La Lecturesérie 3, tome 12 (p. 316-320).

DUEL SUR DUEL



Lorsque, au bras de son mari, Mme Valentine Serre se promenait sur l’esplanade, grande, souple et lente, le visage vaguement éclairé d’un sourire indifférent, les jeunes gens de la petite ville suivaient d’un long regard cette statue qui marchait. Ils la trouvaient bien belle, malgré la sobriété svelte de ses lignes, et leurs songes émus lui faisaient une invisible et ardente escorte.

Elle ignorait les rêves soulevés sur ses pas et, si elle eût deviné leur accompagnement, s’en fût irritée comme d’injures grossières. Elle était restée la rougissante et irritable pensionnaire qui ne comprenait même pas les plus anodines plaisanteries de ses camarades et qui se fâchait du moindre mot la concernant. Comme elle avait toujours passé pour « un peu bête », on l’avait trop raillée sans doute dans son enfance. Elle était devenue sauvage et susceptible.

Elle eut une fille. Elle l’aima d’abord comme une poupée qu’on lui permettait sans se moquer d’elle.

Dès que la petite eut deux ans, les vingt ans de Valentine trouvèrent en elle une camarade, quelqu’un qu’elle n’étonnait pas trop. Les deux enfants passèrent les journées entières à gazouiller ensemble, comme des oiseaux qui n’ont rien à dire et qui chantent.

Pourtant Valentine avait une passion. Une passion froide, l’avarice. Une avarice étroite et puérile, comme tout ce qui logeait en ce cerveau puéril et étroit ; une avarice sans idées soudaines, sans brusques illuminations ; une avarice qui économise et qui ne gagne pas, qui n’ose jamais jouer, même à coup sûr. Une avarice qui ne sème pas, parce que la récolte est lointaine, parce qu’il y a des orages en été, parce qu’il serait trop pénible vraiment de jeter la graine.



Un jour, un homme hardi, — un capitaine célèbre par ses bonnes fortunes et ses duels — s’écria en la voyant passer dans son calme irritant :

— C’est moi qui te l’animerais, cette belle indifférente !

Elle, sans comprendre, mais indignée du ton, se pencha rougissante vers son mari :

— Paul, je crois qu’on vient de m’insulter ! dit-elle.

Le mari, se retournant, marcha à l’homme qu’indiquait le doigt ganté et, au milieu de promeneurs émus jusqu’à l’effroi, gifla le fameux capitaine Paul Bertral.



Pendant que les témoins discutaient les conditions de la rencontre, Paul Serre conduisait sa femme à la gare. Il l’envoyait à la campagne, chez ses parents, pour lui éviter de trop grandes émotions, car il croyait maintenant qu’elle pouvait s’émouvoir, puisqu’il avait vu son œil allumé par la colère, un instant.

Mais elle avait repris tout son calme, déjà. Et, avant de monter en wagon, tandis que son mari l’embrassait avec les ardeurs et les tendresses d’un adieu possible, l’impeccable ménagère qui, perdue en de graves réflexions, n’avait plus prononcé un seul mot depuis la scène de violence, lui faisait, de sa voix douce, cette suprême recommandation :

— Paul, tu trouveras, pendu à la troisième tête du porte-manteau de ta chambre, un pantalon gris. Mets-le pour te battre… Tu comprends, le gris, ça se lave.



Les adversaires, l’épée au bout du bras allongé, s’observent quelques secondes. Puis, d’un même mouvement hésitant, ils marchent l’un sur l’autre. Les pointes se touchent, frémissantes. Les témoins, le cou tendu, regardent, songeant à leur responsabilité. Ils ont pâli tous les quatre, car Paul Bertral vient de se fendre avec une rapidité foudroyante. Le coup a été paré, juste à temps, et aussi la riposte très dangereuse. Maintenant les épées se heurtent, se croisent, vont, reviennent, touchent presque, parent, ripostent, sans relâche, sans calcul, violentes, maladroites, comme ivres.

Les témoins regardent toujours inquiets, hallucinés, cette étrange vie de l’acier qui va peut-être, à l’instant donner la mort.

Un nuage, qui cachait le soleil s’envole dans le vent et la lumière vient éblouir les yeux du capitaine, brutale. À ce moment précis, Paul Serre se fendait. Paul Bertral était touché au bras. « L’honneur était satisfait. »



Tandis qu’on rédige le procès-verbal, le mari de Valentine se précipite au bureau du télégraphe et, avec une fièvre joyeuse, écrit la dépêche suivante :


Bertral blessé. T’embrasse mille fois.

Paul.

Par malheur, on ne télégraphie guère les signes de ponctuation et l’employé qui transcrit ne fît qu’une phrase des deux.

Bertral blessé t’embrasse mille fois.

Mme Serre, furieuse, mais nullement étonnée des mille baisers qu’elle croyait recevoir du capitaine, télégraphia à son mari :

Bertral m’adresse télégramme injurieux.

Valentine.



On juge de la colère de Serre. Comment ! ce manant de Bertral insultait sa femme de nouveau ! Après une première affaire ! et publiquement encore ! L’injure avait passé sous les yeux de nombreux employés qui, dans les bureaux, sournoisement, riaient et qui, tout à l’heure, en ville, raconteraient l’histoire avec ces réticences prudentes qui, sans rien dire, font deviner tout. Mais non, ils n’auraient même pas besoin de parler. Bertral, sans doute, n’avait écrit l’injure qu’afin de pouvoir s’en vanter. Le lâche ! C’était sa façon de se venger de la blessure reçue ! Eh ! bien, il le tuerait, cette fois !

Justement, le voilà, le capitaine, sur la terrasse du Grand café de l’Esplanade, au milieu de nombreux officiers et de quelques autres amis. Il parle haut et il rit, mais il rit !… Il a rencontré les yeux de Serre qui marche sur lui, tout droit, très vite et, brusquement il a cessé de rire.

Bertral se demande, étonné, ce que peut bien lui vouloir son adversaire de ce matin, qui s’avance le regard violent, la figure contractée. Il sent une main tomber, lourde, sur son visage. Il se lève en criant, les yeux injectés de sang, le poing gauche fermé. On se jette entr’eux. On bouscule Serre qui est devenu l’objet de l’indignation et de la curiosité de tous.

Un médecin parle d’un brusque coup de folie, inexplicable.

— Il n’y a pas à expliquer, mais à se venger ! dit Bertral, les dents serrées.

Un avoué déclare qu’il faut traîner l’agresseur en justice.

— J’aime mieux le tuer ! gronde le capitaine à demi-voix.



Il fut difficile de trouver des témoins pour ce second duel qu’on prévoyait tragique. De tout jeunes gens, poussés par la curiosité et la vanité, s’offrirent d’eux-mêmes et furent acceptés, faute d’autres.

Bertral voulut se battre dès le lendemain. Sa blessure était peu profonde et, d’ailleurs, il se servait de la main gauche aussi bien que de la main droite. Le combat eut lieu au pistolet, à quinze pas, tir à volonté.

Les deux spectres noirs qui étaient en face l’un de l’autre, visèrent d’un même mouvement et tirèrent au même instant. Bertral fut blessé à l’épaule. Serre reçut la balle dans la tête et tomba, foudroyé.



L’autre jour, Valentine, de sa jolie voix nonchalante, contait cette histoire terrible ; Elle concluait :

— C’est peut-être un peu de ma faute. Mais que voulez-vous ? Une honnête femme qui se sent insultée ne peut pas réfléchir ! Quelqu’un dit, indulgent :

— Le seul coupable est le style télégraphique. Si M. Serre avait écrit :

« Bertral est blessé. Je t’embrasse mille fois. »

Il n’y avait plus d’équivoque, plus d’injure apparente, plus de malheur.

La belle et froide Valentine songea quelques instants, compta sur ses doigts, songea encore. Elle déclara enfin.

— C’est vrai… Mais la dépêche avait juste dix mots, et ça aurait coûté deux sous de plus !


Han Ryner.