Du mystérieux au tragique/Texte entier

Du mystérieux au tragique (1894)
Traduction par Louis Labat.
Du mystérieux au tragiquePierre Lafitte, Idéal Bibliothèque (p. 1-112).

DU MYSTÉRIEUX

AU TRAGIQUE







Copyright 1911, by
Pierre LAFITTE & Cie
IL ME SEMBLAIT VOIR LE DANGER PRENDRE FORME, ET LE PLUS RÉPUGNANT, LE PLUS REDOUTABLE DES ESPRITS MALINS SE BLOTTIR DANS L’OMBRE MÊME DE CET HOMME. (p. 10)

A. CONAN DOYLE



DU MYSTÉRIEUX

AU TRAGIQUE


Traduit de l’anglais, pour la première fois, avec autorisation de l’auteur,

par Louis LABAT

Illustrations de M. ORAZI


IDÉAL-BIBLIOTHÈQUE

ÉDITIONS PIERRE LAFITTE

90, avenue des Champs-Élysées, 90

PARIS

LA BOÎTE DE LAQUE




Ce fut une chose curieuse, dit le précepteur ; un de ces incidents bizarres et saugrenus comme il ne s’en produit pas deux fois dans une existence. J’y perdis la meilleure situation que je doive, sans doute, jamais rencontrer. Ce qui ne veut pas dire que je ne me félicite d’être allé à Thorpe Place ; car j’y gagnai… Mais cela, c’est ce que vous apprendra mon histoire.

Je ne sais pas si vous connaissez bien cette partie des Midlands qu’arrose l’Avon. C’est la région la plus anglaise de l’Angleterre. Elle nous a donné Shakespeare, qui fut la fleur de notre race. Terre de longs pâturages, se plissant et se gonflant à l’ouest pour former les hauteurs de Malvern. Pas de villes, mais des quantités de villages, chacun avec son clocher de pierre grise. Vous avez laissé derrière vous la brique des comtés du Sud et de l’Est ; ici, tout est de pierre, depuis les murs jusqu’aux dalles des toits envahies par le lichen ; tout est farouche, solide et massif, comme il convient au cœur d’un grand pays.

Au centre de la région, et pas très loin d’Eversham, sir John Bollamore habitait le vieux logis ancestral de Thorpe Place, où il me manda pour l’éducation de ses deux fils. Sir John était veuf : sa femme, morte trois ans auparavant, lui avait laissé deux garçons âgés de huit et dix ans, et une fille âgée de sept. Miss Witherton, aujourd’hui ma femme, était l’institutrice de la fillette ; j’étais le précepteur des garçons : pouvait-il y avoir prélude plus net à un mariage ? Aujourd’hui, c’est sur moi qu’elle exerce son autorité, et les deux garçons que je dresse sont les nôtres. Mais voilà que je vous ai déjà révélé ce que je gagnai à Thorpe Place !

C’est une vieille, très vieille maison, incroyablement vieille, prénormande en certaines parties : les Bollamore s’y glorifiaient d’un établissement très antérieur à la conquête. J’eus froid au cœur lorsque, en arrivant, je vis ces murs gris d’une épaisseur énorme, ces blocs de pierres qui s’effritaient, et quand je sentis l’odeur de bête mourante que donnait à l’édifice la moisissure de ses plâtres. Cependant, l’aile moderne avait bel aspect et le jardin était fort bien entretenu. Puis, quelle maison peut sembler triste alors qu’au dedans elle abrite une délicieuse jeune fille et qu’au dehors elle fait un pareil étalage de roses ?

Abstraction faite d’une domesticité très complète, nous n’étions que quatre personnes à constituer la maison : Miss Witherton, âgée de vingt-quatre ans, et aussi jolie… ma foi, aussi jolie que l’est aujourd’hui Mrs. Colmore ; moi-même, Frank Colmore, qui avais trente ans ; Mrs. Stevens, la gouvernante, personne sèche et taciturne ; enfin Mr. Richards, un homme de haute taille et d’allures militaires, qui dirigeait en qualité de régisseur le domaine de Bollamore. Nous prenions ensemble nos repas ; sir John, lui, mangeait seul d’ordinaire dans la bibliothèque. Il dînait bien parfois avec nous ; mais, en somme, nous aimions autant qu’il n’en fît rien.

Car son aspect avait quelque chose de formidable. Imaginez un homme de six pieds trois pouces, avec un visage au grand nez aristocratique, des cheveux mouchetés, des sourcils durs, une grande barbe méphistophélique taillée en pointe, et, sur le front, autour des yeux, des lignes profondes, comme creusées au canif. Avec cela, des yeux gris, las et désespérés, fiers et néanmoins pathétiques, qui réclamaient la pitié en lui interdisant de se produire. Bien que voûté par l’étude, il gardait encore pour son âge — environ cinquante-cinq ans, — toute la beauté qu’aurait pu lui souhaiter une femme.

Sa présence n’avait rien de récréatif. Toujours courtois, toujours raffiné dans ses manières, il était singulièrement replié et sobre de paroles. Je n’ai jamais vécu aussi longtemps près d’un homme pour le connaître aussi peu. S’il ne sortait pas, il passait son temps soit dans son grand cabinet de la tour de l’est, soit dans sa bibliothèque, qui faisait partie de l’aile moderne. La régularité de ses habitudes permettait de dire exactement, à toute heure, en quel endroit il se trouvait. Deux fois par jour, il montait dans son cabinet de travail : une fois après le petit déjeuner, une autre fois après le dîner, à dix heures. Nous aurions pu régler notre montre sur le battement de la lourde porte. Le reste de sa journée s’écoulait dans la bibliothèque, à ceci près que, l’après-midi, il faisait, pendant une heure ou deux, une marche ou une promenade à cheval, solitaire comme toute son existence. Il aimait ses enfants et s’intéressait au progrès de leurs études ; mais il les effrayait un peu par son silence ; et ils l’évitaient de leur mieux. Ce que, d’ailleurs, nous faisions nous-mêmes.

Je fus quelque temps sans rien savoir du passé de sir John Bollamore : car Mrs. Stevens, la gouvernante, et Richards, le régisseur, avaient trop de loyauté pour s’entretenir familièrement des affaires de leur maître. Quant à l’institutrice, elle n’en savait pas plus que moi, et notre commune curiosité fut l’une des raisons qui nous rapprochèrent. À la fin arriva un incident qui me fit faire plus ample connaissance avec Richards, et, par là, pénétrer un peu dans la vie de l’homme que je servais.

Cet incident eut pour cause immédiate la chute de Master Percy, le plus jeune de mes élèves, dans le canal du moulin, et le danger de mort que nous courûmes l’un et l’autre, car je m’étais exposé pour le sauver. Ruisselant, exténué, plus bouleversé que l’enfant lui-même, je regagnais ma chambre, lorsque sir John, attiré par le bruit, ouvrit la porte du cabinet de travail et me demanda ce qui se passait. Je le lui dis, en le rassurant sur son fils. Il m’écouta sans qu’un pli bougeât sur son visage sévère ; mais l’intensité de son regard, la contraction de ses lèvres trahissaient l’émotion qu’il s’efforçait de cacher.

— Une minute ! Entrez ! Donnez-moi des détails ! fit-il en repassant la porte.

Ainsi, je me trouvai dans le petit sanctuaire où j’appris ensuite que nul n’avait mis les pieds depuis trois ans, à l’exception d’une vieille femme de ménage chargée de l’entretenir. C’était une pièce ronde — ménagée dans la tour, elle en gardait la forme, — basse de plafond, n’ayant qu’une seule étroite fenêtre à guirlandes de lierre, et meublée le plus simplement du monde. Un vieux tapis, un siège unique, une table à manger, une grande étagère à livres en constituaient tout le luxe. Sur la table était posée, debout, la photographie en pied d’une femme : je ne prêtai pas une attention particulière aux traits, mais je me rappelle qu’il s’en dégageait surtout une impression de douceur et de grâce. Il y avait là en outre une grande boîte de laque noir et un ou deux paquets de lettres ou de papiers retenus par des élastiques.

Nous ne causâmes guère, car sir John Bollamore s’aperçut que j’étais trempé et que j’avais besoin de me changer au plus tôt. Mais cette aventure me fournit l’occasion d’une intéressante conversation avec Richards. Il n’avait, lui, jamais pénétré dans la chambre que le hasard m’avait ouverte. Brûlant du désir de savoir quelque chose, il vint à moi cet après-midi même, et nous fîmes les cent pas dans l’allée du jardin, tandis qu’auprès de nous mes deux élèves jouaient au tennis sur la pelouse.

— Vous imaginez à peine, dit-il, quelle exception vient d’être faite en votre faveur. Cette chambre reste si fermée, elle reçoit de sir John des visites si assidues et si régulières, qu’elle a fait naître dans la maison une espèce de sentiment superstitieux. En vérité, s’il me fallait vous répéter tout ce qu’on raconte à propos de cette chambre — visites mystérieuses, voix entendues par les domestiques, — vous soupçonneriez sir John d’être retombé dans ses anciennes habitudes.

— Qu’entendez-vous par « retombé » ? demandai-je.

— Est-il possible que vous ignoriez les antécédents de sir John Bollamore ?

— Absolument.

— Vous me confondez. Je ne croyais pas qu’ils fussent ignorés d’un seul homme en Angleterre. Je me garderais d’en parler si vous n’étiez aujourd’hui des nôtres et si, en taisant les faits, je ne vous exposais à ce qu’on vous les présentât un jour sous une forme plus désobligeante. J’ai toujours admis que vous étiez rentré à bon escient chez Bollamore-le-Diable.

— Pourquoi « le Diable » ?

— Ah ! vous êtes jeune et le monde va vite ! Mais il y a vingt ans Bollamore portait un des noms les plus connus de Londres. Il tenait la tête de la société la plus lancée. Casseur de vitres, boute-en-train, joueur, buveur, il incarnait le dernier survivant de l’ancien type, et l’un des mauvais entre les pires.

Je regardai Richards avec stupeur.

— Quoi ! m’écriai, cet homme tranquille, studieux et triste ?

— Le plus parfait libertin, le plus grand débauché de l’Angleterre ! Tout ceci entre nous, Colmore. Mais vous me comprenez maintenant quand je dis que cela éveillerait les soupçons si l’on venait à entendre dans sa chambre une voix de femme.

— Et qui donc l’a changé à ce point ?

— La petite Béryl Clare, le jour où elle accepta le risque de devenir sa femme. Là se place le tournant de sa vie. Il avait poussé si loin les excès que dans son monde même on l’avait jeté par-dessus bord. Entre un homme qui boit et un ivrogne, il y a, vous le savez, un abîme. Tous ces gens-là boivent ; mais, tous n’en ferment pas moins leur porte aux ivrognes. Il était devenu, sans espoir, sans recours, l’esclave de son vice. Elle intervint à ce moment. Elle vit ce qu’il restait de ressources chez cet homme de qualité, même à ce degré de déchéance. Elle courut la chance de l’épouser, alors qu’elle pouvait choisir les maris à la douzaine. Elle le ramena pour ainsi dire à l’état d’homme et au sentiment de sa dignité. Vous avez remarqué qu’il n’entre pas une liqueur dans la maison. Ce fut ainsi depuis le jour où la jeune femme en franchit le seuil. Même aujourd’hui, une goutte de liqueur serait pour lui comme du sang pour un tigre.

— Elle le tient donc encore sous son influence ?

— C’est là le miracle. Quand elle mourut, voici trois ans, nous eûmes tous l’appréhension de le voir retourner à son vice. Elle le craignait elle-même, et cette crainte lui rendait la mort plus terrible, car elle était l’ange gardien de cet homme et ne vivait que pour une idée. À propos, avez-vous vu dans la chambre de sir John une boîte noire en laque ?

— Oui.

— Je présume qu’il y garde les lettres de sa femme. Quand d’aventure il s’absente, ne fût-ce qu’une nuit, il emporte la boîte de laque. Je vous en ai dit là, Colmore, plus que je n’aurais dû peut-être ; mais j’attends de vous la pareille s’il vous arrivait jamais d’apprendre quelque chose d’intéressant.

Je voyais le brave homme consumé de curiosité et un peu piqué de ce que moi, le dernier venu, j’eusse trouvé accès le premier dans la chambre interdite. Mais cette particularité me haussa dans son estime ; et nos rapports en devinrent plus étroits.

En même temps, je sentis croître mon intérêt pour la silencieuse et majestueuse personne de sir John. Je commençai à comprendre le regard étrangement humain de ses yeux et les sillons profonds de son inquiète figure. Il soutenait une bataille sans trêve ; il maintenait à longueur de bras, du soir au matin, un horrible adversaire qui essayait de s’accrocher à lui pour jamais, un adversaire qui, s’il parvenait à l’enserrer dans ses griffes, lui dévorerait le corps et l’âme. Tandis que je l’observais, morose et courbé, allant et venant par le corridor ou se promenant dans le jardin, il me semblait voir le danger prendre forme, et le plus répugnant, le plus redoutable des esprits malins se blottir dans l’ombre même de cet homme, comme un fauve intimidé se fait tout petit près de son gardien, en attendant la première minute d’inattention pour lui sauter à la gorge. Et la femme morte, la femme qui avait consacré sa vie à le préserver du péril, se représentait, elle aussi, à mon imagination ; et je la voyais, ombre charmante, tendre sans cesse des bras protecteurs à l’homme qu’elle aimait.

Une divination subtile l’avertit de la sympathie qu’il m’inspirait ; et il sut, à sa manière, sans se départir de son silence, me montrer qu’il y était sensible. Il m’invita même un après-midi à partager sa promenade. Si nous n’échangeâmes pas deux mots en cette circonstance, du moins il me donna là une marque de confiance qu’il n’avait encore donnée à personne. Il me demanda aussi de dresser le catalogue de ses livres, qui constituaient l’une des plus belles bibliothèques privées de l’Angleterre : en sorte que je passai des heures, le soir, en sa présence sinon en sa compagnie, lui à son bureau, lisant, moi dans un petit retrait près de la fenêtre, remettant de l’ordre parmi le chaos des volumes. En dépit de ces relations étroites, il ne m’invita plus à entrer dans la chambre de la tour.

Sur ces entrefaites, un incident vint bouleverser mes sentiments, changer ma sympathie en répulsion, me prouver que Bollamore restait l’homme qu’il avait toujours été, mais compliqué d’un hypocrite. Voici comment les choses se passèrent.

Miss Witherton avait dû se rendre un soir à Broadway, le village voisin, où elle chantait dans un concert de charité. J’allai, selon ma promesse, l’y chercher pour la reconduire. La grande allée longe la tour de l’est, et j’observai en passant qu’il y avait de la lumière dans la chambre ronde. Nous étions en été ; la fenêtre, un peu au-dessus de nous, était ouverte. Absorbés par la conversation, nous avions fait halte sur la pelouse bordant la vieille tour. À ce moment, quelque chose coupa net notre entretien et nous détourna de nos affaires personnelles.

Une voix parlait, sans conteste une voix de femme. Elle parlait si bas que nous ne l’eussions pas entendue sans le calme de l’atmosphère ; mais, si assourdi qu’en fut le timbre, il n’y avait pas à douter qu’il fut d’une voix féminine. Et elle parlait précipitamment, par phrases saccadées et brèves, voix pitoyable, haletante et implorante. Miss Witherton et moi, nous restâmes un instant à nous regarder l’un l’autre. Puis nous nous dirigeâmes vivement vers la porte du vestibule.

— Cela venait par la fenêtre, dis-je.

— Nous n’avons pas à jouer le rôle d’espions, répondit-elle. Oublions ce que nous avons entendu.

Elle manifestait si peu de surprise que j’eus un soupçon.

— Vous avez déjà entendu cette voix ? m’écriai-je.

— Bien malgré moi. Et souvent. Car je loge dans la tour, à l’autre étage.

— Qui peut être cette femme ?

— Je n’en ai aucune idée. Mais n’en parlons plus, je préfère.

À son accent, je devinai suffisamment ce qu’elle pensait. Mais en admettant que sir John menât une vie double et douteuse, qui pouvait-elle être, la femme mystérieuse qui lui tenait compagnie dans le cabinet de la vieille tour ? Je savais, pour les avoir vérifiées de mes yeux, la tristesse et la nudité de cette chambre. Certainement, elle n’y vivait pas. Et alors, d’où venait-elle ? Impossible qu’elle fît partie de la maison : Mrs. Stevens exerçait sur tout le personnel une surveillance sévère. C’était bien du dehors que venait la visiteuse : mais comment ?

L’idée me frappa, tout d’un coup, que dans une aussi antique maison devait exister un passage secret datant du Moyen Âge. Il n’est guère de vieux château qui n’ait le sien. Le cabinet de sir John occupait le bas de la tour ; en sorte que, d’après mon hypothèse, le passage devait s’ouvrir dans le parquet. Les alentours immédiats ne manquaient pas de cottages : l’autre extrémité du passage devait avoir son issue au milieu des ronces, dans les taillis voisins. Je ne dis rien à personne ; mais je sentis que je tenais le secret de sir John.

Et plus je m’en persuadai, plus j’admirai la façon dont il dissimulait sa véritable nature. Maintes fois, considérant cet austère visage, je me demandai s’il se pouvait réellement qu’un tel saint eût une double existence, j’essayai de me convaincre que mes soupçons, après tout, manquaient de base. Et pourtant, cette voix féminine, ce rendez-vous clandestin, la nuit, dans la chambre de la tour… comment donner à ces faits une interprétation innocente ? Je conçus de l’horreur pour cet homme. Une hypocrisie aussi foncière, aussi déterminée, m’emplissait de dégoût.

Une seule fois dans l’espace de plusieurs mois, il m’apparut dépouillé du masque impassible et désolé qu’il présentait d’ordinaire à ses semblables. J’entrevis dans une lueur fugitive le volcan qu’il étouffait en lui depuis si longtemps. Il suffit pour cela d’une occasion bien médiocre, d’une colère qu’il prit contre la femme de ménage dont j’ai parlé tout à l’heure, personne d’âge, seule admise à pénétrer dans la chambre mystérieuse. Je suivais le couloir menant à la tour, car j’habitais de ce côté, lorsque, soudain, j’entendis des cris d’épouvante, que dominaient la voix rauque, les grondements inarticulés d’un homme en fureur, pareils aux rugissements d’un fauve. Et je finis par reconnaître la voix de sir John, frémissante de rage : « Vous oseriez ! criait-il, vous oseriez me désobéir ! » Presque aussitôt, la femme de ménage passa devant moi, fuyant le long du couloir, livide et tremblante, tandis que la terrible voix tonnait derrière elle : « Allez vous faire régler par Mrs. Stevens ! Et ne remettez jamais les pieds à Thorpe Place ! » Intrigué au plus haut point, je ne pus me défendre de la suivre. Je la trouvai au tournant du couloir. Elle s’appuyait contre le mur, et le cœur lui sautait dans la poitrine, comme à un lièvre effarouché.

— Qu’y a-t-il, Mrs. Brown ? lui demandai-je.

— C’est le maître… bégaya-t-elle. Ah ! quelle peur il m’a faite ! Si vous aviez vu ses yeux, Monsieur Colmore ! J’ai cru qu’il me tuait !

— Pourquoi cela ?

— Pourquoi, Monsieur ? Mais pour rien. Pour rien qui valût tant de bruit. C’est tout juste si j’avais porté la main sur cette boîte noire qu’il a ; je ne l’avais pas même ouverte. Il entra… et vous avez entendu sa colère ! J’ai perdu ma place. Tant mieux. Près de lui, maintenant, je ne me sentirais plus tranquille.

Ainsi, la cause de cet esclandre, c’était la boîte de laque, la boîte dont sir John ne se séparait jamais ! Quel rapport y avait-il — et y avait-il un rapport quelconque — entre cette boîte et les secrètes visites de la dame dont j’avais entendu la voix ? La colère de sir John n’était pas moins tenace que violente : car depuis ce jour Mrs. Brown, la femme de ménage, disparut de la cuisine ; et Thorpe Place ne la revit plus.

Il me reste à dire par quel hasard singulier j’eus le mot de l’énigme et surpris le secret de sir John. Sans doute se demandera-t-on si ma curiosité ne l’emporta pas sur mes scrupules et si je ne condescendis pas au rôle d’espion. Et je ne puis empêcher qu’on le croie, pour peu qu’on le veuille. Je puis seulement garantir que les faits, si invraisemblables qu’ils paraissent, se passèrent exactement de la façon que voici.

Tout d’abord, le petit cabinet de la tour devint inhabitable par suite de l’effondrement d’une poutre de chêne vermoulue qui supportait le plafond. Un beau matin, rongée par l’âge, elle se rompit par le milieu, entraînant une quantité de plâtras dans sa chute. Par bonheur, sir John ne se trouvait pas à ce moment dans le cabinet. Sa précieuse boîte fut sauvée d’entre les décombres et transportée dans la bibliothèque, où désormais il la garda sous clef, dans son bureau. Sir John ne prit aucunes mesures pour réparer le dommage, et l’occasion ne s’offrit jamais à moi de rechercher le passage secret dont j’avais conjecturé l’existence. Quant à la dame, j’aurais cru que l’accident avait mis fin à ses visites si je n’avais, un soir, entendu Richards demander à Mrs. Stevens quelle était la dame qui avait eu un entretien avec sir John dans la bibliothèque. Je ne saisis pas la réponse de Mrs. Stevens ; mais je vis à son attitude que la question avait dû lui être posée d’autres fois.

— Vous avez entendu la voix, Colmore ? me demanda le régisseur.

Je confessai que je l’avais entendue.

— Qu’en pensez-vous ?

Je haussai les épaules et répliquai que je n’avais pas à me mêler de cette affaire.

— Voyons, voyons ! Vous êtes aussi curieux que n’importe qui d’entre nous. Est-ce un homme ou une femme ?

— Certainement, c’est une femme.

— D’où la voix venait-elle ?

— Du cabinet de la tour, avant la chute du plafond.

— Mais je l’ai entendue dans la bibliothèque la nuit dernière. Comme j’allais me coucher et passais devant la porte, j’entendis, aussi nettement que je vous entends, des plaintes et des prières. Peut-être est-ce une femme…

— Eh ! qui voulez-vous que ce soit ?

Il me regarda fixement.

— « Il y a plus de choses au ciel et sur la terre… », fit-il. Si c’est une femme, comment s’introduit-elle ?

— Je l’ignore.

— Moi aussi. Pourtant, si c’est ce que je… Mais pour un individu positif, pour un homme d’affaires au vingtième siècle, un pareil sujet de conversation frise le ridicule.

Là-dessus, il me tourna les talons. Et je compris ce qu’il ne disait pas. À toutes les histoires de revenants installées dans Thorpe Place, voilà qu’il s’en ajoutait une, sous nos yeux même ! Et sans doute y est-elle aujourd’hui établie en permanence : car si tout s’expliqua pour moi, il n’en fut pas de même pour les autres. Comment tout s’expliqua pour moi, je vais vous le dire. Une névralgie m’avait tenu éveillé toute la nuit, et, vers midi, j’avais pris, pour calmer un peu mes douleurs, une forte dose de chlorodyne. J’achevais à cette époque mon catalogue et travaillais tous les jours, de cinq à sept, dans la bibliothèque. Ce jour-là, je luttais contre le double effet de ma nuit d’insomnie et de mon narcotique. La bibliothèque, ai-je dit, avait un retrait où je me tenais d’habitude : je m’y installai résolument pour travailler. Mais la fatigue eut raison de moi ; à la fin, je me renversai sur mon canapé et tombai dans un profond sommeil.

Combien de temps je dormis, je n’en sais rien ; mais quand je m’éveillai il faisait nuit noire. Encore étourdi par la chlorodyne que j’avais prise, je demeurai là immobile, dans un état de demi-conscience. La vaste pièce, avec ses hauts murs couverts de livres, se dessinait confusément, obscurément, autour de moi. Une fenêtre, à l’autre bout, diffusait un peu de clarté lunaire ; si bien que j’aperçus, se silhouettant sur cet arrière-plan moins sombre, sir John Bollamore à sa table de travail. Sa tête bien plantée, au profil tranché, s’accusait en vigueur dans le faible rayonnement du carré qui lui servait de cadre. Il se pencha : j’entendis une clef tourner dans une serrure et du métal racler du métal. Comme dans un rêve, vaguement, je rattachai ces bruits à la boîte de laque placée devant lui. Il me sembla qu’il en avait retiré quelque chose, quelque chose de trapu et de baroque, et l’avait posé sur la table. Si grande était ma torpeur mentale, si complet mon hébétement, que je ne m’avisai pas que je violais l’intimité de sa vie puisqu’il croyait être seul dans la salle ! Et juste à l’instant où un sentiment d’horreur, m’envahissant, me rendait à moi-même, quand déjà je me soulevais à demi pour signaler ma présence, j’entendis un grattement métallique sinueux et bizarre, puis la voix.

Oui, c’était, sans erreur possible, une voix de femme ; mais une voix si chargée de supplication, d’émotion et de tendresse, que mes oreilles n’en oublieront jamais l’accent. Elle avait une espèce de résonance lointaine ; et les mots s’en détachaient très faibles, — faibles comme les derniers mots d’une mourante :

« Je ne vous quitte qu’en apparence, John, murmurait-elle. Je reste près de vous, mon coude contre le vôtre, en attendant que nous nous retrouvions. Je meurs heureuse en pensant que nuit et jour vous entendrez ma voix. Soyez fort, John ! soyez fort, jusqu’au jour de notre réunion définitive ! »

J’ai dit que je m’étais soulevé pour signaler ma présence. Mais pouvais-je la signaler tant que cette voix résonnait ? Je ne pouvais que rester là, dressé à mi-corps, paralysé, figé de surprise, écoutant ces paroles venues de loin, cette musicale prière ; et lui-même, tout entier à ce que disait la voix, Bollamore n’aurait pu m’entendre. Mais la voix se tut. Alors, je balbutiai des explications et des excuses. Il s’élança, tourna un commutateur électrique, et je le vis, les yeux enflammés, le visage convulsé de fureur, tel que l’avait vu, quelques semaines auparavant, la malheureuse femme de ménage.

— Vous ici, monsieur Colmore ! Qu’est-ce que cela veut dire ?

En mots haletants, je lui contai tout : ma névralgie, le narcotique, et comment j’avais cédé au sommeil, et comment je m’étais réveillé. À mesure qu’il m’écoutait, la colère s’effaçait, et le triste, l’impassible masque retombait sur son visage.

— Monsieur Colmore, dit-il, mon secret devient le vôtre. Je n’ai à m’en prendre qu’à moi-même d’un relâchement de précautions. Des demi-confidences sont pires que des confidences ; et sachant ce que vous savez, vous pouvez tout savoir. Après ma mort, faites de cette histoire ce qu’il vous plaira ; mais, jusque-là, vous me répondez sur l’honneur de n’en souffler mot à âme qui vive. J’ai encore mon orgueil, Dieu me pardonne ! ou, du moins, trop d’orgueil pour ne pas souffrir de la pitié qu’on m’infligerait. Je souris de l’envie et je méprise la haine ; je ne supporte pas la pitié.

Vous n’ignorez plus d’où vient la voix, cette voix qui, je m’en rends bien compte, intrigue si fort mes gens. Je sais les rumeurs qu’elle a fait naître. Scandaleux ou superstitieux, je dédaigne les commentaires, et je pardonne. Ce que je ne pardonnerais jamais, ce serait qu’on m’épiât sournoisement, qu’on écoutât aux portes, chez moi, pour satisfaire une curiosité illicite ! Mais de cela, monsieur Colmore, je crois pouvoir vous absoudre.

Tout jeune encore, beaucoup plus jeune que vous ne l’êtes, je me trouvai jeté en plein Londres sans un conseiller, sans un ami, avec une fortune qui n’attirait que trop vers moi les faux amis et les faux conseillers. Je bus largement à la coupe de la vie ; si quelqu’un y a bu plus largement que moi, je ne l’envie guère. Je m’en ressentis dans ma bourse, dans mon caractère, dans ma santé. J’en arrivai à ne pouvoir me passer de stimulants. Je devins un homme contre qui ma mémoire se révolte. Et ce fut alors, ce fut au temps de ma pire abjection, que Dieu m’envoya l’âme la plus exquise, la plus tendre, qui jamais descendit du ciel pour exercer ici-bas le ministère d’ange. Elle m’aima dans ma misère, elle m’aima ! Je m’étais ravalé au niveau de la brute : elle voua sa vie à refaire de moi un homme !

Mais elle subit les atteintes d’un mal inexorable ; et je la vis dépérir sous mes yeux ! Dans la minute de son agonie, ce n’était pas à elle-même qu’elle pensait, ni à ses souffrances, ni à sa mort : c’était à moi. Sa seule crainte, c’était que je vinsse à retomber dans mes égarements le jour où elle n’exercerait plus sur moi son influence.

En vain — je lui jurai que pas une goutte de vin ne mouillerait jamais plus mes lèvres : elle savait trop à quel point le démon me tenait ; elle avait trop dû combattre pour lui faire lâcher prise ! Et l’idée qu’il pût me ressaisir dans ses griffes la tourmentait nuit et jour.

Des amis, en causant dans sa chambre de malade, lui révélèrent une invention récente : le phonographe. Avec cette promptitude d’esprit que l’amour donne à une femme, elle comprit tout de suite comment le faire servir à ses fins. Elle m’envoya lui chercher à Londres l’instrument le plus perfectionné que je pusse trouver ; et, d’une voix mourante, elle y murmura les mots qui depuis lors me soutiennent. Seul et brisé, quel autre appui aurais-je au monde ? Mais j’en ai dit assez. Plaise à Dieu que le jour où il nous réunira je reparaisse sans honte devant elle ! Voilà mon secret, monsieur Colmore. Tant que je vivrai, je le mets sous votre sauvegarde.

L’HOMME AUX SIX MONTRES





Bien des gens ont encore présent à l’esprit l’événement singulier qui, sous la rubrique : « Le Mystère de Rugby », défraya, au printemps de 1892, la presse quotidienne. Survenu dans une période d’exceptionnelle torpeur, il suscita l’attention plus peut-être qu’il ne le méritait ; car il offrait au public ce mélange de bizarre et de tragique toujours si puissant sur l’imagination populaire. Cependant, l’intérêt faillit quand, après des semaines d’une infructueuse enquête, aucun éclaircissement décisif ne se laissa même entrevoir. Le drame parut dès lors avoir pris place une fois pour toutes dans la sombre nomenclature des crimes inexpliqués et inexpiés. Une communication récente, dont l’authenticité ne semble faire aucun doute, a néanmoins jeté sur la question quelque lumière. Avant d’en faire état, peut-être conviendrait-il de rappeler un peu les faits qu’elle concerne. Les voici en deux mots.

Le 18 mars 1892, à cinq heures de l’après-midi, un train allait quitter Euston pour Manchester. Il pleuvait. Il faisait un de ces temps à grains qui empirent à mesure que le jour s’avance, un de ces temps par lesquels on ne voyage que contraint et forcé. Mais le train de cinq heures est très fréquenté par les gens d’affaires de Manchester qui s’en reviennent à la ville, car il accomplit le trajet en quatre heures vingt minutes, avec deux ou trois arrêts seulement : aussi, malgré l’inclémence du temps, se trouvait-il très garni dans la circonstance que je rappelle. Le conducteur était un homme éprouvé, au service de la Compagnie depuis dix ans, et qui n’avait jamais encouru de blâme. Il s’appelait John Palmer.

L’horloge de la gare sonnait huit heures et le conducteur allait donner au mécanicien le signal accoutumé, lorsqu’il vit deux voyageurs en retard se hâter le long du quai. L’un était un homme d’une stature peu commune, vêtu d’un long pardessus noir à parements et col d’astrakan, et qui avait relevé son col pour protéger sa gorge contre le vent aigre. Autant que le conducteur en put juger par une inspection assez hâtive, il paraissait un individu de cinquante à soixante ans, qui gardait encore sensiblement la vigueur et la vivacité de la jeunesse. Il tenait d’une main un sac de voyage en cuir brun. Une dame l’accompagnait, grande et droite, et marchant d’un tel pas qu’elle le laissait en arrière. Elle portait un long cache-poussière de couleur fauve, avec une toque noire très collante, et un voile foncé lui cachait presque entièrement le visage. Les deux voyageurs auraient pu passer pour le père et la fille. Ils longeaient à grands pas la file des voitures quand le conducteur John Palmer les interpella.

— Allons, voyons, Monsieur, dépêchez-vous, le train part !

— Première classe, répondit l’homme.

Le conducteur tourna la poignée de la portière la plus proche. Dans le compartiment qu’il venait d’ouvrir était assis un individu de petite taille, qui avait un cigare à la bouche, et dont l’aspect dut faire impression sur le conducteur puisqu’il se trouva prêt, dans la suite, à le décrire ou à l’identifier. C’était un homme de trente-quatre à trente-cinq ans, vêtu de gris, l’air vif, le nez très accusé, la figure rougeaude et fatiguée, la barbe mince, noire et taillée court. Il leva les yeux au moment où s’ouvrit la portière. Le grand voyageur, près de gravir le marchepied, s’arrêta.

— C’est ici le compartiment des fumeurs, dit-il en se retournant vers le conducteur, et le tabac incommode Madame.

— Parfait ! Voici votre affaire, Monsieur.

Refermant la portière du compartiment, le conducteur ouvrit celle du compartiment voisin, qui était vide, poussa à l’intérieur les deux voyageurs, siffla, et le train se mit en marche. L’homme au cigare, penché à la portière de son compartiment, jeta quelques mots au conducteur en passant devant lui : mais les mots se perdirent dans le tumulte du départ. Palmer grimpa dans son fourgon et ne pensa plus à l’incident.

Douze minutes plus tard, le train arrivait à Willesden Junction, où il ne fit qu’une halte très brève. L’examen des billets a permis d’établir avec certitude que personne ne prit ou ne quitta le train ; pas un seul voyageur, même, ne descendit sur le quai. À 5 heures 14, le train se remit en route pour Manchester, et il atteignit Rugby à 6 heures 50, avec cinq minutes de retard.

À Rugby, l’attention du personnel de la gare fut mise en éveil par le fait qu’un compartiment de première classe avait sa portière ouverte. On visita le compartiment, puis le voisin, et l’on fit des constatations surprenantes.

Le compartiment des fumeurs, occupé au départ d’Euston par le petit homme à figure rouge et barbe noire, était vide. Sauf un bout de cigare à demi fumé, rien n’y trahissait l’occupation récente. La porte en était fermée à clef. Dans le compartiment d’à-côté, qui avait le premier attiré l’attention, il ne restait trace ni du monsieur au col d’astrakan, ni de sa jeune compagne. Les trois voyageurs avaient disparu. D’autre part, dans le compartiment qu’avaient occupé le grand monsieur et la dame, on découvrit le cadavre d’un jeune homme élégamment vêtu et d’aspect distingué. Il gisait les genoux dressés, la tête contre la portière opposée, un coude sur chacune des deux banquettes. Une balle l’avait frappé au cœur, et la mort avait dû être instantanée. Personne ne l’avait vu monter dans le train ; on ne trouva sur lui aucun billet de chemin de fer ; son linge ne portait pas de marques ; il n’avait dans ses poches ni papiers ni objet personnel permettant de l’identifier. Qui était ce voyageur, d’où il venait, quelles circonstances avaient accompagné sa fin tragique ? tout cela ne constituait pas un moindre mystère que la disparition des trois voyageurs partis, une heure et demie avant, de Willesden Junction, dans les deux compartiments.

On ne trouva, ai-je dit, sur le jeune homme inconnu, aucun objet personnel qui permît de l’identifier. En réalité, un détail particulier donna lieu dans le temps à mille commentaires. Il avait sur lui jusqu’à six montres, et toutes de grand prix : trois dans les poches du gilet, deux dans les poches du veston, une dans la gaine d’un bracelet de cuir enroulé à son poignet gauche. Apparemment, on était en présence d’un pickpocket chargé de son butin. Mais un fait démentait cette hypothèse : l’origine des six montres, toutes de fabrication américaine, et d’un modèle rare en Angleterre. Trois portaient la marque de la Société d’Horlogerie de Rochester ; il y en avait une sans indication d’origine ; une autre venait de chez Mason, d’Elmira ; la plus petite, enrichie de pierreries et très ciselée, sortait de chez Tiffany, de New-York. Quant au reste des objets que contenaient les poches, ils consistaient en un canif d’ivoire avec tire-bouchon, de chez Rodgers, à Sheffield ; un petit miroir rond d’un pouce de diamètre ; une contre-marque du Lycœum-Theatre ; une boîte en argent garnie d’allumettes-bougies ; un étui à cigares brun renfermant deux manilles ; et une somme de deux livres quatorze shillings. Ainsi, selon toute évidence, le meurtre n’avait pas eu le vol pour mobile. J’ai déjà noté que le linge, qui semblait neuf, ne portait pas d’initiales ; et il n’y avait aucun nom de tailleur sur les vêtements. L’homme était jeune d’aspect, court de taille, avec des joues lisses et des traits délicats. Une de ses dents de devant avait été aurifiée.

Sitôt le meurtre constaté, on vérifia le nombre des billets délivrés et celui des voyageurs eux-mêmes ; et l’on constata le manque de trois billets, correspondant à l’absence des trois voyageurs. L’express put alors reprendre sa route, mais avec un nouveau conducteur, John Palmer étant retenu à Rugby comme témoin. Puis arrivèrent l’inspecteur Vane, de Scotland Yard, et M. Henderson, détective particulier de la Compagnie qui procédèrent à une enquête approfondie sur cet événement dramatique.

Qu’il y eut assassinat, impossible d’en douter. La balle était celle d’un revolver de petit calibre ; et l’assassin devait avoir fait feu presque à bout portant, car le vêtement ne montrait pas de brûlure. On ne trouva dans le compartiment aucune arme, ce qui écarta finalement l’hypothèse de suicide et on n’y releva aucune trace du sac de cuir brun que le conducteur avait vu aux mains du grand voyageur ; le seul indice qu’on recueillit du passage des trois disparus, ce fut une voilette de dame dans le filet. En dehors du crime lui-même, la question de savoir comment trois individus, dont une dame, avaient pu quitter le train, et l’un d’eux y monter en pleine marche entre Willesden et Rugby, excita au plus haut point la curiosité du public et souleva de vives discussions dans la presse londonienne.

John Palmer, le conducteur, fournit à l’enquête un renseignement qui jeta là-dessus quelque clarté. Il y avait, déclara-t-il, entre Tring et Cheddington, un endroit où, par suite de réparations effectuées sur la voie, le train avait dû ralentir jusqu’à une vitesse ne dépassant pas huit à dix milles à l’heure. Il se pouvait qu’à cet endroit un homme et même une femme exceptionnellement agiles eussent sauté d’un wagon sans se faire grand mal. À la vérité, une équipe de poseurs occupait la ligne, et ces gens n’avaient rien observé ; mais comme ils se tenaient d’ordinaire dans l’intervalle entre les parties ballastées et que la portière ouverte se trouvait sur le côté opposé, on concevait que quelqu’un eût pu sauter inaperçu, d’autant qu’on était à la nuit tombante. Un remblai en pente raide dérobait immédiatement à la vue quiconque avait échappé à l’attention des ouvriers.

Le conducteur ajouta qu’il régnait une grande animation sur le quai de Willesden Junction, et, si l’on était sûr que personne n’eût quitté ou pris le train dans cette gare, il se pouvait cependant que certains des voyageurs eussent, sans qu’on y prît garde, passé d’un compartiment dans un autre. Il arrivait à chaque instant qu’après avoir fumé un cigare dans le compartiment des fumeurs, un voyageur cherchât une atmosphère plus respirable. Supposé que l’homme à la barbe noire eût fait ainsi à Willesden — et le cigare à demi fumé autorisait cette supposition, — il avait dû gagner le compartiment le plus proche, et se rencontrer ainsi avec les deux autres acteurs du drame. L’affaire, à son début, se laissait reconstituer avec quelque vraisemblance. Comment elle avait tourné ensuite, comment elle avait abouti à son dénouement, ni le conducteur ni les officiers de la sûreté, en dépit de leur expérience, ne parvinrent, là-dessus, à formuler le moindre avis.

Une visite minutieuse de la ligne entre Willesden et Rugby, amena une découverte qui pouvait avoir — ou ne pas avoir — un rapport avec le drame. Près de Tring, à l’endroit même où le train avait ralenti de vitesse, on ramassa au bas du remblai une petite Bible de poche, vieille et fatiguée. Elle sortait des presses de la Société Biblique de Londres et portait plusieurs inscriptions. Sur la feuille de garde : « De John à Alice, 13 janvier 1856. » Au-dessous : « James, 4 juillet 1859 ». Plus bas encore : « Édouard, 1er novembre 1869. » Tout cela tracé de la même main. Ce fut la seule indication — si c’en était une — que recueillit, tout compte fait, la police ; et le verdict du coroner : « Assassinat par un ou plusieurs inconnus » termina sans rien conclure cette étrange affaire. Annonces dans les journaux, promesses de récompense, recherches, tout resta également infructueux : on ne trouva rien pour servir de base utile et solide à l’enquête.

Ce serait pourtant une erreur


grossière de croire qu’il manqua des théoriciens pour expliquer les faits à leur manière. En Amérique aussi bien qu’en Angleterre, la presse émit toutes sortes d’hypothèses, la plupart franchement absurdes. Le fait que les montres étaient d’origine américaine, et aussi certaines particularités se rattachant au détail de la dent aurifiée, semblaient désigner le mort comme citoyen des État-Unis, malgré la provenance indubitablement anglaise de son linge, de son costume et de ses bottines. Quelques-uns supposèrent qu’il avait dû se cacher sous les banquettes et être tué par ses compagnons de voyage pour un motif quelconque, peut-être pour avoir surpris chez eux de redoutables secrets. Rapprochée des notions courantes sur l’astucieuse férocité de certaine groupements occultes, et notamment des sociétés anarchistes, cette théorie avait l’air aussi plausible qu’une autre.

Le mort n’avait sur lui aucun billet de chemin de fer, ce qui s’accordait avec un départ en cachette ; et l’on savait le rôle important joué par les femmes dans la propagande nihiliste. Mais, d’autre part, il ressortait nettement des déclarations du conducteur que l’homme avait dû se cacher dans le wagon avant l’arrivée des autres voyageurs : et par quelle invraisemblable coïncidence des conspirateurs seraient allés choisir pour voyager le compartiment même où se cachait un espion ! La théorie en question ignorait, en outre, l’homme du compartiment des fumeurs, et n’expliquait pas sa disparition simultanée. La police n’eut pas de peine à démontrer que les faits débordaient un pareil système, auquel, du reste, elle se trouva impuissante à en opposer un autre, faute de données.

Un spécialiste bien connu de recherches en matière criminelle publia, dans la Daily Gazette, une lettre qu’on discuta beaucoup à l’époque. Elle se recommandait tout au moins par son ingéniosité. Je ne saurais mieux faire que de la reproduire.

« Quelle que soit la vérité, disait-il, elle doit tenir à une combinaison d’événements rares et bizarres. Par conséquent, inutile, dans notre explication d’hésiter à supposer des événements de cet ordre. En l’absence de données, force nous est d’abandonner la méthode d’investigation analytique ou scientifique pour la méthode synthétique. Autrement dit, au lieu de prendre des faits connus et d’en déduire le reste, nous avons à construire de toutes pièces un système fantaisiste qui n’aura besoin que de s’adapter aux faits connus. Tous faits nouveaux qui viendront à se produire nous aideront à éprouver le bien-fondé de notre système. S’ils se mettent d’eux-mêmes en place, c’est que nous sommes probablement dans le vrai ; et à chaque fait nouveau, cette probabilité s’accroîtra selon une progression géométrique, jusqu’à l’évidence concluante et définitive.

« Dans le cas actuel, un fait digne de remarque et très suggestif n’a pas attiré l’attention autant qu’il le mérite. Il existe un train omnibus, passant à Harrow et à King’s Langley, donc l’horaire est tel que l’express dut le rejoindre vers le moment où les travaux exécutés sur la ligne l’obligèrent à ralentir jusqu’à une vitesse de huit milles à l’heure. Les deux trains, à ce moment, durent circuler dans la même direction et à une vitesse égale sur des lignes parallèles. Tout le monde sait qu’en pareille circonstance chaque voyageur aperçoit distinctement de sa place les voyageurs des wagons vis-à-vis. L’express avait ses lampes allumées depuis Willesden, de sorte que tous les compartiments étaient en pleine lumière et on ne peut plus visibles pour l’observateur du dehors.

« D’après mon système, les faits se reconstituent comme suit. Le jeune homme porteur d’un nombre anormal de montres occupait seul, un compartiment du train omnibus. Nous supposerons que son billet, ses papiers, ses gants et d’autres objets se trouvaient auprès de lui sur la banquette. Ce devait être un Américain, sans doute un homme de faible mentalité : le port d’un trop grand nombre de bijoux caractérise certaines formes de folie commençante.

« Comme il regardait l’express qui, en raison de l’état de la voie, marchait à la même allure, il aperçut tout à coup dans un compartiment des personnes de sa connaissance. Nous admettrons, pour les besoins de notre système, que, de ces deux personnes, l’une était une femme qu’il aimait, l’autre un homme qu’il détestait et qui le payait de retour. Irritable et impulsif, le jeune homme ouvrit la portière de son wagon, passa de son marchepied sur le marchepied de l’express, ouvrit la portière, et fit irruption devant les deux personnes, ce qui, en supposant à l’express et à l’omnibus une vitesse pareille, offre moins de danger qu’on ne pourrait le croire.

« Une fois le jeune homme entré, sans son billet, dans le compartiment que le voyageur plus âgé occupait avec la jeune femme, on imagine aisément qu’il s’ensuivit une scène violente. Il se peut que le couple fût américain, d’autant que l’homme portait une arme, ce qui n’entre guère dans les mœurs anglaises. Si notre hypothèse d’une folie commençante ne nous trompe pas, le plus jeune des deux hommes dut assaillir l’autre. Celui-ci mit fin à la querelle en abattant son agresseur ; après quoi il s’enfuit du wagon, en emmenant avec lui la jeune dame. Nous conviendrons que tout cela dut se passer très vite, et que le train marchait assez lentement pour qu’il fût facile d’en descendre. Une femme pourrait très bien être descendue d’un train marchant à huit milles. Positivement, nous savons très bien qu’une femme en descendit.

« Reste l’homme du compartiment des fumeurs. En présumant que jusqu’ici nous ayons fidèlement reconstitué le drame, nous ne trouverons rien, dans le cas de cet homme, qui nous oblige à revenir sur nos conclusions. D’après notre théorie, le voyageur en question vit le jeune homme passer d’un train dans l’autre, il entendit le coup de feu, il vit ensuite les deux fugitifs sauter sur la voie, et, comprenant qu’un meurtre venait de se commettre, il s’élança sur leurs traces. Pourquoi l’on n’entendit plus parler de lui, et s’il trouva la mort dans la poursuite, ou si, plutôt, il se rendit compte qu’il n’avait pas à se mêler de la poursuite, — autant de points que nous n’avons, pour l’instant, aucun moyen d’élucider. Je reconnais que certaines difficultés se présentent. À première vue, il semblerait improbable que dans une minute pareille un meurtrier en fuite s’embarrassât d’un sac de cuir brun. Mais le meurtrier savait que la découverte du sac révélerait son identité ; il ne pouvait se dispenser de le prendre. L’équilibre de mon système porte tout entier sur un point : et je fais appel à la Compagnie du chemin de fer pour vérifier si l’on trouva un billet perdu dans le train omnibus de Harrow et King’s Langley, le 18 mars. Si oui, je tiens une preuve. Si non, ma théorie se justifie encore, étant concevable en effet qu’ou bien le voyageur n’avait pas


de billet, ou bien il l’avait perdu. »

À cette laborieuse et plausible hypothèse, la réponse de la police et de la Compagnie fut, premièrement, qu’on n’avait pas trouvé de billet ; deuxièmement, que le train omnibus n’avait escorté l’express sur aucun point de son parcours ; troisièmement, que l’omnibus stationnait en gare de King’s Langley quand l’express l’avait franchie dans un éclair à la vitesse de cinquante milles à l’heure. Ainsi se détruisit la seule explication acceptable, et cinq années se sont passées sans en apporter une autre. Mais voici venir aujourd’hui une déclaration qui, elle, englobe tous les faits, et que l’on doit considérer comme authentique. Elle a pris la forme d’une lettre à l’expert criminel dont j’exposais plus haut le système. Je la cite intégralement, exception faite de deux paragraphes offrant un caractère personnel et servant de préambule :

« Vous m’excuserez si, en ce qui concerne les noms, je me crois tenu à quelque réserve, bien que je n’aie plus pour cela les mêmes motifs qu’il y a cinq ans, alors que ma mère vivait encore. Ils ont fait, ces motifs, que je me suis appliqué jusqu’ici à dépister les soupçons. Mais je vous dois une explication ; car la vôtre était sinon exacte, du moins ingénieuse. Il faut, pour que vous compreniez tout, que je fasse un retour en arrière.

« Ma famille, originaire de Bucks, en Angleterre, émigra aux États-Unis dans ces cinquante dernières années. Elle s’établit dans l’État de New-York, à Rochester, où mon père créa un grand magasin de mercerie. Nous n’étions que deux fils : Édouard et moi, James. J’avais dix ans de plus que mon frère, et quand notre père mourut je fis mon devoir d’aîné en prenant sa place. Mon frère était un garçon ardent et brillant, et l’un des êtres les plus beaux que l’on vit jamais. Malheureusement, il y avait en lui une petite tare ; et, pareille à la moisissure dans le fromage, elle s’étendait, s’étendait, sans que rien en arrêtât les progrès. Ma mère s’en apercevait comme moi ; mais elle continuait de le gâter ; car il savait s’y prendre de telle sorte qu’on ne pouvait rien lui refuser. J’essayai de tout pour le retenir. Alors, il me prit en haine.

« Un beau jour, malgré mes efforts, il en fit à sa tête : il partit pour New-York, où il dégringola rapidement du mauvais au pire. Cela commença par la dissipation et finit par le crime. Au bout d’une année, il était devenu l’un des jeunes aigrefins notoires de la cité. Il s’était lié d’amitié avec le plus fieffé des gredins, une sorte de courtier véreux nommé MacCoy. Tous deux se mirent à vivre du jeu et à fréquenter les premiers hôtels de New-York. Excellent acteur, et capable, s’il l’eût voulu, de se faire un nom au théâtre, mon frère tenait à volonté tous les rôles, — jeune noble anglais, simple gars de l’Ouest, pauvre étudiant, — selon qu’il convenait aux desseins de Sparrow MacCoy. Il eut une fois l’idée de se travestir en jeune fille : il se tira si bien de son personnage, et avec tant de profit, que cela devint bientôt une de leurs occupations favorites. Tammany et la police s’y laissèrent prendre. Et il semblait donc qu’ils ne dussent jamais rencontrer d’obstacle. Car ceci se passait avant la Lexow Commission, en un temps où il suffisait qu’on fût un peu lancé pour faire à peu près tout ce qu’on voulait.

« Et rien ne les eût arrêtés s’ils n’avaient fait que battre les cartes à New-York. Mais ils durent venir


à Rochester et imiter une signature sur un chèque. Ce fut mon frère qui commit le faux ; personne n’ignora d’ailleurs qu’il agit à l’instigation de Sparrow MacCoy. Je rachetai le chèque, — et il m’en coûta une jolie somme. Puis, j’allai trouver mon frère, mis le chèque sous ses yeux, et lui jurai que je le poursuivrais en justice s’il ne quittait pas le pays. Il commença par rire. Je ne pouvais le poursuivre, disait-il, sans briser le cœur de notre mère, et j’y regarderais à deux fois. Mais je lui fis comprendre que le cœur de notre mère n’avait plus à être brisé, et que j’avais pris mon parti de voir mon frère dans une prison de Rochester plutôt que dans un hôtel de New-York. Il céda. Il me promit solennellement de ne plus revoir MacCoy, de passer en Europe et de se vouer honnêtement au commerce. Je l’aidai à trouver une position. Je le recommandai à un vieil ami de notre famille, Joe Wilson, exportateur de montres et pendules américaines, et j’obtins qu’il lui confiât une agence à Londres, avec de petits émoluments et une commission de 15 pour 100 sur toutes les affaires. L’aspect et les manières de mon frère plaidaient si bien en sa faveur qu’il gagna d’emblée le cœur du vieillard et qu’au bout d’une semaine il partait pour Londres avec toute une caisse d’échantillons.

« Il me semblait que dans cette affaire de chèque il avait eu peur, et que je pouvais espérer le voir rentrer dans la bonne voie. Notre mère lui avait parlé ; et ses paroles avaient eu quelque effet sur lui, car elle s’était toujours montrée à son égard la meilleure des mères, et il avait fait le chagrin de sa vie. Mais je savais que le MacCoy exerçait sur Édouard une grande influence, et que ma seule chance de le voir persévérer dans le bien c’était de couper toutes relations entre eux. J’avais un ami dans le service de la sûreté à New-York, et par lui je tenais MacCoy en surveillance. Quand, une quinzaine de jours après le départ de mon frère, j’appris que MacCoy retenait une cabine à bord de l’Etruria, je fus certain, autant que s’il me l’eût dit, qu’il passait en Angleterre pour tâcher de reprendre le faible Édouard et de le ramener dans les voies d’où je l’avais tiré. Incontinent, je résolus de faire, moi aussi, le voyage, et d’opposer mon pouvoir à celui de MacCoy. Je considérais la partie comme perdue par avance ; mais j’estimais, et ma mère pensait de même, que je faisais mon devoir. Elle et moi, nous passâmes notre dernière nuit à prier ensemble pour mon succès ; et elle me remit une bible que mon père lui avait donnée lors de leur mariage au vieux pays, afin que je l’eusse toujours sur mon cœur.

« Je fis la traversée avec Sparrow MacCoy et m’offris du moins le plaisir de troubler son jeu durant le voyage. Dès le premier soir, quand j’entrai au fumoir, je l’y trouvai présidant une table de jeu, devant une demi-douzaine de jeunes écervelés qui allaient en Europe, la bourse garnie et le crâne vide. Il organisait la partie et s’en promettait des bénéfices. J’eus vite fait de mettre ordre à tout cela.

« — Messieurs, dis-je, savez-vous avec qui vous jouez ?

« — De quoi vous mêlez-vous ? Occupez-vous de vos affaires ! hurla-t-il avec un blasphème.

« — Nommez-le toujours, cria l’une des dupes.

« — C’est Sparrow MacCoy, le plus illustre fripon des États-Unis !

« Il se dressa d’un bond et saisit une bouteille. Mais il se souvint qu’il naviguait sous le pavillon du vieux pays où règnent l’ordre et la loi et où Tammany n’a rien à faire. La prison et les travaux forcés y attendent la violence et le meurtre ; et pas moyen de filer par une porte dérobée à bord d’un transatlantique.

« — Je prouverai ce que j’avance, repris-je. Retournez vos manches jusqu’à l’épaule ; et que mes paroles me rentrent dans la gorge si j’ai menti !

« Il devint blême et ne répliqua pas. Je connaissais, on le voit, la plupart de ses tours, et savais que, comme la plupart des gens qui trichent aux cartes, il devait avoir le long du bras un élastique avec, au-dessus du poignet, une pince servant à faire disparaître les mauvaises cartes, pour leur en substituer d’autres qu’il tenait cachées. Je ne me trompais pas. Il s’enfuit en vomissant contre moi des imprécations et nous ne le vîmes plus de toute la traversée. Pour une fois du moins, je fus à la hauteur de M. Sparrow MacCoy.

« Mais il tenait sa revanche ; et quand il s’agit de me disputer mon frère, il eut, à tout coup, raison de moi. Durant les premières semaines, Édouard avait mené à Londres une conduite irréprochable, et il commençait à faire quelques affaires avec ses montres d’Amérique, quand le misérable se mit en travers de son chemin. Je fis de mon mieux, ce qui n’était guère. La première chose dont on me parla fut un scandale qui avait eu pour théâtre l’un des hôtels de Northumberland Avenue : un voyageur s’y était vu « refait » d’une grosse somme par deux compères ; et Scotland Yard instruisait. Je lus l’information dans un journal du soir : pas un instant je ne doutai que mon frère et MacCoy ne fussent revenus à leurs anciennes pratiques. Je courus chez Édouard. On me dit qu’accompagné d’un grand monsieur, en qui je reconnus MacCoy, il avait quitté son logement en emportant ses affaires. La logeuse les avait entendus donner au cocher plusieurs adresses, notamment, en dernier lieu, celle d’Euston Station, et elle avait accidentellement surpris dans la bouche du grand monsieur quelque chose à propos de Manchester. Elle supposait qu’ils se rendaient dans cette ville.

« Un regard sur l’indicateur me montra qu’ils avaient dû prendre le train de cinq heures, bien qu’il y en eût, à quatre heures trente-cinq, un autre qu’ils auraient pu prendre. Je n’eus que juste le temps d’arriver pour le deuxième ; mais ni au dépôt ni dans le train je ne vis trace de l’un ou de l’autre. Ils devaient avoir filé par le train précédent ; et je décidai de les suivre à Manchester, où je les chercherais dans les hôtels. Un suprême appel à Édouard, par tout ce qu’il devait à notre mère, pouvait encore le sauver. J’avais les nerfs tendus à rompre. J’allumai un cigare pour les détendre. Le train allait s’ébranler quand, la portière s’étant ouverte toute grande, j’aperçus MacCoy avec mon frère sur le quai.

« Tous les deux portaient un déguisement, et non sans raison, car ils savaient à leurs trousses la police de Londres. MacCoy avait un grand col d’astrakan relevé, de sorte qu’on ne voyait que son nez et ses yeux. Mon frère avait pris un vêtement de femme, et un voile noir lui masquait à demi le visage. Mais je ne m’y trompai pas une seconde, et ne m’y serais pas trompé même si je n’avais su qu’il avait eu recours d’autres fois à pareil subterfuge. Je bondis sur mes pieds, et MacCoy me reconnut. Il dit quelque chose au moment où le conducteur fermait la portière, et le conducteur les fit passer dans le compartiment voisin. J’essayai, pour les suivre, de retarder le départ. Trop tard : nous étions en marche.

« À l’arrêt de Willesden, je me hâtai de changer de compartiment. Il semble bien que personne ne m’aperçut, ce qui n’a rien d’étonnant, car il y avait affluence dans la gare. MacCoy, naturellement, m’attendait de pied ferme, ayant passé le temps, entre Euston et Willesden, à raffermir le cœur de mon frère et à l’armer contre moi. C’est du moins ce que je suppose, car je n’ai jamais trouvé mon frère aussi rebelle à l’émotion. J’essayai de tous les moyens : je lui représentai l’avenir dans une geôle anglaise et le chagrin de notre mère quand je lui rapporterais des nouvelles ; je lui dis tout ce qui devait lui toucher le cœur. Peine perdue. Il restait là, un sourire de dédain sur son beau visage, tandis que de temps à autre MacCoy me lançait un brocard ou jetait un mot à mon frère pour l’encourager dans ses résolutions.

— « Pourquoi, me disait-il, ne fondez-vous pas une école du dimanche ?

Et s’adressant à mon frère :

— « Il vous considérait comme le petit frère qu’on mène à la baguette ; et voilà qu’il s’aperçoit que vous êtes, tout comme lui, un homme !

« De l’entendre tenir ce langage, il me vint aux lèvres des paroles amères. Nous avions, naturellement, quitté la station de Willesden ; car tout ceci avait pris un certain temps. Je finis par céder à la colère, et mon frère vit de moi un aspect qu’il ne connaissait pas. Sans doute aurais-je dû le lui montrer plus vite — et plus souvent.

— « Un homme ! dis-je. Charmé que votre ami veuille bien m’en donner l’assurance. On ne se douterait guère que vous soyez un homme à vous voir ainsi travesti en petite pensionnaire. Je ne crois pas qu’il y ait au monde une créature plus digne de pitié que vous, tel que vous voilà, dans cet accoutrement de poupée !

« Il rougit, car il était vaniteux de sa personne et craignait le ridicule.

« — Ce n’est qu’un cache-poussière, dit-il, en se dépouillant de son enveloppe. On peut vouloir éviter la curiosité. Et je n’avais pas d’autre moyen.

« Il enleva sa toque et son voile, qu’il mit dans le sac brun, avec son manteau.

« — En tout cas, je n’ai pas besoin de cela jusqu’à ce que le contrôleur passe.

« — Vous n’en avez pas besoin davantage à ce moment-là, dis-je.

« Et m’emparant du sac, je le lançai de toute ma force par la portière.

« — À présent, ajoutai-je, vous cesserez de faire de vous, tant que je pourrai vous en empêcher, une espèce de Marie-Jeanne ! Si, pour vous préserver de la prison il n’y a que ce déguisement, eh bien, vous irez en prison !

C’était la vraie façon de le mener. J’en sentis tout de suite l’avantage. Sa nature cédait plus à la violence qu’aux prières. Il devint pourpre de honte et ses yeux s’emplirent de larmes. MacCoy, cependant, sentit que je gagnais du terrain. Il résolut de ne pas me laisser poursuivre.

« — C’est mon copain, dit-il, et vous n’allez pas venir faire avec lui le matamore !

« — C’est mon frère, et je n’entends pas que vous l’entraîniez à sa perte, répondis-je ; s’il vous faut un petit tour de prison pour vous écarter de lui, vous l’aurez, ou ce ne sera pas ma faute.

« — Auriez-vous donc l’intention de jeter les hauts cris ?

Il avait à peine proféré ces paroles que je lui vis dans la main un revolver. Je voulus m’élancer pour lui arracher l’arme ; mais je compris qu’il était trop tard et je me jetai vivement de côté. Au même instant, il pressait la détente : la balle qu’il me destinait alla frapper mon frère en plein cœur.

« Le malheureux s’écroula sans un soupir, sur le parquet de la voiture. Alors, saisis d’une horreur pareille, nous nous trouvâmes à genoux près de lui, MacCoy et moi, et nous tentâmes de ramener en lui un peu de vie. MacCoy tenait encore son revolver chargé ; mais sa colère et mon ressentiment avaient fondu dans la soudaineté du drame. Il fut le premier à concevoir exactement la situation. Le train, pour une raison quelconque, avait à ce moment une très faible vitesse. MacCoy y vit une chance de fuite. Instantanément, il ouvrit la portière. Mais je le prévins, je sautai sur lui, et, tombant du marchepied, nous roulâmes enlacés le long d’un talus en pente raide. En arrivant au fond, je donnai de la tête contre une pierre et perdis connaissance. Quand je revins à moi, je me trouvai couché dans des broussailles, à quelque distance de la voie ferrée, et quelqu’un m’épongeait le front avec un mouchoir humide. Je reconnus Sparrow MacCoy.

« — Je ne pouvais franchement vous abandonner, fit-il. Je ne voulais pas avoir sur les mains, en un seul jour, son sang et le vôtre. Sans doute vous aimiez votre frère ; mais vous ne l’aimiez pas plus que moi, si étrange que fût ma façon de le lui témoigner. Le monde me paraît vide à présent qu’il n’est plus là, et peu me chaut que vous m’envoyiez ou non à la potence.

Comme, en tombant, il s’était tordu la cheville, nous restions là tous les deux, lui incapable de mouvoir son pied, moi la tête en feu ; et nous nous mîmes à causer, à causer, si bien que, peu à peu, ma colère, s’apaisant, finit par faire place à de la sympathie. À quoi bon venger la mort de mon frère sur un homme qu’elle affectait autant que moi-même ? Puis, à mesure que je reprenais mes esprits, j’en venais à me rendre compte que je ne pouvais rien faire contre MacCoy qui ne retombât sur ma mère et sur moi. Comment accabler cet homme sans rendre publique la honte de mon frère, ce qu’avant tout je voulais éviter ? Aussi bien notre intérêt nous commandait-il de jeter un voile sur l’affaire : en sorte que moi, le vengeur, je conspirai contre la justice ! L’endroit où nous nous trouvions était un de ces parcs à faisans comme il y en a tant en Angleterre. Tandis que nous nous y frayions un chemin, je discutais avec le meurtrier de mon frère les moyens de prévenir un scandale !

« Il eut vite fait de me convaincre que, si mon frère n’avait pas dans ses poches des papiers que nous ignorions, la police ne pouvait ni l’identifier ni expliquer sa présence dans le train. Son billet était dans la poche de MacCoy, avec la feuille de bagages. Comme la plupart des Américains, il avait trouvé plus avantageux de se faire un trousseau à Londres que d’en apporter un d’Amérique ; son linge et ses vêtements étaient donc neufs et sans marques. Le sac contenant le cache-poussière, quand je le lançai par la fenêtre, alla peut-être tomber dans un fourré où des ronces le cachent encore ; peut-être quelque vagabond l’aura-t-il ramassé ; peut-être aussi la police, l’ayant découvert, n’en aura-t-elle parlé à personne. En tout cas, je n’ai rien vu à ce sujet dans les journaux de Londres. Quant aux montres, elles constituaient un assortiment d’échantillons pour la


vente : peut-être avait-il quelque affaire en vue en les emportant à Manchester… Mais que servirait aujourd’hui de se livrer aux conjectures ?

« Je n’accuse pas la police d’insuffisance. Comment eût-elle fait davantage ? Un seul indice aurait pu la guider, mais bien faible : je veux dire le petit miroir rond qu’on trouva dans la poche de mon frère. Ce n’est pas là, n’est-ce pas ? un article d’usage courant chez un jeune homme. Pour un joueur, il eût signifié tricherie. Assis à peu de distance d’une table de jeu, le miroir sur vos genoux, vous distinguez tout en donnant les cartes, celles que vous donnez à votre adversaire ; et vous le tenez à merci quand vous connaissez les siennes aussi bien que les vôtres. Un miroir est l’accessoire indispensable du tricheur professionnel, tout comme la pince élastique pendue au bras de MacCoy. Pour peu qu’elle eût rattaché la découverte du miroir aux faits de tricherie qui s’étaient produits récemment dans des hôtels, la police eût tenu l’un des bouts de l’affaire.

« Me voici au terme de mes explications. Nous arrivâmes le soir dans un petit village du nom d’Amersham, où nous nous donnâmes pour deux excursionnistes ; puis nous gagnâmes tranquillement Londres, d’où MacCoy se rendit en Angleterre, tandis que je retournais à New-York. Ma mère mourut six mois plus tard, et je suis heureux de dire que jusqu’à sa mort elle ne sut rien du drame. Elle demeura persuadée qu’Édouard gagnait bravement sa vie à Londres, et je n’eus jamais le cœur de lui avouer la vérité. Sans doute, elle ne recevait pas de lettres de mon frère ; mais en aucun temps, il ne lui avait écrit, et de ce côté il n’y eut pas pour elle de différence. Ce qui n’empêchait pas qu’elle ne cessât de prononcer son nom.

« À présent, il y a une chose, une seule, que je voudrais vous demander, Monsieur, et qui, si vous pouviez satisfaire à mon désir, me payerait aimablement des explications que je vous donne. Vous vous rappelez la petite bible recueillie dans le train. Je l’avais toujours portée dans une poche intérieure, d’où elle aura probablement glissé lors de ma chute. Elle a pour moi un très grand prix, car elle était chez nous le livre de famille ; et mon père y avait consigné sur la première feuille ma naissance et celle de mon frère. J’aimerais que par vous elle retrouvât sa vraie place et que vous prissiez la peine de me l’envoyer. Elle ne peut avoir de valeur pour personne. En l’adressant à Monsieur X…, Bassano’s Library, New-York, vous êtes sûr qu’elle me parviendra. »



L’ENTONNOIR DE CUIR




Mon ami Lionel Dacre vivait à Paris. Il occupait, avenue de Wagram, cette belle maison, précédée d’une pelouse et d’une grille, qu’on apercevait sur la gauche en descendant de l’Arc de Triomphe, et qui devait, je présume, exister dès avant la percée de l’avenue, car le lichen en dévorait les tuiles grises et l’âge en marbrait de rouille les murs décolorés. Grande d’apparence avec ses cinq fenêtres de façade, elle s’approfondissait à l’arrière en une chambre unique. C’était là que Dacre avait installé, en même temps que son étrange bibliothèque, tous ces objets fantastiques où sa manie et la gaîté de ses amis trouvaient également à se satisfaire. Riche et d’humeur excentrique, il avait consacré une notable partie de sa vie et de sa fortune à former une collection réputée unique d’ouvrages sur le Talmud, la cabale et la magie. Il inclinait par nature vers le merveilleux et le monstrueux ; et je m’étais laissé dire que ses recherches dans la voie de l’inconnu avaient franchi les limites du permis et de l’honnête. Vis-à-vis de ses compatriotes, il s’abstenait de toute allusion à ces sortes de choses et se donnait le ton d’un savant et d’un dilettante ; mais un Français de goûts analogues m’a certifié que les pires excès de la messe noire s’étaient perpétrés dans ce spacieux et haut réduit où s’étageaient ses livres et ses vitrines.

On devinait au seul aspect de Dacre que l’intérêt qu’il portait aux questions psychologiques était d’ordre intellectuel plus que moral. Sur ses traits lourds, nulle trace d’ascétisme ; mais beaucoup de force mentale dans l’ampleur de sa coupole crânienne, qui s’incurvait par dessus les minces touffes de ses cheveux comme une cime neigeuse par dessus un liséré de sapins. Il avait plus de savoir que de sagesse, et plus de moyens que de caractère. Ses grands yeux brillants, profondément enfoncés dans sa figure charnue, pétillaient d’intelligence et trahissaient une infatigable curiosité de la vie ; mais c’étaient les yeux d’un sensuel et d’un égoïste. Passons. Il est mort, le pauvre diable, mort au moment même où il se croyait certain d’avoir découvert l’élixir de vie ; et ce n’est pas la complexité de son caractère qui m’occupe ici, mais l’incident très étrange et tout à fait inexplicable qui marqua ma visite chez lui aux premiers jours du printemps de 1882.

J’avais connu Dacre en Angleterre lors de mes recherches dans la section assyrienne du British Muséum. Lui-même, en ce temps-là, s’efforçait de trouver un sens mystique et ésotérique aux tablettes babyloniennes. Cette communauté de préoccupations nous rapprocha. Quelques remarques de hasard nous conduisirent à des conversations quotidiennes, puis à des relations voisines de l’amitié. Je dus lui promettre de ne pas faire un séjour à Paris sans l’y voir. Le jour où je pus tenir ma promesse, j’habitais un chalet à Fontainebleau. Les trains du soir étaient peu commodes. Il me demanda de passer la nuit dans sa maison.

— Je n’ai, en fait de lit, que ceci de disponible, dit-il, en me désignant un vaste sofa dans son salon. J’espère que vous vous en arrangerez le mieux possible.

Singulière chambre à coucher que cette pièce aux murs très élevés, et toute garnie de volumes ! Au demeurant, il n’en pouvait y avoir de plus agréable pour un bouquineur de mon espèce ; car aucun parfum ne flatte mes narines autant que la fade et subtile odeur des vieux livres. J’assurai Dacre qu’il m’offrait la chambre de mes rêves, le cadre selon mes vœux.

— Si l’installation que voici n’a tenu compte ni des conventions ni des convenances, elle a coûté fort cher, dit-il, en inspectant d’un coup d’œil les rayons. J’ai dépensé près d’un quart de million pour les objets qui vous entourent. Bouquins, armes, joyaux, sculptures, tapisseries, estampes, il n’y a rien là qui n’ait son histoire, et une histoire digne d’être contée.

Il s’était assis, tout en parlant, à l’un des coins de la cheminée, et j’avais pris place à l’autre. Sur une table de lecture, la lumière d’une forte lampe inscrivait un rond doré. Un palimpseste à demi roulé était posé au centre. Tout un bric-à-brac fantasque s’éparpillait à l’entour. Là se trouvait notamment un large entonnoir, du genre de ceux qu’on emploie pour remplir les futailles : il semblait fait de bois noir, et garni, au bord, d’un cercle de cuivre terni.

— Voilà, remarquai-je, un objet curieux. Quelle en est l’histoire ?

— Je me le suis demandé, et je donnerais beaucoup pour le savoir, dit Dacre. Prenez l’entonnoir, examinez-le.

Je fis comme il disait, et constatai que ce que je croyais du bois était du cuir, mais terriblement racorni par l’âge. L’entonnoir pouvait tenir un litre. Outre sa bordure de cuivre à la circonférence, il portait un bout de métal à son orifice inférieur.

— Qu’en pensez-vous ? me dit mon ami.

— Je croirais volontiers, répondis-je, qu’il dut appartenir à quelque cabaretier ou malteur de l’ancien temps. J’ai vu en Angleterre des brocs en cuir du XVIIe siècle, des black-jacks, comme on les appelait. Ils étaient de couleur identique, et aussi durs.

— Mon entonnoir date vraisemblablement de la même époque. Mais, si mes soupçons ne me trompent, c’est un cabaretier peu banal que celui qui en faisait usage… et quel usage ! N’observez-vous rien de bizarre à l’extrémité du tuyau ?

Je portai l’objet à la lumière et constatai qu’à cinq ou six centimètres du bout de cuivre le col étroit de l’entonnoir était sillonné d’écorchures et d’entailles, comme si quelqu’un y eût tracé des encoches avec une lame ébréchée. On sentait à cet endroit un léger amollissement de la surface durcie et noire.

— Quelqu’un a essayé de couper le tuyau.

— Pouvez-vous dire « couper » ? C’est déchiré et lacéré. Quelque instrument dont on se soit servi, il a fallu de la vigueur pour imprimer de telles marques sur une matière aussi résistante. N’est-ce pas votre avis ? Vous en savez là-dessus plus que vous ne dites.

Dacre eut un sourire, et je vis dans ses yeux le regard de l’homme qui sait.

— Avez-vous, demanda-t-il, compris dans vos études la psychologie des songes ?

— J’ignorais qu’il y en eût une.

— Mon cher Monsieur, ce rayon, là-bas, au-dessus de la vitrine aux pierres précieuses, est garni d’ouvrages, à commencer par ceux d’Albert-le-Grand, qui ne traitent pas d’autre chose. C’est toute une science.

— Une science de charlatan.

— Le charlatan est toujours le précurseur. De l’astrologue procède l’astronome, de l’alchimiste le chimiste, du magnétiseur le psychologue expérimental. L’empiriste d’hier est le professeur de demain. Des phénomènes subtils et illusoires comme les songes s’ordonneront eux-mêmes un jour et se réduiront en système. Les recherches des amis dont les livres s’alignent sur cette planche de bibliothèque auront cessé alors d’amuser les mystiques, pour devenir les fondements d’une science.

— Soit ! Mais qu’est-ce que la science des songes peut avoir à faire avec un entonnoir large et noir et cerclé de cuivre ?

— Je vais vous le dire. Vous savez que j’ai un agent toujours en quête de pièces rares pour ma collection. Il apprit ces jours derniers qu’un brocanteur des quais s’était rendu acquéreur de quelques antiquailles, d’un fond de placard provenant d’une vieille maison dans le Quartier Latin. La salle à manger de cette archaïque demeure est décorée d’armoiries qui, vérification faite, sont celles d’un haut fonctionnaire de Louis XIV, Nicolas de La Reynie. Incontestablement, les objets du placard datent des premiers temps du règne de Louis XIV. D’où s’ensuit qu’ils appartinrent à ce Nicolas de La Reynie, dont la charge, autant que je sache, consistait à maintenir et appliquer les lois draconiennes de l’époque.

— Mais ensuite ?

— Reprenez l’entonnoir, examinez-en de nouveau le bord de cuivre, voyez si vous y discernez quelque chose comme des lettres.

Assurément, le métal portait des marques, mais presque effacées. Dans l’ensemble, cela faisait l’effet de caractères alphabétiques, dont le dernier offrait quelque ressemblance avec un B.

— Vous croyez à un B ?

— J’y crois.

— Moi aussi. À dire vrai, je n’en doute pas le moins du monde.

— Mais le gentilhomme dont vous parlez avait un R pour initiale ? — Parfaitement. Et c’est la beauté du problème. Il possédait ce curieux objet, mais marqué à des initiales étrangères. Pourquoi ?

— Je n’en ai pas idée. Et vous ?

— Moi, peut-être. Remarquez-vous une espèce de dessin le long du cercle ?

— On dirait une couronne.

— C’en est une. En l’examinant à une bonne lumière, vous vous convaincrez que ce n’est pas une couronne quelconque, mais une couronne héraldique, insigne du rang : quatre perles alternant avec des feuilles d’ache, l’emblème du marquisat. Nous en déduirons que la personne dont les initiales finissaient par un B avait qualité pour porter cette couronne.

— Alors, ce vulgaire entonnoir appartint à un marquis ?

Un sourire ambigu flotta sur les lèvres de Dacre.

— Ou à quelque personne de la famille d’un marquis, dit-il. C’est ce que démontrent clairement les marques de ce cercle.

— Et quel rapport ceci a-t-il avec les songes ?

Si ce fut le visage de Dacre qui m’impressionna, ou quelque chose d’indéfinissable dans son attitude, je l’ignore : mais un sentiment de répulsion, d’instinctive horreur, me saisit, tandis que je considérais ce bloc de vieux cuir noueux.

— J’ai dû aux songes plus d’une information importante, me déclara mon ami, sur ce ton didactique qu’il affectait volontiers. Aujourd’hui, toutes les fois que j’ai un doute sur un point de fait à propos d’un objet quelconque, je place cet objet près de moi quand je me couche, et j’en attends un éclaircissement. Ce qui se passe ne me paraît pas très obscur, bien que n’ayant pas encore reçu la consécration de la science orthodoxe. D’après ma théorie, tout objet qui s’est trouvé associé à une émotion humaine, joie ou douleur, portée à son paroxysme, en garde une certaine atmosphère, une certaine faculté d’association, susceptible de se communiquer à un esprit sensible. Par esprit sensible, je n’entends pas un esprit anormal, mais un esprit façonné par l’éducation, comme le vôtre ou le mien.

— Vous voulez dire que si, par exemple, j’avais près de moi, en dormant, la vieille épée fixée à votre mur, je rêverais de quelque sanglante affaire où elle joua son rôle ?

— Excellent exemple. Car le fait est qu’en ayant usé de la sorte avec cette épée, j’ai vu dans mon sommeil la mort de son maître, tué dans une échauffourée que je n’ai pu authentifier, mais qui se produisit durant la Fronde. Songez-y donc, certaines de nos coutumes populaires montrent que le phénomène était connu de nos ancêtres, qui l’avaient, dans leur sagesse, classé au nombre des superstitions.

— Ainsi, notamment ?…

— Ainsi, notamment, l’usage de placer derrière l’oreiller le gâteau de la mariée, afin que le sommeil lui procure de bons rêves. C’est une des preuves multiples que j’invoque, comme vous le verrez, dans une plaquette que je suis en train d’écrire. Pour en revenir à notre entonnoir, je le pris une nuit à mon côté en me couchant, et j’eus un rêve qui, certainement jette un jour singulier sur sa fonction et son origine.

— Qu’avez-vous donc rêvé ?

— J’ai rêvé…

Une soudaine inspiration anima sa figure massive.

— Bonne idée, by Jove ! dit-il. Voilà


une jolie expérience à faire. Vous devez être un excellent sujet psychique, avec des nerfs qui répondent vivement à l’impression.

— Je ne me suis jamais mis à l’épreuve.

— Nous allons vous y mettre. Puis-je vous demander de vouloir bien, quand vous serez couché là cette nuit, avoir ce vieil entonnoir près de votre oreiller ?

La requête me sembla grotesque. Mais j’ai, moi aussi, dans ma complexe nature, la soif du bizarre et du fantastique. Je n’accordais aucun crédit à la théorie de Dacre ; je ne mettais pas le moindre espoir dans l’issue d’une pareille expérience ; et cela m’amusait pourtant que l’expérience fut tentée. Dacre, le plus gravement du monde, disposa à la tête du sofa une petite place où il mit l’entonnoir ; puis, après un bout de causette, il me souhaita une bonne nuit et me laissa seul.

Devant le feu qui brûlait sans flamme, je restai quelque temps à fumer, tout en retournant dans mon esprit le curieux incident survenu et l’étrange expérience en perspective. Nonobstant mon scepticisme, je ne laissais pas d’être un peu troublé par l’assurance de Dacre ; et ce décor insolite, cette énorme chambre peuplée d’objets extravagants, souvent sinistres, me disposait aux graves pensées. Je me dévêtis enfin, soufflai ma lampe et m’allongeai. Et voici, fidèlement décrite, la scène que je vis en rêve. Elle s’évoque dans mon souvenir plus nette qu’aucune autre dont je fus le témoin éveillé.


J’étais devant une espèce de salle basse. Quatre arcs s’élançant des côtés se rejoignaient pour en soutenir la voûte concave. L’architecture en était rude, mais puissante. Cette salle faisait évidemment partie d’un grand édifice.

Trois hommes en noir, coiffés de toques en velours évasées dans le haut, siégeaient sur une estrade tendue de rouge. À leur gauche se tenaient, debout, deux hommes en longues robes, portant des serviettes qui semblaient bourrées de volumineux dossiers ; à leur droite, et me faisant face, une femme petite et blonde, avec des yeux d’azur limpide, des yeux d’enfant. Elle avait passé la première jeunesse, sans qu’on pût dire qu’elle avait atteint l’âge mûr. Solidement bâtie, elle respirait l’orgueil et la confiance. La pâleur n’altérait pas la sérénité de son visage. Le curieux visage ! Avenant et félin tout ensemble, avec une pointe de subtile cruauté dans la bouche droite et forte et dans les mâchoires grasses ! Elle avait une sorte de robe blanche très flottante. Un prêtre l’assistait : maigre et fervent, il ne cessait pas de lui murmurer des mots à l’oreille, ni de brandir devant elle un crucifix. Elle, cependant, détournait la tête, et, par-dessus le crucifix, attachait obstinément ses regards sur les trois hommes en noir, que je compris être ses juges.

Comme je considérais ce spectacle, les trois hommes se levèrent. Il y eut quelques paroles dites ; mais je n’en pus distinguer aucune, bien que j’eusse conscience que c’était l’homme du milieu qui parlait. Puis, tous les trois quittèrent la salle, suivis des deux porteurs de dossiers. Au même instant, plusieurs gaillards de mine sévère, bien découplés dans de solides justaucorps, entrèrent fort affairés. Ils enlevèrent d’abord les tentures rouges, puis les charpentes de l’estrade, de façon à débarrasser complètement la salle. Cet écran ôté, des meubles surprenants apparurent. L’un d’eux semblait un lit, avec des roulettes de bois à chacune de ses extrémités, et une manivelle pour en régler la longueur. Un deuxième avait l’air d’un cheval de bois. J’en remarquai un certain nombre d’autres tout aussi spéciaux, et des quantités de cordes suspendues à des poulies. Cela faisait assez l’effet d’un gymnase moderne.

Un nouveau personnage fit alors son entrée en scène. Tout en noir, il était grand, mince, avec des traits tirés et austères. Sa seule vue me donna le frisson. Des taches constellaient ses vêtements, tout lustrés de graisse. Il manifestait une dignité lente qui me frappa, comme s’il eût pris un commandement dès son entrée. En dépit de son physique grossier et de sa tenue sordide, c’était ici son affaire, sa place, son service. Il portait à son bras gauche un rouleau de cordes légères. La dame le toisa d’un regard interrogateur, mais sans que rien s’émût sur son visage, qui continua d’exprimer la confiance, et même le défi. Au contraire, le visage du prêtre se couvrit d’une pâleur mortelle, et sur son front qui s’inclinait je vis la sueur perler. Il élevait les mains dans un geste de prière, et, penché, marmottait sans trêve des mots éperdus à l’oreille de la dame.

S’avançant vers elle, l’homme en noir prit à son bras gauche une des cordes, dont il lui ligota les mains. Elle les lui tendait avec douceur. Alors, d’une poigne brutale, il la saisit par un bras et la conduisit vers le cheval de bois, qui lui allait un peu plus haut que la ceinture. On la hissa sur le cheval, on l’y coucha sur le dos, tandis que le prêtre, frémissant d’horreur, prenait la fuite. Un mouvement rapide animait les lèvres de la femme : sans rien entendre, je savais qu’elle priait. Elle avait les jambes ballantes des deux côtés du cheval. Je m’aperçus que les aides lui avaient noué aux poignets des cordes dont ils avaient assujetti les bouts à des anneaux de fer fixés aux dalles.

Le cœur me battait à rompre tandis que je suivais ces lugubres préparatifs ; mais, fasciné par l’atrocité du spectacle, je n’en pouvais détacher les yeux. Un homme survint, portant de chaque main un baquet d’eau ; puis un autre homme, portarrt un seul baquet. Ils se rangèrent de compagnie à côté du cheval de bois. Le second des deux hommes, dans la main qui ne portait pas le baquet, avait une sorte de grande cuiller en bois à long manche. Il la fit passer à l’homme en noir. Immédiatement, l’un des aides s’approcha, tenant un objet de couleur brune, que, même dans mon rêve, je crus vaguement reconnaître : c’était un entonnoir de cuir. Avec une affreuse énergie, il en mit le tuyau… Mais je n’en pus supporter davantage ! Mes cheveux se hérissaient sur ma tête ! Je me mis à me tordre et à me débattre ; tellement que, brisant les liens du sommeil, je réintégrai dans un cri aigu ma vie réelle, et me retrouvai, convulsé d’épouvante, dans l’immense bibliothèque, où, sur le mur opposé à la fenêtre, le clair de lune tendait un capricieux réseau de taches claires et sombres. Ah ! le soulagement que j’éprouvai à me sentir revenu en plein dix-neuvième siècle, évadé d’entre ces voûtes contemporaines du moyen-âge, rentré dans un monde où les hommes avaient un cœur d’homme dans leur poitrine ! Je me dressai sur ma couche, frissonnant de tous mes membres, l’esprit partagé entre l’horreur et la gratitude. Penser que de telles choses se fussent accomplies, eussent jamais pu s’accomplir sans que Dieu frappât de mort les coupables ! La fantaisie d’un songe m’abusait-elle, ou si vraiment quelque chose de pareil était arrivé aux jours noirs et cruels de l’Histoire ? Je plongeai dans mes mains qui tremblaient mes tempes palpitantes. Et soudain, je crus que mon cœur s’arrêtait. Le saisissement ne me laissait plus la force d’émettre un son. Une ombre venait vers moi le long de la chambre obscure. Incapable de raisonner et de prier, je demeurais là comme pétrifié, regardant l’ombre s’approcher à travers la vaste chambre. Elle coupa le chemin blanc frayé par le clair de lune ; et alors je repris haleine : j’avais reconnu Dacre. Son visage me le montrait aussi effrayé que moi.

— Est-ce vous ?… Pour l’amour de Dieu, qu’avez-vous ? demanda-t-il d’une voix rauque.

— Ah ! Dacre, je suis heureux de vous voir ! Je reviens de l’enfer ! L’horrible chose !

— C’est donc bien vous qui avez poussé ce cri ?

— Sans doute.

— Il a secoué la maison et terrifié les domestiques.

Frottant une allumette, il ralluma la lampe.

— Nous pourrions ranimer le feu, ajouta-t-il en jetant des bûches sur les braises. Bon Dieu, mon cher ! mais vous êtes tout pâle ! Viendriez-vous de voir un revenant ?

— Ce n’est pas un revenant que je viens de voir, mais plusieurs !

— L’entonnoir de cuir a donc opéré ?

— Je ne voudrais pas, pour tout l’or du monde, revivre cette nuit infernale.

Dacre ricana.

— Je pensais bien, dit-il, que vous lui devriez une nuit mouvementée. Vous m’avez d’ailleurs revalu cela : un cri comme le vôtre, à deux heures du matin, n’a rien de drôle. J’imagine, d’après vos propos, que vous avez vu toute l’effroyable affaire.

— Quelle effroyable affaire ?

— La torture de l’eau, la « question extraordinaire », comme on disait au bon temps du Roi-Soleil. En avez-vous eu le spectacle jusqu’au bout ?

— Non, Dieu merci ! Je me suis réveillé avant que rien eût effectivement commencé.

— Autant vaut-il pour vous. Moi, pour mon compte, je suis allé jusqu’au troisième baquet. Ah ! c’est de l’histoire ancienne ! Tous les acteurs du drame sont aujourd’hui dans la tombe. Comment nous les retrouvons ici, voilà ce qu’il faudrait savoir. Vous n’avez, je suppose, aucune idée de ce que vous avez vu ?

— La torture infligée à une femme criminelle. Et terriblement criminelle sans doute si ses crimes furent proportionnés à sa peine.

— Nous avons cette petite consolation, fit Dacre, ramenant autour de lui les plis de sa robe de chambre et se blottissant contre le feu : ses crimes furent proportionnés à sa peine. En admettant du moins que je ne fasse pas erreur sur la personne.

— Comment la connaîtriez-vous ?

Pour toute réponse, Dacre prit dans la bibliothèque un vieux volume à couverture de vélin.

— Écoutez ceci, dit-il. C’est du français du dix-septième siècle. Je vous le traduis tant bien que mal. Vous jugerez si j’ai ou non déchiffré l’énigme.


« La prisonnière fut conduite par devant les Grand’Chambre et Tournelles du Parlement siégeant comme cour de justice, à l’effet d’y être interrogée sur le meurtre de M. Dreux d’Aubray son père, et de MM. d’Aubray ses frères, l’un conseiller au Parlement, l’autre lieutenant civil. Il semblait malaisé de croire qu’elle eût commis de tels forfaits, à voir sa petite taille, sa peau blanche et ses yeux bleus. Cependant, la Cour, l’ayant reconnue coupable, la condamna à la question ordinaire et extraordinaire, afin qu’elle désignât de force ses complices ; ensuite de quoi elle serait portée en place de Grève, pour y être sa tête tranchée, son corps brûlé et ses cendres jetées au vent. »


Ceci est daté du 16 juillet 1676.

— Intéressant, dis-je, mais non pas concluant. Où trouvez-vous la preuve que la femme du livre et la mienne n’en font qu’une ?

— J’y arrive. La suite du récit précise l’attitude de la femme durant la question.


« Lorsque l’exécuteur s’approcha, elle le reconnut aux cordes qu’il portait et lui tendit aussitôt les main, en le toisant du regard, sans prononcer une parole.


Que vous semble de ce détail ?

— Tout à fait conforme.


« Elle considéra sans sourciller le chevalet et les anneaux, qui avaient tordu tant de membres et arraché tant de cris d’agonie. Quand ses yeux tombèrent sur les trois seaux d’eau qu’on avait apportés pour elle : « Ah ! Monsieur, dit-elle en souriant, il faut qu’on apporte cette eau dans le dessein de me noyer. Vous ne comptez pas en faire avaler autant à une personne de ma taille ? »


Vous lirai-je les détails de la torture ?

— Non, par le ciel ! faites-m’en grâce !

— Voici qui vous prouvera que la scène rapportée dans ce livre est la même à laquelle vous assistiez tout à l’heure :


« Le bon abbé Pirot, incapable de supporter la vue des angoisses subies par sa pénitente, s’était enfui de la salle. »


Cela vous convainc-t-il ?

— Tout à fait. L’événement du récit est certainement celui de mon rêve. Mais qui donc était-elle, cette femme ornée de tant d’attraits, et qui eut une fin si tragique ? Dacre, sans répondre, plaça la petite lampe sur la table, à côté de mon lit, et, soulevant l’entonnoir fatal, en présenta le bord de cuivre à la lumière. Vues de la sorte, les marques s’y détachaient plus nettes que la veille au soir.

— Nous avons déjà reconnu, dit-il, le chiffre d’un marquis ou d’une marquise. Nous avons établi en outre que la dernière lettre est un B.

— Incontestablement.

— À mon avis, les autres lettres, de gauche à droite, sont deux MM majuscules, un petit d, un A majuscule, un petit d, et la dernière un grand B.

— Vous avez sûrement raison. Je discerne très exactement les deux petits d.

— Ce que je viens de vous lire est le procès-verbal officiel du jugement de Marie-Magdeleine d’Aubray, marquise de Brinvilliers, l’une des plus célèbres criminelles de l’histoire.

Je gardai le silence, bouleversé que j’étais par l’extraordinaire incident dont le sens venait de m’être si complètement démontré par Dacre. Je me rappelais confusément certaines particularités de la vie de cette femme, son goût effréné de la débauche, les longues tortures qu’elle avait infligées de sang-froid à son père malade, le meurtre de ses frères pour de mesquines raisons d’intérêt. Je me souvenais aussi de sa fin courageuse, qui avait racheté dans quelque mesure l’abomination de sa vie, et que tout Paris, pris de compassion pour elle à ses dernières heures, l’avait bénie comme martyre après l’avoir maudite comme empoisonneuse. Une objection, mais une seule, me venait à l’esprit : comment ses initiales et sa couronne marquaient-elles l’entonnoir ? Le respect pour la noblesse n’allait pas si loin qu’on décorât de ses titres les instruments de torture !

— C’est un fait qui m’a intrigué, répondit Dacre. Il admet une explication, bien simple. Le procès suscita une émotion exceptionnelle ; et rien que de naturel si La Reynie, chef de la police, tint à garder en souvenir le sinistre entonnoir. Il n’arrivait pas tous les jours qu’une marquise de France subît la question extraordinaire : on s’explique que pour l’édification des autres il ait gravé sur cet objet les initiales de la Brinvilliers.

— Et ceci ? demandai-je, montrant les égratignures sur le col de l’entonnoir.

— Ce fut une tigresse, dit mon ami, en se retirant ; je crois bien que, comme toutes les tigresses, elle avait les dents aiguës et fortes.




LA PIÈCE DE MUSÉE


Mon intime ami Ward Mortimer était l’un des hommes les plus autorisés de l’époque pour tout ce qui touchait à l’archéologie orientale. Il avait beaucoup écrit sur la matière, vécu deux ans à Thèbes dans une sépulture au temps qu’il faisait des fouilles dans la Vallée des Rois, et provoqué une émotion considérable en exhumant d’une chambre secrète du temple de Horus, à Philæ, la momie présumée de Cléopâtre. Des titres pareils, à trente et un ans, le désignaient pour une carrière magnifique. Nul ne songea donc à s’étonner le jour qu’on l’appela aux fonctions de conservateur de Belmore Street Muséum, qui entraînent celles de maître de conférences au Collège Oriental, avec un traitement un peu atteint sans doute par la baisse de la propriété foncière, mais resté assez large pour encourager un chercheur sans l’énerver.

Une seule chose rendait assez difficile à Mortimer le poste de Belmore Street : je veux dire la qualité éminente de l’homme auquel il succédait. Comme érudit, le professeur Andréas jouissait d’une réputation européenne. Les étudiants venaient à ses cours de tous les points du monde ; et c’était un lieu commun pour les sociétés savantes que la façon admirable dont il gérait les collections confiées à ses soins. Aussi provoqua-t-il une surprise générale quand, tout d’un coup, à cinquante-cinq ans, il prit sa retraite et résigna une charge qui était sa joie et lui assurait l’existence. Sa fille et lui quittèrent les beaux appartements dépendant du musée qui leur servaient de résidence officielle. Mon ami Mortimer, qui était célibataire, les y remplaça.

En apprenant la nomination de Mortimer, le professeur Andréas lui avait écrit une lettre de félicitations tout à fait aimable et flatteuse. J’assistai à leur première entrevue et fis le tour du musée avec Mortimer quand le professeur lui présenta la collection qu’il avait si longtemps entourée d’un tendre zèle. La fille du professeur, qui était une fort jolie personne, prit part à cette visite, accompagnée d’un homme jeune, le capitaine Wilson, que je compris qu’elle allait bientôt épouser. Le musée contenait quinze salles, dont les plus belles étaient la babylonienne et la syrienne, sans compter le hall central, réservé aux collections égyptienne et juive. Calme, sec, glabre, portant les marques de l’âge, le professeur Andréas affectait l’impassibilité ; mais ses yeux noirs s’allumaient, ses traits s’avivaient d’enthousiasme tandis qu’il célébrait pour nous la beauté et la rareté de certaines pièces de sa collection. Sa main s’attardait affectueusement sur elles. On sentait l’orgueil qu’il en avait et son chagrin profond de s’en dessaisir aux mains d’un autre.

Il nous avait montré successivement ses momies, ses papyrus, ses inscriptions, ses reliques juives, sa réplique du fameux chandelier à sept branches enlevé du temple par Titus, puis transporté par lui à Rome, et, que d’aucuns, aujourd’hui, supposent immergé au fond du Tibre. Alors, il s’approcha d’une vitrine placée au milieu même du hall, et, se penchant avec respect sur la glace :

— Ceci, dit-il, n’a rien de nouveau pour un expert comme vous, Monsieur Mortimer ; du moins, j’ose croire que votre ami Monsieur Jackson y trouvera quelque intérêt.

Je m’inclinai à mon tour et vis un objet de quelque cinq centimètres carrés, qui consistait en un cadre d’or, muni de crochets d’or à deux angles, et orné de douze pierres précieuses. Ces pierres étaient toutes d’espèces et de couleurs différentes, mais de grosseurs égales. Par leur forme, leur disposition, la graduation de leurs tons, elles faisaient songer à une boîte d’aquarelliste. Chacune portait en creux une inscription hiéroglyphique.

— Avez-vous entendu parler de l’urim et thummim, Monsieur Jackson ?

Je connaissais le terme, mais le sens m’en était des plus vagues.

— Urim et Thummin, c’était le nom donné au pectoral enrichi de pierres que portait le grand prêtre des Juifs. Il inspirait un sentiment de vénération très spécial, quelque chose d’analogue au sentiment des anciens Romains pour les livres sibyllins du Capitole. Il y a là, comme vous voyez, douze magnifiques pierres, portant gravés des caractères mystiques. Ce sont, en partant de l’angle supérieur à gauche : une cornaline, un péridot, une émeraude, un rubis, un lapis-lazuli, un onyx, un saphir, une agate, une améthyste, une topaze, un béryl et un jaspe.

J’admirai la beauté et la variété des pierres.

— Ce pectoral a-t-il une histoire ? demandai-je.

— Il est d’une très haute antiquité et d’une immense valeur, répliqua le professeur Andréas. À défaut d’une certitude, nous avons force raisons de croire qu’il pourrait être l’urim et thummim original du Temple de Salomon. Il n’existe certainement rien de tel dans aucune collection d’Europe. Mon ami le capitaine Wilson, que voici, a une connaissance approfondie des pierres précieuses : il pourrait vous dire à quel point celles-ci sont pures.

Le capitaine Wilson, brun, le visage dur et incisif, se tenait à côté de sa fiancée de l’autre côté de la vitrine.

— Oui, prononça-t-il brièvement, je n’ai jamais vu de pierres plus fines.

— Et le pectoral lui-même est d’un travail remarquable. Les anciens excellaient à…

Le professeur voulait parler sans doute de l’art d’enchâsser les pierres ; mais le capitaine Wilson l’interrompit :

— Ce chandelier vous offre le plus bel exemplaire de leur orfèvrerie, fit-il en se tournant vers une autre table.

Et nous tombâmes d’accord avec lui pour admirer la richesse de la tige, la délicate ornementation des branches. C’était évidemment une satisfaction peu commune que d’avoir, sur des objets aussi rares, les explications d’un tel connaisseur. Quand, à la fin de notre visite, le professeur Andréas remit officiellement à mon ami la précieuse collection, je ne pus m’empêcher de le plaindre, en même temps que j’enviais son successeur qui allait vouer sa vie à une tâche aussi agréable. Ward Mortimer prenait possession, huit jours plus tard, de son nouveau domicile, et devenait maître souverain à Belmore Street Museum.

Dans la quinzaine qui suivit, il réunit à sa table, pour fêter sa nomination, une demi-douzaine d’amis célibataires. Au moment où ses invités prenaient congé, il me tira par la manche et me fit signe de rester.

— Vous n’avez que quelque cent mètres à faire, me dit-il (je logeais en effet à l’Albany). Rien ne vous empêche de fumer avec moi un dernier cigare. J’ai grand besoin de vous consulter.

Je me laissai retomber dans un fauteuil et allumai un de ses excellents havanes. Le dernier de ses invités enfin reconduit, il sortit une lettre de la poche de sa jaquette ; puis, s’asseyant en face de moi :

— Voici, dit-il, une lettre anonyme, que j’ai reçue ce matin même. Je veux vous la lire, et que vous me disiez ce que vous en pensez.

— Vous lui faites plus d’honneur qu’elle n’en mérite.

— Elle est ainsi conçue : « Monsieur, je ne saurais trop vous recommander de veiller sur les nombreux objets de prix dont vous avez la garde. Je ne crois pas que le service de nuit puisse être assuré plus longtemps avec un seul homme. Tenez-vous pour averti, ou craignez un malheur irréparable. »

— C’est tout ?

— C’est tout.

— Eh bien, dis-je, il m’apparaît, clair jusqu’à l’évidence, que vous avez à rechercher l’auteur de cette lettre dans le très petit nombre des personnes qui savent que vous n’employez la nuit qu’un gardien.

Ward Mortimer eut un étrange sourire. Il me tendit le papier.

— Avez-vous un œil qui reconnaisse une écriture ? Regardez ceci, maintenant.

Et il me présentait une seconde lettre.

— Observez le c de « compliments » et celui de « continuer ». Observez le J majuscule. Notez cette façon de remplacer le point par un trait à la fin des phrases.

— Les deux lettres sont incontestablement de la même main, bien que la première accuse un certain effort pour déguiser l’écriture.

— La seconde, poursuivit Mortimer, est la lettre de compliments que j’ai reçue du professeur Andréas lors de ma nomination.

Je le regardai, abasourdi. Alors, il retourna la lettre que j’avais en main : et j’y lus, suffisamment nette, au verso, la signature : « Martin Andréas. » Quiconque possédait la moindre notion de graphologie ne pouvait douter que le professeur Andréas n’eût écrit à son successeur une lettre anonyme le mettant en garde contre les voleurs. Le fait était certain, encore qu’inexplicable.

— Mais pourquoi vous écrire cela ? dis-je.

— C’est précisément ce que je voulais vous demander. Pourquoi, s’il a des craintes, ne vient-il pas m’en faire part ?

— Lui en parlerez-vous ?

— J’hésite. Il peut nier m’avoir écrit.

— Du moins, s’il vous écrit, c’est à bonne intention ; et vous devriez agir en conséquence. Vos moyens actuels vous donnent-ils toutes garanties contre le cambriolage ?

— J’aurais pu le croire. Le public n’est admis que de dix heures du matin à cinq heures du soir. J’ai un gardien par deux salles : il se tient à la porte entre les deux et les surveille ainsi l’une et l’autre.

— Mais la nuit ?

— Le public parti, nous baissons tout de suite les grands stores de fer assez solides pour déjouer toute tentative. Le gardien de nuit est un homme intelligent. Il se tient dans la loge de l’entrée, mais fait une ronde toutes les trois heures. Une lampe électrique reste allumée la nuit dans chaque salle.

— Je ne vois guère ce que vous feriez de plus, à moins de maintenir la nuit le service de jour.

— Nous ne pouvons pas nous le permettre.

— En tout cas, vous devriez prévenir la police et mettre un constable spécial à l’intérieur du Musée. Quant à la lettre, si son auteur désire rester anonyme, j’estime qu’il en a le droit. Le temps se chargera de justifier l’étrangeté de sa conduite.

Et là-dessus, notre conversation changea de sujet. Mais, de retour chez moi, je passai la nuit à chercher vainement dans ma tête les raisons que pouvait avoir eues le professeur Andréas d’écrire à son successeur une lettre anonyme : car, pour moi, il avait écrit la lettre, aussi sûrement que si je la lui avais vue écrire. Il pressentait un danger pour la collection. Peut-être même ce pressentiment lui avait-il fait abandonner sa charge. Mais, alors, pourquoi hésitait-il à prévenir directement Mortimer ? Je tournai et retournai le problème dans ma tête, jusqu’au moment où je tombai dans un sommeil agité, d’où je ne sortis que bien au-delà de mon heure habituelle.

À vrai dire, je fus éveillé, d’une façon énergique autant qu’insolite, par la brusque irruption que fit dans ma chambre, sur le coup de neuf heures, mon ami Mortimer. La consternation se peignait sur son visage. Lui, le plus soigné des hommes de ma connaissance, il m’arrivait le col défait, la cravate flottante, le chapeau derrière la tête. Dans ses yeux éperdus, je lus clairement toute l’histoire.

— On a cambriolé le Musée ! m’écriai-je, en me dressant sur mon lit.

— Je le crains. Ces pierres !… ces pierres de l’urim et thummim !… scandait-il avec effort, tout essoufflé de sa course. Je vais au bureau de police. Venez au Musée le plus tôt possible, Jackson ! À tout à l’heure !

Il se précipita comme un fou hors de ma chambre, et je l’entendis qui dégringolait bruyamment l’escalier.

Je m’empressai de me rendre à son désir. Mais en arrivant au Musée, je l’y trouvai déjà de retour, avec un inspecteur de police et un gentleman d’un certain âge, Monsieur Purvis, l’un des associés de la grande bijouterie Morson et Cie, lequel assistait généralement la police comme expert en pierres précieuses. Tous les trois se groupaient autour de la vitrine où figurait d’ordinaire le pectoral du grand prêtre juif. Le pectoral, retiré de la vitrine, avait été placé au-dessus ; et je voyais se pencher sur lui les trois têtes.

— Il porte des traces de manipulation très apparentes, disait Mortimer. Cela m’a sauté aux yeux ce matin en traversant la salle. Je l’avais encore examiné hier soir. Donc, la chose a eu lieu, sans aucun doute, la nuit dernière.

Comme disait Mortimer, le pectoral portait en effet, les marques visibles d’une manipulation. Les montures des quatre pierres formant la rangée supérieure — cornaline, péridot, émeraude et rubis — étaient inégales et déchiquetées comme si on les eût grattées à l’entour. Les pierres restaient en place ; mais le travail d’orfèvrerie que nous admirions quelques jours auparavant avait subi un grave dommage.

— On dirait, opina l’inspecteur, que quelqu’un a essayé d’enlever les pierres.

— Ma crainte, répondit Mortimer, c’est que non seulement on l’ait essayé, mais qu’on y ait réussi. Je crois que ces pierres ne sont que d’adroites imitations substituées aux originaux.

Le même soupçon avait dû venir à l’expert : car il avait soigneusement vérifié à la loupe les quatre pierres ; et il les soumettait maintenant à diverses épreuves. Enfin, il se tourna joyeusement vers Mortimer.

— Mes compliments, Monsieur, dit-il. J’affirme que ces quatre pierres sont bien des originaux, et de la plus exceptionnelle pureté.

Un peu de couleur revint aux joues pâles de mon ami, qui poussa un long soupir d’aise.

— Dieu soit loué ! Quel but avait donc le voleur ? — Probablement, de prendre les pierres ; mais il aura été dérangé dans sa besogne.

— On s’attendrait, dans cette hypothèse, à ce qu’il eût essayé de les prendre une à une ; or, la monture de chacune a été desserrée, et pourtant il ne manque pas une pierre.

— Cela est sans contredit extraordinaire, fit l’inspecteur. Je ne me rappelle rien de semblable. Voyons le gardien.

On appela le gardien, un homme à physionomie de brave homme et de vieux militaire, qui semblait prendre à l’incident autant d’intérêt que Mortimer lui-même.

— Non, Monsieur, je n’ai pas entendu le moindre bruit, répondit-il aux questions de l’inspecteur. J’ai fait quatre fois ma ronde sans rien remarquer de suspect. Voilà dix ans que j’occupe ma place, et c’est bien la première fois que je vois se produire une chose pareille.

— Un voleur n’aurait pu s’introduire par les fenêtres ?

— Impossible, Monsieur.

— Ou par la porte, en passant devant votre loge ?

— Pas davantage.

— Le Musée a d’autres ouvertures ?

— Il y a la porte des appartements privés de Monsieur Mortimer.

— Je la ferme la nuit, expliqua mon ami ; et, pour y arriver, il faudrait d’abord ouvrir la porte extérieure.

— Vos domestiques ?

— Ils logent à l’écart.

— En vérité, fit l’inspecteur, tout cela est très obscur. Pourtant, il n’y a pas de préjudice réel, si j’en crois Monsieur Purvis.

— Je puis jurer que ces pierres sont authentiques.

— De sorte que le cas se réduit à un acte de malveillance. Néanmoins, j’aimerais faire très attentivement le tour des locaux et voir si quelque indice ne nous mettrait pas sur la piste de notre visiteur.

Les recherches de l’inspecteur prirent toute la matinée. Diligentes et intelligentes, elles n’eurent d’autre résultat que de nous rappeler deux ouvertures auxquelles nous n’avions pas songé : l’une donnait de la cave sur la galerie par une trappe ; l’autre, qui était la lucarne d’un débarras, plongeait dans la salle même où avait passé l’intrus. Comme d’ailleurs on ne pouvait s’introduire ni dans ce cabinet ni dans la cave qu’après avoir pénétré dans l’édifice, la découverte n’offrait aucun intérêt pratique. Puis, la poussière de la cave et des combles témoignait que le visiteur n’avait usé ni de l’un ni de l’autre passage. Et nous finîmes comme nous avions commencé, sans soupçonner le moins du monde comment, pourquoi et par qui une tentative avait été exercée contre les quatre pierres.

Restait pour Mortimer un parti à prendre, et il le prit. Laissant la police continuer ses infructueuses recherches, il me pria de l’accompagner dans l’après-midi chez le professeur Andréas. Il entendait en effet déclarer franchement au professeur qu’il le tenait pour l’auteur de l’avertissement anonyme, et l’inviter à s’expliquer sur le fait d’une prévision si exacte. Le professeur habitait une petite villa d’Upper Norwood ; mais il était absent, à ce que nous apprit sa domestique, qui, voyant notre désappointement, nous demanda s’il nous plaisait de voir Miss Andréas, et nous fit entrer dans le modeste salon.

J’ai dit que la fille du professeur Andréas était une fort jolie personne. Blonde, élancée, gracieuse, elle avait ce teint délicat que les Français qualifient de « mat », cette couleur dorée du vieil ivoire ou de la rose soufre. Pourtant, je fus frappé, en la voyant, par le changement survenu chez elle dans l’espace d’une quinzaine. Son jeune visage avait une expression hagarde, et une tristesse profonde noyait ses yeux clairs.

— Mon père, nous confirma-t-elle, est parti hier pour l’Écosse. Il semble fatigué et vient d’avoir beaucoup d’ennuis.

— Vous aussi, Miss Andréas, dit mon ami, vous paraissez fatiguée.

— J’ai eu tant d’inquiétudes pour mon père !

— Pouvez-vous nous donner son adresse en Écosse ?

— Certainement. Il est chez son frère, le Rev. David Andréas, I. Arran Villas, Ardrossan.

Ward Mortimer nota l’adresse, et nous nous retirâmes, sans la moindre allusion à l’objet de notre visite. Le soir, nous nous retrouvâmes à Belmore Street dans la même situation que le matin : nous n’avions pour nous guider que la lettre du professeur. Mon ami avait pris la décision de partir pour Ardrossan dès le lendemain, et de pousser jusqu’au fond l’histoire de la lettre anonyme, quand un nouvel incident vint bouleverser nos projets.

Je fus, le lendemain matin, éveillé de très bonne heure par des coups frappés à la porte de ma chambre. Un commissionnaire m’apportait un billet de Mortimer. « Venez, m’écrivait-il. L’affaire se corse. »

Je me rendis sur le champ à son appel ; et je le trouvai arpentant fiévreusement la grande salle, tandis que le vieux soldat préposé à la garde du lieu se tenait debout dans un coin, raide comme sous les armes.

— Heureux de vous voir, mon cher Jackson ! me cria mon ami. Tout ceci devient de plus en plus inexplicable.

— Qu’arrive-t-il encore ?

Il étendit la main vers la vitrine contenant le pectoral.

— Regardez, fit-il.

Je regardai, et ne pus réprimer un cri de surprise. Sur toute la rangée du milieu, les montures des pierres avaient été profanées comme celles de la rangée supérieure. Huit des joyaux sur douze avaient subi la même étrange opération. Les montures de la rangée inférieure restaient nettes et lisses ; celles des deux autres rangées étaient irrégulières et ébréchées.

— A-t-on changé les pierres ? questionnai-je.

— Non, j’ai l’assurance que les quatre d’en haut sont bien les mêmes que l’expert a certifiées authentiques : car j’ai observé hier cette légère décoloration à l’extrémité de l’émeraude. Du moment qu’on n’a pas arraché les pierres d’en haut, il n’y a pas lieu de croire qu’on ait changé celles d’en bas. Vous dites que vous n’avez rien entendu, Simpson ?

— Non, Monsieur, répondit le gardien. Mais en faisant ma ronde, à la fin de la journée, je donnai un coup d’œil particulier à ces pierres et remarquai tout de suite qu’on y avait touché. C’est à ce moment que je vous appelai pour vous prévenir, Monsieur. J’ai fait les allées et venues toute la nuit sans entendre aucun bruit ni voir âme qui vive.

— Montez donc déjeuner avec moi, me dit Mortimer.

Et il me conduisit dans son appartement.

— Maintenant, que pensez-vous de tout ceci ?

— J’en pense que voilà bien l’affaire la plus dépourvue de sens, la plus falote, la plus absurde que je connaisse. Il faut que nous nous trouvions en présence d’un maniaque.

— Pouvez-vous émettre une hypothèse ?

— Il me vient une idée bizarre. Cet objet est une relique juive, très antique et très vénérable. Par ces temps d’antisémitisme, un fanatique n’aurait-il pas voulu profaner ?…

— Non ! non ! non ! protesta Mortimer. Un homme capable d’une pareille folie la pousserait jusqu’à détruire la relique. Mais pourquoi diable irait-il déchiqueter l’entour de chaque pierre assez méticuleusement pour n’en détériorer que quatre par nuit ? J’ai besoin d’une solution meilleure, et que nous la trouvions par nous-mêmes : car je ne fais pas grand crédit aux lumières de l’inspecteur. Votre opinion sur Simpson, le gardien ?

— Auriez-vous quelque raison de le suspecter ?

— Il occupe seul les bâtiments du Musée.

— Pourquoi s’offrirait-il ainsi le plaisir d’une destruction gratuite ? On n’a rien pris. Simpson ne peut avoir de motifs…

— La folie ?

— Je jurerais qu’il est sain d’esprit.

— Et vous ne voyez rien d’autre ?

— Eh bien, mais… j’y pense… Vous-même, par hasard, ne seriez-vous pas somnambule ?

— Pas le moins du monde, je vous assure.

— Alors, je renonce.

— Moi, pas. Et j’ai un moyen de tout éclaircir.

— Aller voir le professeur Andréas ?

— Nullement. Nous trouverons la solution sans courir jusqu’à Scotland Yard. Et voici de quelle manière. Vous connaissez la lucarne au-dessus du hall central ? Nous laisserons toute la nuit dans cette salle la lumière électrique ; nous veillerons, vous et moi, dans le débarras ; et nous éluciderons ainsi à nous deux le mystère. Notre homme s’attaquant chaque fois à quatre pierres, il lui reste à s’exercer sur quatre. Il y a tout lieu de croire qu’il reviendra cette nuit pour en finir.

— Excellent ! approuvai-je.

— Nous tiendrons la chose secrète. Nous n’en soufflerons mot ni à la police, ni à Simpson. Vous vous joindrez à moi ?

— Le plus volontiers du monde.

Et d’accord avec lui, je retournai, le soir, sur le coup de dix heures, à Belmore Street Museum. Je le trouvai qui essayait de dominer son agitation nerveuse. Comme il était encore trop tôt pour commencer notre veillée, nous passâmes chez lui une ou deux heures à vérifier tous les aspects de ce singulier problème. Enfin, les roulements de voitures, les bruits de pas qui se hâtent décrurent et s’espacèrent à mesure que les chercheurs de plaisirs nocturnes s’écoulaient, qui vers leurs gares, qui vers leurs domiciles. Aux approches de minuit, Mortimer me conduisit dans le débarras d’où l’on prenait vue sur la grande salle.

Il l’avait visité dans la journée et y avait disposé deux lits de sangle où nous n’avions qu’à rester étendus pour surveiller commodément le Musée. Une épaisse couche de poussière recouvrait la vitre de la lucarne ; et l’on ne pouvait, d’en bas, en levant les yeux, connaître qu’on fût guetté. Nous nettoyâmes, de chaque côté, un petit coin du carreau, assez pour voir toute la salle. Sous la froide clarté blanche des globes, les objets se détachaient durs et nets ; et je distinguais dans le plus petit détail le contenu des diverses vitrines.

Une veillée de ce genre est la meilleure des leçons ; car on n’a rien à faire que d’examiner à fond des choses devant lesquelles on passe d’ordinaire en ne leur prêtant qu’un intérêt médiocre. Derrière mon petit observatoire, j’employai les heures à étudier chaque pièce, depuis le grand coffre à momie posé contre le mur jusqu’à ces joyaux mêmes qui justifiaient notre présence, et qui étincelaient dans leur prison de verre juste au-dessous de nous. Il y avait, certes, dans les vitrines, bien des objets d’orfèvrerie, bien des pierres d’une valeur considérable ; mais les douze pierres merveilleuses de l’urim et thummim brûlaient de feux qui éclipsaient tout le reste. J’étudiai tour à tour les peintures funéraires de Saqqarah, les frises de Karnak, les statues de Memphis et les inscriptions de Thèbes ; mais toujours mes yeux revenaient à cette incomparable relique juive, et mon esprit au mystère qui l’entourait.

J’ai dit que contre le mur, à la droite de la porte — à la droite pour nous, qui la regardions juste en face, mais à la gauche en entrant, — il y avait un grand coffre à momie. On juge de notre ébahissement quand nous vîmes, lentement, le coffre s’ouvrir. Petit à petit, petit à petit, le couvercle glissa, la fente de l’ouverture se fit de plus en plus large ; et cela si doucement, si prudemment, que le mouvement était presque insensible. Nous regardions, retenant notre souffle. Alors, dans l’ouverture, apparut, blanche et maigre, une main qui repoussait le couvercle peint ; puis une autre main suivit ; et enfin un visage, un visage que nous connaissions bien l’un et l’autre, celui du professeur Andréas. Furtivement, comme un renard quitte son terrier, le vieillard sortit du coffre. Il tournait sans cesse la tête à droite, à gauche, faisant un pas, s’arrêtant, avançant d’un pas encore, — personnification véritable de la méfiance et de la ruse. Un bruit dans la rue l’immobilisa un instant, l’oreille tendue, prêt à rentrer dans sa cachette. Puis, sur la pointe des pieds, très doucement, très lentement, il reprit sa marche jusqu’à la vitrine au centre de la salle. Là, il tira de sa poche un trousseau de clefs, ouvrit la vitrine, en sortit le pectoral juif, et, l’ayant déposé devant lui sur la glace, se mit à l’attaquer avec une espèce d’outil brillant. Nous l’avions directement au-dessous de nous, et sa tête penchée nous cachait son travail ; mais à l’action de sa main nous le devinions terminant l’œuvre de dégradation qu’il avait si singulièrement entreprise.

La respiration saccadée de mon ami, la fébrilité de ses doigts noués à mon poignet, me disaient sa fureur au spectacle d’un tel vandalisme, et là où il devait le moins s’y attendre. Le même homme qui, pieusement incliné quinze jours auparavant devant l’inestimable relique, nous pénétrait de son antiquité et de sa sainteté, celui-là même lui infligeait aujourd’hui un traitement sacrilège ! C’était impossible, inconcevable ; et là, pourtant, sous la lumière blafarde, il y avait cette silhouette, cette tête grise penchée, ce coude contracté ! Quelle infernale hypocrisie ! Quelle profonde, quelle odieuse malice contre son successeur ce sinistre labeur nocturne révélait chez le professeur Andréas ! C’était douloureux à penser, terrible à observer. Moi qui n’ai pas, en ces matières, la sensibilité affinée d’un connaisseur, je souffrais devant cette mutilation délibérée d’une aussi vieille relique. J’éprouvai un soulagement quand mon compagnon, quittant son poste à pas de loup, m’entraîna par la manche. Il ne desserra les lèvres qu’une fois rentré dans ses appartements ; et je connus, à l’agitation de son visage, l’étendue de sa consternation.

— L’abominable barbare ! s’exclama-t-il. Auriez-vous jamais cru ça ?

— Je n’en reviens pas.

— C’est un dément ou une canaille, l’un ou l’autre. Nous en aurons vite le fin mot. Venez avec moi, Jackson. Il faut que nous descendions au fond de cette sombre affaire.

Une porte ouvrait de ses appartements sur la galerie. Ayant retiré ses chaussures — ce que je fis à mon tour, — il ouvrit sans bruit cette porte, et nous nous coulâmes de salle en salle, jusqu’au moment où s’allongea devant nous le grand hall, avec la silhouette du Professeur toujours à l’œuvre. Sournoisement, comme lui tout à l’heure, nous avancions, nous arrivions tout proche. Mais nos précautions ne suffirent pas à lui celer jusqu’au bout notre présence. Il ne nous restait plus à faire qu’une dizaine de mètres quand il tressaillit, promena ses yeux autour de lui, poussa un cri d’épouvante, se mit à fuir éperdument à travers le musée.

— Simpson ! Simpson ! appela Mortimer.

Et, loin, sous l’électricité, dans l’enfilade des salles, nous vîmes surgir brusquement l’ancien troupier. Le professeur Andréas l’aperçut aussi : il s’arrêta de courir, avec un geste de désespoir. Au même moment, nous lui mettions, Mortimer et moi, la main sur l’épaule.

— Oui, oui ! Messieurs…, articula-t-il d’une voix étouffée, oui, je viens avec vous. Dans votre chambre, je vous en prie, Monsieur Mortimer. Je vous dois une explication.

Si grande était l’indignation de mon ami que je vis qu’il ne se sentait pas assez maître de lui pour répondre. Nous allions, encadrant le vieux professeur ; et le gardien, absolument interdit, fermait la marche. Devant la vitrine profanée, Mortimer fit halte pour examiner le pectoral : déjà, dans la rangée inférieure, l’une des pierres avait eu sa monture retournée comme les autres. Mon ami, élevant dans sa main la relique, jeta un coup d’œil furieux à son prisonnier.

— Comment avez-vous pu ?… gronda-t-il.

— C’est horrible ! dit le professeur, horrible ! Votre colère ne m’étonne pas. Menez-moi dans votre chambre.

— Mais cet objet ne doit pas rester exposé ! s’écria Mortimer.

Et il enleva le pectoral, l’emporta avec tendresse, tandis que je continuais d’escorter le professeur Andréas, comme un policeman escorte un malfaiteur. Nous passâmes dans les appartements de Mortimer, laissant le vieux soldat ébahi s’efforcer de comprendre l’affaire. Le professeur s’assit dans le fauteuil de Mortimer, et, tout d’un coup, devint si affreusement livide, que, pour une seconde, nous en oubliâmes notre colère. Un verre de brandy le ranima.

— Là ! ça va mieux maintenant. Ces deux derniers jours m’avaient épuisé. Je suis convaincu que je n’en aurais pas supporté davantage. C’est un cauchemar, un affreux cauchemar, que de me voir ainsi arrêté comme un voleur dans ce qui fut si longtemps mon musée. Mais comment vous en voudrais-je ? Vous ne pouviez pas agir autrement. J’avais espéré en finir avant qu’on me découvrît. C’était ma dernière nuit de travail.

— Comment êtes-vous entré ? questionna Mortimer.

— En me permettant d’user de votre porte. La fin justifiait le moyen. Elle justifiait tout. Quand vous saurez, vous n’aurez plus de colère ; du moins, plus de colère contre moi. J’avais une clef pour la porte de votre entrée particulière ; et j’en avais une aussi pour la porte du musée. Je les avais gardées lors de mon départ. Ainsi, vous voyez, il m’était facile de pénétrer dans l’édifice. Je m’y introduisais avant que la circulation eût tout à fait cessé dans la rue. Je me cachais dans le coffre à momie ; je m’y réfugiais quand Simpson faisait ses rondes, car toujours je l’entendais d’assez loin ; et enfin, je m’en allais comme j’étais venu.

— Vous couriez des risques.

— Je le devais.

— Pourquoi ? Quelles raisons pouviez-vous avoir, vous, de faire une chose pareille ?

Et d’un index accusateur Mortimer désignait le joyau posé devant lui sur la table.

— Je n’avais pas le choix des moyens. Tout réfléchi, je ne voyais pas d’autre perspective qu’un scandale public, en même temps qu’un malheur privé qui eût assombri nos existences. J’agissais pour le mieux, si incroyable que cela vous paraisse ; et je ne vous demande qu’un peu d’attention pour vous en convaincre.

— Avant de prendre aucune décision, prononça mon ami, sévèrement, j’écouterai tout ce que vous avez à me dire.

— J’ai pris mon parti de ne rien vous cacher, de me confier à vous sans réserves. Votre générosité appréciera la suite que les faits comportent.

— Les faits, nous en connaissons déjà l’essentiel.

— Et cependant, ils vous restent incompréhensibles. Laissez-moi remonter à ce qui se passa il y a une semaine : alors, tout s’expliquera pour vous. Et croyez bien que ce que je vous raconte est la vérité pure.

« Vous connaissez l’individu qui se fait appeler Capitaine Wilson. Je dis : « qui se fait appeler », parce que j’ai aujourd’hui mes raisons de croire que ce n’est pas son nom véritable. Cela me prendrait trop de temps de vous énumérer tous les moyens qu’il mit en œuvre pour parvenir jusqu’à moi et capter, avec mon amitié, l’affection de ma fille. Il m’apporta des lettres de collègues étrangers qui m’obligeaient à lui montrer quelques égards. Puis, par ses propres mérites, qui sont certains, il réussit à me rendre ses visites très agréables. En apprenant qu’il avait gagné le cœur de ma fille, je pensai sans doute qu’il allait un peu vite en besogne ; mais je n’en eus pas de surprise, à cause du charme de sa conversation et de ses manières, qui l’aurait fait remarquer dans toutes les sociétés.

« Il s’intéressait beaucoup aux antiquités orientales, et cet intérêt s’appuyait vraiment sur des connaissances. Souvent, lorsqu’il passait la soirée avec nous, il me demandait la permission de descendre au musée pour y examiner, à loisir et seul, les collections qu’il renferme. Vous imaginez avec quelle sympathie mon imagination accueillait ses requêtes, et que l’assiduité de ses visites ne m’étonnait pas. Une fois fiancé à Élise, il n’y eut guère de soir qu’il ne passât près de nous, et il consacrait généralement au musée une heure ou deux. Il y circulait librement, et, quand je m’absentais pour la soirée, je ne voyais pas d’inconvénient à l’y laisser maître de ses actes. Cet état de choses prit fin avec ma démission, suivie de ma retraite à Norwood, où je comptais mettre mon temps à profit pour écrire un gros ouvrage. « Ce fut alors, et d’emblée, dans l’espace d’environ une semaine, que je conçus pour la première fois la vraie nature, le caractère réel de l’homme que j’avais si imprudemment admis dans mon intimité. J’en fis la découverte quand des lettres d’amis étrangers m’apprirent que les recommandations, dont il avait usé près de moi étaient toutes fausses. Confondu par cette révélation, je me demandai à quoi pouvait tendre, dans le principe, une fraude aussi compliquée. J’étais trop pauvre pour un chasseur de dot. Mais alors ?… Je me rappelai que j’avais en dépôt quelques-unes des pierres les plus précieuses de l’Europe ; je me rappelai aussi les ingénieux prétextes sous lesquels cet homme avait su se rendre familières les vitrines qui les contenaient. Le coquin devait tramer un vol gigantesque. Comment, sans porter un coup à ma fille, éprise de lui, l’empêcher de mettre ses projets à exécution ? J’usai d’un expédient, le seul qui me parût efficace. Si je vous avais écrit une lettre signée de mon nom, vous m’auriez, naturellement réclamé des précisions que je ne voulais pas fournir. J’eus recours à la lettre anonyme, pour vous aviser d’être sur vos gardes.

« Mon départ de Belmore Street pour Norwood n’avait rien changé aux visites du soi-disant Wilson, qui avait, je le crois, une très sincère et très vive affection pour ma fille. Quant à elle, je n’aurais jamais supposé qu’une femme pût subir à ce point l’ascendant d’un homme. Il semblait la dominer entièrement. Cette domination, et le degré de leur entente, je n’en eus la révélation que le soir où, lui-même, il se révéla devant moi. J’avais donné des ordres pour qu’à son arrivée on le conduisît dans mon cabinet de travail et non pas au salon. Sans préambule, je lui dis que je savais tout sur son compte, que j’avais pris mes mesures pour déjouer ses desseins, et que ma fille et moi désirions ne plus le voir. J’ajoutai que je remerciais Dieu de l’avoir démasqué avant qu’il eût pu porter atteinte à la précieuse collection que j’avais si jalousement protégée ma vie durant.

« Évidemment, c’était un homme de fer. Il m’écouta jusqu’au bout, sans surprise et sans insolence, attentif et grave. Puis, sans un mot, il traversa la chambre et sonna.

« — Priez Miss Andréas de vouloir bien nous rejoindre ici, dit-il à la domestique.

« Ma fille entra. Il referma la porte derrière elle et lui prit la main.

« — Élise, dit-il, votre père vient de découvrir que je suis un malhonnête homme. Il sait aujourd’hui ce que vous saviez déjà.

« Elle l’écoutait en silence.

« — Il dit que nous devons nous séparer à jamais, continua-t-il.

« Elle ne lui retira pas sa main.

« — Voulez-vous me rester fidèle ? Ou préférez-vous éloigner de moi la seule bonne influence qui doive, sans doute, s’exercer sur ma vie ?

« — John ! s’écria-t-elle passionnément, je ne vous abandonnerai jamais ! Eussiez-vous l’univers contre vous !

« En vain plaidai-je. En vain suppliai-je. Tout fut inutile. Elle avait lié sa vie à cet homme. Ma fille, Messieurs, est ici-bas tout ce qui me reste ; et je me sentais mourir en me voyant si impuissant à la préserver de la ruine. Mon désespoir sembla toucher l’homme qui le causait.

« — Peut-être ne suis-je pas aussi mauvais que vous le pensez, Monsieur, me dit-il, sans se départir de son sang-froid. J’aime Élise, d’un amour assez fort pour sauver un homme même quand il a un passé comme le mien. Pas plus tard qu’hier, je lui ai promis de ne plus faire une seule chose dont elle eût à rougir. J’en ai pris la ferme résolution ; et il ne m’est pas arrivé encore de manquer à une résolution prise.

« L’accent dont il parlait forçait à le croire. En terminant, il mit la main dans sa poche et en tira une petite boîte.

« — Je vais vous donner une preuve de ma détermination, continua-t-il. Vous verrez ici, Élise, les premiers fruits de votre salutaire influence. Vous avez raison de penser, Monsieur, que j’avais des vues sur les richesses que vous gardez. Pareilles aventures m’offrent un charme qui tient au risque non moins qu’à la valeur des objets convoités. Ces antiques, ces fameuses pierres de votre relique juive, défiaient mon ingéniosité et mon audace. Je me promis de les avoir.

« — Je m’en doutais bien.

« — Il y a, du moins, une chose dont vous ne vous doutez pas.

« — Laquelle ?

« — C’est que je les ai. Là, dans cette boîte.

« Ouvrant la boîte, il en renversa le contenu sur un coin de mon pupitre. Et mes cheveux se dressèrent, ma chair se glaça, quand je vis ce que je vis : il y avait là douze magnifiques pierres, qui portaient, gravés, des caractères mystiques. Je ne pouvais douter que ce fussent les pierres mêmes de l’urim et thummim.

« — Dieu juste ! m’écriai-je, comment avez-vous fait pour qu’on ne s’aperçût pas de leur disparition ?

« — Je leur en ai simplement substitué douze autres, faites sur mes indications, et imitant si parfaitement les originaux que je défie qui que ce soit d’y voir aucune différence.

« — Donc, les pierres actuelles sont fausses ?

« — Depuis plusieurs semaines.

« Nous restâmes là muets tous les trois. Ma fille, blanche d’émotion, tenait toujours la main de l’homme.

« — Vous voyez de quoi je suis capable, Élise, dit-il.

« — Je vois que vous êtes capable de repentir et de restitution, dit-elle.

« — Oui, grâce à votre influence. Je remets ces pierres en vos mains, Monsieur. Faites maintenant ce qu’il vous plaira. Mais, quoi que vous fassiez contre moi, souvenez-vous que vous le faites contre le futur époux de votre fille unique. Élise, je vous donnerai bientôt de mes nouvelles. C’est la dernière fois ce soir que je vous cause un chagrin.

« Et, sur ces paroles, il quitta la chambre et la maison.

« Je me trouvais dans une situation terrible. J’avais en ma possession les inestimables pierres : comment en opérer la restitution sans explication et sans scandale ? Je connaissais trop ma fille pour supposer que je la détacherais jamais de l’homme à qui elle avait livré son cœur. Je n’étais même pas sûr d’avoir le droit de l’en détacher du moment qu’elle exerçait sur lui une action aussi bienfaisante. Comment le dénoncer sans l’atteindre, elle ? Et dans quelle mesure convenait-il de le livrer à la justice quand, volontairement, il se mettait en mon pouvoir ? Après mûre réflexion, je pris une décision qui peut vous paraître folle ; et pourtant, si j’avais à recommencer, je crois bien que je n’en prendrais pas d’autre.

« J’imaginai de replacer les pierres sans prévenir personne. Mes clefs me permettaient d’entrer dans le Musée. Je comptais éviter Simpson, dont je connais les habitudes. Je résolus de ne me confier à qui que ce fût, pas même à ma fille ; et je lui dis que je partais voir mon frère en Écosse. Je voulais être libre quelques nuits sans qu’on s’inquiétât de mes allées et venues. À cette fin, je louai, le soir, une chambre dans Harding Street. Je laissai entendre que j’étais imprimeur et que je rentrerais à des heures tardives.

« Cette nuit même, je pénétrai dans le Musée et replaçai quatre des pierres. Travail très pénible, qui me prit la nuit entière. Un bruit de pas me signalait de loin les rondes de Simpson ; et je me cachais dans le coffre à momie. J’avais quelques notions d’orfèvrerie ; mais j’étais loin de l’habileté déployée par le voleur. L’état des montures ne laissait pas soupçonner qu’on y eût touché ; au contraire, mon travail était maladroit et rude. J’espérais cependant qu’on n’irait pas examiner de près le pectoral et qu’on ne remarquerait pas, avant mon opération terminée, le mauvais état des montures. Le lendemain, je rétablis encore quatre pierres. J’aurais fini cette nuit sans la déplorable circonstance qui m’a contraint à vous avouer ce que je désirais tant tenir caché. J’en appelle à vous, Messieurs, à votre sentiment de l’honneur, à votre pitié : vous déciderez si ce que je viens de vous dire doit ou non avoir des suites. Mon bonheur, celui de ma fille, la régénération possible d’un homme, je remets tout cela entre vos mains. »

— C’est-à-dire que tout est bien qui finit bien, répondit mon ami ; et cette histoire finira ici même, à l’instant même. Un orfèvre expérimenté resserrera demain les montures trop lâches ; ainsi aura passé le danger le plus grave qui depuis la destruction du Temple ait menacé l’urim et thummim. Voici ma main, professeur Andréas. Je veux croire qu’en des circonstances aussi délicates j’aurais su agir avec autant de désintéressement et d’à-propos.


Ce récit a un épilogue.


Un mois plus tard, Élise Andréas épousait un homme dont je ne prononcerais pas le nom sans soulever les protestations : car il est de ceux qu’entoure la considération générale. Mais cette considération, si l’on venait à savoir la vérité, se reporterait toute sur la jeune fille qui a ramené cet homme de si loin sur la fatale route d’où si peu reviennent.


LE POT DE CAVIAR


L’on était au quatrième jour du siège. Munitions et provisions touchaient à leur fin. Quand l’insurrection des Boxers, comme un incendie dans les herbes sèches, avait flambé tout d’un coup au nord de la Chine, les quelques Européens disséminés dans les provinces lointaines avaient rallié le premier poste de défense ; et ils y défendaient chèrement leur vie, en attendant d’être secourus – ou de ne pas l’être. Dans ce dernier cas, autant ne rien dire du sort qu’on leur réservait ; et, dans le premier, on pourrait, aux visages qu’ils rapporteraient chez les hommes, connaître qu’ils avaient vu de près une de ces morts dont la pensée ne leur fût jamais venue, même en rêve.

Ichau n’était qu’à cinquante milles de la côte, et une escadre européenne croisait dans le golfe de Liang-Toung. Aussi, la pauvre petite garnison – composée de chrétiens indigènes et d’ouvriers du chemin de fer, sous les ordres d’un officier allemand qu’assistaient quelques civils Européens – tenait-elle vaillamment, convaincue que, des petites collines de l’Est, le secours allait bientôt descendre. On apercevait la mer du haut de ces collines, et sur la mer il y avait des compatriotes.

Postés aux meurtrières, sous l’abri croulant des murs de briques qui bordaient le petit quartier européen, ces braves tiraillaient avec ardeur, sinon avec efficacité, contre les lignes des Boxers, dont les retranchements de pierres sèches faisaient des progrès rapides. Dans un jour ou deux l’on serait certainement à bout de ressources ; non moins certainement, dans un jour ou deux l’on serait délivré. Que le secours dût arriver un peu plus tôt ou un peu plus tard, personne ne se risquait à prévoir qu’il ne dût pas arriver en temps utile. Jusqu’au mardi soir, il n’y eut pas un mot de découragement.

À la vérité, le mercredi, la foi robuste des défenseurs en ce qui leur venait par delà ces collines avait un tant soit peu faibli. Les pentes se déroulaient nues et muettes, cependant que les lignes d’investissement poussaient toujours plus proche, si proche que l’on distinguait dans le moindre détail de leurs traits les horribles faces qui, par dessus les amas de pierres, vomissaient de temps en temps des imprécations. On entendait pourtant moins de cris depuis que le jeune Ainslie, du service diplomatique, avec sa jolie petite carabine de chasse du calibre 303, s’embusquait dans le clocher trapu de l’église, où il passait les jours à démolir cette engeance. Mais des retranchements silencieux sont encore plus impressionnants ; et régulièrement, irrésistiblement, inéluctablement, les lignes de pierres sèches et de briques se resserraient. Il suffirait bientôt d’un bond pour jeter sur les frêles travaux de la défense ces guerriers frénétiques. La situation apparaissait donc très noire dans la soirée du mercredi. Le colonel Dresler, l’ancien soldat d’infanterie allemande, gardait une figure imperturbable ; mais il se sentait du plomb au cœur. Ralston, du chemin de fer, passa une moitié de la nuit à écrire des lettres d’adieu. Le professeur Mercer, le vieil entomologiste, se renfermait plus que jamais dans un silence pensif et morose. Ainslie avait un peu perdu de sa belle assurance. Tout compte fait, c’étaient les dames — Miss Sinclair, la garde-malade de la mission écossaise, Mrs. Patterson, et sa fille, la jolie Miss Jessie — qui montraient le plus de quiétude. Le Père Pierre, de la mission française, gardait, lui aussi, tout son sang-froid : ce qui n’avait rien que de naturel pour un homme habitué à considérer le martyre comme une gloire. Les Boxers qui de l’autre côté du mur réclamaient avidement son sang le troublaient moins que la société forcée du pasteur de l’église presbytérienne, Mr. Patterson, à qui, depuis dix ans, il disputait opiniâtrement les âmes des indigènes. Quand ils se croisaient dans les couloirs, c’était comme se croisent chien et chat ; et ils se surveillaient ombrageusement, crainte que dans les tranchées l’un ne dérobât à l’autre quelqu’une de ses ouailles en lui chuchotant des paroles d’hérésie.

La nuit du mercredi s’écoula sans incident. Le jeudi, tout s’éclaircit de nouveau. Ce fut Ainslie qui, monté dans la tour de l’horloge, perçut le premier au loin un grondement de canon. Dresler l’entendit ensuite. Au bout d’un instant, ils l’entendaient tous, la puissante voix du bronze, qui les appelait, qui les invitait à se réjouir puisque le secours venait. Donc, les compagnies de débarquement étaient en route. Elles n’arriveraient pas trop tôt d’une heure. Les cartouches allaient manquer. Les rations de vivres allaient encore se réduire. Mais qu’importait cela maintenant qu’on avait la certitude de la délivrance ? Il n’y aurait pas d’attaque dans la journée : car on voyait les Boxers refluer en masse vers la fusillade lointaine ; et les longues lignes qu’ils occupaient restaient silencieuses et désertes. Aussi la table réunit-elle à déjeuner une assemblée heureuse et loquace, débordant de cette joie de vivre qui jaillit plus éclatante sous l’ombre de la mort.

— Le baril de caviar ! cria Ainslie. Voyons, Professeur, allez-y du baril de caviar !

Potztausend, oui ! grommela le vieux Dresler. Il est temps que nous l’ayons, ce fameux baril !

Les dames s’en mêlèrent. De tous les points de la longue table mal garnie, on réclamait le caviar.

L’heure semblait mal indiquée pour une exigence de cette nature. Elle avait pourtant sa raison, et bien simple. Le professeur Mercer, le vieil entomologiste californien, avait, un jour ou deux avant le soulèvement, reçu un baril de caviar dans un envoi de marchandises venant de San Francisco. Lors du rationnement général des vivres, on n’en avait excepté que ce mets de choix, avec trois flacons de Lacryma Christi de même provenance. Et d’un accord unanime on avait mis le tout en réserve pour fêter le jour où l’on entreverrait la fin du danger. Le bruit du canon sauveur continuait d’arriver aux oreilles des convives ; et cette musique à leur déjeuner leur était plus douce que celle que leur eût fournie le restaurant le plus élégant de Londres. Avant la nuit ils seraient libres. Alors, pourquoi leur pain rassis n’aurait-il pas les honneurs de ce caviar précieux ?

Mais le Professeur hocha sa vieille tête à boucles et sourit de son impénétrable sourire.

— Attendons plutôt, dit-il.

La compagnie se récria.

— Attendre ! À quoi bon attendre ?

— Les nôtres ont encore fort à faire pour arriver.

— Ils seront ici au plus tard pour le dîner, dit Ralston, du chemin de fer, qui était un homme vif, à figure d’oiseau, avec des yeux brillants et un long nez en pointe. Ils ne peuvent pas, maintenant, être à plus de dix milles. Sept heures du soir, à dix milles seulement par heure, cela fait le compte.

— Il y a une bataille engagée sur le chemin, objecta le Colonel. Vous accorderez bien une heure ou deux pour la bataille ?

— Pas une demi-heure ! proféra Ainslie. Ils passeront comme s’il n’y avait personne. Que peuvent ces coquins, avec leurs mousquets à mèches et leurs sabres, contre des armes modernes ?

— Tout dépend de qui commande la colonne, opina Dresler. Si par bonheur c’est un officier allemand…

— Ma fortune pour un Anglais ! cria Ralston.

— Le commandant français a une réputation d’excellent tacticien, dit le Père Pierre.

— Je ne vois pas que ceci ait la moindre importance, trancha l’exubérant Ainslie. M. Mauser et M. Maxim travailleront pour nous. Eux pour nous, un chef se tirera toujours d’affaire. Je dis qu’on vous rossera cette canaille et qu’on lui passera par dessus. Professeur, le baril de caviar !

Mais le vieux savant ne se laissait pas convaincre.

— Après tout, intervint Mr. Patterson, avec son accent écossais, lent et précis, ce sera une marque de courtoisie envers les officiers, nos libérateurs et nos hôtes, que de leur offrir une nourriture décente. Je partage l’avis du Professeur : gardons le caviar pour le dîner.

L’argument alla émouvoir chez tout le monde le sentiment de l’hospitalité. Puis, il y avait quelque chose de plaisamment chevaleresque dans l’idée de réserver cette petite gâterie pour en relever le menu des libérateurs. On ne parla plus du caviar.

— Au fait, Professeur, reprit Mr. Patterson, j’entendais dire tout à l’heure que c’était la seconde fois que vous subissiez un pareil siège. Vous nous intéresseriez tous, j’en suis sûr, en nous donnant quelques détails sur le premier.

Le visage du vieillard se renfrogna.

— C’était, fit-il, en 1882, à Sung-Tung, dans le sud de la Chine.

— Il faut, dit le missionnaire, une extraordinaire coïncidence pour que vous ayez connu déjà une situation analogue. Et comment vous secourut-on à Sung-Tung ?

— On ne nous secourut pas.

— Quoil la place tomba ?

— Elle tomba.

— Cependant, vous vivez encore ?

— Je suis médecin en même temps qu’entomologiste. L’ennemi avait des blessés : il m’épargna.

— Et les autres ?

— Assez ! assez ! cria le petit prêtre français, la main levée dans un geste de protestation, car il y avait vingt ans qu’il vivait en Chine !

Le professeur s’était tu. Mais, derrière la tristesse de ses prunelles grises, une vision d’horreur se blottissait. Les dames en devinrent pâles.

— Désolé, fit le missionnaire. Je vois que j’ai touché à un sujet pénible. Je n’aurais pas dû vous questionner.

— Oui, répondit le Professeur, lentement, il est plus sage de ne pas questionner. Et préférable de ne point parler de ces choses. Mais je crois bien que le canon se rapproche.

Il ne pouvait, à cet égard, y avoir aucun doute. Après une interruption, le grondement avait repris, et sur ce thème grave courait l’accompagnement alerte de la fusillade. Cela paraissait venir du versant opposé de la première colline. On repoussa les chaises, on s’élança vers les murs. À pas étouffés, des serviteurs entrèrent, firent disparaître les maigres reliefs du repas. Et le Professeur resta là, penchant sur ses deux mains la lourde tête grisonnante, gardant au fond des yeux le même regard de pensive horreur. Il y a des revenants qui sommeillent durant des années ; les faire rentrer dans le repos quand une fois ils se sont éveillés n’est pas chose facile. La canonnade avait cessé ; mais le Professeur ne s’en avisait pas, perdu qu’il était dans le souvenir unique, terrible et suprême, de sa vie.

Le colonel survint, qui l’arracha à ses pensées. Un sourire complaisant épanouissait cette large figure germanique.

— Le Kaiser sera content, dit-il en se frottant les mains. Au bout de tout ceci, je vois à coup sûr une médaille. « Défense d’Ichau contre les Boxers par le colonel Dresler, ancien major du 114e régiment d’infanterie de Hanovre. Magnifique résistance de la garnison contre toute chance de succès ». Voilà ce qu’on lira certainement dans les gazettes berlinoises.

— Alors, vous nous jugez sauvés ? demanda le vieillard, sans aucune émotion dans la voix.

Le colonel eut un sourire.

— Savez-vous, Professeur, dit-il, que je vous ai vu plus agité le matin où vous avez réintégré dans votre boîte le Lepidus Mercerensis ?

— Je l’avais cru en sûreté dans ma boîte, répondit l’entomologiste. J’ai vu dans ma vie des retours du sort bien étranges ; et je ne m’attriste ni ne me réjouis, désormais, qu’à bon escient. Dites-moi les nouvelles.

— Eh bien, fit le Colonel, allumant sa pipe et allongeant sur une chaise de bambou ses jambes guêtrées, je jure, sur ma réputation militaire, que tout va bien. Les nôtres font des progrès rapides ; la cessation du feu marque la fin de la résistance. Nous les verrons dans une heure au sommet de ces croupes. Ainslie, par trois coups de feu, nous préviendra du haut du clocher. Nous ferons alors une petite sortie pour notre satisfaction personnelle.

— Et vous attendez le signal ?

— Je l’attends. Et j’ai eu l’idée de venir, jusque-là, vous tenir compagnie, car je voudrais vous demander quelque chose.

— Quoi donc ?

– Vous nous parliez tout à l’heure de l’autre siège… le siège de Sung-Tung. Il y a là, au point de vue professionnel, une question qui m’intéresse. À présent que nous voilà débarrassé des pékins et des dames, j’espère qu’il est sans inconvénient que nous en causions ?

— Le sujet n’a rien d’agréable.

— J’en conviens sans peine. Mein Gott ! ce fut un drame. Mais vous avez vu la façon dont j’ai conduit ici la défense. Trouvez-vous qu’elle ait été prudente ? Et habile ? Et digne des traditions de l’armée allemande ?

— Je pense que vous n’auriez pu faire davantage.

— Merci. Mais croyez-vous qu’on défendit aussi bien l’autre place ? Une comparaison de ce genre offre pour moi l’intérêt, le plus vif. Croyez-vous qu’on pût la sauver ?

— Non. Tout le possible fut fait sauf, pourtant, une chose.

— Ah ! il y eut une omission ? Laquelle ?

— Personne n’aurait dû pouvoir tomber vivant aux mains des Chinois.

Le colonel tendit sa vaste main rouge, dont il enveloppa les doigts bleus et nerveux du Professeur.

— Vous avez raison, mille fois raison. Mais supposez-vous que je n’y aie pas songé ? Personnellement, je saurais mourir en combattant, ? De même Ralston. De même Ainslie. Je leur en ai dit un mot : affaire entendue. Quant aux autres… j’en ai causé avec eux. Mais que faire ? Il y a le prêtre, et le missionnaire écossais, et les femmes.

— Ils se laisseraient prendre vivants ?

— Ils se refuseraient aux moyens de l’éviter. Ils n’attenteraient pas à leur vie. Question de conscience. Bien entendu, le danger n’existe plus, rien ne nous autorise à envisager une éventualité aussi terrible. Mais enfin, à ma place, le cas échéant, que feriez-vous ?

— Je tuerais tout le monde.

Mein Gott ! Assassiner ces gens !

— Je les tuerais, par pitié pour eux-mêmes ! J’ai passé par là, Monsieur. J’ai vu le supplice des œufs brûlants ; j’ai vu le supplice de l’eau bouillante ; j’ai vu les femmes… Mon Dieu ! je me demande comment j’ai jamais retrouvé le sommeil !

Les affres du souvenir torturaient ce visage habituellement impassible.

— On m’avait attaché à un poteau, avec des épines sous les paupières pour m’obliger à les tenir ouvertes ; et ce que j’endurais me cuisait moins que les reproches que je m’adressais au fond de moi-même, en pensant qu’avec quelques tablettes insipides j’aurais pu, à la dernière minute, arracher les victimes aux tortionnaires ! Un assassinat ? Je suis prêt à comparaître devant la justice divine pour y répondre de mille assassinats pareils ! Un péché ? Non ! mais l’un de ces actes capables d’effacer de l’âme la souillure du vrai péché ! Si, sachant ce que je sais, j’avais manqué d’agir en conséquence, il n’y aurait pas d’enfer assez profond pour recevoir mon âme coupable et lâche !

Le colonel se leva, et, de nouveau, sa main étreignit la main du Professeur.

— Vous parlez de bon sens, dit-il. Vous êtes un homme énergique et brave, et qui se connaît. Oui, parbleu, vous m’auriez été d’un grand secours si les événements avaient pris un tour fâcheux. Bien souvent, le matin, aux premières heures, alors qu’il fait encore nuit noire, je réfléchissais à tout cela, je m’interrogeais ; et je ne savais que me répondre. Mais nous aurions déjà dû entendre le signal d’Ainslie. Il faut que j’aille voir.

Le vieux savant se retrouva seul avec ses pensées. À la fin, le canon des libérateurs et le signal de leur approche ne sonnant toujours pas à ses oreilles, il se leva pour aller aux informations sur les remparts. Mais la porte s’ouvrit, et le colonel Dresler entra, chancelant, pâle comme un spectre, hors d’haleine comme un homme épuisé par la course. Il y avait du brandy sur un guéridon : il en avala d’un trait un plein verre. Puis il s’affaissa sur un siège.

— Eh bien, s’enquit le Professeur, froidement, ils n’arrivent pas ?

— Non. Ils ne peuvent pas arriver.

Un silence suivit, qui dura une minute ou davantage. Les deux hommes se regardaient fixement, déconcertés.

— Les autres savent ?…

— Personne que moi ne sait rien.

— Comment avez-vous appris ?

— J’étais sous la mine, près de la poterne, — la petite porte en bois qui ouvre sur le jardin de roses. Je vis quelque chose ramper dans la broussaille. On frappa à la porte : c’était un Tartare chrétien, mortellement blessé à coups de sabre. Il venait de la bataille. Le commodore Wyndham, l’Anglais, nous l’envoyait. La colonne de secours était en échec. Manquant presque de munitions, elle se retranchait, le temps de se faire ravitailler par les navires. Trois jours se passeraient avant qu’elle pût arriver. C’était tout. Mein Gott ! c’était de reste.

Les sourcils broussailleux du Professeur s’abaissèrent.

— Où est l’homme ? demanda-t-il.

— L’homme est mort. Mort d’hémorragie. Son corps est couché près de la poterne.

— Et personne ne l’a vu ?

— Pour ainsi dire, personne…

— Ce qui signifie qu’on l’a vu ?

— Ainslie l’aura sans doute aperçu du clocher de l’église. Il doit savoir que j’ai des nouvelles. Il désirera les connaître. Si je lui en fais part, il faut que j’en fasse part à tout le monde.

— Combien pouvons-nous tenir encore ?

— Une heure ou deux tout au plus.

— Sans aucun doute ?

— Sur mon honneur de soldat.

— C’est donc la chute ?

— La chute.

— Et il ne nous reste aucun espoir ?

— Aucun.

De nouveau, la porte s’ouvrit. Le jeune Ainslie se précipita dans la chambre. Derrière lui se pressaient Ralston, Patterson, et toute une foule de blancs et de chrétiens indigènes.

— Vous avez des nouvelles, colonel ?

Le professeur Mercer prit les devants.

— C’est ce que le colonel Dresler était en train de me dire. Tout va bien. La colonne a fait halte, mais elle sera là demain de bonne heure. Il n’y a plus de danger.

Dans le groupe qui garnissait le seuil, les applaudissements éclatèrent. On riait, on se serrait les mains.

— Supposez cependant qu’on nous attaque avant demain matin ! s’écria Ralston avec impétuosité. Faut-il que les nôtres soient de fieffés imbéciles pour ne pas pousser de l’avant ! Tas de fainéants qui devraient, jusqu’au dernier, passer devant une cour martiale !

— Tout va bien. L’ennemi a certainement reçu un coup. On peut le voir ramener des centaines de blessés par-dessus la colline. Il doit avoir subi de grosses pertes et n’attaquera pas avant le matin.

— Non, certainement, confirma le colonel, il n’attaquera pas avant le matin. Tout de même, regagnez vos postes. Il ne faut pas que nous démunissions un seul point.

Il quitta la chambre avec les autres. Mais, en sortant, il jeta derrière lui un regard, et ses yeux, une seconde, rencontrèrent ceux du vieux professeur. « Je remets leur sort entre vos mains », disaient-ils clairement. Et le Professeur répondit par un triste sourire.

L’après-midi se passa tout entier sans que les Boxers fissent leur dernière attaque. Pour le colonel Dresler, cette inaction peu habituelle signifiait qu’ils rassemblaient leurs forces et se concentraient en vue de l’inévitable et décisif assaut. Au contraire, pour le reste de la garnison, le siège était fini, les pertes subies par l’ennemi le réduisaient à l’impuissance. Aussi l’heure du dîner venue, se rangea-t-il gaîment et bruyamment autour de la table. On déboucha les trois flacons de Lacryma Christi, on ouvrit le fameux baril de caviar.

C’était un grand baril, et qui ne se trouva pas vidé quand chacun eut reçu pour sa part une cuillerée pleine. Ralston, en sa qualité d’épicurien, eut droit à double ration. Il becquetait le caviar à la façon d’un oiseau vorace. Ainslie en reprit. Le Professeur s’en attribua une large cuillerée. Le colonel Dresler, qui l’observait de près, fit de même. Les dames en mangèrent copieusement, à l’exception de la jolie Miss Patterson, qui en détestait le goût acre et salé ; malgré l’aimable insistance du Professeur, à peine toucha-t-elle à un coin de son assiette.

— Mon petit régal n’a pas la chance de vous plaire, lui dit-il. C’est un désappointement pour moi, qui le réservais dans l’espoir de vous être agréable. Je vous en prie, mangez de mon caviar.

— Je n’ai jamais apprécié le caviar, répondit-elle. Cela viendra peut-être, avec le temps.

— Il faut commencer. Pourquoi ne pas entreprendre tout de suite l’éducation de votre goût ? Puisque je vous le demande !

Le visage charmant de la jeune fille s’illumina d’un radieux et puéril sourire.

— Que d’empressement ! Je ne vous savais pas si galant, Professeur Mercer ! Si je ne mange pas de votre caviar, je ne vous en suis pas moins reconnaissante.

— C’est folie que de n’en pas manger ! se récria le Professeur, si vivement que le sourire s’éteignit sur le visage de la jeune fille, et que les yeux dont il la regardait réfléchirent leur gravité dans ses yeux, à elle. Je vous dis que c’est folie de n’en pas manger ce soir !

— Mais pourquoi ? pourquoi ? interrogea-t-elle.

— Parce que vous en avez dans votre assiette et que c’est péché de le laisser se perdre.

— Là ! là ! s’interposa résolument Mrs. Patterson. Ne la persécutez pas davantage ! Je vois bien qu’elle n’aime pas cela. Mais il n’y aura rien de perdu.

Et avec la lame de son couteau elle fit passer le caviar de l’assiette de Miss Jessie dans la sienne.

— Comme cela, il n’y aura pas de gaspillage. Remettez-vous, Professeur.

Mais le Professeur ne semblait pas se remettre. À voir l’agitation de son visage, on eût dit un homme en face d’un obstacle inattendu et formidable. Il se perdait dans ses pensées.

La conversation bourdonnait joyeuse. Tous avaient mille projets d’avenir.

— Non, non, il n’y a pas de congé pour moi, disait le Père Pierre. Nous autres, prêtres, nous ne connaissons pas les congés. À présent que voilà sur pied la mission et l’école, je m’en vais les laisser au Père Amiel, et pousser à l’ouest, vers d’autres.

— Vous partez ? s’étonna Mr. Patterson. Vous ne voulez pas dire que vous quittez Ichau ?

Le Père Pierre secoua, d’un air de reproche espiègle, sa tête vénérable.

— C’est mal à vous d’en paraître aussi ravie, Miss Patterson.

— Mon Dieu ! nos vues, sans doute, sont différentes, dit le presbytérien ; mais nous n’avons contre vous aucun sentiment personnel, Père Pierre. D’ailleurs, comment un homme instruit et raisonnable peut-il bien, à cette heure de l’histoire du monde, apprendre à ces malheureux païens, encore plongés dans les ténèbres, que…

Un murmure général de protestation lui rentra sa théologie dans la gorge.

— Et vous-même, Mr. Patterson, qu’allez-vous faire ? demanda quelqu’un.

— Eh bien, je vais aller passer trois mois à Edimbourg à l’occasion de l’assemblée annuelle. C’est vous, Mary, qui allez être heureuse, je pense, de courir un peu les boutiques dans Prince Street ! Et vous, Jessie, vous verrez des personnes de votre âge. Puis, nous reviendrons à l’automne, quand vous aurez un peu reposé vos nerfs.

— Nous en avons tous besoin, dit Miss Sinclair, la garde-malade. Cette longue tension m’éprouve de la plus étrange manière. J’ai en ce moment un tel bourdonnement dans les oreilles…

— Tiens ! c’est drôle, cria Ainslie, mais il m’arrive la même chose : un bourdonnement absurde, qui monte et descend, comme si un vol de mouches ivres essayaient leur registre. Vous avez raison, ce doit être un effet de tension nerveuse. Pour ma part, je retourne à Pékin. Je compte bien y trouver une promotion à la suite de cette affaire. Et j’y jouerai quelques bonnes parties de polo, ce qui est le plus agréable divertissement que je connaisse. Et vous, Ralston ?

— Oh ! je ne sais pas. Je n’ai guère eu le temps d’y penser. J’ai envie d’un bon congé, avec du soleil et de la joie, pour me faire oublier tout ceci. Il fallait voir mes lettres dans ma chambre, c’était comique ! La situation semblait si désespérée mercredi soir que j’avais réglé mes affaires et écrit à tous mes amis. Je ne sais pas bien comment les lettres seraient parvenues à leurs adresses ; mais je m’en remettais à la chance. Je garderai probablement ces papiers en souvenir. Ils me rappelleront toujours à quel point nous l’avons tous échappé belle !

— Oui, je les garderais, à votre place, fit Dresler.

Il y avait dans sa voix un accent si profond, si solennel, que tous les yeux se tournèrent vers lui.

— Quoi donc, colonel ? dit Ainslie, vous semblez tout triste ce soir.

— Mais non… non… je suis très content.

— À la bonne heure ! Car voici le triomphe ! Et nous serons à jamais vos débiteurs pour la science et le talent dont vous avez fait preuve. Je ne crois pas que sans vous nous aurions tenu, Mesdames et Messieurs, je vous invite à porter la santé du colonel Dresler, de l’armée impériale allemande ! Er soll leben… hoch !

Tous, le verre en main, se dressèrent en l’honneur du soldat, et s’inclinèrent avec des sourires. Et il rougit de fierté professionnelle.

— J’ai, toujours gardé mes livres avec moi, dit-il. Je n’ai rien oublié. Je ne crois pas qu’on pût faire davantage. Si les choses avaient mal tourné, si nous avions succombé, vous m’auriez, j’en suis sûr, déchargé de toute responsabilité comme de tout blâme !

Il regardait anxieusement autour de lui.

— Colonel Dresler, prononça le ministre écossais, je me fais l’interprète de tous ici en vous assurant… Mais, Dieu nous garde ! s’interrompit-il, est-ce que Mr. Ralston serait malade ?

Penchant la tête sur ses bras repliés, Ralston dormait d’un sommeil paisible.

— Ne faites pas attention ! dit vivement le professeur. Nous sommes tous en ce moment sous le coup d’une réaction et exposés à des crises de faiblesse. Ce n’est que dans la nuit que nous nous sentirons revenir un peu.

— Je vais sûrement imiter son exemple, dit Mrs. Patterson. Je ne crois pas avoir jamais éprouvé un plus grand besoin de dormir. J’ai peine à tenir la tête droite.

Elle se pelotonna contre le fond de son siège et ferma les yeux.

— Voilà bien la première fois que pareille chose lui arrive ! s’écria Patterson, riant de bon cœur. S’endormir sur son dîner ! Que va-t-elle penser d’elle-même quand nous le lui dirons ! D’ailleurs, je peux excuser ce soir ceux qui s’endorment ; car j’ai idée que je ne vais pas tarder à me retirer.

Ainslie, très excité, bavardait sans trêve. Il se leva de nouveau, son verre à la main.

— Nous devrions boire tous ensemble et chanter Auld Lang Syne, proféra-t-il, en promenant son sourire à la ronde. Depuis une semaine, nous ramons tous sur le même bateau. Nous avons appris à nous estimer les uns les autres, et, chacun pour notre part, à estimer le pays des autres. Voici le colonel pour l’Allemagne ; le Père Pierre pour la France ; le professeur pour l’Amérique ; pour l’Angleterre, Ralston et moi. Et voici les dames, que Dieu bénisse ! Nous avons, durant tout le siège, trouvé auprès d’elles des anges de compassion et de miséricorde. Nous devrions boire à la santé des dames. Elles nous ont donné l’admirable exemple du calme dans le courage, de la patience, de… comment dirai-je ?… de la force d’âme… de… de… Par Saint-Georges ! regardez donc le colonel ! Endormi, lui aussi ! On ne résiste pas à cette température infernale !…

Mais son verre alla s’écraser sur la table, et il tomba lui-même à la renverse, en murmurant des mots confus. Miss Sinclair, la pâle garde-malade, avait, de son côté, succombé ; et elle s’inclinait, pareille à un lys brisé, en travers de sa chaise. Mr. Patterson regarda autour de lui, se leva, et passant une main sur son front brûlant :

— Ceci n’est pas naturel, Jessie ! s’écria-t-il. Pourquoi dorment-ils tous ? Et tenez, voilà le Père Pierre… Parti comme les autres ! Jessie, votre mère est froide. Est-ce le sommeil ? Est-ce la mort ? Ouvrez les fenêtres ! Au secours ! Au secours !

Il s’élança, chancelant, vers la fenêtre. Mais, à mi-chemin, il eut un vertige, ses genoux fléchirent, et il s’abattit, la tête en avant. La jeune fille avait bondi. Elle regarda avec des yeux d’épouvante, son père étendu devant elle, entouré par ce cercle de silence.

— Professeur Mercer, qu’y a-t-il ? qu’y a-t-il donc ? adjura-t-elle. Ô mon Dieu ! mais ils meurent ! mais ils sont morts !

Le vieillard se mit debout, par un suprême effort de sa volonté, car déjà il sentait s’épaissir autour de lui les ténèbres.

— Ma chère enfant, dit-il, d’une voix qui hachait les paroles, nous voulions vous épargner cette épreuve… Vous n’auriez souffert ni d’esprit ni de corps. C’était du cyanure… Je l’avais mis dans le caviar… Mais vous avez refusé…

— Juste ciel !

Un sursaut l’avait rejetée en arrière, les pupilles dilatées,

— Ah ! monstre ! monstre ! Vous les avez empoisonnés !

— Je les ai sauvés ! Vous ne connaissez pas ces Chinois. Ils sont atroces. Dans une heure, nous tombions tous entre leurs mains. Prenez cela, mon enfant…

Tandis qu’il parlait, une brusque fusillade éclata sous les fenêtres mêmes de la chambre.

— Écoutez : les voilà ! Vite, mon enfant, vite ! Vous pouvez leur échapper encore !

Ses mots ne frappaient plus que des oreilles sourdes : la jeune fille était retombée inanimée sur son siège. Dressé, le vieillard écouta un instant le bruit du feu au dehors. Mais quoi donc ?… Qu’était-ce que cela ?… Devenait-il fou ?… Subissait-il l’effet du toxique ? Sûrement, c’étaient là des acclamations européennes ? Oui… Des ordres brefs retentissaient, en anglais. Il entendait le cri des marins. Il ne pouvait plus douter. Le secours venait enfin, par un miracle.

Il tendit ses longs bras avec désespoir.

— Qu’ai-je fait ? Ah ! qu’ai-je fait, Seigneur ? s’écria-t-il.

Ce fut le commodore Wyndham en personne qui, après une attaque de nuit désespérée et victorieuse, s’élança le premier dans la terrible salle à manger. Un groupe de convives se rangeait, livide et muet, autour de la table. Une jeune fille gémissait et remuait faiblement : pas d’autre signe de vie dans la pièce. Pourtant, il y avait là quelqu’un chez qui assez d’énergie subsistait pour l’accomplissement d’un devoir suprême. Cloué de stupeur sur le seuil, le commodore vit se soulever lentement au-dessus de la table une tête grise, et la longue personne du professeur osciller un instant sur ses jambes.

— Prenez garde au caviar !… Ne touchez pas au caviar !… râla le vieil entomologiste.

Et croulant sur lui-même, il ferma le cercle de la mort.
LE CHASSEUR DE SCARABÉES


— Une curieuse aventure ? fit le Docteur. Oui, mes amis, j’ai eu vraiment une curieuse aventure. Et je n’espère pas avoir jamais la pareille, car il est contraire à tous les principes de la chance que de tels événements se produisent deux fois dans la vie d’un homme. Vous m’en croirez si vous voulez : voici, à la lettre, comment les choses se passèrent.

Je venais d’être reçu médecin, mais n’avais pas encore abordé la pratique, et je logeais en garni dans Gower Street. La numérotation de la rue a changé depuis, mais la maison que j’habitais est la seule avec une bow-window, à gauche en venant du Métropolitain. Une veuve du nom de Murchison gérait l’immeuble : elle avait pour locataires un ingénieur et trois étudiants en médecine. J’occupais une chambre sous les toits, la moins chère de toutes ; et si peu qu’elle me coûtât, c’était encore plus que je ne pouvais me permettre. Mes pauvres ressources diminuaient à vue d’œil, et je sentais plus impérieusement chaque semaine la nécessité de faire quelque chose. Cependant, je répugnais à l’exercice de la médecine, car tous mes goûts me portaient vers la science, et plus spécialement vers la zoologie, pour laquelle j’ai toujours eu un faible. J’avais presque renoncé à la lutte, et me résignais déjà aux misères de l’existence professionnelle, quand je me trouvai, dans des circonstances extraordinaires, au bout de mes indécisions.

Un matin, j’avais mis la main sur un numéro du Standard ; j’en explorais de-ci de-là le contenu, et, les nouvelles faisant défaut, j’allais jeter le journal ; mais, tout d’un coup, en tête de la colonne des annonces, mes yeux rencontrèrent les lignes suivantes :

« On demande, pour un ou deux jours, les services d’un jeune médecin. Indispensable homme vigoureux, maître de ses nerfs, résolu, connaissant l’entomologie, et renseigné de préférence sur coléoptères. Se présenter en personne, aujourd’hui même, avant midi, 77 bis, Brook Street ».

J’ai déjà dit mon goût très vif pour la zoologie. L’étude des insectes m’intéressait entre toutes ; et j’avais, entre tous les insectes, étudié les scarabées. Les collectionneurs de papillons ne manquent pas ; mais les scarabées comptent des variétés infiniment plus nombreuses, et, chez nous, plus accessibles : ce qui explique que j’eusse tourné vers eux mon attention et formé une collection qui comprenait bien une centaine de variétés. Quant aux autres particularités requises dans l’annonce, je me savais capable de dominer mes nerfs, et j’avais gagné le prix du lancement des poids aux épreuves sportives entre hôpitaux. J’étais l’homme manifestement désigné pour la fonction vacante. Cinq minutes plus tard, un cab me portait vers Brook Street.

Chemin faisant, je réfléchissais, tâchant à conjecturer de mon mieux quelle sorte d’emploi pouvait réclamer des qualités aussi singulières. De la vigueur, de la résolution, une éducation médicale, et la connaissance des scarabées… comment se conciliaient entre elles ces diverses exigences ? Puis, il y avait ceci de décourageant que la situation, loin d’être stable, dût, au contraire, prendre fin d’un jour à l’autre. Plus j’y songeais, moins je comprenais ; mais, au bout du compte, j’en revenais toujours à me dire que, quoi qu’il arrivât, je n’avais rien à perdre, puisque j’avais épuisé mes ressources et que n’importe quelle aventure, même désespérée, venait à son heure pourvu qu’elle m’apportât honnêtement quelques souverains. On craint d’échouer quand on peut avoir à payer son échec : la Fortune n’avait rien à tirer de moi en cas d’insuccès. Je ressemblais au joueur décavé à qui l’on permet encore de tenter la chance.

La maison portant le numéro 77 bis de Brook Street était une de ces tristes mais imposantes demeures, brunes de couleur, plates de façade, respectables et solides d’aspect, où se reconnaît le style des George. Un jeune homme en sortait au moment où je descendais du cab, et je le vis s’éloigner rapidement dans la rue. Mais j’observai qu’en passant devant moi il me jeta un regard où la curiosité se mêlait de malveillance. Sa rencontre me parut d’un bon augure : car il avait tout l’air d’un candidat évincé ; et le dépit qu’il ressentait de mon arrivée signifiait sans doute que la place demeurait libre. Je gravis plein d’espoir les larges degrés du perron, et, soulevant le lourd marteau de la porte, je frappai.

Un valet de pied, en poudre et livrée, vint m’ouvrir. Évidemment, j’avais affaire à des gens riches et du grand monde.

— Vous désirez, Monsieur ?… interrogea le domestique.

— J’ai lu dans le Standard

— C’est bien. Lord Linchmere va vous voir à l’instant dans la bibliothèque.

Lord Linchmere ?… Je connaissais le nom, mais il ne me rappelait pour l’instant rien de précis. Je suivis le domestique ; et il m’introduisit dans une vaste pièce meublée de livres, où était assis, derrière un bureau, un homme de petite taille, à la figure avenante, mobile et soigneusement rasée, avec de longs cheveux gris brossés en arrière. Il m’examina des pieds à la tête, d’un œil malicieux et pénétrant, tout en tenant de la main droite ma carte que le domestique lui avait remise. Puis il sourit avec satisfaction, et je compris qu’extérieurement du moins il me trouvait à sa convenance.

— C’est mon annonce qui vous amène, n’est-ce pas, docteur Hamilton ? demanda-t-il.

— En effet, Monsieur.

— Remplissez-vous bien les conditions stipulées ?

— Je le crois.

— Vous êtes un homme solide, si j’en juge sur les apparences ?

— Très solide.

— Et résolu ?

— Il me semble.

— Avez-vous jamais su ce que c’est que de se sentir exposé à un danger imminent ?

— Jamais.

— Croyez-vous qu’en pareil cas vous auriez de la décision et du sang-froid ?

— Je l’espère.

— Et moi, j’en ai la conviction. Ce qui, chez vous, m’inspire surtout confiance, c’est que vous ne prétendiez pas savoir par avance ce que vous feriez dans une situation où vous vous trouveriez pour la première fois. J’ai idée que, dans la mesure où des avantages personnels s’imposent, vous réalisez l’homme que je cherche. Ceci établi, passons au second point.

— Lequel ?

— Parlez-moi des scarabées.

Je le regardai pour voir s’il plaisantait : au contraire, il se penchait avidement par dessus son bureau, et il y avait dans ses yeux comme une angoisse.

— J’ai peur que vous ne sachiez pas grand’chose des scarabées, cria-t-il.

— Mais pardon, Monsieur ! c’est le seul sujet scientifique sur lequel je sache vraiment quelque chose.

— J’ai plaisir à vous l’entendre dire. Parlez-moi donc des scarabées.

Et je lui parlai des scarabées. Je n’affirmerai pas que j’en dis rien de très original ; mais j’en déterminai brièvement les caractères en m’étendant sur l’espèce la plus commune, non sans faire quelque allusion aux spécimens de ma petite collection et à certaine étude sur les Nécrophores que j’avais publiée dans le Journal de la Science Entontologique.

— Quoi ! vous ne seriez pas collectionneur, peut-être ? s’exclama lord Linchmere. Vous ne voulez pas dire que vous soyez vous-même collectionneur ?

Les yeux lui dansaient de joie.

— Mais alors, vous êtes l’homme même que je cherche à Londres. Je pensais bien que parmi cinq millions d’individus il devait exister, cet homme. Le difficile, c’était de mettre la main sur lui. J’ai, en vous trouvant, cette chance extraordinaire.

Il frappa un gong posé sur la table : le domestique apparut.

— Priez Lady Rossiter de vouloir bien venir jusqu’ici, ordonna-t-il.

Peu d’instants après, Lady Rossiter entra dans la chambre. C’était une femme entre deux âges, petite, et qui ressemblait beaucoup à Lord Linchmere avec sa figure toujours en action et ses cheveux grisonnants. Mais l’expression d’angoisse que j’avais observée chez Lord Linchmere se marquait bien davantage chez elle. On eût dit que l’ombre d’un chagrin voilait ses traits.

Au moment Lord Linchmere me présenta, elle tourna pleinement vers moi son visage, et j’aperçus, avec une pénible surprise, au-dessus de son sourcil droit, une entaille à demi cicatrisée longue de deux pouces. Bien qu’en partie dissimulée par du taffetas, je pus me rend compte que la blessure était sérieuse et récente.

— Evelyn, dit Lord Linchmere, le docteur Hamilton réalise de tous points notre programme. Il collectionne les scarabées et leur a consacré plusieurs articles.

— Vraiment ? fit Lady Rossiter. En ce cas, vous avez, je suppose, entendu parler de mon mari. Quiconque s’occupe de scarabées connaît de nom sir Thomas Rossiter.

Un faible rayon de jour commença de déchirer pour moi les ténèbres de cette affaire. Il s’établissait enfin un rapport entre ces gens et les scarabées ! Sir Thomas Rossiter possédait en l’espèce la réputation du savant le plus autorisé au monde. Il avait fait de l’étude des scarabées l’objet même de sa vie, et il avait écrit sur ces insectes un ouvrage qui épuisait la matière. Je me hâtai d’assurer Lady Rossiter que j’avais lu cet ouvrage et l’estimais à sa valeur.

— Connaissez-vous mon mari ? demanda-t-elle.

— Non, répondis-je.

— Vous le connaîtrez, intervint Lord Linchmere, avec décision.

Lady Rossiter, debout derrière le bureau, lui mit sa main sur l’épaule. Ainsi confrontés, il n’y avait pas de doute qu’ils ne fussent frère et sœur.

— Réellement, dit-elle, vous sentez-vous prêt pour cette épreuve, Charles ? C’est généreux à vous, mais vous m’emplissez de crainte.

Sa voix tremblait d’émotion ; et je crus deviner chez lui un trouble égal, nonobstant ses efforts pour n’en laisser rien paraître.

— Oui, oui, ma chère, tout est réglé, convenu ; et, pratiquement, je ne vois pas d’autre moyen.

— Il n’y en a certainement pas d’autre.

— Je ne vous abandonnerai jamais, Evelyn, jamais. Tout marchera bien, comptez-y, tout marchera bien. C’est comme un décret de la Providence qu’un instrument aussi parfait nous tombe dans les mains.

Ma position devenait embarrassante : je sentais qu’on avait momentanément oublié ma présence. Mais lord Linchmere revint tout d’un coup à moi — et à mon engagement.

— Ce que j’attends de vous, docteur Hamilton, c’est que vous vous mettiez entièrement à ma disposition. Je désire que vous m’accompagniez dans un court voyage, que vous restiez sans cesse à mon côté, et que vous me promettiez de faire, sans me poser aucune question, tout ce que je puis avoir à vous demander, si déraisonnable que cela vous semble.

— Voilà qui est beaucoup exiger, répliquai-je.

— Impossible, malheureusement, de m’expliquer davantage, car j’ignore moi-même le tour que prendront les choses. Rassurez-vous, d’ailleurs : je ne vous réclamerai rien que votre conscience n’approuve ; et je vous garantis qu’au bout du compte vous aurez quelque fierté d’avoir contribué à une aussi bonne œuvre.

— En supposant que tout finisse bien, fit Lady Rossiter.

— C’est juste : en supposant que tout finisse bien, répéta Lord Linchmere.

— Et les conditions ? demandai-je.

— Vingt livres par jour.

L’énormité du chiffre me stupéfia, et sans doute mon visage trahit ma surprise.

— Vous n’aurez pas manqué, dit lord Linchmere, d’être frappé, à la lecture de mon annonce, par la rare combinaison de qualités qu’elle exige. Des dons aussi variés veulent qu’on les paye tout leur prix. Je ne vous cache pas que vous aurez une tâche ardue, sinon même dangereuse. Il se peut d’ailleurs qu’un ou deux jours suffisent pour tout terminer.

— Plaise à Dieu ! soupira la sœur.

— Ainsi, docteur Hamilton, puis-je bien compter sur votre aide ?

— N’en doutez pas, répondis-je. Vous n’avez qu’à me dicter mon devoir.

— Et d’abord, vous allez rentrer chez vous, faire un paquet de tout ce qu’il vous faut pour un séjour de peu de durée à la campagne. Nous partirons ensemble de la gare de Paddington cet après-midi à 3 heures 40.

— Et nous irons loin ?

— Jusqu’à Pangbourne. Rendez-vous à 3 heures 30 devant la bibliothèque. J’aurai nos billets. Au revoir, docteur Hamilton ! À propos, il y a deux choses que j’aimerais vous voir emporter si vous les avez : en premier lieu, votre collection de scarabées ; puis, une canne, la plus grosse et la plus lourde possible.


On pense bien que je ne laissai pas de me livrer à mille réflexions depuis l’instant où je quittai Brook Street jusqu’à celui où je retrouvai à Paddington Lord Linchmere. Toute cette fantastique affaire prenait dans mon cerveau mille formes kaléidoscopiques, et je m’en donnai une bonne douzaine d’explications, toutes plus grotesques et improbables les unes que les autres. Pourtant, je sentais que la vérité devait, elle aussi, avoir quelque chose de grotesque et d’improbable. Finalement, je renonçai à tous mes efforts pour trouver une solution et me contentai d’exécuter fidèlement les instructions reçues. Muni d’un sac à main, de la boîte contenant ma collection et d’une canne plombée, j’attendais devant la bibliothèque de la gare lorsqu’arriva Lord Linchmere. Je le trouvai plus petit encore que je ne l’avais cru, frêle et malingre, et dans un état de nervosité visiblement accrue depuis le matin. Il portait un ulster de voyage épais et long, et tenait à la main un solide gourdin en bois de prunelier.

— J’ai les billets, dit-il, en m’emmenant vers le quai. Voici notre train. J’ai retenu un compartiment, car il y a deux choses dont je tiens à vous bien pénétrer durant le voyage.

Les deux choses dont il avait à me « pénétrer » eussent tenu dans une phrase : je devais me rappeler sans cesse que j’étais là pour le protéger, et, conséquemment, ne jamais l’abandonner une minute. Nous touchions presque à destination qu’il me le répétait encore, avec une insistance qui trahissait l’ébranlement de ses nerfs.

— Oui, dit-il enfin, répondant à mon regard plus qu’à ma parole, vous me voyez nerveux, docteur Hamilton. J’ai toujours été timide, et je le dois à ma frêle complexion physique. Mais j’ai l’âme forte, et j’affronterais un danger devant lequel frémirait peut-être un homme moins nerveux que moi. En faisant aujourd’hui ce que je fais, je n’obéis pas à un mouvement spontané, mais bien au sentiment du devoir ; et je brave un risque mortel indubitable. Que l’affaire prenne une vilaine tournure, et j’aurai quelques droits au titre de martyr.

Je commençais à me sentir excédé de ce qu’ainsi l’on me proposât continuellement des énigmes. Je crus le moment venu d’en finir.

— J’estime, Monsieur, déclarai-je, qu’il vaudrait infiniment mieux vous confier entièrement à moi. Je ne saurais vraiment agir de façon efficace si j’ignore quel objet nous avons en vue et où nous allons.

— Pour ce qui est du lieu où nous allons, inutile d’en faire mystère. Nous allons à Delamere Court, résidence de sir Thomas Rossiter, dont vous connaissez si bien l’œuvre. Quant à l’objet de notre visite, je ne sache pas qu’en l’état présent des faits nous ayons rien à gagner, docteur Hamilon, à ce que je vous en fasse pleine et entière confidence. Je puis vous dire que nous agissons j’entends par « nous » ma sœur et moi, qui avons à cet égard des vues identiques — simplement pour prévenir quelque chose comme un scandale de famille. Vous comprendrez par là mon scrupule à vous donner aucune explication qui ne soit pas strictement nécessaire. Il n’en irait pas de même si j’avais à vous demander votre avis. Tout ce que j’attends de vous, dans le cas actuel, c’est une aide active ; et je vous indiquerai, selon les circonstances, la meilleure façon de me la donner.

Cela n’admettait pas de réplique. Aussi bien un pauvre diable peut-il se permettre, pour vingt livres par jour, d’endurer bien des choses ; mais le procédé de Lord Linchmere ne m’en parut pas moins désobligeant. Il entendait faire de moi un instrument aveugle, comme le bâton qu’il tenait. Je réfléchis, cependant qu’un homme aussi sensible devait avoir l’horreur du scandale, et me rendis compte que pour qu’il se livrât entièrement à moi, il lui faudrait n’avoir plus d’autre ressource. Je devais m’en remettre à mes yeux et à mes oreilles du soin de percer le mystère ; mais je savais avec certitude ne pas compter vainement sur eux.

Cinq bons milles séparent Delamere Court de la gare de Pangbourne. Nous fîmes le trajet en voiture découverte. Lord Linchmere demeura tout le temps absorbé dans ses pensées. Il n’ouvrit la bouche qu’au moment où nous touchions presque à destination, et ce fut pour me donner un renseignement qui m’étonna.

— Peut-être ne savez-vous pas, me dit-il, que je suis médecin comme vous ?

— En effet, vous me l’apprenez, Monsieur.

— Oui, j’ai suivi les cours dans ma jeunesse, alors qu’entre la pairie et moi il y avait la place de plusieurs existences. Je n’ai pas eu l’occasion de pratiquer ; mais, tout de même, j’ai trouvé quelque utilité à cette éducation scientifique ; et je n’ai jamais regretté les années consacrées à l’étude de la médecine. Voici les portes de Delamere Court.

Nous étions arrivés devant deux hauts piliers couronnés de monstres héraldiques et flanquant l’entrée d’une avenue sinueuse. Par-dessus les buissons de lauriers et de rhododendrons, je pouvais apercevoir une longue maison à pignons multiples, ceinte de lierre, et qui avait pris le ton chaud, harmonieux et gai des vieilles briques. Mes yeux restaient fixés sur cette délicieuse demeure, quand mon compagnon me tira nerveusement par la manche. — Voilà sir Thomas, murmura-t-il. Parlez-lui de scarabées autant que vous pourrez.

Un personnage grand, mince, singulièrement osseux et anguleux, venait d’émerger d’une brèche dans la haie de lauriers. Il tenait une sorte de petit sarcloir et portait de longs gants de jardinier. Sous le chapeau à larges bords qui l’ombrageait, son visage me frappa par un air d’extrême austérité, avec ses traits irréguliers et durs et sa barbe inculte. La voiture ayant fait halte, Lord Linchmere en descendit vivement.

— Mon cher Thomas, comment allez-vous ? demanda-t-il d’une voix cordiale.

Mais sa cordialité n’éveilla pas d’écho. Le maître de céans m’examinait par dessus l’épaule de son beau-frère, et je saisis des bribes de phrases : « Désirs bien connus… haine des étrangers… intrusion sans excuse… parfaitement inexplicable… » Puis il y eut un colloque à mi-voix entre les deux hommes ; après quoi ils se rapprochèrent ensemble de la voiture.

— Docteur Hamilton, permettez que je vous présente à sir Thomas Rossiter, me dit Lord Linchmere. Vous vous découvrirez avec lui une étroite affinité de goûts.

Je m’inclinai. Sir Thomas, immobile et raide, m’observait sévèrement par-dessous le large bord de son feutre.

— Lord Linchmere m’assure, fit-il, que vous avez, sur les scarabées, certaines connaissances. Que savez-vous donc sur les scarabées ?

— Ce que j’en ai appris dans votre ouvrage sur les coléoptères, sir Thomas, répliquai-je.

— Énumérez-moi les espèces les plus connues des scarabées anglais.

Je ne m’attendais pas à un examen en règle ; par bonheur, j’étais prêt à le subir. Mes réponses durent satisfaire sir Thomas, car ses traits se détendirent.

— Vous semblez, Monsieur, avoir retiré quelque profit de mes livres. Il ne m’arrive pas tous les jours de rencontrer quelqu’un qui prenne un intérêt intelligent à de pareilles matières. On trouve du temps pour des futilités comme le sport ou les relations mondaines, et l’on dédaigne les scarabées. Je puis vous certifier que la plupart des idiots de ce pays ne savent même pas que j’ai fait un livre, ni que j’ai le premier décrit la véritable fonction des élytres. J’ai plaisir à vous voir, Monsieur, et ne doute pas de vous intéresser en vous montrant quelques-uns de mes spécimens.

Il monta dans la voiture, et, tandis que nous roulions vers la maison, il me fit part de ses récentes recherches sur l’anatomie de la coccinelle.

J’ai dit que sir Thomas Rossiter portait un large feutre rabattu sur les yeux. Il l’ôta en entrant dans le vestibule, et je m’avisai d’une particularité que son chapeau m’avait cachée. Son front, naturellement haut, qu’exhaussaient encore ses cheveux rejetés en arrière, était en état de perpétuel mouvement. Par suite d’une infirmité nerveuse, ses muscles, secoués d’un spasme continu, tantôt se contractaient et tantôt produisaient une sorte de remous giratoire dont je n’avais, auparavant, jamais vu l’analogue. Cela me frappa sitôt qu’il se tourna vers nous en nous introduisant dans sa salle d’études ; et l’effet en était rendu plus singulier par le contraste avec la dure fixité des yeux gris, embusqués au fond de deux arcades palpitantes.

— Je regrette, dit-il, que Lady Rossiter ne soit pas ici pour m’aider à vous y recevoir. À propos, Charles, Evelyn ne vous a-t-elle pas fait connaître la date de son retour ?

— Elle avait l’intention de rester à Londres quelques jours encore. Les dames, vous savez, pour peu qu’elles passent de temps à la campagne, ont vite un arriéré d’obligations mondaines. Et beaucoup des vieux amis de ma sœur se trouvent à Londres en ce moment.

— Elle est libre, et je ne veux pas déranger ses projets ; mais je serai heureux de la revoir. La maison me paraît vide sans elle.

— Je m’en doutais un peu, et c’est l’une des raisons qui m’amènent. Mon jeune ami le Docteur Hamilton s’intéresse si vivement aux questions dont vous avez fait votre domaine que je pensais bien ne pas vous contrarier en le priant de m’accompagner.

— Je mène une vie retirée, docteur Hamilton, et mon aversion pour les étrangers va toujours augmentant, confessa notre hôte. Je me suis demandé parfois si mon système nerveux ne laissait pas à désirer. Mes voyages de recherches m’ont conduit, dans ma jeunesse, en bien des pays insalubres où règne la malaria. Mais un confrère en entomologie est toujours le bienvenu, et vous me ferez le plus grand plaisir si vous voulez jeter un coup d’œil sur ma collection, que je puis, je crois, sans exagération, considérer comme la plus belle d’Europe.

Cela, certes, ne faisait aucun doute. Il possédait un vaste « cabinet » de chêne, disposé en tiroirs peu profonds, où s’alignaient, dûment classifiés et étiquetés, des scarabées de tous les coins du monde, noirs, bruns, bleus, verts, ou nuancés à l’infini. De ci de là, sa main glissait par-dessus les rangées d’insectes immobiles au bout de leurs tiges ; et saisissant un spécimen rare, le maniant avec la délicatesse et le respect qu’il eût montrés pour une relique, il m’en détaillait les caractéristiques, me disait les circonstances qui l’en avaient rendu possesseur. Oui, sûrement, il ne trouvait pas tous les jours un auditeur sympathique ; et il parla jusqu’à ce que, le crépuscule d’un jour de printemps ayant fait place à la nuit noire, le gong sonnât l’heure de s’habiller pour le dîner. Lord Linchmere, cependant, ne soufflait mot ; mais il ne quittait pas d’une semelle son beau-frère ; et je le surprenais constamment qui, d’un coup d’œil à la dérobée, lui fouillait le visage. Lui-même, ses traits décelaient une émotion violente : crainte, sympathie, attente, j’y pouvais tout lire. Lord Linchmere redoutait et prévoyait à coup sûr quelque chose ; mais en quoi consistait ce quelque chose, je n’arrivais pas à l’imaginer.

La soirée se passa tranquille, mais agréable, et je me serais senti tout à fait à l’aise si je n’avais eu l’impression d’une tension continue chez Lord Linchmere. Notre hôte, lui, gagnait à se faire connaître. Il ne cessait pas de nous entretenir avec affection de sa femme absente et de son petit garçon parti récemment pour le collège. Sans eux, disait-il, la maison n’était plus la même ; s’il n’avait eu ses études scientifiques, il n’aurait su comment tuer ses journées. Après le dîner, il nous tint un moment compagnie dans la salle de billard, et, finalement, alla se coucher de bonne heure.

Alors, pour la première fois, je vins à concevoir des soupçons sur l’état mental de Lord Linchmere. Notre hôte une fois retiré, Lord Linchmere me suivit dans ma chambre.

— Docteur, marmonna-t-il précipitamment, il faut que vous veniez avec moi. C’est chez moi que vous aurez à passer la nuit.

— Que voulez-vous dire ?

— J’aime mieux ne pas m’expliquer. Ceci fait partie de vos devoirs. Ma chambre touche à la vôtre ; vous pourrez rentrer chez vous au matin, avant que le domestique vienne vous éveiller.

— Mais pourquoi ? demandai-je.

— Parce que, dit-il, le fait de rester seul me rend nerveux. C’est une raison, s’il vous en faut une.

— Fantaisie de maniaque, pensai-je.

Mais l’argument des vingt livres prévalait contre bien des objections. J’accompagnai chez lui Lord Linchmere.

— La chambre n’a qu’un lit, fis-je observer.

— Un seul de nous l’occupera, répliqua-t-il.

— Et l’autre ?

— L’autre montera la garde.

— En vérité ? On croirait que vous vous attendez à une attaque.

— Peut-être.

— En ce cas, pourquoi ne pas fermer à clef votre porte ?

— Peut-être ai-je envie d’être attaqué.

Ceci confinait de plus en plus à l’extravagance. Il n’y avait pourtant rien à faire que se soumettre. Je haussai les épaules et m’assis dans le grand fauteuil devant la cheminée vide.

— Alors, je dois rester à veiller ? déplorai-je.

— Nous nous partagerons la nuit. Si vous veillez jusqu’à deux heures, je prendrai mon tour ensuite.

— Très bien.

— Vous m’appellerez à deux heures.

— Sans faute.

— Vous tiendrez vos oreilles ouvertes. Et si vous surprenez le moindre bruit, vous m’éveillerez à la seconde. Vous m’entendez bien : à la seconde ?

— Comptez sur moi.

Et je m’efforçai de prendre, moi aussi, un air grave.

— Surtout, pour l’amour de Dieu, gardez-vous de dormir ! conclut Lord Linchmere.

Puis, n’ayant retiré que son habit, il releva sur lui la couverture du lit et s’apprêta à prendre un peu de repos.

Ce fut pour moi une veillée mélancolique, et dont la mélancolie s’augmentait de ce que je la sentais folle. À supposer que Lord Linchmere eut, d’aventure, quelque raison de se croire en danger dans la maison de sir Thomas Rossiter, pourquoi diable négligeait-il de se protéger en verrouillant sa porte ? Son désir de se voir attaqué était simplement absurde. Quel motif pouvait-il avoir de désirer une attaque ? Et de qui désirait-il qu’elle lui vînt ? Apparemment, Lord Linchmere obéissait à une lubie singulière, dont le résultat était qu’un prétexte imbécile me privait d’une nuit de sommeil. Cependant, si déraisonnables fussent-elles, j’avais pris mon parti d’exécuter ses instructions à la lettre aussi longtemps qu’il me garderait à son service. Et je demeurai donc près de la cheminée vide, l’oreille tendue aux carillons d’une pendule qui, loin, quelque part, dans le corridor, marquait d’un gargouillis tous les quarts d’heure. Ce fut une interminable veillée. Sauf la pendule, rien ne troublait le silence de la vaste maison. Une petite lampe, de la table où elle était posée à côté de moi, projetait un rond de lumière sur mon fauteuil et laissait dans l’ombre les coins de la pièce. Sur le lit, Lord Linchmere respirait péniblement. Je lui enviais son calme sommeil, et mes paupières s’abaissaient de temps à autre ; mais toujours le sentiment du devoir me soutenait, et je me redressais, je me frottais les yeux, je me pinçais, résolu à monter jusqu’au bout cette faction ridicule.

J’y réussis. Du fond du corridor, la pendule carillonna deux heures. Alors, j’étendis la main sur le dormeur. Il se redressa instantanément, et sa figure manifesta l’émotion la plus vive.

— Vous avez entendu quelque chose ?

— Non, Monsieur. Il est deux heures.

— Je prends la garde. Vous pouvez vous coucher.

Je m’allongeai sous la couverture, comme il l’avait fait, et ne tardai pas à m’assoupir. La dernière chose dont j’eus conscience, ce fut le rond de lumière, et, à son centre, la petite silhouette cassée en deux, la figure tirée et anxieuse de Lord Linchmere.

Combien de temps je dormis, je l’ignore. Une brusque secousse à la manche m’éveilla en sursaut. L’ombre régnait dans la pièce ; mais une forte odeur d’huile m’avertit que la lampe venait seulement d’être éteinte.

— Vite ! vite ! me glissait dans l’oreille la voix de Lord Linchmere.

Je bondis hors du lit. Lord Linchmere me saisit le bras.

— Par ici ! murmura-t-il.

Et il m’entraîna vers un angle de la chambre.

— Chut ! Écoutez !

Au milieu de la grande paix nocturne, j’entendis nettement des pas s’approcher dans le corridor : des pas furtifs, étouffés et intermittents, comme ceux d’un homme qui, après chaque enjambée, fait par prudence une pause. Quelquefois, toute une minute s’écoulait sans le moindre bruit ; puis, une rumeur sourde, un craquement léger annonçaient une nouvelle avance. Mon compagnon tremblait de fièvre ; sa main, cramponnée à mon bras, avait les soubresauts d’une branche dans le vent.

— Qu’y a-t-il ? chuchotai-je.

— C’est lui !

— Sir Thomas ?

— Oui.

— Que veut-il ?

— Taisez-vous ! Et ne bougez pas sans que je vous le dise.

Je devinai qu’on tâtait la porte. La poignée joua, presque silencieusement ; et je vis s’indiquer, longue et pâle, une raie de lumière. Dans le corridor brûlait une lampe lointaine : cela suffisait tout juste pour que, du fond de la chambre obscure, l’extérieur devînt visible. Puis, la raie s’élargit, s’élargit encore, très doucement, très progressivement ; et sur le fond de clarté se profila un homme. Et l’homme s’accroupissait, se tassait sur lui-même, si bien qu’on eût cru voir l’ombre d’un nain obèse et difforme. Lentement, la porte s’ouvrit toute large, encadrant cette apparition sinistre. Et alors, tout d’un coup, l’homme accroupi s’élança. Ce fut comme le bond d’un tigre à travers la chambre. Puis, il y eut trois coups terribles frappés sur le lit avec un objet pesant.

La stupeur me paralysait. Je restais cloué sur place. D’un cri, mon compagnon me rendit à moi-même, en m’appelant au secours. La porte ouverte laissait entrer assez de lumière pour me permettre de distinguer les contours des choses : et j’aperçus le petit Lord Linchmere qui, les bras noués au cou de son beau-frère, s’accrochait vaillamment à lui, comme un bull-terrier de combat s’accroche des dents à un limier. Long et osseux, l’autre se débattait, se tournait, se retournait, cherchant à empoigner son adversaire ; mais celui-ci, l’ayant vigoureusement agrippé par derrière, ne lâchait pas prise, bien qu’il montrât, par ses appels épouvantés combien il jugeait la lutte inégale. J’accourus à la rescousse, et nous finîmes par coucher à terre sir Thomas, qui, pour ma part, m’avait mordu à l’épaule. Malgré ma jeunesse, ma vigueur et mon poids, il ne me fallut rien moins qu’un corps à corps désespéré pour triompher de sa frénésie. À la fin, nous lui liâmes les bras avec la cordelière de sa robe de chambre. Je lui tins les jambes tandis que Lord Linchmere essayait de rallumer la lampe. Cependant, des pas pressés résonnaient dans le corridor : attirés par nos cris, le maître d’hôtel et les deux autres domestiques firent irruption dans la chambre. Nous n’eûmes plus de peine, avec leur aide, à maîtriser notre prisonnier, qui gisait sur le parquet, les yeux en feu, l’écume aux lèvres. Un simple coup d’œil permettait de se rendre compte que l’on avait affaire à un fou furieux ; le lourd marteau tombé au pied du lit attestait ses intentions meurtrières.

— Pas de violence ! nous dit Lord Linchmere, comme nous relevions le malheureux, qui luttait encore. Une période d’abattement va suivre la crise. Je crois que la voilà déjà qui vient.

En effet, les convulsions diminuèrent, la tête, comme appesantie de sommeil, retomba sur la poitrine. Nous transportâmes lord Rossiter dans son appartement et l’étendîmes sur son lit, inanimé, la respiration haletante.

— Que deux hommes restent à le veiller, prescrivit Lord Linchmere. Et maintenant, docteur Hamilton, ajouta-t-il, si vous voulez bien revenir dans ma chambre, je vous donnerai une explication que mon horreur du scandale m’a peut-être fait différer trop longtemps. Advienne que pourra, vous n’aurez jamais lieu de regretter ce que vous aurez fait cette nuit.

Et quand nous fûmes seuls :

— Quelques mots, poursuivit-il, vous mettront au courant de toute l’affaire. Mon pauvre beau-frère est le meilleur garçon du monde, le plus affectueux des maris, le plus digne des pères. Mais il descend d’une famille marquée du sceau de la folie. Plus d’une fois déjà il a eu de ces accès homicides, d’autant plus tristes qu’il s’attaque de préférence aux personnes qu’il aime le mieux. Nous n’avons envoyé son fils au collège que pour le préserver du danger ; et il a dirigé l’une de ses tentatives contre sa femme, ma sœur, qui a pu s’enfuir avec les blessures dont vous avez vu les marques sur elle, hier, à Londres. Vous supposez bien qu’à ses heures de bon sens il n’a de tout cela nulle conscience, et qu’il rirait si l’on venait prétendre qu’il fût capable en certains cas de faire du mal aux gens qu’il aime. Une des caractéristiques habituelles de ces sortes de maladies, c’est l’impossibilité absolue d’en convaincre les malades.

Naturellement, nous nous préoccupions avant tout d’empêcher qu’il n’en vînt au crime. Mais l’affaire n’allait pas toute seule. Il vit en reclus et ne voit pas de médecins. Il importait cependant qu’un médecin pût avoir la certitude de sa folie ; car, sauf en de très rares occasions, il est sain d’esprit comme vous et moi. Heureusement, divers symptômes signalent toujours l’approche de ses crises et nous prémunissent contre le danger. Telle est plus spécialement cette contorsion nerveuse du front que vous aurez remarquée. Ce phénomène précède régulièrement de quatre à cinq jours un accès furieux. La dernière fois qu’il se produisit, Lady Rossiter partit pour Londres sous un prétexte quelconque et se réfugia dans ma maison de Brook Street.

Il me restait à faire devant un médecin la preuve de la folie de sir Thomas, condition indispensable pour le mettre hors d’état de nuire. Mais, d’abord, comment faire entrer chez lui un médecin ? Je me rappelai sa passion pour les scarabées et sa sympathie pour quiconque la partage. J’insérai une annonce dans les journaux ; et j’eus la chance de vous trouver. Il me fallait un gaillard de bonne trempe, car je savais que la folie de sir Thomas ne pouvait se manifester que par une tentative de meurtre, et j’avais toutes raisons de croire qu’elle me viserait, puisqu’aux heures de crise il a pour moi l’affection la plus vive. Cette tentative, je ne savais pas si elle se produirait de nuit ; je le présumais, car, en général, ces sortes de crises éclatent vers l’aube. Bien que très nerveux moi-même, je ne voyais aucun autre moyen de soustraire ma sœur à l’effroyable danger qui la menaçait. Je ne vous demande pas si vous consentez à signer ce certificat d’aliénation mentale.

— Sans nul doute. Mais il faut deux signatures.

— Vous oubliez que moi aussi j’ai le diplôme de médecin. Voici les papiers, sur cette table. Si vous voulez bien les signer, nous pouvons dès demain faire emmener le malade.

C’est ainsi que je rendis visite à sir Thomas Rossiter, le fameux entomologiste. Ainsi également que je gravis le premier échelon du succès : car Lady Rossiter et Lord Linchmere, devenus pour moi des amis fidèles, n’ont jamais oublié l’aide que je leur ai fournie dans le besoin. Sir Thomas a quitté la maison de santé. On le dit guéri. Je crois néanmoins que si je revenais passer une autre nuit à Delamere Court, je pousserais le verrou de ma porte.



LE TRAIN PERDU




La confession d’Herbert de Larnac — aujourd’hui détenu à Marseille sous le coup d’une condamnation à mort, — vient de jeter quelque lumière sur un forfait classé parmi les plus mystérieux du siècle, et sans précédent, je crois, dans les annales judiciaires d’aucun pays. Bien que les cercles officiels gardent en l’espèce une extrême réserve, et nonobstant le peu de renseignements fournis à la presse, certaines indications permettent de considérer les assertions du criminel comme effectivement démontrées, et d’admettre qu’une solution est enfin acquise au plus extravagant des problèmes. Comme il s’agit d’une affaire vieille de vingt ans, et dont une crise politique, en détournant à cette époque l’attention du public, ne laissa pas apparaître toute l’importance, autant vaut sans doute exposer les faits, tels qu’ils se présentent après contrôle. Nous en empruntons le détail aux articles que publièrent dans le temps les journaux de Liverpool, au dossier de l’enquête concernant John Slender le mécanicien, et aux registres mis obligeamment à notre disposition par la London and West Coast Company.

Le 3 juin 1890, un monsieur disant se nommer Louis Caratal demandait à voir M. James Bland, chef de gare de la London and West Coast Central Station, à Liverpool. C’était un homme entre deux âges, court de taille, brun, et cassé en deux comme par une déformation de la colonne vertébrale. Il avait pour compagnon un individu de stature imposante, mais dont les façons respectueuses et le zèle attentif disaient la situation dépendante. Ce compagnon, — ou cet ami, — dont on ne sut jamais le nom, était sûrement étranger et, probablement, si l’on en jugeait à son teint basané, un Espagnol ou un Sud-Américain. On remarqua qu’il portait sous le bras gauche un petit portefeuille de cuir noir ; un employé du bureau central, qui avait de bons yeux, observa même qu’une courroie retenait le portefeuille à son poignet. Dans le premier moment, on ne prêta pas au fait une signification spéciale : les événements devaient se charger de lui en donner une. M. Caratal fut introduit dans le bureau de M. Bland. Son compagnon resta dehors.

L’affaire de M. Caratal se régla très vite. Il arrivait cet après-midi même de l’Amérique Centrale. Des affaires de la plus haute gravité l’appelaient à Paris, sans lui laisser le loisir de perdre une minute. Ayant manqué l’express de Londres, il demandait la formation d’un train spécial. Il ne regardait pas au prix : le temps seul comptait ; et il acceptait les conditions de la Compagnie, pourvu qu’elle fît diligence.

M. Bland pressa un bouton électrique, manda M. Potter Hood, chef de l’exploitation, et arrangea tout en cinq minutes. Le train partirait dans trois quarts d’heure ou une heure. On attela une puissante machine, la Rochdaleno 247 sur les registres de la Compagnie – à deux voitures suivies d’un fourgon pour le conducteur. La première voiture ne devait servir qu’à amortir les oscillations du train. La seconde comprenait, comme d’habitude, quatre compartiments : un salon et un fumoir de première classe ; un salon et un fumoir de deuxième. On attribua aux deux voyageurs le premier compartiment, qui était le plus proche de la machine ; les trois autres restèrent vides. Et l’on désigna comme conducteur James Mc Pherson, employé à la Compagnie depuis plusieurs années. Le chauffeur, William Smith, n’avait que de récents états de service.

M. Caratal, en quittant le bureau du chef de gare, rejoignit son compagnon. Tous les deux manifestaient la plus vive impatience. Après avoir payé le prix demandé, qui était de cinquante livres cinq shillings, au tarif spécial ordinaire de cinq shillings par mille, ils prièrent qu’on leur montrât le compartiment qu’ils devaient occuper ; et ils s’y installèrent tout de suite, bien que sachant qu’il s’écoulerait près d’une heure avant qu’on leur donnât la voie libre.

Entre temps, il se produisait, dans le bureau d’où sortait à peine M. Caratal, une coïncidence singulière. Une demande de train spécial n’a rien de très exceptionnel dans une ville qui est un gros centre de commerce : mais deux en un même après-midi, cela ne se voit pas tous les jours. Or, M. Bland avait à peine congédié le premier voyageur, qu’un second venait lui présenter la même requête. Celui-ci était un M. Horace Moore, personnage d’aspect distingué et d’allures militaires. Une subite et sérieuse indisposition de sa femme le mettait, disait-il, dans l’obligation de partir pour Londres sans différer d’une minute. Son anxiété, sa détresse étaient si évidentes que M. Bland fit ce qu’il pouvait pour lui donner satisfaction. Former un second train spécial, il n’y fallait pas songer, le premier compliquant déjà le service : restait donc que M. Moore partageât les frais de M. Caratal et voyageât dans le compartiment de première classe demeuré vide, si M. Caratal refusait de l’admettre dans le sien. Il ne semblait pas qu’un pareil arrangement dût soulever de difficultés ; pourtant, aux premières ouvertures de M. Potter Hood, M. Caratal répondit par un refus tout net. Il avait payé le train, il entendait le réserver à son seul usage. Aucun argument ne vint à bout de sa résistance. On dut renoncer. M. Horace Moore se retira en proie à la plus vive inquiétude quand il sut qu’il ne lui restait d’autre ressource que le train omnibus de six heures.

À quatre heures trente et une minutes exactement, le train qui emportait M. Caratal et son compagnon quitta la station de Liverpool. La voie était libre : il n’y aurait pas d’arrêt jusqu’à Manchester.

Les trains du réseau London and West Coast empruntent les voies d’une autre compagnie jusqu’à cette ville, que le spécial aurait dû atteindre avant six heures. À six heures un quart, les bureaux de Liverpool éprouvèrent une surprise considérable, voisine de la consternation, au reçu d’un télégramme de Manchester leur annonçant que le train n’était pas encore arrivé. On interrogea la station de Saint-Helens, sise au tiers du parcours entre les deux villes ; on en obtint la réponse suivante :

« James Bland, chef de gare, Central L. and W.C., Liverpool.

« Spécial passé 4 h. 52, comme fixé. – Dowser, Saint-Helens. »

Il était 6 h. 40 lorsqu’arriva ce télégramme. À 6 h. 50 arrivait un second message de Manchester :

« Aucun signe du spécial annoncé. »

Et, dix minutes plus tard, un troisième, encore plus déconcertant :

« Présumons quelque erreur, dans graphique du spécial. Train local de Saint-Helens, qui devait le suivre, vient d’arriver sans en avoir vu trace. Prière télégraphier instructions.Manchester. »

L’affaire prenait un tour invraisemblable. Néanmoins, les bureaux de Liverpool se sentirent, à certains égards, soulagés par ce dernier télégramme. Si le spécial avait eu un accident, on ne pouvait guère admettre que le train local eût passé sans rien remarquer sur la même ligne. Et cependant, que croire ? Où pouvait être le train ? L’avait-on garé pour un motif quelconque afin de laisser passer l’omnibus ? Une telle explication se justifiait, à la rigueur, par la nécessité de quelque petite réparation. On télégraphia à chacune des stations entre Saint-Helens et Manchester. Le chef de gare et le directeur de l’exploitation, tous deux au comble de l’inquiétude, attendirent à l’appareil les dépêches qui devaient les renseigner sur le sort du train. Les réponses arrivèrent dans l’ordre des demandes, qui correspondait à l’ordre des stations à partir de Saint-Helens :

« Spécial passé à cinq heures.Collins Green. »

« Spécial passé à cinq heures six.Earlestown. »

« Spécial passé à cinq heures dix.Newton. »

« Spécial passé à cinq heures vingt.Kenyon Junction. »

« Aucun train spécial passé ici.Barton Moss. »

Les deux chefs de service, abasourdis, se regardèrent.

— J’ai trente ans de carrière, dit M. Bland, et ne me souviens pas d’une histoire pareille.

— C’est, en effet, un cas unique, Monsieur, une affaire inexplicable. Le spécial aura eu sans doute un accident entre Kenyon Junction et Barton Moss.

— Si j’ai bonne mémoire, il n’y a de ce côté aucune voie de garage. Il faut donc que le spécial ait déraillé.

— Mais alors, comment l’omnibus de quatre heures cinquante ne se serait-il aperçu de rien en passant sur la même voie ?

— Nous n’avons pas le choix des hypothèses, Monsieur Hood. Il faut que cela soit. Peut-être le train local aura-t-il fait quelque observation de nature à éclaircir un peu ce mystère. Nous allons, pour plus ample informé, télégraphier à Manchester, et donner des instructions à Kenyon Junction afin qu’on examine la ligne jusqu’à Barton Moss.

La réponse de Manchester ne se fit pas attendre.

« Toujours sans renseignements du spécial. Mécanicien et conducteur omnibus certifient aucun accident entre Kenyon Junction et Barton Moss. Voie libre et présentant rien d’anormal. Manchester. »

— Ce mécanicien et ce conducteur auront de mes nouvelles, grommela M. Bland : ils auront passé sans s’en apercevoir à côté d’une catastrophe ! Évidemment, le spécial aura déraillé sans endommager la ligne. Comment ? C’est, je l’avoue, ce qui me dépasse. Mais cela ne peut pas ne pas être ; et nous allons, d’un instant à l’autre, recevoir de Kenyon Junction ou de Barton Moss un télégramme nous annonçant qu’on a découvert le train au bas d’un remblai.

La prédiction de M. Bland ne se réalisa pas. Au bout d’une demi-heure, l’on recevait du chef de station de Kenyon Junction la dépêche suivante :

« Aucunes traces du spécial manquant. Il est tout à fait certain que passa ici et n’atteignit pas Barton Moss. Avons détaché machine du train marchandises, et j’ai moi-même exploré ligne ; mais ai trouvé partout voie libre et nul signe accident. »

Éperdu, M. Bland s’arrachait les cheveux.

— Mais c’est de la folie, Hood ! criait-il. Un train ne peut pourtant pas, en Angleterre, et au beau milieu du jour, s’évaporer dans l’air ! C’est absurde ! Une machine, un tender, deux voitures, un fourgon et cinq hommes… tout cela perdu sur une ligne directe ! Si dans une heure je n’ai pas un renseignement positif, je prends l’inspecteur Collins et me mets en route.

Le renseignement positif, on l’eut enfin par un nouveau télégramme de Kenyon Junction :

« Regret vous aviser qu’on vient de trouver, parmi fourrés ajoncs, à deux milles un quart station, cadavre John Slater, mécanicien du spécial. Slater, tombé de sa machine, avait dégringolé talus. Blessures têtes, conséquence chute, semblent avoir déterminé mort. Examen minutieux des lieux n’a pas permis relever la moindre trace du spécial manquant. »

J’ai déjà dit qu’une crise politique déchirait à ce moment l’Angleterre. D’autre part, de graves événements survenus à Paris contribuaient à détourner l’attention publique : un énorme scandale menaçait dans son existence le gouvernement français et dans leur honneur un certain nombre de gros personnages. Tout cela occupait surabondamment la presse, en sorte que la disparition du train spécial n’émut pas l’opinion comme elle l’eût fait en des temps moins troublés. Plusieurs journaux de Londres n’y virent qu’une ingénieuse mystification, jusqu’au jour où l’enquête du coroner au sujet de l’infortuné mécanicien, sans donner aucun résultat notable, les convainquit du drame.

Accompagné de l’inspecteur Collins, chef du service de sûreté de la Compagnie, M. Bland partit le soir même pour Kenyon Junction. Leurs recherches, poursuivies tout le jour du lendemain, restèrent infructueuses. Non seulement on ne trouva pas trace du train disparu, mais on n’aboutit pas même à une conjecture acceptable. D’un autre côté, cependant, le rapport de l’inspecteur Collins – que j’ai sous les yeux au moment où j’écris ceci – montrait que les circonstances favorables à une disparition étaient plus nombreuses qu’on n’aurait pu croire.

« Sur toute la longueur entre ces deux points, disait-il, la ligne traverse une région de forges et de houillères. Parmi ces houillères, les unes sont en pleine exploitation, les autres ont été abandonnées. On n’en compte pas moins de douze qui, par un minuscule réseau à voie étroite, roulent leurs wagonnets jusqu’à la grande ligne. Nous n’en tiendrons, naturellement, aucun compte. Mais il y en a sept autres qui ont – ou ont eu – leurs lignes particulières s’embranchant, au moyen d’aiguilles, sur la ligne principale, de façon à assurer le transport direct de la production depuis la mine jusqu’aux grands centres distributeurs. Chacune de ces lignes n’a du reste qu’une longueur de quelques milles. Quatre sur sept appartiennent à des usines épuisées, ou du moins, actuellement inexploitées, savoir : la Redgauntlet, la Hero, la Slough of Despond et la Heartsease, dont la dernière fut, il y a dix ans, une des mines les plus importantes du Lancashire. Nous pouvons en faire abstraction dans nos recherches, car pour prévenir toute éventualité d’accident on a pris soin d’enlever les rails les plus proches de la grande ligne, si bien que le raccordement n’existe plus.

« Restent trois autres voies latérales conduisant :

« (a) Aux Forges de Carnstock ;

(b) À la Mine du Grand Ben ;

(c) À la Mine de Persévérance.

« De ces trois lignes, celle du Grand Ben ne dépasse pas en longueur un quart de mille et finit à un mur de charbon qui attend qu’on en débarrasse l’entrée de la mine. Il n’a été vu ni entendu de ce côté quoi que ce soit de spécial. La ligne des Forges de Carnstock resta bloquée toute la journée du 3 par un chargement de seize wagons d’hématite : elle est à voie simple, et rien n’y pouvait passer. Quant à la ligne de Persévérance, elle est à double voie, et très active à cause du gros débit de la mine. Le 3 juin, le mouvement s’y effectua comme à l’ordinaire. Des centaines d’hommes, et notamment des équipes de poseurs, travaillèrent d’un bout à l’autre de la ligne, laquelle a un développement total de deux milles un quart : on ne concevrait donc pas qu’un train s’y fût engagé à l’improviste sans attirer l’attention générale. Nous ferons remarquer en terminant que cet embranchement est plus proche de Saint-Helens que le point où l’on découvrit le corps du mécanicien, et nous avons tout lieu de croire que le train avait dépassé ce point avant de disparaître.

« En ce qui concerne John Slater, l’état du corps et les blessures qu’il portait n’autorisent aucune hypothèse. La seule chose qu’on puisse dire, c’est que, vraisemblablement, le malheureux tomba de sa machine. Comment il en tomba, et ce que la machine devint après la chute, autant de questions sur lesquelles je ne me sens pas assez qualifié pour émettre une opinion personnelle. »

Et l’inspecteur concluait par l’offre de sa démission, les journaux de Londres l’ayant piqué au vif en l’accusant d’incompétence.

Un mois s’écoula, durant lequel la police et la Compagnie poursuivirent simultanément et vainement leurs recherches. Chaque jour, le public ouvrait les journaux avec la certitude d’y trouver la solution de cet étrange mystère. Mais les semaines succédaient aux semaines, et la solution n’arrivait toujours pas. En plein jour, un après-midi de juin, dans la partie la plus populeuse de l’Angleterre, un train, avec tous ses occupants, avait disparu, aussi complètement que si l’art subtil d’un chimiste l’eût volatilisé en gaz !

Entre les nombreuses hypothèses que proposèrent les journaux ou les particuliers, il y en eut deux ou trois assez plausibles pour éveiller l’intérêt du public. Un amateur logicien à qui ses spéculations avaient valu quelque notoriété essaya, dans le Times, de résoudre le problème d’une façon critique et mi-scientifique. Il suffira que nous donnions ici un extrait de sa lettre ; les curieux la retrouveront tout entière dans le numéro du 3 juillet :

« C’est un des principes élémentaires du raisonnement pratique, écrivait le correspondant du Times, que, l’impossible une fois éliminé, ce qui reste, fût-il improbable, doit contenir la vérité. Nous savons qu’indéniablement le train quitta Kenyon Junction. Nous savons qu’indéniablement il n’atteignit pas Barton Moss. Nous devons considérer comme éminemment invraisemblable, et néanmoins possible, qu’il ait pris l’un des sept embranchements existants ; mais, étant de toute évidence qu’un train ne saurait circuler là où manque le rail, nous pouvons réduire nos improbables aux trois lignes ouvertes, savoir, nommément, celle des Forges de Carnstock, celle du Gros Ben et celle de Persévérance. Existe-t-il une société secrète de mineurs, une Camorra anglaise, capable de détruire d’un seul coup tout un train et tous les gens qu’il transporte ? C’est improbable, mais non pas impossible. Je ne saurais, je l’avoue, suggérer, d’autre solution. Mon sentiment très net, c’est que la Compagnie devrait exercer une surveillance rigoureuse sur ces trois lignes et sur les travailleurs des exploitations qu’elles desservent. Des recherches soigneusement faites chez les prêteurs à gages du district fourniraient peut-être d’utiles données. »

Venant d’un homme dont on reconnaissait l’autorité en ces matières, l’idée émut vivement l’opinion. Mais, en même temps, elle souleva l’opposition violente de ceux qui la jugeaient absurdement diffamatoire pour une catégorie de citoyens méritants et honnêtes. On mit les récalcitrants au défi d’avancer une proposition plus vraisemblable. À cela, il y avait deux réponses toutes prêtes (Times des 7 et 9 juillet). Selon la première, le train, après avoir déraillé, avait dû s’engloutir dans le canal Lancashire-Straffordshire, qui court parallèlement à la voie ferrée sur une centaine de mètres. On y opposa un argument péremptoire : la profondeur du canal, tout à fait insuffisante à l’engloutissement d’un train. La seconde signalait comme suspect le portefeuille qui semblait constituer l’unique bagage des voyageurs et suggérait qu’il avait pu contenir un explosif nouveau, d’une formidable puissance destructive. Mais la plaisanterie était évidente de supposer qu’un train pût être pulvérisé tout entier et les rails ne subir aucun dommage ! Ainsi les recherches aboutissaient à une impasse, quand survint un incident imprévu.

Mrs. Mc Pherson, femme de James Mc Pherson qui avait convoyé le spécial en qualité de conducteur, reçut de son mari une lettre. Cette lettre portait la date du 5 juillet 1890, avec le timbre de New-York, et parvint à destination le 14. On exprima des doutes sur son authenticité ; mais Mrs. Mc Pherson en garantit l’écriture, et le fait qu’elle contenait en billets un envoi de 500 dollars suffit à exclure toute idée de mystification. Elle ne donnait aucune adresse et était conçue en ces termes :


« Chère épouse,

« J’ai beaucoup réfléchi et trouve très dur de vous abandonner, vous et Lizzie. Je tâche de lutter, mais toujours votre idée me tracasse. Je vous envoie un peu d’argent, dont vous ferez vingt livres anglaises. Vous avez avec ça de quoi traverser toutes deux l’Atlantique. Les bateaux de Hambourg, qui font escale à Southampton, sont de très bons bateaux, et moins chers que ceux de Liverpool. Si vous pouviez venir ici et descendre à la maison Johnston, j’essayerais de vous faire tenir un mot qui vous fixe un lieu de rencontre. Pour l’instant, je suis dans les difficultés, et pas très heureux, car d’avoir à vous sacrifier toutes deux, ça me semble rude. Mais assez pour l’instant. Votre Mari qui vous aime.

« James Mc Pherson. » -----


On voulut espérer un moment que cette lettre jetterait enfin un peu de clarté sur l’affaire ; d’autant qu’on établit qu’un voyageur, dont le signalement correspondait à celui du conducteur Mc Pherson, avait pris, le 7 juin, à Southampton, sous le nom de Summers, le paquebot Vistule, qui fait le service entre Hambourg et New-York. Mrs. Mc Pherson et sa sœur Lizzie, se conformant aux prescriptions de la lettre, partirent pour New-York, et firent, dans la maison Johnston, un séjour de trois semaines, mais n’y reçurent de lui aucunes nouvelles. Sans doute avait-il compris, à certaines indiscrétions de presse, que la police se servait d’elles pour l’amorcer. Toujours est-il que, ne le voyant pas venir, les deux femmes durent s’en retourner à Liverpool.

Les choses restèrent donc sans faire un pas jusqu’en cette année 1908 où nous sommes. Si incroyable que le fait paraisse, rien n’était venu, durant ces dix-huit ans, dissiper un tant soit peu l’ombre qui planait sur l’extraordinaire disparition du train portant Caratal et son compagnon. D’une minutieuse enquête sur les deux voyageurs, il ressortait que Caratal était un agent politique et un financier bien connu du Centre Amérique ; qu’il avait manifesté, durant son voyage en Europe, une extrême impatience d’atteindre Paris ; que son compagnon, inscrit au nombre des passagers sous le nom d’Eduardo Gomez, était un homme violent, à réputation de querelleur et de bravache, mais honnêtement dévoué aux intérêts de Caratal, dont il protégeait la faiblesse physique. Il sied d’ajouter qu’on n’avait eu de Paris aucuns renseignements sur les raisons qui avaient pu pousser Caratal à précipiter son voyage. L’affaire en était là quand parut dans les journaux de Marseille la confession d’Herbert de Larnac, condamné à mort pour le meurtre d’un négociant nommé Bonvallot. Nous la reproduisons telle quelle :

« En livrant au public ce document, je ne cède pas à un sentiment de vanité ni de forfanterie. Aussi bien me targuerais-je à bon droit d’une douzaine d’exploits non moins magnifiques. Mais il faut qu’à Paris quelques beaux Messieurs le sachent : si je suis en état de révéler ce qui advint de M. Caratal, je suis capable également de dénoncer les instigateurs et les mobiles du crime, à moins que la mesure gracieuse que j’attends n’intervienne très vite. Tenez-vous pour prévenus, Messieurs, alors qu’il en est temps encore ! Vous connaissez Herbert de Larnac. Vous savez qu’avec lui le geste suit de près la parole. Dépêchez-vous donc, ou vous êtes perdus !

« Pour le moment, je ne prononcerai pas de noms. Si je prononçais des noms, que ne penserait-on pas ! Je me bornerai à dire avec quelle habileté je menai l’entreprise. Je servis loyalement ceux qui usaient de moi ; je ne doute pas qu’ils ne me rendent la pareille ; je l’espère ; et jusqu’au jour où j’aurai la certitude de leur trahison, je m’abstiendrai d’une divulgation qui bouleverserait l’Europe. Par exemple, ce jour-là… Mais inutile que j’insiste !

« Donc, en 1890, avait lieu à Paris un procès fameux, conséquence d’un monstrueux scandale financier et politique. Le degré de monstruosité où atteignait ce scandale, c’est ce qui n’a jamais été su de personne que d’agents très secrets comme moi. Il menaçait l’honneur et l’avenir de quelques-uns des plus « gros bonnets » de France. Vous avez vu un jeu de quilles : elles se dressent guindées, sévères, rigides ; la boule arrive de loin ; et paf ! paf ! paf ! voilà les neuf quilles par terre. Imaginez sous les espèces de ces quilles certains hommes français des plus considérables : M. Caratal fut la boule qu’on vit venir de loin. S’il arrivait, paf ! paf ! paf ! c’était fait d’eux tous. On décida qu’il n’arriverait pas.

« Je n’ai garde de prétendre qu’ils aient tous eu le sentiment des événements nécessaires. Je répète que de grands intérêts, tant financiers que politiques, étaient en jeu. Un syndicat se constitua pour mener l’affaire. Certains y donnèrent leur adhésion qui en connaissaient à peine l’objet. D’autres, en revanche, le comprenaient très bien, et ils peuvent compter sur moi pour n’avoir pas oublié leurs noms. Bien avant son départ du Sud-Amérique, ils savaient, par de nombreux avis, l’imminente arrivée de Caratal, et que son témoignage entraînerait leur ruine. Le syndicat disposait de capitaux sans limites, — je dis : sans limites. Il chargea un agent capable de manier ce levier gigantesque. Il avait besoin d’un homme actif, résolu, s’adaptant aux circonstances ; d’un homme, enfin, tel qu’on en trouve un sur un million. Il choisit Herbert de Larnac, et je conviens qu’il eut raison.

« Je devais choisir à mon tour mes subordonnés, puis utiliser les ressources que donne l’argent et empêcher que Caratal arrivât jamais à Paris. Avec l’énergie qui me caractérise, je n’avais pas reçu mon mandat depuis une heure que déjà je me mettais en devoir de le remplir et prenais à cet égard les mesures les plus efficaces.

« Je dépêchai en Amérique un homme de confiance chargé de « filer » Caratal durant son voyage. Il fût arrivé à temps que jamais le navire n’eût touché le port. Mais il arriva trop tard, et quand le navire, hélas ! avait déjà pris le large. Je frétai un petit brick armé pour barrer la route au navire. Ici encore, j’eus la chance contre moi. Cependant, comme tous les grands organisateurs, j’avais prévu l’insuccès et tenais prête une série de solutions dont l’une ou l’autre devait être la bonne. Il ne faudrait pas croire que j’exagère les difficultés de ma tâche, ni qu’un vulgaire assassinat dût tout résoudre. Nous avions à détruire non seulement Caratal, mais les documents de Caratal, et, par dessus le marché, les compagnons de Caratal, si nous avions lieu de croire qu’il leur eût communiqué ses secrets. Notez bien que, redoutant un attentat, tout ce monde-là se tenait sur le qui-vive. Ainsi, la besogne me convenait à merveille : car c’est là surtout où les autres s’effarent que j’ai la maîtrise de mes moyens.

« J’avais pris mes dispositions pour recevoir Caratal à Liverpool ; et je l’attendais avec d’autant plus d’impatience que, de son côté, autant que je pouvais le savoir, il s’était arrangé pour avoir autour de lui une garde nombreuse lors de son arrivée à Londres. Tout ce qu’il y avait à faire devait se faire entre le moment où il mettrait le pied sur le quai de Liverpool et celui où il arriverait au terminus du chemin de fer London and West Coast. Nous arrêtâmes six plans, tous plus mûris les uns que les autres : les mouvements mêmes de Caratal décideraient lequel des six serait mis en œuvre. Quoi que fît Caratal, nous étions prêts. Qu’il s’arrêtât à Liverpool, nous étions prêts. Qu’il prît un train ordinaire, un express, un train spécial, nous étions prêts. Nous avions tout prévu, et pourvu à tout.

« On entend bien que je ne suffisais pas à tout par moi-même. Savais-je rien des chemins de fer anglais ? Mais il n’est pas de pays au monde où l’argent ne suscite les bonnes volontés ; et je ne mis pas longtemps à m’assurer le concours d’un des plus remarquables cerveaux de l’Angleterre. J’ai dit que je ne prononcerai pas de nom ; mais je ne commettrai pas l’injustice de n’attribuer qu’à moi la réussite. Mon allié anglais méritait cette alliance. Il connaissait à fond le réseau de la London and West Coast et avait sous la main une troupe d’ouvriers intelligents et sûrs. Il conçut l’idée : je n’eus à donner mon avis que sur les détails. Nous achetâmes plusieurs agents de la Compagnie, notamment James Mc Pherson, que nous savions avoir le plus de chances d’être désigné comme conducteur en cas de formation d’un train spécial. Nous sondâmes John Slater, le mécanicien ; mais ayant rencontré de sa part une résistance dangereuse, nous renonçâmes. Rien ne nous garantissait que Caratal dût voyager par train spécial ; la chose, cependant, semblait des plus probables, en raison de l’importance extrême qu’il y avait pour lui à ne pas différer d’un instant son arrivée à Paris. Nous avisâmes en conséquence ; et nous avions mis la dernière main à nos préparatifs bien avant que le steamer fût en vue des côtes anglaises. Particularité amusante : j’avais un de mes agents à bord du bateau-pilote qui conduisit le navire au mouillage.

« Au moment où Caratal descendit à Liverpool, nous comprîmes qu’il flairait le danger et se tenait sur ses gardes. Il amenait avec lui un homme redoutable, du nom de Gomez, armé et disposé à faire usage de ses armes. Ce Gomez portait les papiers secrets de Caratal : évidemment, il les défendrait non moins qu’il défendrait son maître. Caratal l’avait sans doute admis dans ses conseils. Écarter Caratal sans écarter Gomez, c’était gaspiller sa peine. Il fallait de toute nécessité qu’un même sort les roulât l’un et l’autre. La demande d’un train spécial favorisa beaucoup nos desseins. Deux sur trois des hommes composant le personnel du train nous étaient acquis, à des conditions qui leur assuraient l’indépendance pour le reste de leurs jours. Je ne me risquerai pas à prétendre que les Anglais soient plus honnêtes que les gens d’aucune autre nationalité ; mais ils m’ont coûté davantage.

« J’ai déjà parlé de mon agent anglais, — homme de grand avenir si quelque maladie de la gorge[1] ne l’emporte avant l’heure. Il dirigeait tout à Liverpool, cependant que moi même, dans la petite hôtellerie de Kenyon devenue mon poste, j’attendais le signal convenu pour agir. Sitôt décidée la formation d’un train spécial, je reçus de lui une dépêche m’avisant du délai dans lequel j’avais à me tenir prêt. En même temps, sous le nom d’emprunt d’Horace Moore, il sollicitait à son tour, et pour son propre compte, la formation d’un second train spécial, espérant par là se faire admettre à voyager avec Caratal, ce qui, éventuellement, pouvait nous rendre service. Supposé, par exemple, que notre coup manquât, un devoir s’imposait à notre agent : tuer les deux hommes et détruire leurs papiers. Mais Caratal, qui se méfiait, refusa d’admettre personne. Mon agent sortit de la gare par une porte, y rentra par une autre, et s’introduisit à contre-voie dans le fourgon du conducteur Mc Pherson, avec lequel il fit le voyage.

« De mon côté, je ne restais pas inactif. Notre organisation, achevée depuis des jours, n’avait plus besoin que du coup de pouce. L’embranchement par nous choisi se trouvait coupé de la grande ligne : pour l’y raccorder de nouveau, il suffirait de quelques rails remis en place. Nous en posâmes toute la longueur possible sans risquer d’éveiller l’attention ; il n’y aurait plus ensuite qu’à compléter la jonction et rétablir les aiguilles. Les traverses n’avaient jamais été enlevées ; rails, coussinets, rivets, nous avions tout à pied-d’œuvre, l’ayant pris à une voie de garage sur une section abandonnée de la ligne. Grâce à ma petite équipe d’ouvriers spéciaux, tout fut en état bien avant l’arrivée du spécial. Et quand il arriva, il s’engagea si aisément sur la voie latérale, qu’il ne semble pas que les voyageurs aient ressenti la moindre secousse en franchissant l’aiguille.

« D’après nos plans, Smith, le chauffeur, devait chloroformer John Slater, le mécanicien, puis s’éclipser avec les autres. Sous ce rapport, mais sous ce rapport seulement, nos plans échouèrent (car je ne parle pas de la criminelle folie de Mc Pherson le jour où il écrivit à sa femme). Notre chauffeur, en effet, s’y prit si maladroitement que Slater, en se débattant, tomba de la machine. Sans doute notre chance voulut qu’il se rompît le cou dans sa chute ; mais l’accident n’en reste pas moins une tache sur ce qui serait, sans cela, un de ces chefs-d’œuvre qu’on ne peut que contempler avec une admiration muette. Pour peu qu’on s’y connaisse, on verra chez John Slater le seul point faible de nos admirables combinaisons. On peut se permettre d’être franc après un triomphe : c’est pourquoi je proclame, mettant le doigt sur John Slater, que ce fut là notre point faible !

« Mais voici le train spécial engagé sur la voie de deux kilomètres – de plus d’un mille, pour parler exactement, – qui mène, ou, plutôt, menait à la Heartsease, l’une des principales mines de charbon de l’Angleterre. On me demandera comment il se fit que personne ne remarqua le passage du train sur cette ligne hors d’usage. Je répondrai que, sur toute sa longueur, elle court dans une tranchée profonde, et qu’à moins d’occuper le bord du talus on ne pouvait la voir. Il y avait quelqu’un au bord du talus. Il y avait moi. Et je dirai ce que je vis.

« Mon auxiliaire gardait l’aiguille, de façon à commander la direction du train. Il avait avec lui quatre hommes armés ; ainsi, dans le cas d’un déraillement que rendait probable l’état de l’aiguille rongée par la rouille, nous avions la ressource de tomber encore sur les voyageurs. Une fois le train aiguillé, il me passait les responsabilités. J’attendais donc, en armes, moi aussi, et en compagnie de deux hommes également armés, à un endroit qui surplombe l’ouverture de la mine. Quoi qu’il advînt, j’étais prêt.

« Quand le train eut bifurqué sans encombre, Smith ralentit sa marche, puis, le relançant à toute vitesse, sauta de sa machine avant qu’il fût trop tard. Mc Pherson et mon lieutenant anglais firent de même. Peut-être le ralentissement momentané du train éveilla-t-il d’abord l’attention des voyageurs ; mais il avait déjà repris son élan avant que leurs têtes apparussent à la portière. Je souris en imaginant leur stupeur. Représentez-vous vos propres sentiments si, en vous penchant à la portière d’un train de luxe, vous aperceviez tout d’un coup une voie ruinée par le défaut d’usage et d’entretien, et jaunie par la rouille ! Quel arrêt dut se produire dans leur respiration à la seconde où ils constatèrent que ce n’était pas Manchester, mais la mort, qui les attendait au terme de ce trajet sinistre ! Leur train, cependant, lancé à une allure frénétique, courait, roulait, sursautait, avec d’effroyables grincements de roues sur les aspérités de la surface. Je voyais de près leurs visages. Je crois que Caratal priait : quelque chose qui avait l’air d’un rosaire lui pendillait entre les doigts. L’autre mugissait comme un taureau qui renifle le sang de l’abattoir ; il nous vit debout sur le talus, et se mit à nous faire des signes insensés. Puis, l’arrachant à son poignet, il nous jeta son portefeuille. Impossible de se méprendre sur le sens de ce geste : là étaient les documents accusateurs ; et l’on nous promettait le silence si nous faisions grâce de la vie. Nous, n’aurions pas demandé mieux que de pouvoir satisfaire au vœu des deux hommes : mais les affaires sont les affaires ; et le sort du train nous échappait autant qu’à eux.

« Les mugissements cessèrent quand, avec un horrible bruit de ferraille, le train prit la courbe, et que les voyageurs aperçurent, béante, la gueule de la mine. Nous avions enlevé la palissade qui la masquait, de façon à la dégager tout entière. Dans le principe, et en vue de faciliter le chargement du charbon, les rails arrivaient très près de la fosse ; pour en atteindre l’extrémité, nous avions ajouté deux ou trois longueurs de rails qui, au lieu de tomber juste, se projetaient de quelques pieds au-dessus du gouffre. Nous apercevions les deux têtes à la portière, Caratal au-dessous, Gomez au-dessus. La stupeur leur clouait la bouche. Et ils semblaient, l’un et l’autre, incapables de quitter leur place, comme paralysés par l’horreur de ce qu’ils voyaient.

« Je m’étais demandé comment, à toute vitesse, le train aborderait l’abîme vers lequel je l’avais aiguillé. Un de mes collaborateurs estimait qu’il bondirait par dessus le puits de la mine, et peu s’en fallut qu’il ne le franchît en effet. Par bonheur, cependant, il tomba court, et les tampons de la machine allèrent heurter avec un fracas terrible le bord opposé de la fosse. La cheminée vola dans l’air. Tender, voitures, fourgon s’écrasèrent les uns contre les autres, et, avec les débris de la machine, obstruèrent une minute ou deux l’ouverture. Puis, quelque chose céda au milieu, et ferrailles vertes, charbons fumants, tubes de cuivre, roues, boiseries, coussins, la masse entière, broyée, pulvérisée, s’engouffra dans la mine. Nous entendîmes les débris battre, battre, battre les parois ; puis, longtemps après, il y eut un bruit de choc, comme si ce qui restait du train eût touché le fond. La chaudière dut éclater, car une détonation violente se fit entendre, un épais nuage de vapeur et de fumée tournoya au-dessus des profondeurs noires et retomba sur nous en poussière de pluie. Enfin, le nuage se déchira, un soleil printanier en dissipa les touffes légères, et tout rentra dans la paix à la mine de Heartsease.

« Nos plans ainsi menés à bonne fin, nous n’avions plus qu’à en effacer toutes traces. Déjà notre petite troupe d’ouvriers avait, à l’autre bout, enlevé les rails de raccordement et rétabli l’ancien état de choses. Nous n’eûmes pas moins à faire pour notre part à l’entrée de la mine. La cheminée fut, avec le reste des débris, jetée dans le puits ; nous enlevâmes la partie de rails aboutissant à l’orifice et remîmes en place la palissade. Enfin, sans précipitation, mais sans retard, nous quittâmes tous le pays, la plupart à destination de Paris. Mon agent anglais partit pour Manchester, et Mc Pherson pour Southampton, d’où il émigra en Amérique. On sait par les journaux anglais si nous avions accompli notre œuvre et si nous parvînmes à dépister complètement les plus fins limiers de la police.

J’ai dit que Gomez nous avait jeté son portefeuille par la portière : inutile d’ajouter que je le mis en lieu sûr et ne m’en dessaisis qu’en bonnes mains. Il peut cependant être intéressant pour ceux qui m’employèrent d’apprendre que j’en retirai deux ou trois papiers susceptibles de me servir, à l’occasion, comme « souvenirs ». Je ne désire pas les livrer à la publicité ; mais chacun pour soi en ce monde, et quel autre parti me reste-t-il à prendre si mes amis me refusent l’aide que je leur réclame ? Croyez-le bien : Herbert de Larnac contre vous n’est pas moins redoutable qu’avec vous ; et cela ne lui ressemble pas d’aller à la guillotine sans vous avoir vus partir pour la Nouvelle. Dans votre intérêt personnel, sinon dans le mien, hâtez-vous donc, Monsieur de X…, Général Y…, Baron Z… ! Vous remplirez vous-mêmes les blancs en lisant ces lignes ; mais je vous promets qu’à la prochaine édition il n’y aura plus de blancs à remplir.

« P. S. – En me relisant, je m’aperçois d’un oubli. C’est à propos de ce malheureux Mc Pherson qui commit la sottise d’écrire à sa femme et de prendre un rendez-vous avec elle à New-York. On suppose bien que, lorsqu’il s’agissait d’intérêts comme les nôtres nous n’allions pas nous en remettre, à la discrétion ou à l’infidélité d’un individu de cette catégorie. En écrivant à sa femme, il trahit sa parole : nous ne pouvions plus dès lors nous fier à lui ; et nous dûmes aviser à ce qu’il ne revît jamais sa femme. J’ai souvent pensé qu’il serait gentil d’écrire à cette personne pour l’assurer qu’il n’y a pas d’empêchement à ce qu’elle se remarie. »



EN JOUANT AVEC LE FEU


Je ne prétends pas expliquer ce qui se passa, le 14 avril dernier, au no 17 de Badderly Gardens. Traduite en noir sur du blanc, mon opinion paraîtrait, j’imagine, trop absurde, trop grossière pour mériter considération. Mais qu’il se soit passé quelque chose, et quelque chose de nature à marquer sur chacun de nous pour le reste de sa vie, c’est ce qu’établit avec toute la certitude possible l’unanimité de cinq témoignages. Je me bornerai à un compte-rendu très exact, qui sera soumis à John Moir, Harvey Deacon et Mrs Delamere, et ne recevra aucune publicité s’ils ne le confirment volontiers sur tous les points. Quant à Paul Le Duc, il faudra que je me passe de sa caution, car il semble avoir quitté l’Angleterre.

Ce fut John Moir, l’associé principal bien connu de la maison Moir, Moir et Sanderson, qui, dans le principe dirigea notre attention vers les questions d’occultisme. Comme il advient souvent chez des hommes d’affaires durs, et pratiques, il y avait dans sa nature un certain mysticisme, par quoi il avait incliné à l’examen, puis, éventuellement, à l’acceptation de ces déconcertants phénomènes qui, avec beaucoup d’impostures et beaucoup de niaiseries, se groupent sous la commune désignation d’occultisme. Ses recherches, entreprises en toute liberté d’esprit, avaient malheureusement versé dans le dogme, et il était devenu fanatique et tranchant autant que dévot peut l’être.

Il représentait dans notre petit cercle la catégorie d’hommes qui ont fait de ces singuliers phénomènes une nouvelle religion.

Nous avions pour médium sa sœur, Mrs. Delamere, la femme du sculpteur dont le nom est en train de se révéler. L’expérience nous avait démontré qu’en ces matières vouloir opérer sans médium était aussi vain que de vouloir, en astronomie, opérer sans télescope. D’autre part, nous repoussions tous avec horreur l’idée d’introduire parmi nous un médium à gages. Homme ou femme, ne se croirait-il pas tenu de nous en donner pour notre argent, et la tentation de fraude ne serait-elle pas trop forte ? Quel crédit mériteraient des phénomènes produits à raison d’une guinée par heure ? Fort heureusement, Moir avait découvert chez sa sœur une nature de médium ; c’est-à-dire qu’il la considérait comme une batterie de cette force magnétique animale qui est la seule forme d’énergie assez subtile pour que nous agissions sur elle du plan spirituel comme nous agissons du plan matériel. Il va de soi qu’en m’exprimant ainsi je n’entends pas faire une pétition de principe : j’indique simplement par quelle théorie nous expliquions nous-mêmes, à raison ou à tort, ce que nous voyions. La dame venait sans l’assentiment bien formel de son mari ; et quoiqu’elle ne manifestât jamais une très grande force psychique, nous en obtenions au moins ces phénomènes usuels de transmission de pensée si puérils et si mystérieux tout ensemble. Chaque dimanche soir, nous nous réunissions dans l’atelier d’Harvey Deacon, à Badderly Gardens, la maison qui fait le coin de Merton Park Road.

L’œuvre de Harvey Deacon, par la qualité d’imagination dont elle rendait témoignage, semblait trahir chez l’artiste la passion de l’outré et du sensationnel. À l’origine, un certain pittoresque l’avait attiré vers l’étude de l’occultisme ; mais son attention ne tarda pas à tomber en arrêt devant quelques-uns des phénomènes dont je parlais tout à l’heure, et il en vint rapidement à se convaincre que ce qu’il avait pris pour une amusette, pour un passe-temps d’après-dîner, constituait une réalité formidable. C’était un homme d’un cerveau remarquablement lucide et logique, un vrai petit-fils de son ancêtre, le célèbre professeur Scotch ; et il représentait, lui, dans notre groupe, l’élément critique, l’homme sans préjugés, préparé à suivre les faits aussi longtemps qu’il peut les voir, et ne laissant pas ses théories prendre l’avance sur ses données. Sa circonspection agaçait Moir autant, que Moir le divertissait par sa foi robuste ; mais, chacun à sa manière, ils apportaient l’un et l’autre dans la question une même ardeur.

Et moi ? Qui représentais-je, à vrai dire ? Non pas le dévot. Non pas la critique scientifique. Mais, plus justement, le dilettante. Préoccupé de toujours rester « dans le mouvement », je me félicitais de toute sensation nouvelle qui me fît sortir de moi-même. Sans disposition personnelle à l’enthousiasme, j’aime les enthousiastes. Les propos de Moir m’emplissaient d’un vague bien-être, comme si j’eusse senti par eux que nous tenions la clef des portes de la mort. L’atmosphère apaisante des séances, toutes lumières voilées, me causait un délice. J’y assistais parce que je m’y amusais.

Ce fut, comme je l’ai dit, le 14 avril dernier que survint l’événement très singulier qui m’occupe. En arrivant à l’atelier, j’y trouvai Mrs. Delamere, qui avait pris le thé dans l’après-midi avec Mrs. Harvey Deacon. Pas d’autre homme que Deacon lui-même, en compagnie de qui les deux dames examinaient un tableau commencé sur un chevalet. Je ne me pique pas de connaissances en art et n’ai jamais fait profession de comprendre ce que Harvey Deacon veut mettre dans ses peintures ; mais je voyais bien ce qu’il y avait d’ingéniosité inventive dans cette composition où entraient des fées, des animaux et des figures allégoriques de toutes sortes. Les dames se répandaient en louanges ; assurément, le tableau était d’une belle couleur.

— Qu’en pensez-vous, Markham ? me demanda le peintre.

— J’avoue que cela me dépasse, répliquai-je. Ces bêtes, qui sont-elles ?

— Des monstres mythiques, des créatures imaginaires, des emblèmes héraldiques, toute une espèce de cortège fantasque.

— Avec un cheval blanc en tête ?

— Ce n’est pas un cheval blanc, fit-il, d’un ton d’humeur qui me surprit, car il était gai d’ordinaire et se prenait rarement au sérieux.

— Qu’est-ce alors ?

— Comment voyez-vous là un cheval ? C’est une licorne ! Je vous ai parlé d’animaux héraldiques. Ne reconnaissez-vous pas celui-là ?

— Désolé, Deacon, répondis-je ; car il avait l’air vraiment contrarié.

Mais sa propre irritation le fit rire.

— Excusez-moi, Markham ! dit-il. Le fait est que je me suis donné un mal terrible pour cette bête. J’ai passé la journée à la peindre, à la repeindre, à essayer d’imaginer l’aspect que pourrait avoir une licorne vivante et bondissante. J’y suis arrivé à la fin comme je l’espérais. De sorte qu’en vous trompant vous m’avez touché au point sensible.

— Mais oui, naturellement, c’est une licorne ! m’écriai-je ; car je le sentais très affecté de mon incompréhension. Et voilà, parbleu, la corne ! Mais je n’avais encore vu cet animal que sur les armes royales et n’y avais jamais songé. Quant aux autres, ce sont, n’est-ce pas, des griffons, des basilics, des dragons de toute espèce ?

— Oui. Mais de ce côté-là pas de difficulté. Je n’ai eu d’ennui qu’avec la licorne. Allons, assez parlé de tout ça jusqu’à demain.

Il retourna la toile sur le chevalet, et nous causâmes d’autre chose.

Moir fut en retard ce soir-là. Quand il arriva, il amenait avec lui, à notre vive surprise, un Français, courtaud et robuste, qu’il nous présenta sous le nom de Monsieur Paul Le Duc. Je dis : « À notre vive surprise » ; car nous tenions pour principe que toute immixtion étrangère dans notre cercle spirituel en dérangeait les conditions et y introduisait un élément de doute. Nous savions pouvoir nous fier les uns aux autres ; mais la présence d’un intrus viciait les résultats de nos expériences. Cependant, Moir nous réconcilia très vite avec l’idée d’une innovation. M. Le Duc était un adepte réputé de l’occultisme, un voyant, un médium et un mystique. Il voyageait en Angleterre avec une lettre d’introduction que lui avait donnée pour Moir le président des Frères de la Rose-Croix de Paris. Et si Moir l’avait amené à notre petite séance, si nous devions nous sentir honorés de sa présence, quoi de plus naturel ?

C’était, je le répète, un homme petit et solide, avec une large figure lisse et glabre, n’ayant rien de remarquable que deux grands yeux clairs, en velours, qui regardaient vaguement et fixement devant eux. Bien habillé, au surplus, et de bonnes manières. Mrs. Deacon, qui avait des préventions contre nos recherches, quitta la chambre. Alors, nous fîmes une demi-obscurité, selon notre habitude, et rapprochâmes nos sièges de la table d’acajou carrée qui occupait le centre de l’atelier. Bien que très réduite, la lumière restait suffisante pour nous permettre de nous voir distinctement les uns les autres. Je me souviens que même je pouvais observer les curieuses petites mains potelées que le Français étalait sur la table.

— À la bonne heure ! dit-il. Voilà des années que je n’ai pris place à une table dans les mêmes conditions que ce soir. Cela m’amuse. Vous êtes médium, Madame ? Allez-vous jusqu’à la catalepsie ?

— Pas précisément, dit Mrs. Delamere. Mais j’ai toujours l’impression d’une très forte envie de dormir.

— C’est le premier stade. Abandonnez-vous entièrement, et la catalepsie arrive. Une fois la catalepsie arrivée, votre âme se précipite au dehors, tandis que du dehors se précipite en vous une autre âme, avec qui l’on entre ainsi en correspondance directe par la parole ou l’écriture. Vous remettez à autrui le gouvernement de votre machine. Hein ! qu’est-ce que des licornes peuvent avoir à faire ici ?

Harvey Deacon sursauta. Le Français bougeait lentement la tête, et ses yeux, autour de lui, scrutaient les ténèbres qui drapaient les murs.

— Drôle de chose ! fit-il, toujours des licornes ! Qui donc a pensé aussi fortement à un sujet aussi bizarre ?

— C’est merveilleux ! s’exclama Deacon. J’ai toute la journée essayé de peindre une licorne. Comment le savez-vous ?

— Vous avez pensé aux licornes dans cette chambre.

— En effet.

— Mais, cher monsieur, les pensées sont des choses. Quand vous imaginez une chose, vous en faites une. L’ignoriez-vous ? Je peux voir, moi, vos licornes, parce que ce n’est pas seulement avec les yeux que je peux les voir.

— Voulez-vous dire que rien qu’en y pensant je crée une chose qui n’a jamais eu d’existence ?

— Certainement. C’est le fait qui gît sous tous les autres faits. Et c’est la raison pourquoi une pensée de mal constitue un danger par elle-même.

— Vos licornes sont sur le plan astral, je suppose ? interrogea Moir.

— Tout cela, ce sont des mots, mes amis. Elles sont là… quelque part… ou partout. Moi-même, je ne saurais le dire : Je les vois. Je ne pourrais pas les toucher.

— Et vous ne pourriez pas nous les faire voir ?

— Ce serait les matérialiser. Tenez ! il y a une expérience à faire. Mais le pouvoir manque. Voyons un peu de quel pouvoir nous disposons. Nous agirons en conséquence. Me permettez-vous de vous placer à ma guise ?

— Vous en savez beaucoup plus long que nous sur ce chapitre, dit Harvey Deacon. Je vous donne pleine autorité.

— Les conditions peuvent n’être pas bonnes. Essayons nos moyens. Madame voudra bien garder sa place. Je me mettrai près d’elle. Monsieur que voici, à côté de moi. Monsieur Moir se mettra de l’autre côté de Madame, car il convient d’alterner les bruns et les blonds. Là. Et maintenant, avec votre permission, je vais éteindre toutes les lumières.

— Quel avantage y trouvez-vous ? demandai-je.

— La force que nous utilisons est une vibration de l’éther ; la lumière aussi en est une. Supprimons la lumière, et nous gardons pour nous tous les fils. Vous ne craignez pas le noir, Madame ? Quel plaisir qu’une pareille séance !

D’abord, l’obscurité parut absolue. Mais au bout de quelques minutes nos yeux s’y habituèrent, juste assez pour nous permettre de nous voir les uns les autres ; très confusément, certes, car je n’apercevais dans la chambre rien que le cercle immobile et sombre des figures. Tous, nous prenions la chose à cœur, beaucoup plus que jamais auparavant.

— Vous mettrez vos mains devant vous : il n’y a pas à craindre que nous nous touchions, étant si peu nombreux devant une table si grande. Vous, Madame, vous vous replierez sur vous-même. Si le sommeil vient, vous ne lutterez pas. Du silence, à présent. Et attendons.

Alors, en silence, nous attendîmes, fixant l’ombre devant nous. Une pendule faisait tic-tac dans le vestibule. Un chien, au loin, aboyait par intermittences. Une fois ou deux, un cab passa bruyamment dans la rue, et l’éclair de ses lanternes, par l’intervalle des rideaux, déchira gaiement l’opacité de nos ténèbres. J’éprouvais ces malaises physiques que m’avaient rendus familiers nos séances précédentes : froid dans les pieds, picotements dans les mains, chaleur dans les paumes, impression de courant d’air dans le dos. Il me venait aux avant-bras, et plus spécialement, me semblait-il, à l’avant-bras gauche, qui était le plus rapproché de notre visiteur, d’étranges petits élancements, dus sans doute à quelque trouble du système vasculaire, mais dignes néanmoins d’attention. En même temps, j’avais le sentiment d’une expectative presque douloureuse. Et le silence sévère gardé par mes compagnons me laissait deviner chez eux une tension nerveuse non moindre que la mienne. Tout d’un coup, il y eut, dans l’obscurité, un son bas et sifflant, la respiration mince et pressée d’une femme.

Puis, la respiration se fit encore plus pressée et plus mince, comme entre des dents serrées ; puis, elle s’arrêta, dans un grand soupir accompagné d’un sourd bruissement de robe.

— Qu’y a-t-il ? Est-ce que tout va bien ? demanda quelqu’un dans l’ombre.

— Oui, dit le Français, tout va bien. C’est Madame. Elle vient de tomber en catalepsie. Maintenant, Messieurs, si vous voulez bien vous tenir tranquilles, vous verrez, j’imagine, quelque chose qui vous intéressera.

Encore le tic-tac dans le vestibule. Encore la respiration du médium, plus profonde, à présent, et plus pleine. Encore, par instants, la lueur fugitive, et toujours plus agréable, des lanternes d’un hansom. Sur quel abîme nous jetions un pont ! D’un côté, le monde éternel, dont le voile se soulevait à demi ; de l’autre, les cabs de Londres I La table frémissait de pulsations puissantes. Sous nos doigts, elle se balançait avec certitude, en cadence, d’un mouvement facile, plongeant et creusant. Toute sa substance rendait de petits claquements secs, de petits craquements brusques, les crépitements d’un feu de file ou d’un feu de salve, les pétillements d’un fagot qu’on allume par une nuit glaciale.

— Il y a beaucoup de pouvoir, annonça le Français. Je le constate par la table.

J’avais cru d’abord à une illusion personnelle, mais tout le monde pouvait maintenant s’en apercevoir comme moi : une lumière phosphorescente, d’un gris jaunâtre — et je devrais dire une vapeur lumineuse plutôt qu’une lumière — flottait au ras de la table. Elle roulait, s’enroulait, ondulait en plis d’une transparence blafarde, tournait en spirales comme une fumée. Je distinguais à sa lueur sinistre les doigts du Français, blancs et carrés du bout.

— Ça marche ! criait-il, c’est splendide !

— Appelons-nous l’alphabet ? demanda Moir.

— Mais non. Nous avons mieux à faire. C’est vraiment un jeu grossier que d’obliger la table à s’incliner pour chaque lettre. Avec un médium comme Madame, nous devons faire mieux.

— Oui, nous ferons mieux, prononça une voix.

— Qui est-ce ? Quelle est la personne qui a parlé ? Est-ce vous, Markham ?

— Pas le moins du monde.

— C’est Madame qui a parlé.

— Mais ce n’était pas sa voix.

— Est-ce vous, Mrs. Delamere ?

— Ce n’est pas le médium, mais c’est le pouvoir qui agit par l’organe du médium, intervint l’étrange, la profonde voix.

— Où est Mrs. Delamere ? J’espère que ceci ne peut pas avoir de fâcheuses conséquences pour elle ?

— Elle est heureuse sur un autre plan d’existence. Elle a pris ma place, comme j’ai pris la sienne.

— Qui êtes-vous ?

— Peu vous importe. Je suis quelqu’un qui a vécu comme vous, et qui est mort comme vous mourrez.

Nous entendîmes au dehors les roues d’un cab ; puis la voiture s’arrêta tout proche ; il y eut une discussion de pourboire, des grommellements de cocher. Le nuage gris-jaune continuait de tordre ses minces volutes sur la table. Sans briller nulle part, il luisait confusément dans la direction du médium. On eût dit qu’il s’agglomérait devant Mrs. Delamere. Une impression de peur et de froid me saisit au cœur. Il me sembla que nous approchions avec une légèreté cavalière le plus auguste des sacrements, cette communion avec la mort dont parlent les Pères de l’Église.

— Ne croyez-vous pas que nous allons trop loin ? m’écriai-je. Et ne serait-il pas temps de lever la séance ?

— Tous les pouvoirs sont faits pour qu’on en use, formula Harvey Deacon. Si nous pouvons continuer, nous le devons. Chaque nouveau progrès de la connaissance a passé d’abord pour illicite. Il est parfaitement légitime et convenable que nous cherchions à connaître la nature de la mort.

— Parfaitement légitime et convenable, dit la voix.

— Voyons, que pourrions-nous demander ? cria Moir, très excité. Une preuve ! Voulez-vous me donner une preuve de votre présence réelle ?

— Quelle preuve désirez-vous ?

— Eh bien ! par exemple… j’ai quelques pièces de monnaie dans ma poche. Voulez-vous me dire combien ?

— Nous revenons pour enseigner, non pour deviner de puériles énigmes.

— Attrapez, monsieur Moir ! dit le Français. L’esprit parle de bon sens.

— Ceci est une religion et non pas un jeu, reprit la voix, dure et froide.

— En effet, dit Moir ; c’est bien ainsi que je l’envisage. Désolé de vous avoir posé cette stupide question. Ne saurai-je pas qui vous êtes ?

— Que vous importe ?

— Êtes-vous esprit depuis longtemps ?

— Oui.

— Depuis combien de temps ? — Nous ne calculons pas la durée comme vous. Nos conditions diffèrent.

— Êtes-vous heureux ?

— Oui.

— Vous ne voudriez pas revenir, à la vie ?

— Non. Non, certes.

— Avez-vous des occupations ?

— Comment, sans occupations, pourrions-nous être heureux ?

— Que faites-vous ?

— Je vous ai dit que nos conditions sont absolument différentes.

— Pouvez-vous nous donner une idée de vos travaux ?

— Nous travaillons pour notre propre perfectionnement et pour l’avancement des autres.

— Vous est-il agréable de venir ici ce soir ?

— J’y viens avec joie si, en y venant, je puis faire quelque bien.

— Faire le bien, c’est donc votre but ?

— C’est, sur chaque plan, le but de toute existence.

— Vous entendez, Markham ? Voilà qui répond à vos scrupules.

En effet, je ne gardais plus aucun doute ; je n’éprouvais plus que de l’intérêt.

— Dans votre vie, connaissez-vous la douleur ? demandai-je.

— Non. La douleur est chose corporelle.

— Mais l’affliction mentale ?

— Oui : l’on peut toujours être inquiet ou triste.

— Rencontrez-vous les amis que vous avez connus sur la terre ?

— Quelques-uns.

— Seulement quelques-uns ?

— Seulement les sympathiques.

— Les époux se retrouvent-ils ?

— Quand ils se sont vraiment aimés.

— Et dans le cas contraire ?

— Ils ne sont plus rien l’un pour l’autre.

— Il faut donc qu’il y ait affinité spirituelle ?

— Évidemment.

— Ce que nous faisons est-il bien ?

— Si vous le faites dans le bon esprit.

— Qu’entendez-vous par le mauvais esprit ?

— L’esprit de curiosité et de légèreté.

— Peut-il en résulter un mal ?

— Un mal très sérieux.

— Quelle sorte de mal ?

— Vous pouvez déchaîner des forces sur lesquelles vous n’avez pas d’empire,

— Des forces mauvaises ?

— Des forces inéprouvées.

— Vous dites qu’elles sont dangereuses. Dangereuses pour le corps ou pour l’âme ?

— Quelquefois pour l’un et pour l’autre.

Il y eut un silence, et l’obscurité parut devenir plus épaisse, cependant que le brouillard gris-jaune nouait ses fumées par dessus la table.

— Auriez-vous quelque question à poser, Moir ? demanda Deacon.

— Une seule. Est-ce que l’on prie dans votre monde ?

— On prie dans tous les mondes.

— Pourquoi ?

— Parce que c’est reconnaître des forces extérieures à soi-même.

— À quelle religion appartenez-vous là-bas ?

— Nous différons dans nos religions, comme vous.

— Vous ne possédez pas la certitude ?

— Nous avons seulement la foi.

— Ces questions de religion, interrompit le Français, vous intéressent, vous autres Anglais, qui êtes un peuple grave. Pour nous, elles manquent, de gaîté. Il me semble qu’avec le pouvoir dont nous disposons, nous serions en mesure de tenter quelque grande expérience, de quoi causer ensuite.

— Il ne saurait, dit Moir, rien y avoir de plus intéressant que ce qui nous occupe.

— À merveille, si c’est votre-avis, acquiesça le Français, d’un ton aigre. Pour ma part, tout ceci me fait l’effet du rebattu ; et puisqu’une grande force nous est donnée ce soir, j’aimerais la mettre à l’épreuve. Si vous avez d’autres questions à poser, posez-les ; après quoi nous pourrons toujours essayer quelque chose.

Mais le charme était rompu. Nous posâmes en vain questions sur questions : le médium resta muet sur sa chaise. Seul, le bruit profond et régulier de sa respiration trahissait sa présence. Sur la table, la fumée ne cessait pas de tournoyer.

— Vous avez troublé l’harmonie : n’attendez plus de réponse.

L’ombre parut redoubler dans la chambre, avec le silence. Le même sentiment d’appréhension qui m’avait si lourdement oppressé au début de la séance me pesa de nouveau sur le cœur. Les cheveux me picotaient aux racines.

— Ça opère ! ça opère ! cria le Français.

Il se fit dans sa voix comme un déchirement ; et je compris que chez lui aussi toutes les cordes étaient tendues à rompre.

Le brouillard transparent s’écarta peu à peu de la table, se mit à flotter mollement autour de la pièce, alla s’amonceler dans le coin le plus reculé et le plus sombre, pour finir par s’y agréger en un corps brillant, en un étrange et mobile noyau de lumière, mais de lumière non éclairante, et doué d’un éclat propre sans faculté de rayonnement. Il avait passé du gris-jaune à un rouge sinistre. Puis, sur ce noyau, s’enroula une substance noirâtre et fuligineuse, qui s’épaissit, durcit, devint encore plus dense, encore plus noire. Puis, la lumière s’évanouit, absorbée par ce qui s’était formé autour d’elle.

— Partie !

— Silence ! Il y a quelque chose dans la chambre.

Dans le coin où avait paru la lumière nous entendîmes quelque chose qui soufflait bruyamment et se démenait dans les ténèbres.

— Qu’y a-t-il ? Le Duc, qu’avez-vous fait ?

— Ça va. Rien à craindre.

La voix du Français vibrait d’émotion.

— Juste ciel, Moir ! Il y a un gros animal dans la chambre ! Là… tout près de ma chaise ! Éloignez-vous ! éloignez-vous !

C’était Deacon qui parlait. Puis vint le bruit d’un choc sur un corps dur. Et ensuite… ensuite… Mais comment dire ce qui arriva ensuite ?

Quelque chose d’énorme se heurtait à nous dans le noir, se cabrait, piaffait, écrasait, bondissait, s’ébrouait. La table vola en éclats, et nous prîmes la fuite dans tous les sens. L’énorme chose grondait, nous bousculant, se ruant avec une force horrible d’un bout à l’autre de la chambre. Nous poussions tous des cris d’épouvante ; nous nous traînions sur nos mains, sur nos genoux, cherchant à nous dérober aux attaques. Je ne sais quoi se posa sur ma main droite, et mes os s’écrasèrent sous la pression.

— De la lumière ! de la lumière ! hurla quelqu’un.

— Moir, vous avez des allumettes… des allumettes !

— Je n’en ai pas une seule ! Deacon, où sont les allumettes ? Les allumettes, pour l’amour de Dieu !

— Je n’arrive pas à les trouver. Voyons, le Français, arrêtez cela !

— C’est au-dessus de mes moyens ! Oh ! mon Dieu ! je ne puis plus l’arrêter ! La porte… où est la porte ?

Ma main, par bonheur, en tâtonnant dans la nuit, trouva la poignée. La chose soufflante, ronflante, galopante, passa d’un bond devant moi et alla donner de la tête contre la cloison, qui rendit un bruit terrible. Je tournai la poignée, et, tous, nous fûmes dehors à la minute, la porte fermée derrière nous. À l’intérieur, il y eut un épouvantable fracas d’objets mis en pièces.

— Qu’est-ce que cela ? Au nom du ciel, qu’est-ce ?

— Un cheval. Je l’ai vu quand la porte s’est ouverte. Mais Mrs. Delamere ?…

— Il faut aller la sauver. Venez, Markham, vite ! Plus nous tarderions, moins nous aurions de courage.

La porte ouverte, brusquement, nous nous précipitâmes. Nous trouvâmes Mrs. Delamere étendue sur le plancher, parmi les débris de sa chaise. Nous la relevâmes, l’emportâmes au plus vite, et, comme nous arrivions à la porte, je jetai derrière moi un regard à la dérobée. Deux étranges yeux dardaient sur nous leurs flammes. Des sabots claquèrent. Je n’eus que le temps de refermer la porte : un choc violent la fendit de haut en bas !

— Ça va passer au travers ! Ça passe !

Un autre choc, et, par la brèche de la porte, quelque chose se fit jour : une longue pointe blanche qui luisait sous la lumière de la lampe. Elle brilla un instant devant nous, puis, avec un bruit sec, elle disparut.

— Hâtez-vous ! hâtez-vous ! par ici ! ordonnait à grands cris Harvey Deacon. Emportez-la ! Par ici ! Vite !

Nous avions cherché asile dans la salle à manger et refermé la lourde porte de chêne. Nous étendîmes sur le sofa Mrs. Delamere sans connaissance. Pendant ce temps, Moir, le rude brasseur d’affaires, s’affaissait, évanoui, sur le tapis du foyer. Harvey Deacon, blanc comme un cadavre, avait des convulsions d’épileptique. Nous entendîmes se briser la porte de l’atelier ; d’un bout à l’autre du vestibule, ce furent des allées et venues reniflantes et trépignantes, qui emplirent la maison d’un furieux vacarme. Sa tête dans les mains, le Français sanglotait comme un enfant épouvanté.

— Que faire ? demandai-je, en le secouant durement par les épaules. Si nous prenions un fusil ?

— Non, non ! Le pouvoir va cesser. Cela va finir.

— Fou que vous êtes, vous risquiez de nous tuer avec vos infernales expériences !

— Je ne savais pas. Comment aurais-je prévu la terreur qui l’affole ? Vous en êtes cause. Vous l’avez frappé.

Tout d’un coup, Harvey Deacon sursauta :

— Dieu du ciel !

Un cri terrible avait fait retentir la maison.

— C’est ma femme ! Tant pis, je sors ! Dussé-je avoir affaire au diable !

Rouvrant la porte, il s’élança. À l’extrémité du couloir, en bas de l’escalier, Mrs. Deacon gisait, inanimée, terrassée par ce qu’elle avait vu. Nulle trace de rien d’autre.

Nous regardâmes autour de nous avec horreur. Partout l’immobilité, le silence. Je m’avançai lentement vers la porte de l’atelier, noire et béante, attendant à chaque instant d’en voir sortir quelque abominable forme. Rien ne venait. Un calme absolu régnait dans la pièce. Le regard tendu, le souffle au bout des lèvres, nous allâmes jusqu’au seuil et scrutâmes les ténèbres silencieuses. Elles n’étaient plus partout des ténèbres : un nuage lumineux, avec un centre incandescent, voltigeait dans un angle. Lentement, il diminua d’éclat et de consistance, devint de plus en plus mince, de plus en plus pâle ; puis la même obscurité profonde réenvahit l’atelier. À la minute même où tremblota le dernier rayon de la lueur sinistre, le Français poussa un cri de joie.

— À la bonne heure ! Personne de blessé. Rien que la porte brisée et les dames effrayées. Mais nous avons fait, mes amis, ce que personne n’avait jamais fait encore !

— Eh bien, dit Harvey Deacon, autant que je pourrai l’empêcher, cela ne se refera pas, je vous l’assure !

Et voilà ce qui advint, le 14 avril dernier, au no 17 de Badderly Gardens. J’ai commencé par dire que cela me paraît trop grotesque pour que je réponde de ce qui vraiment se passa. Je donne mes impressions — ou plutôt nos impressions, puisqu’elles sont corroborées par Harvey Deacon et John Moir, — pour ce qu’elles valent. Libre à vous, s’il vous plaît, d’imaginer que nous fûmes victimes d’une extraordinaire et savante mystification ; ou de croire avec nous que nous subîmes une réelle et terrifiante épreuve. Peut-être encore mieux informé que nous en ces questions d’occultisme, aurez-vous à nous citer quelque chose d’analogue. En ce cas, une lettre adressée à M. William Markham, 146 M., l’Albany, nous aiderait à jeter un peu de lumière sur des faits encore très obscurs pour nous.

  1. Allusion à la pendaison.