cet arbre singulier émerge d’un puits tout rempli de ténèbres, mais où chante, invisible, une eau fécondante…

Charles Nordmann.

  1. On entend bien qu’Einstein parle ici du langage mathématique qui est assurément, avec l’aide du tableau noir, le plus international qui soit… du moins pour les initiés, et le seul qui dispense d’être polyglotte.
  2. On me permettra de renvoyer le lecteur aux articles où j’ai expliqué ici même les bases expérimentales et théoriques de la théorie de la Relativité restreinte, et, pour ce qui est de la Relativité généralisée, à mon petit volume récent Einstein et l’Univers, dont les conclusions se trouvent, comme on en jugera, en entière concordance avec celles qu’on peut tirer des controverses qui font l’objet du présent article.
  3. Voir les chapitres v et vi de mon petit volume : Einstein et l’Univers.
  4. Pour les lecteurs curieux de quelques précisions là-dessus, je me permets d’indiquer que la formule de gravitation d’Einstein est la suivante :

    est l’élément de géodésique parcouru dans l’Univers par un point gravitant. désigne le rayon vecteur de ce point gravitant par rapport au centre massif et est une longueur proportionnelle à cette masse et qui, dans le cas du soleil, est égale à 3 kilomètres environ. On voit que quand devient égal à le dernier terme prend une valeur infinie, et M. Hadamard se demande alors ce qu’il peut se passer en fait.