Dupleix d’après sa correspondance inédite (Hamont)/11


CHAPITRE XI

DISGRÂCE ET MORT DE DUPLEIX.


Alarmes des actionnaires à la nouvelle du désastre de Trichinapaly. — Le ministère partage les craintes du comité des directeurs. — L’ambassade de d’Autheuil échoue. — Négociations pour la paix à Londres entre les deux compagnies. — Les Anglais demandent le rappel de Dupleix ; la France l’accorde. — Godeheu désigné pour faire exécuter dans l’Inde les décisions de la Compagnie. — Il emporte l’ordre d’arrestation de Dupleix. — Conduite cauteleuse de Godeheu. — Ses lettres à Dupleix, qui n’a aucune méfiance. — Débarquement de Godeheu. — Ses procédés envers Dupleix. — Godeheu annonce au Conseil le rappel de ce dernier. — Godeheu gouverneur. — Ses instructions. — Départ de Dupleix. — Godeheu veut la paix à tout prix. — Les Français abandonnés par leurs alliés. — Levée du siège de Trichinapaly. — Conclusion d’une suspension d’armes avec Saunders. — Négociations pour la paix. — Le traité. — Dupleix à Paris. — Sa lutte contre la Compagnie. — Sa misère. — Sa mort. — Conclusion.


L’opinion, à Paris, on le sait, se montrait hostile à Dupleix ; elle se laissait guider, comme cela lui arrive parfois, par le sentiment. La Bourdonnais, toujours prisonnier à la Bastille, avait su exciter la pitié de la foule. Il était à la mode ; on le regardait comme un héros, on croyait en lui. Dans ses pamphlets, au ton âpre, passionné, dramatique, il représentait l’homme d’État qui voulait donner à son pays l’empire de l’Inde, comme un proconsul avide, comme un tyran, comme un fou. Les mémoires de Dupleix, ses lettres, n’avaient pu ramener les esprits. Dupleix s’adressait à la raison, non au cœur ; on ne le lisait guère. Et quand, par aventure, on entendait dire qu’il voulait étendre les possessions de la Compagnie jusqu’aux portes de Delhy et faire, au seul nom français, trembler l’Hindoustan et le Grand Mogol lui-même, un tel langage semblait l’effet du délire. On riait du projet de vaincre, avec huit cents Européens, des armées dont le nombre seul eût étouffé cette poignée d’hommes.

Les actionnaires avaient suivi avec inquiétude le développement des plans de Dupleix. À la nouvelle du désastre de Trichinapaly, croyant leurs actions dépréciées à tout jamais, ils conçurent les plus vives alarmes. Puis ils espérèrent que la défaite aurait pour conséquence la paix. Quand ils virent la guerre continuer, ils éclatèrent en plaintes contre l’orgueil et l’ambition de Dupleix, qui, selon leurs dires, les ruinait. Aucune protestation ne se faisait entendre, personne ne voyait que Dupleix avait du génie, que l’œuvre était réalisable au prix de quelques efforts, de quelques sacrifices, de quelques secours. La Compagnie ne voulait pas risquer un liard pour récolter des millions. Le ministère, aussi borné que le conseil des directeurs, uniquement préoccupé de se maintenir au pouvoir, n’avait que du dédain pour tout ce qui se passait aux colonies ; il était prêt à appuyer la Compagnie dans les négociations qu’elle voulait entamer à Londres pour la conclusion de la paix.

D’Autheuil, envoyé à Paris, comme on sait, pour représenter la situation de l’Inde sous son vrai jour, arriva juste à temps pour se heurter contre cette émeute des actionnaires. Il eut beau s’évertuer, raconter ce qu’il avait vu, peindre la lâcheté des armées indiennes, rappeler ses victoires et celles de Bussy, l’ascendant de Dupleix sur les indigènes, déclarer facile la réalisation des projets du gouverneur, en montrer les conséquences, la fortune et l’immense puissance qui en rejaillissaient sur la Compagnie et sur la France, il dépensa en pure perte son éloquence. Son ambassade fut plus nuisible qu’utile aux intérêts de Dupleix ; on y vit comme une preuve irréfragable de l’endurcissement de ce dernier ; on commença à dire qu’avec cet orgueilleux à la tête des affaires, on n’aurait jamais la paix. On envoya Duvelaer à Londres, pour, de concert avec l’ambassadeur de France, s’entendre avec le cabinet de Saint-James, au sujet d’une base à adopter afin de régler les affaires de l’Hindoustan.

Les Anglais accueillirent favorablement les ouvertures de la cour de Versailles, et les pourparlers commencèrent bientôt. L’Angleterre ne voulait de la paix qu’autant que celle-ci lui permettrait de conquérir la suprématie dans l’Inde. Les diplomates de la Grande-Bretagne redoutaient le génie de Dupleix et savaient bien que, aussi longtemps que le pouvoir serait aux mains de cet homme, leur pays ne s’établirait pas dans l’Inde. Ayant ces vues très-nettes sur la situation, ils manœuvrèrent pour obtenir le rappel du politique qui leur inspirait tant d’alarmes. Leur tactique fut habile. Ils soutinrent que la guerre qui avait éclaté entre les deux Compagnies avait pour unique cause l’ambition personnelle et l’orgueil de Dupleix. La preuve en était, disaient-ils, précisément dans les conférences actuelles où les représentants des deux Compagnies cherchaient les moyens d’arrêter des hostilités engagées sans leur ordre. Duvelaer rétorqua contre Saunders les accusations qu’on accumulait sur la tête du gouverneur. Les Anglais déclarèrent alors qu’ils désiraient la paix et qu’ils étaient prêts à tout pour l’obtenir ; qu’ils ne feraient aucune difficulté pour rappeler Saunders, si la France voyait dans la personne de celui-ci un obstacle au rétablissement de bonnes relations entre les deux Sociétés, mais qu’ils demandaient en retour qu’on relevât Dupleix de son poste. C’était là, ajoutaient-ils, le seul moyen de mettre fin aux troubles, que le maintien de Dupleix rendrait éternels.

Ni Duvelaer, ni l’incapable Mirepoix, l’ambassadeur de France, ne soupçonnèrent le piège. Oubliant que le conseil d’un ennemi n’est jamais désintéressé, ils crurent à la sincérité des Anglais. Ils en référèrent à Machault, alors garde des sceaux. Le ministre[1], « qui cachait sous un extérieur froid et une contenance assez grave le petit fond de ses connaissances, voilé par le prestige d’un langage laconique, clair et exact », était la plus despotique des médiocrités. Il était affamé de paix et persuadé que, si l’on ne sacrifiait pas Dupleix, il faudrait soutenir la guerre contre l’Angleterre, sans s’apercevoir que les hostilités duraient depuis longtemps et que tout ce qu’on pourrait faire n’y apporterait que des répits de courte durée.

Il ne se douta pas que son devoir était de favoriser l’expansion de la race française en Asie. Il ne vit pas que le moment était décisif ; il n’eut pas même l’idée de la puissance que la possession de l’Hindoustan donnerait à notre pays. Il n’avait qu’une préoccupation : écarter tout ce qui pouvait amener des complications et compromettre sa place de garde des sceaux. Le croira-t-on ? Il écrivait à Mirepoix : « Vous pouvez déclarer, Monsieur, que l’on ne projette ici, ni d’avoir dans l’Inde des possessions plus vastes que celles de l’Angleterre, ni de s’y faire neuf millions de rente, ni de se conserver la faculté exclusive du commerce de Golconde, encore moins celui de toute la côte du Coromandel. Nous envisageons nous-mêmes ces projets comme des chimères et des visions. » En même temps il donnait à Mirepoix l’ordre d’en finir.

On conclut alors avec l’Angleterre une convention, dont les termes impliquaient le rappel des deux gouverneurs français et anglais et la nomination de deux commissaires, « un pour chaque nation, chargés d’établir les affaires sur un pied qui rendît la guerre impossible entre les deux Compagnies, tant que les gouvernements des deux pays seraient en paix ». C’en était fait, Dupleix était condamné. Il tombait comme une victime. Le pays dont il était une incarnation vivante n’était pas responsable de la disgrâce qui frappait l’homme d’État. Dupleix avait suffisamment démontré ce que pouvait le génie de notre race. Il tombait sous la décrépitude du pouvoir. Sa chute, c’était la preuve d’une décadence officielle arrivée à son apogée, c’était la faillite de tout un ordre de choses.

Le gouvernement de Louis XV désigna Godeheu pour exercer les fonctions de commissaire de la Compagnie. Celui-là aussi était un esprit étroit, qui cachait la fausseté sous des dehors austères. C’était un envieux, sans intelligence, porté par nature à se prosterner devant les hommes au pouvoir, quitte à les insulter après leur chute ; avec cela l’allure doucereuse d’un félin. Dupleix, quoique lié avec lui, n’avait jamais soupçonné la bassesse de ce caractère.

Godeheu accepta, avec un empressement masqué sous l’attitude de la résignation au devoir, la mission de déposer, d’arrêter même son ami, enfin de prendre la place de celui-ci ! Il avait ces deux ordres en poche, au départ : « Il est ordonné au sieur Godeheu, commissaire de Sa Majesté et commandant général des établissements français aux Indes orientales, et en cas de décès au chevalier Godeheu, de faire arrêter le sieur Dupleix et de le faire constituer sous bonne et sûre garde, dans tel lieu qu’il jugera convenable, et de le faire embarquer sur le premier vaisseau qui partira pour France. Fait à Fontainebleau, le 22 octobre 1753. Signé Louis, contresigné Rouillé. »

« Si le sieur Dupleix obéit à l’ordre de reconnaître le sieur Godeheu et de lui remettre le commandement, il sera inutile de faire usage du premier ; mais s’il en était autrement et qu’il se prévalût de la modération avec laquelle on en use à son égard, le sieur Godeheu lui ferait alors remettre la lettre qui porte son interdiction et en ferait publier l’ordonnance. Si, contre toute apparence, le sieur Dupleix ne déférait pas à cette interdiction, le sieur Godeheu le ferait arrêter. Si le sieur Godeheu se trouvait obligé de faire arrêter le sieur Dupleix, il s’assurerait en même temps de la personne de la dame et de la demoiselle Dupleix, par le danger qu’il y aurait à laisser en liberté des personnes aussi immensément riches, qui pourraient tout tenter pour remettre en liberté le sieur Dupleix, et il observerait que les dames et sieur Dupleix n’eussent aucune communication les uns avec les autres. Signé Machault. » (Instructions secrètes et supplémentaires à Godeheu.)

Godeheu emmenait avec lui deux mille hommes de troupes, cette force que Dupleix avait sollicitée vainement pour conquérir l’Inde !

Le gouvernement de Louis XV n’avait pas mal placé sa confiance : Godeheu était l’homme qu’il fallait pour remplir convenablement la tâche d’un sbire. Il craignait une résistance de Dupleix. Il s’arrangea de façon que celui-ci n’eut aucun soupçon de sa disgrâce et demeurât persuadé que les pouvoirs dont le commissaire était revêtu avaient trait à une enquête et à des négociations ultérieures pour la paix. Pour le mieux tromper, Godeheu lui faisait écrire par les directeurs, le 15 octobre 1753 : « L’état d’incertitude où vous nous laissez sur les moyens de terminer une guerre onéreuse depuis longtemps et toujours fatale à la prospérité du commerce, et l’ignorance où nous sommes de l’existence des fonds considérables que nous avons envoyés dans l’Inde depuis la paix faite en Europe, et qui n’ont pas été épuisés à beaucoup près par l’achat des retours, nous ont engagés à avoir recours à M. le garde des sceaux pour diriger notre conduite. La nomination d’un commissaire a paru à ce ministre le seul moyen de dissiper toute incertitude et d’apaiser tous les troubles.

« Le choix est tombé sur M. Godeheu. Nous ne doutons pas que vous ne l’aidiez autant qu’il sera en vous dans l’exécution de sa commission, et nous comptons que vous prouverez par cette conduite que vous avez toujours tourné vos vues et dirigé vos démarches sur ce que vous avez pensé être le bien et le véritable intérêt de la Compagnie. »

Et comme si cela n’eût pas été suffisant pour anéantir tout sentiment de défiance dans l’esprit de Dupleix, Godeheu poussa l’hypocrisie jusqu’à lui écrire, le 31 mai 1754, de l’île de France où il relâchait : « Avec une santé assez délicate et fixé depuis longtemps comme je l’étais au port de Lorient, dont je me faisais un plaisir et mon unique occupation, je ne m’attendais pas à me voir chargé d’une mission dont je sens plus qu’un autre tout le poids et à être obligé d’entreprendre un voyage pénible que l’on a enfin exigé de mon obéissance, après trois mois d’une résistance qu’il ne m’a pas été possible de prolonger plus longtemps.

« Presque étranger dans les affaires des Indes et uniquement occupé de celles de la marine, j’aurais plus eu lieu de craindre de me voir revêtu du titre de commissaire du Roi et de la Compagnie, que d’en être flatté, quelque honneur qu’il me fasse, si je ne l’avais enfin regardé comme une occasion de m’instruire et de profiter de vos lumières pour me mettre à portée de répondre avec satisfaction aux vues du ministre et de la Compagnie. Ces vues d’ailleurs ne regardent pas les affaires de Pondichéry particulièrement, mais tous les autres comptoirs que je dois parcourir ; et peut-être cet exemple que je donne pourra-t-il être quelquefois continué dans la suite. Au reste, Monsieur, j’aime à me flatter que le choix n’est tombé sur moi que parce qu’on connaît mes sentiments et ceux que vous m’avez témoignés jusqu’à présent ; que nous ne les démentirons pas, et qu’aidé de connaissances aussi étendues que les vôtres, nous ne donnerons en cette occasion que des preuves de l’amour pour le bien public, qui doit seul nous animer… Je vais hâter notre relâche pour avoir plus tôt le plaisir de vous voir, ainsi que madame Dupleix et mademoiselle sa fille, à qui j’ai l’honneur de présenter mon respect, etc. »

Dupleix, en lisant cette lettre, n’éprouva qu’un sentiment la joie d’apprendre le retour d’un ami dont l’aide lui serait précieuse. Il ne se douta pas que son rappel était décidé, qu’il allait être contraint d’abandonner son œuvre au moment où il entrevoyait le triomphe définitif ; il ne devina aucun des calculs de Godeheu et ne vit pas le ton de persiflage, d’envieuse ironie, dissimulé dans la lettre sous les protestations amicales. Au reste, comment eût-il pu concevoir le moindre soupçon ? Personne, sauf Machault, les directeurs et Godeheu, ne connaissait les décisions prises contre le conquérant de l’Inde. Et puis Dupleix croyait en Godeheu. N’écrivait-il pas aux gouverneurs des comptoirs de la Compagnie : « Le ministre et la Compagnie ont pris la résolution de faire passer dans l’Inde Godeheu, pour y prendre connaissance exacte de tous les établissements et en faire son rapport en France…

« N’allez pas regarder cette résolution de la Compagnie comme une marque de son ingratitude à mon égard. Je la regarde, au contraire, comme un service essentiel qu’elle me rend, et surtout d’avoir fait le choix de Godeheu, qui est le plus cher de mes amis. Je l’attends avec impatience. » C’était la naïveté du génie. Il devait être, six semaines plus tard, cruellement détrompé.

Le 1er août, le Duc de Bourgogne, le vaisseau qui portait Godeheu, arriva en rade de Pondichéry. Au moment où l’on signalait la terre indienne, Godeheu achevait une lettre qu’immédiatement il envoyait à Dupleix par une chélingue. Le sentiment qui lui avait dicté ce dernier billet, c’était toujours la crainte devoir échapper l’homme qu’il avait pour mandat de déposer. Il redoutait quelque pressentiment, quelque accès de fureur de cet esprit « si dangereux », et il cherchait à l’endormir par des épithètes caressantes et des protestations amicales. « J’ai l’honneur, disait-il, de vous informer de mon arrivée en cette rade, et de celle de l’arrivée de mon frère en très-bonne santé. Je souhaite qu’il en soit de même de la vôtre, et que votre incommodité n’ait aucune suite. Je céderais dès à présent à l’impatience que j’ai de vous embrasser et de faire ma cour à madame Dupleix et à mademoiselle sa fille, si je n’étais retenu ici jusqu’à ce que j’aie le logement que je vous ai demandé. Peut-être trouverez-vous cette résolution assez extraordinaire. Je suis pourtant pénétré de reconnaissance pour l’offre que vous voulez bien me faire. Clouet vous en dira de bouche les raisons. » Quoique décidé à rester fidèle à sa tactique hypocrite, il ne pouvait s’empêcher de laisser percer comme une menace dans la dernière phrase : « D’ailleurs, Monsieur, ajoutait-il, les titres dont j’ai l’honneur d’être revêtu exigent une décence qui entraîne un logement particulier. »

Le 2 août, tout paraissant calme, sûr de surprendre Dupleix en pleine quiétude, la situation lui sembla à la hauteur de son courage. Il débarqua, entouré de gardes et d’un appareil militaire capable d’en imposer, selon lui. Dupleix, prévenu, sortit aussitôt du palais du gouvernement et vint sur la grève pour recevoir le délégué de la France. Naïvement, il tendait les mains au commissaire qu’il croyait son ami ; l’air compassé de celui-ci le déconcerta. Godeheu s’inclina sèchement, et après quelques formules de politesse, tira d’abord de sa poche une lettre de lui-même, non signée, et pria le gouverneur d’en prendre immédiatement connaissance. Le papier déplié, Dupleix lut avec étonnement ces mots :

« En vous rappelant, avec toute votre famille, l’intention du Roi n’est que de mettre la Compagnie plus à portée de vos lumières. Cependant, comme un rappel semble faire naître des soupçons dans l’esprit du public, presque toujours aveugle dans ses jugements, je peux aider à les détruire, en m’accordant avec vous pour répandre partout que vous prenez de vous-même le parti de retourner en France, suivant la permission que vous en avez demandée ci-devant, et que vous attendiez quelqu’un pour vous remplacer, quoique vous n’en eussiez rien témoigné. Je m’y prêterai très-volontiers, pour vous marquer jusqu’où va ma parfaite considération pour vous. C’est même une espèce de dédommagement de la peine que j’ai ressentie en me voyant chargé de cette commission, et de ce que le choix est tombé sur moi plus que sur tout autre, puisque je me trouve par là en état de vous rendre un service qui ne serait pas venu dans l’esprit de bien d’autres. »

Dupleix se redressait pour interroger Godeheu, quand celui-ci, brusquement, sans lui laisser le temps de réfléchir, lui mit dans la main deux autres papiers. Le premier, c’était l’ordre du roi qui révoquait le conquérant de l’Inde de ses fonctions de gouverneur ; le second, signé du commissaire, était une demande d’un rapport détaillé sur l’état des affaires.

Dupleix fut assez maître de lui pour ne manifester aucune émotion à cette lecture ; on le vit seulement pâlir. Il répondit « qu’il ne savait qu’obéir au roi et se soumettre à tout ». Puis, après un très-court silence, il pria Godeheu « de lui remettre d’autres ordres, s’il en avait encore à lui intimer, en l’assurant qu’il les recevrait avec la même constance que les premiers ». Il fixa le commissaire un instant, il eut « un geste d’étonnement », puis un regard de mépris pour le faux ami, et ce fut tout. Avec un soupir il se redressa, prêt à marcher.

Godeheu alors, doucereusement, le pria de faire assembler le conseil, pour y faire lire et enregistrer la commission dont il était porteur. Les ordres de convocation donnés aussitôt, Dupleix, marchant aux côtés de Godeheu, se rendit au palais du gouvernement et traversa de son pas ordinaire les galeries qui conduisaient à la salle du conseil, vaste pièce « exposée à tous les vents, où circulait un air frais au travers d’une colonnade plus blanche que l’albâtre », entourée de verandahs remplies d’une foule anxieuse, car la nouvelle de la disgrâce de Dupleix avait déjà transpiré dans la ville.

Cependant le conseil s’était réuni. Quoique Godeheu ne fût encore revêtu d’aucun caractère officiel, il se croyait le maître. D’un geste et d’un ton impérieux, il donna l’ordre à ses gardes, qui l’avaient suivi, d’écarter la foule qui entourait la salle. Puis prenant place dans un fauteuil, il invita Dupleix à s’asseoir à sa droite, et étalant sur la table une liasse de papiers, il se mit à lire, au milieu d’un silence gênant, les ordres de la Compagnie et de la cour. Pendant que Godeheu en scandait les phrases, chacun retenait son souffle et regardait autour de lui d’un air consterné. Les yeux de tous se reportaient obstinément sur Dupleix, qui, toujours assis, écoutait, impassible en apparence. On ne devinait l’agitation de son âme qu’à quelques mouvements fébriles, mais peu marqués, des mains. Godeheu pourtant acheva sa lecture. Il s’était tu depuis un moment déjà et n’avait pas encore entendu un mot d’approbation ou de blâme. Le silence, glacial et sinistre, régnait toujours ; rien ne semblait devoir le rompre. Dupleix avait courbé légèrement la tête. Tout d’un coup il se releva, et, debout, le bras tendu, d’une voix vibrante, il cria : « Vive le Roi ! » Comme un écho, on répondit au cri du patriote. Dupleix alors sortit de la salle ; on le suivit en hâte.

Il avait un dernier devoir à remplir, c’était d’informer Bussy de l’élévation de Godeheu au poste de gouverneur. Il le faisait dignement, en termes empreints d’une tristesse stoïque. Cette nouvelle alla au cœur de Bussy, qui répondit immédiatement :

« Votre départ pour l’Europe est un coup de foudre qui m’a atterré et consterné. Vous m’exhortez, en partant, de continuer à servir la nation et à soutenir un ouvrage qui est sur le penchant de sa ruine. Croyez-vous sincèrement que je ne serai pas enveloppé dans la même disgrâce que vous ? Le coup n’est peut-être différé ou suspendu que pour être frappé avec plus d’éclat.

« Quoi qu’il en soit, je me suis toujours fait un devoir de déférer à vos conseils et de suivre vos lumières. Je ne me départirai en aucune conjoncture de ce respectueux et inviolable attachement qui a fait jusqu’ici mon bonheur et ma gloire et la fera toujours. J’attends les réponses de M. Godeheu pour me déterminer, quoique je sois persuadé comme vous qu’il est à propos que j’attende dans l’Inde les réponses de M. de Conflans. Si cependant je n’ai pas, dans le poste que j’occupe, la liberté d’agir et qu’on veuille me gouverner par les idées de gens ignorants et sans expérience, mon propre ouvrage dépérira entre mes mains, et l’on en conclura ou que je l’ai détruit moi-même par pique, ou qu’il n’était ni si beau ni si bien établi que vous et moi l’avions fait entendre. D’un autre côté, si la confiance dont vous m’avez honoré est la même dans M. Godeheu, j’avoue que je ne puis me dispenser de me prêter encore aux besoins de la nation et de la Compagnie ; ce n’est pas que j’attende que mes services seront récompensés, ni même avoués ; mais j’aurai comme vous l’avantage d’avoir servi la patrie, sans autres émoluments que la gloire de lui avoir été utile et la consolation de n’attribuer ses mépris et son ingratitude qu’à la faction des envieux, trop dépourvus eux-mêmes de mérites, pour ne pas chercher à obscurcir celui des autres… Faites-moi part, s’il vous plaît, de ce que vous aurez découvert des vues et des dispositions de Godeheu par rapport aux affaires du Dékan. Je roule toujours le projet de tout abandonner et de passer en France. J’attends vos réponses et vos avis. »

Le 3 août 1754 fut pour Dupleix le dernier jour de son autorité à Pondichéry, en qualité de commandant de la nation française. Godeheu se fit reconnaître des troupes comme gouverneur ; le soir, on lui porta les clefs de la forteresse, et il donna le mot d’ordre.

Le froid accueil du conseil avait humilié Godeheu ; il en rendait Dupleix responsable. La grande situation de ce dernier le gênait ; il le sentait plus maître que lui dans l’Inde. On commençait déjà à éprouver le vide causé par la disgrâce. « La confiance a peine à se rétablir à Pondichéry, disait Godeheu dans son journal le 10 août, par le bruit que le sieur Dupleix fait courir qu’il reviendra dans dix-huit mois. Tout le monde se tait, personne n’ose se livrer, et je sens mieux que jamais qu’un coup d’autorité aurait remédié à tout ; mais j’ai les mains liées, parce qu’il ne paraît se refuser à rien ouvertement, que je ne peux exiger de lui que ce qu’il veut faire paraître, et qu’enfin, s’il a des menées sourdes contre mes opérations, je ne puis l’en convaincre. Si le ministre avait été convaincu de l’embarras dans lequel l’ordre mitigé devait me jeter, je suis persuadé qu’il l’aurait laissé subsister tel qu’il était. C’était le moyen de découvrir tout et de me mettre en état d’agir avec fruit. » Ainsi il enrageait. Il lui fallait un coupable, — son honneur y était intéressé, — et il n’en trouvait pas ! Le souvenir de la grandeur d’âme de Dupleix se soumettant avec simplicité aux injonctions du roi lui était odieux. Il eût préféré le voir en révolte ouverte contre le cabinet de Versailles ; c’eût été une occasion pour le commissaire de la Compagnie de déployer de l’énergie et de se faire une réputation ; mais l’attitude de Dupleix ne permettait pas l’emploi de la force ; Godeheu chercha alors s’il n’y avait pas autour de l’ex-gouverneur quelque homme de confiance, qu’on pourrait intimider et faire parler.

« Je n’ai point d’ordre de le punir de son imprudence, disait-il dans son journal, et je ne puis, après qu’il m’a assuré de son impuissance, attribuer l’état dans lequel je me trouve à sa mauvaise volonté… Je tirerai peut-être meilleur parti de Papiapoulé, dont je suis le maître. » Papiapoulé était le receveur des taxes du Carnate ; c’était une sorte de ministre des finances de Dupleix. Il devait savoir bien des choses. Godeheu le fit arrêter, malgré les protestations de l’ex-gouverneur. Les réponses de l’indigène, ses comptes, justifiaient son administration et Dupleix. On le laissa pourrir en prison.

Godeheu, impuissant à ternir la réputation de Dupleix, fit tous ses efforts pour ruiner celui-ci, et il y parvint. Dupleix, on le sait, avait maintes fois avancé de sa bourse propre à Mousafer-Singue et Salabet-Singue de fortes sommes, dont le total présentait un chiffre de treize millions. Le soubab, ne pouvant rendre cet argent, avait donné un gage à son « oncle protecteur » ; il avait affecté les revenus de la province d’Arcate au remboursement de ces avances. C’était Papiapoulé qui en avait la perception. Godeheu feignit de croire que c’était la caisse de la Compagnie, et non celle de Dupleix, qui avait fourni les fonds. Avec une ignorance profonde des choses de l’Inde, ou une effronterie rare, il soutint que du moment « où il avait été nommé gouverneur, il avait pris en même temps la nababie, qu’on lui devait le compte des contributions d’Arcate », et s’empara des revenus des provinces hypothéqués, comme s’ils eussent été propriété engagée à la Compagnie. Lorsque les réclamations de Dupleix se produisirent, Godeheu s’arrangea pour que les comptes de Dupleix ne reçussent l’approbation d’aucun agent ayant droit.

Ainsi « à peine Papiapoulé[2] fut-il arrêté, que Dupleix m’envoya, dit Godeheu, un compte en français des recettes et dépenses de ce receveur, avec prière de le parafer. Je refusai, en répondant qu’il fallait que ce compte fût examiné sur les originaux que le percepteur devait avoir tenus en malabare. Un quart d’heure après, Dupleix me fit faire la même demande, qui fut suivie de la même réponse. Son secrétaire revint encore pour me persuader que je devais parafer le compte, afin de constater ce dont M. Dupleix était en avance avec la Compagnie. Je répondit que c’était le compte de Papiapoulé que je voulais ; que si Dupleix était créancier de la Compagnie, il devait en fournir un certifié de lui et non de moi, et que je n’aurais garde de mêler le sien avec celui de Papiapoulé. Dupleix me fit alors prier de permettre au moins que Papiapoulé signât ce compte ; je le refusai encore. »

Dupleix voulut alors remettre ses réclamations à Godeheu, qui répondit qu’il n’avait pas qualité pour les recevoir ni les viser ; que c’était l’affaire de la direction de Paris ; qu’au reste, ayant si peu de temps, il ne serait pas possible de se débrouiller dans ce chaos de chiffres. Dupleix lui fit dire alors « qu’il ne demandait autre chose que la nomination de quelqu’un pour certifier que les pièces justificatives, en toute sorte de langues, avaient réellement rapport aux articles énoncés dans le compte, que cela n’engageait en rien le gouverneur. Godeheu, qui se doutait bien que la Compagnie ne s’en tiendrait pas là pour adopter ces pièces et la validité, nomma M. M. Guillard et Bourguenoud pour certifier l’existence seulement de ces pièces au rapport des interprètes. » Dupleix ne put donc rien obtenir[3].

Sans argent, pressé par des dettes criardes, il fut réduit à demander à Godeheu, sur la caisse de la Compagnie, en s’autorisant de ses avances, en excipant un billet de 420,600 francs, souscrit par la Compagnie elle-même à son profit, la somme de 100,000 roupies. Il n’obtint qu’un refus dédaigneux.

Godeheu alla jusqu’à ouvrir un paquet de lettres adressées par Dupleix au Père Lavaur, et loin de tenir secret un tel acte, plus digne d’un agent de police que d’un représentant du roi et de la France, il s’en glorifia près du ministre comme d’une victoire diplomatique.

Si sa conduite fut odieuse envers Dupleix, elle fut sotte en politique. Il se montra, dans les négociations et dans la guerre, le plus médiocre des incapables, reflétant toutes les étroitesses, les pusillanimités, les routines du conseil des directeurs. Il n’avait qu’une ambition, bouleverser l’œuvre de son prédécesseur, à laquelle il ne comprenait rien et qui lui apparaissait comme un entassement de chimères. Ses instructions étaient à la hauteur de son intelligence. Elles méritent d’être citées comme un monument d’aveuglement politique.

« Un des principaux objets de la mission de M. Godeheu, disaient le ministre et le comité secret de la Compagnie, est la pacification des troubles de l’Inde et l’arrangement des concessions et établissements tant anciens que nouveaux. Le comité est intimement convaincu de deux vérités : la première est que la Compagnie ne doit point devenir puissance de terre, par des possessions trop étendues et trop difficiles à garder et à défendre ; la deuxième est que la guerre est toujours un mal, qu’on ne doit s’y livrer que pour en éviter un plus grand, et que la paix, en général, est l’âme du commerce.

« L’intérêt de la Compagnie est de se faire respecter, mais non pas de se faire redouter, ni d’intervenir dans toutes les querelles du pays ; ce serait le moyen de la rendre odieuse et de la constituer dans des dépenses capables de ruiner son commerce : son but doit être de pouvoir solidement à la sûreté de ses établissements, de ne les multiplier ni de les étendre qu’autant que la sûreté de ses comptoirs et l’extension de son commerce pourront l’exiger…

« On suppose toujours le cas où M. Godeheu, ne pouvant parvenir à faire la paix, serait obligé de continuer la guerre, pour tirer de ce cas malheureux tous les avantages qu’il lui serait possible…

« En indiquant à M. Godeheu ce qu’il pourra faire, on n’entend point lui rien prescrire de positif à cet égard ; les circonstances doivent décider des partis qu’il aura à prendre pour remplir, soit plus tôt, soit plus tard, l’intention où l’on est de ne point exposer des troupes dans le centre de l’Inde, de ne point prendre part aux guerres des indigènes et d’éviter de les aguerrir par la jonction des troupes françaises aux leurs.

« Au milieu des plus grands succès, M. Godeheu ne doit jamais perdre de vue l’idée et le désir de se concilier avec les Anglais.

« M. Godeheu, en arrivant dans l’Inde, donnera nouvelle de son arrivée au gouverneur anglais, des ordres qu’il a de pacifier les troubles, et du désir qu’il aurait de voir la tranquillité rétablie entre les deux nations sur un pied stable et solide… Il leur proposera une trêve et suspension générale d’hostilité pendant deux mois, afin d’entrer en pourparlers, sauf à la prolonger ; cependant, si la Compagnie se trouvait avoir une supériorité décidée dans l’Inde, il ne proposerait point de trêve ; mais il n’en écrirait pas moins au gouverneur anglais pour l’exciter à entrer en négociation de paix, car on ne la fait jamais plus avantageuse que dans les temps de succès ; pour s’en préparer les voies et commencer à ramener les esprits, M. Godeheu, dès son arrivée, renverra au gouverneur de Madras les quatre-vingt et tant de Suisses qui ont été arrêtés par M. Dupleix sur des chelingues anglaises. La crainte, qui serait même fondée, que le renvoi de ces hommes ne fasse aucune impression sur l’esprit des Anglais, ou qu’ils ne l’interprètent mal, n’empêchera pas M. Godeheu d’user de ce procédé envers eux. La différence de quatre-vingts hommes dans les forces des Anglais ne saurait balancer l’avantage qu’il y a en général de prévenir son ennemi par des procédés généreux ; il aura même l’attention de faire bien traiter ces soldats avant leur départ et dans leur route ou passage, afin qu’ils puissent se louer de la nation à leur retour chez les Anglais…

« M. Godeheu exécutera ou suspendra l’exécution du traité, suivant la nature des stipulations qu’il renfermera ; ce qu’il ne pourra cependant faire qu’en cas de conventions déshonorantes, auxquelles la Compagnie est déterminée à ne point adhérer.

« Le traité sera exécuté, 1° si la disproportion entre l’étendue des concessions de la Compagnie et de celles de la Compagnie d’Angleterre n’est pas telle qu’il en puisse résulter un danger éminent pour la sûreté des établissements que conserverait la Compagnie ; 2° si la conservation de Karikal et d’une partie au moins des aldées qui l’environnent est assurée à la Compagnie ; 3° si la concession de Villenour et de Valdaour est confirmée à la Compagnie ; 4° si l’on conserve un établissement dans le Nord et le droit d’avoir des loges à Mazulipatam et à Divy, qui doivent au moins rester neutres…

« On ne doit pas se faire une difficulté de renoncer en général aux concessions soit de Nizampantam, de Divy, de Mazulipatam ou de Narzapour, sauf celui de ces endroits qu’on choisira pour en faire un point d’appui dans cette partie septentrionale de la côte.

« Si M. Godeheu pouvait terminer la guerre dans l’Inde en consentant à rendre la plus grande partie de ces concessions et n’en conservant que le lieu qui serait le plus convenable à former un point d’appui, avec un territoire de deux ou trois lieues d’étendue aux environs, dans ce cas la Compagnie se rapporte aux choix qu’il en ferait.

« Il serait contre les principes qu’on a établis de conserver à l’établissement du Nord une étendue qui rendrait la Compagnie puissance de terre, qui exciterait la jalousie des autres nations de l’Europe et les regrets des indigènes sur la concession qui en aurait été faite ; il faut à la Compagnie, non des États, mais un point d’appui avec un territoire circonscrit, d’environ deux ou trois lieues d’étendue…

« S’il était possible de conserver Gingy, M. Godeheu n’en doit pas manquer l’occasion ; mais il ne doit pas cependant s’opiniâtrer à la poursuite de la guerre dans l’unique voie de faire concéder cette place à la Compagnie…

« M. Godeheu pourra regarder comme une paix convenable celle qu’il pourrait faire en obtenant Villenour, Valdaour, le point d’appui dans le Nord et des loges à Divy et à Mazulipatam. On estimerait très-glorieux si les succès permettaient à M. Godeheu de garder toutes les concessions faites à la Compagnie à Gingy, encore que les Anglais dussent garder Tiravady, avec un territoire assez étendu pour rester en proportion avec celui qui est de Pondichéry à Gingy. »

Ces instructions détestables, Godeheu était décidé à les exécuter à la lettre, sans tenir compte des circonstances, sans même s’apercevoir qu’elles avaient été écrites sous l’impression du désastre de Trichinapaly. Il en fit connaître à Dupleix les principes et l’ensemble ; les ordres de la Compagnie l’obligeaient à cette démarche qui ne pouvait avoir de résultat, « car on n’entend nullement prescrire à M. Godeheu un concert nécessaire avec M. Dupleix, encore moins adopter son système et ses vues, dont on n’éprouve que trop les fâcheuses conséquences. Le vœu suffisamment connu de la direction et ce que l’on a pu apercevoir des sentiments des actionnaires dans les deux dernières assemblées générales, doivent faire apercevoir à M. Godeheu combien l’on craint que les principes de M. Dupleix ne prédominent et combien il doit être attentif à se garantir de leur illusion. »

En vain Dupleix remontra au délégué du conseil de Paris que traiter sur de telles bases, c’était funeste et déshonorant. En vain il dit que pour l’amour de la tranquillité, on perdait l’Inde ; qu’au lendemain du désastre de Trichinapaly, on eût subi de telles conditions, cela se comprenait encore. Mais aujourd’hui, alors que les affaires étaient relevées, cela passait l’imagination. Quoi ! la France offrait légèrement, sans y être contrainte, de renoncer au rôle de puissance politique dans la Péninsule, de se reléguer dans une occupation purement commerciale, de paraître enfin comme une esclave de l’Angleterre, sur ce sol où elle avait exercé sa domination ! Jamais les Anglais, après les plus grandes victoires, n’auraient osé tant espérer, et ces propositions, on les leur faisait au moment même où ils venaient d’être défaits, au moment même où un renfort de deux mille soldats arrivait à Pondichéry ! On n’y gagnerait même pas la prospérité du commerce. Pourrions-nous trafiquer alors que les Anglais seraient les maîtres de l’Inde ? On ne comprenait donc pas en France la puissance que la possession de l’Inde donnerait à la nation ? La ténacité des Anglais, leur ardeur à nous disputer l’empire de ces vastes contrées n’éclairaient donc pas le ministère et les directeurs ?

Ces plaintes, ces avertissements étaient insupportables à Godeheu. À tout prix il fallait faire partir Dupleix. Plus de deux mois et demi ne s’étaient-ils déjà pas écoulés depuis le jour où celui-ci avait reçu ses lettres de rappel ? « Quel répit, disait Godeheu, devais-je donc lui donner ? D’ailleurs puis-je contrevenir aux ordres du ministre, qui portent : Le sieur Godeheu fixera un délai à Dupleix pour embarquer ses effets, et ce délai sera le moins long qu’il sera posible. »

Godeheu reprit l’air doucereux et écrivit à madame Dupleix : « La saison qui s’avance, Madame, et la crainte des révolutions ordinaires, m’obligent de presser le départ des vaisseaux le Duc d’Orléans, le Duc de Bourgogne, le Centaure. Je compte que les deux premiers seront prêts à appareiller du 8 au 10, et j’ai chargé M. Lobry de vous en parler, ainsi qu’à M. Dupleix : si j’en juge par moi, je crois allier votre inclination au bien du service, car il est bien doux d’aller en France et de n’être point exposé aux accidents qui, retardant un départ, empêcheraient de rendre une traversée aussi agréable que j’ai envie de vous la procurer, par des relâches commodes qui rendent le voyage moins pénible.

« Je vous demande donc, Madame, d’être de moitié dans mes bonnes intentions, et je vous prie de faire vos efforts et d’engager M. Dupleix à faire les siens pour que rien ne puisse retarder le départ des vaisseaux au jour indiqué. Je voudrais bien que le poids des affaires que j’ai ici ne fut pas augmenté par celles que me donnerait un accident imprévu et irréparable. J’en ai même assez de mon inquiétude à ce sujet. »

Dupleix ne chercha pas à prolonger son séjour. Il s’embarqua avec sa femme à bord du navire le Duc d’Orléans. Ils partaient avec le chevalier de Kerjean, — réduit à un tel dénûment qu’il avait été obligé d’emprunter six mille roupies à Godeheu, — M. de Saint-Paul, son beau-frère, atteints tous les deux par l’ordre de proscription qui frappait leur parent et ami. « Quoique désappointé dans ses plus chères espérances, quoique ruiné par les manœuvres de Godeheu, quoique en butte à l’hostilité déclarée de ce puissant personnage, il fut accompagné sur le port par les principaux officiers et les employés de le Compagnie, et suivi par tout le peuple. » Le 12 octobre 1754, Dupleix dit pour toujours adieu à ce sol qu’il avait voulu faire français et que la sottise du gouvernement de Louis XV allait livrer sans combat à l’Angleterre.

La nouvelle de la disgrâce de Dupleix impressionna vivement l’Inde et ruina notre autorité. « À quoi pensent les Français ? disaient les nababs ; ils perdent par là leur honneur et leur bien ; nous ne pouvons pas traiter avec le nouveau gouverneur, qui n’entend pas nos affaires comme Dupleix Bahadour. Sans doute que les Français ne sont ni si puissants ni si généreux qu’ils voulaient nous le faire entendre, et que les Anglais ont absolument le dessus sur eux. Il n’y a donc plus qu’à s’arranger avec ces derniers et Méhémet-Ali. »

Salabet-Singue était atterré : « La nation française, écrivait-il, m’a soutenu et secouru jusqu’à présent. J’ai donné à mon oncle Zafer-Singue le gouvernement du Carnate ; j’ai toujours eu espérance que mon oncle aurait le dessus. C’est avec le dernier chagrin que j’apprends sa révocation. Des messagers envoyés par moi pour lui porter des lettres ont été conduits devant le gouverneur, qui leur a dit : « Déclarez au soubab, votre maître, que je suis envoyé de la part de mon roi, qui m’a défendu de me mêler du gouvernement mongol, qu’il peut se pourvoir comme il plaira. Tout cela prouve que les Anglais ont le dessus. »

Les Anglais l’emportent, c’était le cri de l’Inde entière.

Nos alliés, en véritables Asiatiques adorateurs de la force, nous abandonnèrent l’un après l’autre. Morari-Rao quitta le premier les lignes de blocus établies devant Trichinapaly et partit en hâte sous prétexte d’aller secourir ses possessions ravagées par l’ennemi. Mortiz-Ali, le nabab de Vellore, à qui Dupleix avait donné la lieutenance du Carnate, se renferma dans la ville capitale de son gouvernement, où il attendit les propositions de Méhémet-Ali et des Anglais. Naud-Rajah restait le dernier, avec nos soldats, devant Trichinapaly ; mais il était évident qu’il méditait de faire défection. Il ne cachait pas le désarroi où l’avait jeté la disgrâce de Dupleix.

Godeheu ne fit rien pour empêcher ces désertions. Il ne chercha même pas à profiter de la supériorité numérique que ses effectifs avaient sur ceux des Anglais, pour rétablir par quelque succès le prestige de nos armes. Avec trois mille hommes de troupes européennes, il resta dans l’inaction ! Lui-même l’a avoué, il n’avait qu’une préoccupation, faire le contraire de ce qu’avait fait Dupleix. Il déclarait que son ouvrage était nécessairement la critique de celui de son prédécesseur. Godeheu, ce sot plein de morgue, ne croyait pas si bien dire. En vérité, sa politique était bien la négation de celle de Dupleix. Celui-ci avait voulu assurer à la France la possession de l’Inde, Godeheu allait la donner à l’Angleterre.

Au lieu de saisir l’occasion, d’envoyer à l’armée de Trichinapaly tous les soldats disponibles, afin d’écraser Lawrence sous le poids de la masse, il déclara que le siège de Trichinapaly était la plus grossière des erreurs stratégiques, que la prise de cette ville n’avait aucune importance puisqu’on voulait la paix, qu’enfin il fallait aguerrir les troupes avant de tenter quelque mouvement, et que pour cela, le moyen le meilleur, c’était, comme disaient les instructions de la cour, d’enfermer dans un camp les bataillons nouvellement débarqués ! Il révoqua de son commandement Mainville, dont l’énergie le gênait, et le remplaça par Maissin, qui lui semblait devoir être plus souple. Il l’enchaîna par des ordres pusillanimes ; il lui enjoignait de ne combattre que contraint, absolument forcé.

Une telle tactique ne pouvait amener que la défaite. On apprit bientôt que l’infatigable Lawrence avait formé un nouveau convoi pour ravitailler la ville, réduite encore une fois aux dernières extrémités. Maissin, qui sentait la nécessité de s’opposer à ce suprême effort de l’ennemi, garnit fortement les versants de la colline appelée le Pain de Sucre, et avec le reste de ses troupes s’avança à la rencontre de Lawrence. Ce général, fidèle à sa stratégie ordinaire, fit contourner au convoi les positions françaises, et s’arrêta, avec ses grenadiers, derrière le ruisseau qui coule parallèlement à la ville vers le Cauveri. Maissin, montrant le convoi aux cavaliers du Maïssour, leur ordonna de charger ; ils refusèrent. Le chef des troupes françaises pensa alors à sa responsabilité ; il crut[4] « devoir suivre les ordres qu’il avait reçus et ne point combattre, puisqu’il n’y était pas forcé ». Il se replia en bon ordre. Quelques heures après, la garnison de Trichinapaly avait des vivres en abondance.

Cet échec ne troubla pas Godeheu. Au fond, il n’était pas fâché que Lawrence eût réussi à secourir la ville. Godeheu venait d’écrire à Saunders pour lui proposer une suspension d’armes. Qui sait ? une victoire des Français aurait pu, en irritant leur ennemi, compromettre entièrement le succès de la négociation. Il ne fallait pas humilier les Anglais, et c’était d’une bonne diplomatie de leur donner des gages palpables de notre modération. Il écrivit à Maissin pour lui enjoindre d’avoir immédiatement à évacuer toutes les positions offensives que l’armée occupait devant Trichinapaly et de se réfugier dans l’île de Sheringam. Quelques jours plus tard Godeheu apprit que « Saunders ne sortait plus de son cabinet. Il se persuada que l’Anglais cherchait à l’amuser par l’espérance d’une trêve. » Son imagination se monta. Il vit Maissin bloqué, obligé de capituler comme Law, et ne s’aperçut pas que c’était là un danger chimérique, puisqu’il avait à Pondichéry des forces considérables, et que si quelqu’un avait à redouter d’être enveloppé, c’était Lawrence. Aussitôt il envoya à Maissin l’ordre de se replier sur Pondichéry en toute hâte. Maissin obéit froidement, comme un militaire à une consigne. Le siège de Trichinapaly était levé ! Saunders, enchanté, souscrivit avec empressement à la trêve proposée. On décida que celle-ci aurait une durée de deux mois.

Godeheu se montrait fier de ce qu’il appelait un premier succès dans l’œuvre de pacification. Il voulait remporter d’autres victoires du même genre, et pour y arriver, il s’appliquait, comme il le dit, à se nourrir de ses instructions ; il ne pouvait pas y trouver des incitations à l’héroïsme. Il était prêt à céder nos établissements du Nord, Mazulipatam et Divy. Il paraissait disposé même à rappeler Bussy et à abandonner le Dékan et Salabet-Singue.

Saunders proposait la réunion d’une conférence à Sadras. Godeheu estimait que ce serait là une cause de nombreux retards et la source de discussions inutiles. Il valait bien mieux, selon lui, supprimer les intermédiaires ; il demandait donc à Saunders de traiter directement avec lui et par correspondance tous les points en litige. Ainsi on tirerait tout au clair, on ne perdrait pas de temps en vaines récriminations, on arriverait plus tôt à faire jouir l’Inde du repos auquel elle aspirait. Saunders, un peu étonné, mais charmé au fond d’une précipitation qui servait tant les intérêts de son pays, accepta tout de suite la procédure indiquée par Godeheu et envoya à celui-ci un projet de traité que le gouverneur de Pondichéry se préparait à signer, quand il reçut de nouvelles instructions de France.

Écrites sous l’impression des dernières victoires de Dupleix, ces instructions étaient plus fières que celles emportées par Godeheu à son départ. On lui recommandait de garder Mazulipatam et Divy. On insistait fortement sur « la nécessité de cultiver avec soin les alliances avec les princes indigènes et de ne rien omettre pour les attacher de plus en plus à la Compagnie » ; on lui déclarait « qu’il était essentiel d’entretenir les liaisons les plus intimes avec le soubab du Dékan ». On lui promettait des secours. On lui annonçait le départ d’une escadre anglaise chargée de troupes ; on lui faisait enfin pressentir l’imminence d’une attaque.

La déception et l’affolement de Godeheu à cette lecture furent vraiment comiques. Il n’était pas venu dans l’Inde pour faire la guerre ! Il résolut « de se laisser guider par le vrai bien, dans l’intention de soumettre plus tard sa façon de penser au jugement de la Compagnie » ; — il attendait tout de la pusillanimité des actionnaires et des directeurs, — et, avec une fiévreuse impatience, supplia Saunders d’en finir. Celui-ci transmit alors ses conditions, rédigées sous la forme d’un traité, qu’habilement il déclarait conditionnel. Le premier article établissait que « les deux Compagnies renonceraient à jamais à toutes dignités indigènes et ne se mêleraient jamais dans les différends qui pourraient survenir entre les princes du pays. Toutes les places, excepté celles nommées dans le traité définitif, seraient rendues aux princes indigènes. » Cette clause était toute à l’avantage des Anglais ; elle ruinait l’œuvre de Dupleix. N’avait-il pas fait des titres indiens et des prérogatives qui y étaient attachées la base même de sa puissance ? En les répudiant, nous perdions tout droit sur le Carnate. Les Anglais, eux, ne cédaient rien, puisqu’ils n’avaient aucune dignité indigène ; ils gagnaient au contraire le gouvernement du Carnate pour leur protégé, Méhémet-Ali.

Le deuxième article portait que les Anglais posséderaient le fort Saint-David, le fort Saint-Georges et Devicotta ; le troisième, que les Français garderaient Pondichéry et un établissement limité entre Nizampatnam et la rivière Gondecama, pour compenser l’infériorité de Karikal à l’égard de Devicotta, ou que les districts de Pondichéry seraient rendus égaux à ceux du fort Saint-Georges et du fort Saint-David, et en ce cas les Français abandonneraient le pays aux environs de Nizampatnam.

« C’étaient là, dit Malleson, des conditions non-seulement désavantageuses aux intérêts français, mais encore dégradantes pour l’honneur de la France. La troisième clause, qui prétendait donner à chaque nation des possessions équivalentes sur la côte de Coromandel, était loin de remplir ce but. Karikal n’était pas l’équivalent de Devicotta, comme ville commerçante. Mais ce qui était pire, ce qui était même insultant, les Anglais, pour étendre cette prétendue égalité sur une autre partie de la côte, proposaient de prendre un district qui appartenait alors à la France, à qui ils laisseraient une petite portion et dont ils rendraient le reste aux indigènes ; et les Français y consentaient. Nous voulons parler de la convention de former un établissement, qui serait confiné strictement entre Nizampatnam et la rivière Gondecama, à une époque où toute la côte de Nizampatnam à Jaggernaut était française. L’alternative proposée d’égaliser les districts de Pondichéry à ceux du fort Saint-Georges et du fort Saint-David était encore plus déshonorante et plus insidieuse, car elle avait pour effet d’abandonner à tout jamais et sans en faire aucune mention spéciale, les Circars, ces provinces que le génie de Bussy et de Dupleix avait fait gagner à la France.

« Mais de toutes ces clauses, la quatrième était la plus injurieuse pour les Français ; elle proposait que les villes de Mazulipatam et de Divy, appartenant l’une et l’autre aux Français, fussent indivises entre les deux puissances rivales. La réalisation de cette seule proposition entraînait, de la part de la France, le sacrifice d’un revenu annuel fixe de quatre millions de francs.

« Dans les articles relatifs aux alliés des deux puissances, la balance penchait toujours du même côté. Les Anglais n’avaient qu’un allié, le rajah de Tanjore, car Méhémet-Ali n’était qu’un instrument, qu’un prétexte. Les Français, au contraire, avaient les Maïssouriens, les Mahrattes et le soubab du Dékan. Ceux-ci n’avaient aucune connaissance du traité, et il aurait pourtant pour résultat d’imposer la loi anglaise, non-seulement aux Français, mais encore aux princes indiens indépendants ; de forcer Salabet-Singue à accepter pour nabab du Carnate Méhémet-Ali, qu’il avait déclaré rebelle et mis hors la loi ; de contraindre le Maïssour et les Mahrattes à se désister de leurs prétentions sur Trichinapaly. Et ce traité, les Français acceptaient l’obligation de le faire exécuter. »

Le 26 décembre 1754, Godeheu apposa sa signature au bas de la convention et se félicita. Il en avait le droit, puisqu’il avait atteint son but, puisque l’œuvre de Dupleix était renversée !

Pendant que ces événements s’accomplissaient dans l’Inde, Dupleix arrivait en France et débarquait à Lorient. Il y recevait du peuple un accueil qui le touchait. On ne connaissait pas encore tous ses exploits, mais à la veillée, dans le clair-obscur de la chaumière, on avait entendu tomber de la bouche de quelque matelot, de quelque soldat, revenant de l’Inde, des récits de guerre et de conquêtes où Dupleix écrasait les Anglais et asservissait les rois.

L’imagination populaire s’était prise à tout ce merveilleux et ne considérait plus Dupleix qu’à travers le prisme de la légende. Celui-ci était attendri, non grisé de ce triomphe.

« Croiriez-vous que sur la route de Lorient à Paris j’étais obligé de fermer les stores de ma chaise de poste, pour pouvoir m’échapper de la foule ? Dans tous les endroits où nous changions de chevaux, j’entendais des propos qui auraient lieu de flatter le plus présomptueux, mais dont, grâce à Dieu, je me suis garanti autant qu’il a dépendu de moi. Ma femme a été dans le même cas. Elle et moi nous n’osions paraître dans Lorient par l’affluence du peuple qui voulait nous voir et nous bénir. Ce sont de vraies satisfactions pour ceux qui savent tout reporter à Dieu[5]. » Ainsi la justice du peuple vengeait Dupleix des crimes de son gouvernement.

Pendant plusieurs jours Dupleix conserva l’espoir de retourner bientôt dans l’Inde et d’y rétablir l’influence française. « Je n’ai, écrivait-il, qu’à me louer du contrôleur général ; il nous accable d’attentions toutes les fois que moi et ma femme nous nous y présentons. Il nous donne à tous deux l’assurance d’une prompte expédition. La marquise de Pompadour ne sait comment marquer ses bontés à ma femme ; elle a eu déjà avec elle plusieurs conférences particulières, dont ma femme est toujours sortie avec la plus grande satisfaction[6]. »

Dupleix allait bientôt reconnaître que tout cela, ce n’était que de l’eau bénite de cour. Ses ennemis rassemblaient leurs forces pour se dresser contre lui. Les neuf années que Dupleix avait encore à vivre devaient être un long martyre.

« En arrivant à Paris, il avait présenté l’état de ses réclamations, qui se montaient à treize millions de francs ; le tout, moins une petite somme, ayant été avancé par lui sur le gage des revenus séquestrés par Godeheu. Jamais revendication ne fut plus juste ; jamais comptes ne furent plus clairs. Aussi ne songea-t-on pas à en discuter les différents articles. Les directeurs, avec une audace incroyable, refusèrent tout simplement de les reconnaître, parce qu’ils n’avaient pas été au préalable apurés par le conseil de Pondichéry, omission due uniquement au refus de Godeheu. Pendant quelque temps, Dupleix continua à se fier aux assurances ministérielles que les directeurs seraient forcés de lui faire justice. »

Rien ne venait pourtant ; on opposait à toutes ses demandes des fins de non-recevoir, comme si on eût voulu le lasser. Il se décida alors à intenter un procès à la Compagnie. Le débat s’agrandit bientôt ; tout en conservant la forme judiciaire, il devint au fond politique. On déchaîna contre lui les libellistes les plus venimeux. On attaqua avec fureur l’administration de Dupleix ; on tourna ses plans en ridicule ; on l’insulta ; on lui reprocha comme un crime personnel la capitulation de Law ; on appela sa constance de l’entêtement, sa fermeté de l’aveuglement. On le représenta comme le plus avide des traitants, et, par une étrange inconséquence, on lui reprocha ses dépenses. On trouva comique sa prétention de dominer l’Inde ; on le traita de rebelle ; on l’accusa presque de trahison.

Au milieu de ce débordement d’injures, en présence de ce déni de justice, Dupleix, s’il sentait l’amertume et la colère lui envahir le cœur, n’était pas découragé. Il luttait avec sa ténacité habituelle pour ramener l’opinion. Dans des mémoires énergiques, éloquents, animés du souffle du génie, il défendait ses actes et ses plans. Il en démontrait la grandeur. Il ne se lassait pas d’opposer aux déclamations de ses ennemis la rapidité et l’étendue de ses conquêtes. Ainsi pendant neuf années il usa dans cette lutte stérile une intelligence et une énergie que le gouvernement eût pu utiliser si précieusement pour le service de la France.

La vie devenait de plus en plus dure pour Dupleix. Il perdait sa femme en novembre 1756. C’était son meilleur ami qui partait, l’ami des heures de doute et de tristesse, la compagne de la conquête et des jours de gloire, la confidente précieuse, la vraie moitié de lui-même. Elle le suppliait en mourant de ne pas abandonner la lutte, tant que justice ne lui serait pas rendue. Elle morte, Dupleix sentit la solitude.

Les embarras d’argent vinrent alors. Dupleix, si économe des deniers publics qu’il allait jusqu’à défendre de tirer dans le port le coup de canon qui le matin et le soir salue le pavillon, dépensait libéralement sa fortune pour soutenir ses amis calomniés comme lui. On le raillait de sa gêne ; on avait la bassesse de lui reprocher sa conduite. Cela le navrait. « On ne se contente pas, écrivait-il, de me jeter dans les plus cruels embarras, en différant l’examen de mon compte et en retenant ce qui m’est dû ; on a la dureté de me les imputer à moi-même, en exagérant les dépenses d’une maison nombreuse ! Qu’il est triste d’avoir à se justifier des maux mêmes qu’on nous cause ! Les personnes logées et nourries dans ma maison sont ou des parents ou des alliés, ou des amis revenus avec moi de l’Inde, et qui, en me confiant toute leur fortune, m’ont aidé à faire une partie des avances dont je demande aujourd’hui le remboursement. L’impossibilité où je suis de payer ces personnes, qui n’ont d’autre bien que celui qu’elles m’ont confié et qui partagent mes malheurs sans me reprocher ce qu’elles souffrent à mon occasion, me met dans la nécessité de les loger et de les nourrir. Pourrais-je sans la plus noire ingratitude me séparer d’elles[7] ? »

Dupleix se remaria à la fin de 1758. Il épousa mademoiselle de Chastenay-Lanty, personne de bonne naissance. Dupleix trouva dans sa nouvelle femme une campagne dévouée ; mais cette union, que la raison avait conseillée, ne rétablit pas la fortune de Dupleix, car mademoiselle de Chastenay-Lanty n’avait eu qu’une dot fort mince. Le procès continuait avec la Compagnie, suivant tous les détours d’une procédure de chicane, seule ressource des directeurs. Dupleix n’avait pu toucher un liard des sommes qu’on lui devait. Il arrivait au dénûment. Bussy lui-même, qui devait être son gendre, le délaissa dans cette extrémité et ajouta son nom à la liste de ceux qui le poursuivaient.

« Mes créanciers m’écrasent dans l’Inde et à Paris. Je meurs de faim au milieu d’une fortune considérable acquise par un patrimoine honnête et augmentée par trente-quatre ans des services les plus brillants, fortune que j’ai sacrifiée avec la plus grande générosité pour faire des acquisitions immenses à la Compagnie, qui peuvent, si l’on sait suivre mes idées et ce que j’avais commencé, mettre dans l’Inde la Compagnie en état de subsister par elle-même[8]. »

Trois mois avant la mort de Dupleix, Kerjean se voyait contraint d’écrire à une personne influente la supplique que voici :

« Je puis sans doute, Monsieur, vous ouvrir mon cœur avec l’assurance que vous partagerez mes sentiments, parce que vous êtes un galant homme, que les malheureux ont de véritables droits sur vous et qu’on peut vous proposer le bien avec sûreté… M. Dupleix est, comme vous le savez, dans la position la plus affreuse. Les gens qui ont mis sa maison à bail judiciaire et auxquels elle a été adjugée pour douze cents francs viennent de lui signifier par le défaut de payement, ainsi qu’à sa femme, de vider la maison. On a fait les mêmes démarches vis-à-vis de M. de Montlezunt ; sans doute que lundi nous aurons notre tour. M. Chandelier, de Paris, fournisseur de sa maison, peut et doit faire vendre les meubles. Nous avons garnison chez nous pour la capitation, si bien, Monsieur, que par le défaut de mille francs, nous sommes tous au moment de crouler. M. et madame Dupleix sont bien véritablement sans la première ressource, et cela dans le moment où il a besoin de toute sa tête pour repousser les injures et les assertions captieuses que la Compagnie lui fait si indécemment dans son mémoire et dont nous pouvons dire à l’avance qu’il triomphera. »

Cette réplique de Dupleix, à laquelle Kerjean faisait allusion dans sa lettre, fut la dernière. Il la terminait, atteint déjà par la maladie qui l’emporta. Il n’en put lire toutes les épreuves. « J’ai sacrifié, disait-il dans ce mémoire, ma jeunesse, ma fortune, ma vie, pour enrichir ma nation en Asie. D’infortunés amis, de trop faibles parents consacrèrent leurs biens au succès de mes projets. Ils sont maintenant dans la misère et le besoin. Je me suis soumis à toutes les formes judiciaires ; j’ai demandé comme le dernier des créanciers ce qui m’est dû. Mes services sont traités de fables ; ma demande est dénoncée comme ridicule ; je suis traité comme l’être le plus vil du genre humain. Je suis dans la plus déplorable indigence ; la petite propriété qui me restait vient d’être saisie ; je suis contraint de demander une sentence de délai pour éviter d’être traîné en prison. » Quelques jours après la publication de cette plainte suprême, Dupleix entra en agonie. Il mourut dans la nuit du 10 au 11 novembre 1763.

Sa veuve, pour sauvegarder les droits de sa fille et recueillir quelques débris de la succession, était obligée de requérir l’assistance d’un commissaire au Châtelet afin de procéder à un récolement. L’homme de loi se transportait rue Neuve-des-Capucines dans la maison occupée par Dupleix, et là, après les déclarations et les formalités d’usage, il entra « dans une salle du rez-de-chaussée, ayant vue sur une cour, qui était la chambre à coucher dudit sieur Dupleix », pour emprunter les termes mêmes de l’acte, et il aperçut « étendu sur son lit à bas piliers, un corps mort, masculin, que l’on lui dit être celui de Dupleix ».

Le commissaire du Châtelet passa ensuite à la « description des meubles et effets étant en évidence dans la chambre ». Il en dressait froidement l’inventaire, sans se douter qu’à quelques pas de lui, sur ce lit à bas piliers, dormait du sommeil éternel un des plus grands génies du dix-huitième siècle. Cette indifférence, la cour et la ville la partagèrent ; la mort de Dupleix n’eut aucun retentissement. On l’enregistra à peine d’un mot banal dans les gazettes et dans les mémoires. Seuls, ses quelques amis, comprenant l’immense perte, le pleurèrent.


Ainsi s’éteignit dans la gêne et dans la tristesse le grand politique qui avait voulu donner à son pays le plus vaste empire colonial que nation européenne eût possédé jusque-là. Un haut essor interrompu par la sottise d’un gouvernement, de grandes vues habilement poursuivies, un génie tenace et fertile en ressources, une seule erreur, la confiance dans l’appui du cabinet de Versailles, voilà le résumé du rôle de Dupleix. L’œuvre à laquelle il se dévoua, — faut-il encore le répéter, alors qu’on a sous les yeux le succès des Anglais dans l’Inde ? — était la plus pratique et la plus réalisable. Elle aurait eu pour la France et pour la monarchie peut-être d’incalculables conséquences. L’Inde devenait comme un débouché ouvert à toutes les énergies, à toutes les intelligences qui s’étiolaient dans la métropole.

Il n’est pas douteux que la possession de la Péninsule eût exercé une influence singulière sur l’évolution politique et historique de la France et des nations ses voisines. Peut-être n’aurions-nous pas subi nos derniers désastres ; en tout cas, nous aurions plus de force pour les réparer… Mais tout cela, ce sont des hypothèses et de l’histoire prospective.

Ce qui reste à l’état de donnée certaine, c’est que Dupleix fut le représentant d’une idée toujours vraie : c’est que la France doit être une puissance maritime et coloniale, sans cesser un instant de vouloir être une des premières parmi les nations de l’Europe. Le rôle de notre pays n’est pas d’oublier les idées de derrière la tête et les revendications légitimes et nécessaires. Il ne faut pas considérer le développement des colonies comme un aliment suffisant à l’activité de notre race, mais bien comme le moyen le plus efficace de fortifier la patrie. Ce ne sont ni les occasions, ni les pays à occuper qui manquent ; on a l’Afrique, on a la Cochinchine, il faut avoir le Tonquin, qui, avec une organisation autonome, deviendrait rapidement prospère. Il n’y a qu’un Dupleix qui fasse défaut ; mais on peut au moins espérer en retrouver la monnaie, car, quoi qu’on en dise, le cœur de la France bat toujours, et son sang n’a pas dégénéré !


FIN
  1. Mémoires de Bernis.
  2. Réfutation des faits imputés au sieur Godeheu par le sieur Dupleix.
  3. Journal de Godeheu.
  4. Maissin à Godeheu.
  5. Cartwright.
  6. Cartwright.
  7. Cartwright.
  8. Cartwright.