Du devoir des catholiques dans la question de la liberté d’enseignement/Chapitre VIII

Du devoir des catholiques dans la question de la liberté d’enseignement
Au bureau de l’univers (p. 25-31).
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VIII


Mais on va plus loin encore ; et, sans parler de ces apôtres de la tolérance et de la liberté, tels que l’Université sait les former[1], qui demandent tout simplement qu’on établisse par la loi une incompatibilité radicale entre les fonctions du sacerdoce et celles de l’enseignement, nous rencontrons sur notre chemin de profonds politiques qui affirment que l’enseignement est une chose séculière, qui se moquent agréablement des catholiques, quand ceux-ci veulent conclure des paroles de Notre-Seigneur à ses disciples : Euntes docete omnes gentes ; qu’il y a pour le sacerdoce chrétien un droit et même un devoir imprescriptible à intervenir dans l’éducation. Ils veulent bien ne pas inventer pour les prêtres catholiques quelque entrave spéciale, mais ils repousseront avec persévérance et en principe la liberté, parce qu’ils prévoient qu’elle profitera surtout au clergé. Selon eux, l’Église est dans l’État pour les choses temporelles, et l’instruction publique étant une chose temporelle, il faut à tout prix empêcher l’Église d’y intervenir d’une façon indépendante de l’État, ou d’y exercer une influence considérable. Ces esprits, à la fois si orgueilleux et si aveugles, ne craignent pas d’avancer cette doctrine en présence du témoignage unanime des peuples chrétiens, qui ont de tout temps reconnu l’éducation comme une portion pratique de la religion, et comme un droit inhérent au sacerdoce.

De nos jours, et autour de nous, tous les peuples libres, plus libres que la France, rendent hommage par le fait à l’imprescriptible vérité de ce principe. Personne ne niera que la constitution de la Belgique et celle des États-Unis ne soient plus libérales encore que celle de la France : or, en Belgique, grâce à l’application sincère de la constitution, l’éducation des enfants de la majorité est dirigée par les ministres du culte de cette majorité. Et dans l’Amérique du Nord, la grande diversité des religions n’a servi qu’à proclamer d’une façon plus incontestable encore le triomphe de cette loi sociale, puisqu’au dire de observateur le plus profond et le plus impartial que ce pays ait eu, la plus grande partie de l’éducation y est confiée au clergé[2].

Quant à l’Angleterre, qui pourrait comparer, sous le rapport de la liberté, le pays où on a pu impunément et tous les jours, pendant une année, comme M. 0’Connell, rassembler, haranguer et discipliner dans le sens le plus hostile au pouvoir cent mille citoyens, avec le nôtre, où un député ne peut pas seulement rendre ses comptes à ses commettants, sans que la police n’intervienne et n’empêche, comme on l’a vu naguère à Toulouse. Eh bien ! dans ce pays, à la fois si puissant et si libre, l’enseignement public est exclusivement dirigé par le clergé. Les deux universités d’Oxford et de Cambridge, les grandes écoles publiques d’Eton, Harrow, etc., d’où sont sortis ces grands orateurs, ces écrivains, ces hommes d’état, que M. Villemain se plaisait autrefois à nous faire connaître, dans ses cours de la Sorbonne ; toutes ces institutions, dont l’antiquité, la renommée et la popularité sont sans rivales en Europe, relèvent exclusivement de l’Église établie[3] ! ce qui d’ailleurs n’empêche pas l’existence d’innombrables écoles dirigées par le clergé catholique et dissident, et entr’autres de plusieurs colléges de jésuites. Mais qu’importent à nos docteurs modernes des exemples si universels et si éclatants ? En s’affranchissant de l’autorité infaillible de l’Église, ils ont acquis le don de se persuader qu’eux seuls possèdent la vérité ; et qu’en dehors de leurs pensées il n’y a qu’erreur et ténèbres.

Si en Prusse et dans les autres royaumes européens, l’État a graduellement remplacé le clergé comme puissance directrice de l’éducation publique, la différence radicale qui existe entre la forme de ces gouvernements despotiques et le nôtre, semblerait devoir suffire pour interdire l’imitation de leur système d’enseignement dans un pays dont la constitution est basée sur la liberté. Mais en outre tous ces États, qui reconnaissent tous une ou plusieurs religions nationales, ont assigné aux ministres de ces religions une influence, sinon complètement indépendante, du moins prédominante et obligatoire dans leur organisation[4]. On peut affirmer qu’il n’existe pas et qu’il n’a jamais existé dans le monde un système d’enseignement public livré exclusivement à un corps laïque et séculier comme l’Université de France. Quels sont d’ailleurs, même avec cette intervention puissante et obligatoire de l’élément religieux, quels sont les résultats de ce système moderne et absolutiste de la direction de l’enseignement par l’État ? En Allemagne, ils ne sont rien moins que satisfaisants, et des juges désintéressés n’hésitent pas à reconnaître que dans cette ancienne patrie de l’érudition et de la philosophie, une génération de médiocrités incontestables a remplacé ces grandes constellations intellectuelles qui brillaient à la fin du dernier siècle et au commencement du nôtre[5].

Il ne serait pas difficile, je pense, de constater les mêmes résultats quant à la France, et de démontrer l’infériorité des générations formées par l’Université, comparée à celle des Chateaubriand et des Cuvier. Depuis les statistiques de la justice criminelle jusqu’aux feuilletons de nos journaux les plus répandus, tout démontre suffisamment que ni la moralité publique, ni la dignité des lettres n’ont gagné à la propagation moderne de l’instruction telle que l’État la débite parmi nous. On peut hardiment conclure que le mal ne fera qu’augmenter sous l’influence d’un système qui a cru pouvoir suppléer à l’unité des croyances par l’uniformité des méthodes, et qui affaissera peu à peu le génie autrefois si fécond et si brillant de la France sous le joug de la médiocrité intellectuelle et d’une moralité négative.

On a déjà vu le chef actuel du monopole universitaire, mu sans doute par le désir de stimuler la générosité des contribuables, avouer dans son récent rapport au roi sur l’instruction secondaire, que la France moderne, malgré les ressources du budget et les exactions de la rétribution universitaire, offrait à la jeunesse avide de s’instruire beaucoup moins de ressources que ne lui en avait assurées sous l’ancien régime la munificence durable du clergé, de la noblesse et des corporations municipales. Qui sait si on ne verra pas un jour quelque successeur de M. Villemain reconnaître par un nouveau cri de détresse que le système moderne le cède autant à l’ancien sous le rapport de la qualité que sous celui de la quantité, que le soi-disant gouvernement des capacités a introduit peu à peu le règne de l’incapacité, et que sous l’égide de l’enseignement officiel, le niveau intellectuel de la France a baissé ? C’est là du reste l’affaire des hommes à qui la France a permis de disposer de ses destinées. La nôtre, comme catholiques, est d’empêcher l’abaissement parallèle du niveau moral au sein de nos propres familles. Nous ne sommes pour rien dans l’invention de ce système désastreux, nous n’en avons été que les victimes, et jamais les complices. Soyons au moins les premiers à le dénoncer et à nous en affranchir.



  1. Revue de l’Instruction publique.
  2. M. de Tocqueville, de la Démocratie en Amérique, t. II, p. 230.
  3. Il y a, surtout à Cambridge, un certain nombre de chaires occupées par des laïques ; mais dans les deux Universités comme dans les collèges de Winchester, Eton, Westminster, Harrow et Rugby, où Sont élevés tous les enfants des classes supérieures, tous les chefs et la plus grande partie des maîtres sont ecclésiastiques.
  4. C’est ce qu’a parfaitement démontré M. Cousin lui-même dans ses rapports officiels sur l’enseignement en Prusse, en Hollande, etc. Voir aussi un excellent travail sur le caractère religieux de l’instruction primaire en Prusse, comparée à celle qui se donne en France, par M. Aurélien de Courson, dans la Revue de l’Armorique, n° 4, p. 214.
  5. Nous engageons vivement toutes les personnes qui veulent se faire une idée exacte des résultats réels de l’instruction publique en Prusse, à consulter l’ouvrage remarquable de M. Laing, voyageur anglais, protestant et démocrate, intitulé : Notes of a traveller on the social and political state of France, Prussia, etc.