Du Voyage au royaume de la Chine/Texte entier


Livre premier de l’Histoire de l'expedition chrestienne au royaume de la Chine entreprinse par les Pères de la Compagnie de Jesus
1616



HISTOIRE
DE L’EXPEDITION CHRESTIENNE
AU ROYAUME
DE LA CHINE
ENTREPRINSE PAR LES PERES
DE LA COMPAGNIE DE JESUS,


COMPRINSE EN CINQ LIVRES,
ESQUELS EST TRAICTE FORT EXACTEMENT ET FIDELEMENT DES
mœurs, loix, & coustumes du pays, & des commencemens tres-difficiles de l’Eglise naissante en ce Royaume,


TIREE DES MEMOIRES DU R. P. MATTHIEU RICCI,
de la compagnie de Jesus,par le R.P. Nicolas Trigault Douysien de la mesme Compagnie, depuis n’agueres venu de la Chine en Europe pour les affaires de la Chrestienté dudit Royaume.


ET NOUVELLEMENT TRADUITE EN FRANÇOIS
PAR LE S.D.F. DE RIQUEBOURG-TRIGAULT.

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A LILLE,
De l’Imprimerie de Pierre de Rache, Imprimeur juré à la Bible d’or 1617.
Avec permission des Superieurs.





LIVRE PREMIER


  • CHAPITRE PREMIER. De la cause qui a meu l’Auteur à escrire cette Histoire, & de la maniere qu’il a observée.
  • CHAPITRE II. Du nom, situation, & grandeur du Royaume de la Chine.
  • CHAPITRE III. De quelles choses est fertile la terre de la Chine
  • CHAPITRE IV. Des arts mechaniques des Chinois,
  • CHAPITRE V. Des arts & sciences libérales entre les Chinois, & des degrez des hommes de lettres.
  • CHAPITRE VI. De l’administration de la Republique Chinoise.
  • CHAPITRE VII. De quelques coustumes des Chinois
  • CHAPITRE VIII. Des lineament du corps, ornements, habits, & autres coustumes receues entre les Chinois.
  • CHAPITRE IX. Des ceremonies superstitieuses, & autres erreurs des Chinois.
  • CHAPITRE X. Diverses sectes de fausse Religion entre les Chinois.
  • CHAPITRE XI. Des Sarasins & Juifs, & en apres des vestiges de la foy Chrestienne parmi les Chinois.




De la cause qui a meu l’Auteur à escrire cette Histoire, &
de la maniere qu’il a observée.


CHAPITRE PREMIER.


LEs commencemens des longs voyages & des choses difficiles, qui avec le cours du temps se sont eslevees, ont souvent esté entièrement incognus à la posterité. Recherchant plusieurs fois la cause dont cecy pouvoit proceder, à peine en ay je peu trouver une autre, sinon que les commencemens de toutes choses (& mesme de celles qui croissent en apres à une grandeur demesurée) sont si foibles & petis en leur source qu’ilz semblent ne promettre rien moins que la grandeur qui s’en doit ensuyvre. Pour cete cause, ceux qui tirent, comme on dit, ces choses du berceau de leur enfance, ne se peinent pas beaucoup de reduire en memoire, ce qui pour lors ne semble pas meriter qu’on s’en souvienne : si ce n’est d’aventure que nous aymions mieux avouër, que les premiers commencemens de semblables entreprises sont envelopez de tant & de si grandes difficultez, que les auteurs d’icelles estant entièrement occupez à l’action, sont non moins à faute de temps que de pouvoir, empeschez d’ecrire.

C’est pourquoy pour deduire l’entrée de nostre Compagnie aux frontieres par tant de siecles fermées de ce tres ample Royaume, & les premices du Christianisme parmi ceste nation illustre des tenebres de l’oubli, j’ay entrepris de reduire en une narration historique ce que le Pere Matthieu Ricci a laissé en ses commentaires pour servir ce mémoire à la posterité apres sa mort. J’ay encor esté principalement meu d’une autre cause à ce faire, à fin que s’il arrive qu’il plaise a la divine bonté que de cete petite semence d’Evangile il se ramasse quelque jour une agréable moisson dans les magasins de l’Eglise Catholique, les fideles, qui viendront apres, sçachent depuis quel temps en là les oeuvres admirables de Dieu en la conversion de ce peuple, doivent estre publiées. En après si par quelque evenement ou plustost par le jugement secret de Dieu les fruictz esperez n’en provenoient pas, qu’ilz cognoissent combien nostre petite Compagnie de Jesus a, ou faict, ou enduré pour entrer comme par force en cete estendue demesurée de forests d’infidelité, & avec combien de labeur ou d’industrie cultivant ce mesme nouveau champ, elle l’a eslevé à une grande esperance.

Or qui pourra doubter que cet affaire dont nous traitons ne soit entièrement divin, veu qu’il s’agist du tout des moyens d’amener les ames à la lumiere de l’Evangile ? Nous tascherons donc plus en une chose pieuse de plaire au lecteur débonnaire par la candeur de la verité, que par le fard des paroles. En apres nous n’entendons pas que par ceste narration il soit rien desrogé à noz annales, ou aux lettres particulières de noz confreres, qui les puisse empescher d’estre authorisees au tesmoignage de la verité comme il appartient, si ce n’est d’aventure qu’ilz contrarient à ceci. Car ce n’est pas nostre intention de poursuyvre tout en ceste histoire, ny d’esplucher entièrement tout ce que nous deduirons, estans beaucoup d’autres choses arrivées, qui aussi eussent peu estre racontées.

Mais d’autant que les affaires de la Chine sont quasi non moins esloignez de ceux de l’Europe par la raison, que par la distance des lieux, & que tout cet escrit est dédié à l’Europe seule ; j’ay trouve bon, devant que commencer ce que j’ay desseigné, de premettre quelque chose de la situation de ce Royaume, coustumes, mœurs, loix & autres semblables, afin de n’estre en apres contraint, & non sans degoust, d’interrompre souvent le fil de mon discours. Enquoy nous tiendrons tel ordre, que nous ne toucherons ce en quoy ilz sont différents d’avec les nostres, qu’autant qu’il conviendra pour l’intelligence de l’histoire. Et encore que plusieurs volumes se lisent en Europe du mesme sujet, j’estime toutefois qu’il ne sera pas fascheux d’ouir le mesme de ceux de nostre Compagnie : d’autant que nous avons maintenant vescu trente ans entiers en ce Royaume, nous avons veu leurs plus nobles provinces, nous entrons tous les jours en conference avec les principaux de ce peuple, les souverains Magistrats & hommes lettrez, nous parlons le propre & naturel langage des Chinois, nous avons apris de propos délibéré leurs coustumes, mœurs, loix, ceremonies & finalement, ce qui est de grande importance, nous avons jour & nuict leurs livres en main. Ce qui a entièrement manqué à ceux qui ne sont jamais parvenus en ce monde presque nouveau, & qui s’apuyans sur la foy des autres ont escrit non ce qu’ilz ont veu, mais ce qu’ils ont ouy. Or nous reduirons donc briefvement en peu de chapitres de ce premier livre ce qui meriteroit d’estre estendu en plusieurs volumes, si on le traitoit selon la dignité du sujet.




Du nom, situation, & grandeur du Royaume de la Chine.


CHAPITRE II.


Cet Empire plus reculé de l’Orient a esté cognu en nostre Europe souz divers noms. Celui de la Sine est tres-ancien dez le temps de Ptolomee. En apres il est appellé Catai par Marc Paul Venetien, qui a donné quelque cognoissance de ce Royaume aux Europeens. Mais le plus cognu de tous est celui de la Chine, hanté par les Portugais, qui ayans traversé une tres grande estenduë de mer abordèrent là, & encor pour le jourd’hui negocient en ce lieu en la province de Canton, vers le midy. Les Italiens & quelques autres nations de l’Europe ont quelque peu changé ce nom, ignorans la prononciation Espagnole, qui en quelque chose est differente de la Latine, car China est prononcé de tous les Espagnols comme Cina des Italiens.

Aucun certes aussi, à mon advis, ne doit douter que ceste Province ne soit celle qu’on appelle le pays des Mange-chevaux ; car jusqu’au temps present tous les habitans de ce Royaume mangent la chair de cheval, de mesme que nous celle de bœuf. Je ne douterois pas aussi que ceste mesme region ne soit celle qu’on a appelle Serica, c’est à dire, le pays des soyes : car en aucun autre Royaume d’Orient, si n’est en la Chine, la soye ne se retrouve, & en si grande abondance, que non seulement tous les habitans riches, comme quasi tous les pauvres, s’en revestent, mais aussi il s’en porte de là en tous les Royaumes voisins. Aussi les marchands Portugais ne chargent leurs navires d’aucune autre marchandise plus volontiers que de soye Chinoise, qu’ils embalent pour envoyer par tout le Japon, & les Indes. Les Espagnols semblablement des Isles Philippines envoyent leurs navires en la nouvelle Espagne, & tout ce nouveau monde chargez de soye Chinoise. Je trouve aussi dans les Annales de la Chine l’artifice des ouvrages de soye, deux mil six cens trente six ans au devant de la nativité de Jesus Christ, & il paroist que cette manufacture a esté transportée de ce Royaume au reste de l’Asie, & en nostre Europe, voire aussi en Afrique.

Or en ceste varieté de noms, il n’y a rien de quoy on puisse plus s’emerveiller, que de ce que tous ceux-cy ont mesme esté incognus, & inouys au Chinois mesmes, veu qu’il n’y a nulle marque de ces noms parmy eux. Et encor moins de la cause pourquoy ils ont tant de fois changé, encor que les mesmes Chinois en ayant imposé plusieurs autres à leur Royaume, & peut estre imposeront à l’advenir. Car de tout temps ils ont accoustumé toutes les fois que l’Empire (selon la vicissitude des choses humaines) passé d’une famille à l’autre, que le Royaume aussi est orné d’un nouveau nom par celui qui commence de regner, & icelui impose comme il lui plaist, quelque tiltre magnifique au Royaume. Ainsi lisons nous qu’anciennement il vouloit estre appelle Than, qui signifie large sans limites ; un autrefois Yu, comme si vous disiez repos ; en apres Hia qui est de mesme que si vous disiez grand ; puis Sciam, qui signifie ornement ; puis Cheu, c’est à dire, parfaict ; mais Han signifie la voye lactée au ciel, & plusieurs autres : mais depuis que ceste famille qui regne aujourd’huy qu’on appelle Ciu, a eu le droit de l’Empire, tout le Royaume est appelle Min, c’est à dire, de clairté, auquel toutefois auiourd’huy on a adjousté la syllabe Ta, & s’appelle Tamin, c’est à dire Royaume de grande clairté.

Or peu de peuples voisins se prennent garde de cete diversité de noms, d’où vient que chascun appelle quasi ce Royaume de chasque nom particulier. Les Cocincinois, & Ciames, desquels les Portugais ont apris le nom de la Chine, l’appellent encor aujourd’hui Ciu ; les Japonois Than ; les Tartares Han ; les Sarrazins de l’Occident Catai.

Parmy les Sinois mesmes (car je voy que ce nom de Ptolomée est le plus souvent usurpé par les autheurs Latins) outre celuy qui suit la fortune des Rois, il est aussi appellé de plusieurs autres noms de tous temps communs. Car nous l’appellons encor auiourd’huy tantost Ciumquo, tantost Chiumhoa, le premier signifie un Royaume, le second un jardin, l’un & l’autre situé au milieu. J’ay entendu que la cause de cecy est, que les Chinois croyent bien que le ciel est rond, mais la terre carrée, au milieu de laquelle ils se font à croire que leur Royaume est situé. C’est pourquoy du commencement voyans le plan de nos descriptions Geographiques, ils se faschoient que la demonstration de leur Royaume n’estoit pas au milieu, ains à l’extrémité de l’Orient. Pour cete cause le Pere Matthieu Ricci ayant exprimé le monde avec des noms Chinois, il le disposa de sorte, que le Royaume de la Chine se voyoit au milieu. Mais la plus part d’iceux maintenant recognoissent leur erreur, & s’en rient.

Celuy qui gouverne tout le Royaume avec puissance absoluë est appelle Seigneur de cet univers, pour ce qu’ils croyent que leur Royaume est quasi fermé de mesmes bornes que l’univers : car, à peine daignent-ils appeller Royaumes les Royaumes voisins, desquels ils en cognoissent peu devant qu’ilz traffiquassent avec les Européens. Si cela semble estrange à quel qu’un des nostres, qu’il sçache aussi que le mesme peut sembler aux Chinois, s’ils entendent que plusieurs de nos Monarques, qui n’ont jamais eu aucun droict sur le grand Empire des Chinois, sont ornez de mesmes tiltres. Cecy soit assez dict touchant le nom du Royaume. Quant à ce qui touche la Grandeur, ce n'est pas sans sujet que par l’opinion de tous ceux qui ont jamais escrit, l’Empire des Chinois a obtenu le nom de Grand. Car si vous considerez la situation, & limites des terres, il surpasse aujourd’huy, & a surpassé devant tous siecles (à ce que j’ay peu jusqu’à present comprendre) tous les Royaumes du monde, au moins nommez d’un seul nom. Car vers le midy il commence au dixneufiesme degré du Pole eslevé sur l’Horizon, en l'Isle qu’ils appellent Hainam, qui signifie mer du Midy, & il s’estend vers le Septentrion au quarante-deuxiesme, à ces murs Septentrionnaux, desquelz les Chinois divisent & defendent leur Empire de la Tartarie. En longueur il commence au cent douziesme, depuis les isles fortunées, en la Province qu’ilz appellent Yunan, & est borné de la mer vers l’Orient au cent trente deuxiesme. Nous avons tiré nous mesmes le plus exactement qu’il a esté possible ceste dimension de limites en divers lieux de ce mesme Royaume, par lesquelz nous avons passé, à la reigle des Astrolabes, & autres instruments desquelz les Mathématiciens se servent, avec observation des Ecclipses, et selon les Kalendriers Chinois, ausquelz les pleines & nouvelles Lunes sont de poinct en poinct descrites, & principalement de l’autorité des plans Cosmographiques. Et certes du Midy au Septentrion, où principalement les nostres jusqu’à present ont employé leur industrie, il semble n’y pouvoir rien estre adjousté. Mais en la longueur, si ceux qui viendront après nous, apres avoir par la volonté de Dieu introduict l’Evangile en ces parties, font quelque remarque plus particulière, qui sera (comme je croy) de peu de consequence, je cède volontiers à leur autorité, & croy qu’on doit faire plus d’estime des dernières observations, que des premieres.

Par ceci on void que ceste ample estendue en un seul Royaume est plus grande partie contenue entre le Ciel bening de la Zone temperée & qu’elle comprend d’une continuelle traicte tous ces climats, qui s’estendent depuis son extremité, qui a pris son nom de Meroé, Isle du Nil, jusqu’au climat Romain. Cete si ample circonscription de limites est toutefois vers le Septentrion plus estroite quasi de la troisiesme partie, que quelques escrivains de nostre temps l’ont eslargie, qui l’ont estenduë jusqu’au cinquante troisiesme degré.

Mais à fin que cete si ample largeur de terre, si elle n’est incroyable apres des tesmoins oculaires, ne semblent pour la plus grand’part estre deserte & non cultivée, j’adjousteray ce que j’ay trouvé en quelque volumes des Chinois intitulé La description du royaume des Chinois, Imprimé l’an de nostre Seigneur 1579. Iceluy fidelement traduit contient cecy : Au royaume des Chinois il y a deux provinces Curiales, & Royales, Nanquin, qui signifie la cour Royale du Midy, & Pequin, la Royale du Septentrion. Outre celles-cy il y en a treize autres. En ces quinze Provinces (on les pourroit à bon droit appeller Royaumes) faisant une autre division, on compte cent cinquante huict contrées, ou plustost petites Provinces (ilz les appellent Fu) desquelles plusieurs comprennent douze, ou quinze villes bien grandes, outre les villages, bourgz, chasteaux, & villes moyennes. En ces contrées ilz appellent du nom de Cheu 247 grandes villes, encor que souvent elles soient distinctes des autres villes plustost par la dignité, que par la frequentation ou grandeur. Elles contiennent en outre cent cinquante deux mille autres villes communes, qu’ilz appellent Hien. Or au temps que ce livre estoit imprimé on nombroit cinquante huict millions, cinq cent cinquante mille, huict cens & une teste des hommes d’aage, qui payent chacun tribut au Roy ; mais en ce nombre ne sont comprises les femmes, ny des masses les enfans, adolescens, Eunuques, soldats, parens du Roy ; les Magistratz, hommes lettrez, & plusieurs autres aussi sont exemps. Et certes, encor, que la paix soit profonde & presque envieillie (excepté les escarmouches des Tartares) plus d’un million de soldats sont entretenus des gages du Roy, & sont toujours en armes. Et à fin que ce nombre ne semble estre incroyable à aucun, je vous advise que quasi la moitié de trois provinces vers le Septentrion (comme est celle qu’on appelle Leate) vont à la guerre souz la soulde, & enseignes du Roy.

En ce mesme volume sont nombrez vers l'Orient trois Royaumes voisins tributaires à l'Empire des Chinois, vers l'Occident cinquante trois, vers le Midy cinquante cinq, & vers le Septentrion trois ; je remarque toutesfois qu’auiourd’hui il y en a beaucoup moins qui payent le tribut qu’ilz doivent, & ceux qui encor à present le payent, emportent plus du Royaume des Chinois, qu’ilz n’y apportent ; & pour cela les Chinois ne se soucient pas beaucoup s’ils rendent fidelement le tribut ou non.

On adjouste à la grandeur & frequentation de ce Royaume, qu’il est de tous costez par art, ou par nature environné de defenses propres à se garder. Vers le Midy, & l’Orient il est arrousé de la mer, & icelle divisée de tant d’Isles, que l’abord des flottes navales à la terre ferme, est partout tres-difficile. Vers le Septentrion des precipices inaccessibles joints à un mur continu, & icelui tres fort, de cinq cents cinq lieues, repoussent les assauts quasi continuelz des Tartares. Vers l’Occident, qui est le plus proche du Septentrion, on void tout joignant un terroir de sable alteré, qui par le defaut de vivres de plusieurs jours espouvante les armées des estrangers de venir au royaume de la Chine, ou bien les ensevelit. L’Occident tirant vers le Midy est remarqué estre plein de montaignes, & de forests, & a fort peu de petits Royaumes voisins, que les Chinois mesprisent, les estimans indignes de leur crainte, ou de leur ambition.




De quelles choses est fertile la terre de la Chine


CHAPITRE III.


DE ceste si ample estendue de cet Empire, non seulement de l’Orient à l’Occident (comme s’estend nostre Europe) mais encor du Midy au Septentrion, provient qu’en aucun autre lieu du monde il n’y a si grande diversité de fruicts, qu’il s’en produict icy soubs le ciel de ce de ce mesme Royaume. Car de là depend la diversité des climats, & d’icelle la fertilité de diverses choses, pour ce qu’une chose s’esleve plus heureusement en un air bruslant, une autre en un air glacé, & autres aussi sous un ciel tempéré.

Les Chinois mesmes aux livres de leur Chorographie descrivent au long ce que chasque Province porte : ce que poursuivre icy feroit s’esloigner de la briefveté proposée. Cela se peut dire en general avec verité, que tous les Auteurs asseurent, que tout ce qui sert à l’ornement, au vivre, & mesmes aux delices, ne s’y apporte pas d’autre part, mais croist abondamment sur le lieu : voire j’oserois asseurer que tout ce que nous voyons en Europe, se retrouve en ce Royaume. Et si quelque chose y defaut, qu’elle est amplement recompensée de beaucoup d’autres, dont l’Europe manque.

Premièrement donc il y a abondance de toute sorte de bleds, il fournit quantité de froment, d’orge, mil, paniz, seigle & autres de semblable espece ; & le riz, qui est presque leur provision ordinaire, y surpasse de beaucoup l’Europe. Les legumes, & principalement les phaseols, desquelz mesme les chevaux & bestes à corne & semblables se paissent, endurent tous les ans en diverses provinces la deuxiesme & troisiesme moisson. D’où l’on peut non moins juger de la bonté de l’air, & fertilité de la terre, que de l’industrie du peuple. Il n’y defaut aussi aucune espece des principaux fruicts ou pommes, si vous exceptez les olives, & les amandes. Les figues que les nostres y aportent, ne se laissent surmonter par celles d’Europe. Outre ceux-cy il y a des fruits tres-bons à manger incognus aux nostres, telz qu’on en void en la province de Canto & autres du Midy, que nous appellons d’un nom emprunré des Chinois, Licyes & Longanes, qui entre peu sont tres doux, & ne croissent en nulle autre part. On void aussi là mesme ces noix Indiennes provenantes du palmier, & autres fruicts d’Inde. Il y en a aussi une autre espece, que les Portugais appellent figue Chinoise, qui est un fruict tres-savoureux & ensemble tres-beau. Les Portugais l’appellent figue seulement, pour ce qu’on en peut manger de seches, vulgairement figues de cabats  : car autrement elle n’a rien de semblable, & approche plustost de la forme d’une grande peche, mais rouge, & sans bourre & noyau. Mais les oranges & citrons, & toute espece de fruicts de bois espineux, surpassent de beaucoup en ceste espece la diversité ou douceur de tout autre terroir.

Il me semble aussi que je puis bien asseurer le mesme des herbes potageres, & de tout apprest des plantes jardinieres, car l’usage d’icelles est plus frequent entre les Chinois, qu’entre les nostres, d’autant qu’il s’en trouve beaucoup parmy le vulgaire, qui soit par pauvreté, soit par devotion, durant toute leur vie ne mangent autre chose.

Il n’y manque aussi aucune diversité de fleurs, ains plustost on en void avec plaisir & louange du Créateur, beaucoup que les nostres ne cognoissent pas. Mais les Chinois font souvent plus d’estat de la beauté que de l’odeur ; & aussi ilz n’ont jamais ouy parler de l’artifice de tirer à petit feu des sucs odorans des fleurs & des herbes, si ce n’est depuis qu’ils negocient avec les Européens.

En quatre provinces vers le Midy se retrouve ceste fueille noble parmy les Indois, qu’ilz appellent Betre, & l’arbre nommé Arequeita. Ilz mangent quasi tous les jours avec grandes delices ceste fueille doucement piquante meslée avec de la chaux vive, & asseurent que l’estomach ne reçoit pas peu d’allegement par ceste chaleur. Ilz suppleent diversement au defaut de l’huile d’olive, soit pour le manger, soit pour les lampes ; mais le meilleur de tous est celuy qu’on tire du Sesame  : car il est de bonne odeur, & abonde quasi par tout. Leurs vins sont beaucoup inferieurs aux nostres, encor qu'ilz se persuadent le contraire. Car la vigne y estant rare, & non assez douce, par certain mespris, ilz n’en pressent pas de vins mais ilz en font du riz & d’autres choses. D’où arrive qu’il ne defaut jamais. Ilz font grand cas de ce vin, & certes il n’est pas desaggreable, & ne brusle pas comme celui d’Europe.

Ilz mangent communément de la chair de porc ; mais toutesfois il y a aussi abondance d’autres chairs, beaucoup de bœufs, de brebis, de chevres, par tout une infinité de poulles, canards, oyes, voire mesme ilz mangent les chevaux, mulets, asnes & chiens de mesme quasi que les autres chairs, & on les estalle ainsi à vendre aux boucheries. Toutesfois en quelques lieux la superstition ou l’agriculture espargné les bœufs, & bouvines. Il y a abondance de venaison, mais principalement de cerfz, lievres, & diverses oiseaux, & tout s’achete à bon marché.

Les chevaux, & autre semblable bestail, encor qu’en beauté ils n’esgalent ceux d'Europe, sont neantmoins plus estimez pour le nombre, prix & facilité de la voiture, lors qu’en quelque lieu on ne rencontre des rivieres. Car il y a partout le pays tant de fleuves, qu’on le peut quasi tout passer & traverser par eau, soit que la nature, ou l’art ait fait ces rivieres. D’où se void une multitude incroyable de toute sorte de bateaux naviger deçà & dela & icelle est si grande, qu’un Escrivain de nostre temps n’a pas fait difficulté d’asseurer, qu’il n’y a pas moins d’habitans sur les eaux, que sur terre ferme. Ce encor qu’il semble que ce soit une hyperbole excedant la verite, neantmoins elle ne semblera pas excessive à celui qui seulement navigera sur les rivieres de la Chine. Quant à moy j’oserois asseurer autre chose, peut estre avec plus de verité, qu’il ne semble pas incroyable, qu’on peut compter autant de vaisseaux en ce seule Royaume, qu’en tout le reste du monde ; si on parle seulement de ceux qui sont portez sur les eaux douces. Car ceux qui parmy les Chinois passent en la mer, sont en plus petit nombre ; & nullement esgaux aux nostres. Mais je reviens aux chevaux. Les Chinois ne les sçavent pas dompter. Tous ceux dont on se sert journellement s’apprivoisent estans chastrez. Quant aux chevaux de guerre, il y en a presque une infinité, mais iceux si lasches & couards, qu’ilz ne peuvent seulement pas supporter le hennissement d’un cheval Tartare sans s’enfuyr. Dont ilz sont quasi inutiles aux combats, outre ce que n’estans pas ferrez, la mollesse des ongles ne peut pas long temps resister aux rochers, & cailloux par les chemins difficiles, & rompus

Il y a en tant de rivieres grande diversité & abondance de poissons. Car outre la mer tres-fertile en poissons vers le Midy & l’Orient, & les fleuves susdits. il y a des tres grands lacz, qui pour leur largeur & profondeur semblent quasi petites mers, & outre cecy des viviers autour des villes aussi frequents qu’en noz quartiers, desquels on tire tous les jours du poisson, soit pour s'en servir, soit pour vendre, & qui ne defaut, ny deçoit jamais les pescheurs.

Les bois de la Chine ne nourrissent pas des Lyons, mais des Tigres, Ours, Loups, & Renards, en grand nombre. On ne nourrit des Elephans qu'en la Cour à Pequin, & iceux sont amenez de dehors, & ne s'en void en aucun lieu du Royaume.

Le lin est inconnu. il se fait communément des toiles de coton pour le vestement, duquel bien que la semence ait esté devant quatre cens ans apportée d'autre part, toutefois ce pays s'en est trouvé si fertile, qu’il semble maintenant qu’il en pourroit fournir à tout le reste du monde.

L'artifice des vers à soye y est si abondant, qu’il semble du tout (s'il ne surpasse) en pouvoir debattre le prix avec nostre Europe. D'iceux ilz font des crespes fins, des ouvrages damassez, & mesmes auiourd'huy, à l'imitation de l'Europe, des draps de soye pure, & autres ouvrages qui sont en usage chez nous ; qui toutefois sont debitez à moindre prix, au tiers, & souvent au quart.

Ilz font faire diverses toiles du chanvre, & quelques autres herbes, dont ilz se servent principalement l'Esté. Encor qu’ilz ne tirent des fromages du laict de brebis, & qu’ilz ne mangent gueres de laict (& encor seulement de celui que rendent les vaches pleines) ilz tondent neantmoins la laine, & en l'usage d'icelle les nostres les passent de beaucoup, car ilz ne font pas encor tramer des draps de laine d'icelle, qui toutefois apportez d'ailleurs sont en estime entre les Chinois. Ilz font des petits draps d'Esté de leur laine, desquelz le vulgaire se sert à faire des chapeaux & des tapis, sur lesquelz ou ilz couchent la nuict, ou ils font leurs complimens de civilité, desquels sera parlé cy apres. On se sert d'avantage d'iceux vers le Septentrion, qui bien qu’il soit plus esloigné du Pol Arctique que nostre Europe, le froid neantmoins y semble un peu plus piquant : car mesme les tres-grandes rivieres & lacs s'y glacent. La cause de cela ne nous est pas encor assez cognue, si ce n'est que nous la rejectons sur les montaignes neigneuses & assez proches de la Tartarie. Pour se garantir de ces froidures, ilz ont abondance de peaux de renards, & de marthes de Scitie qui ne sont pas de moindre prix.

On trouve en la Chine toute sorte de metaux, sans en excepter aucun. Outre l'airain, & le cuivre commun, ils en font d'une autre sorte blanc comme argent, qui n'est pas plus cher que le laton jaune ; mais du fer fondu ils font un peu plus d'ouvrages que les nostres ; comme des chauderons, marmites, cloches, sonnettes, mortiers, grilles, fournaises, canons, ou engins de guerre, & plusieurs autres de beaucoup moindre estimé que les nostres.

L'or n'y est pas mauvais, toutesfois de prix beaucoup inférieur au nostre. Ilz se servent d'argent pour monnoie, dont la valeur est reconnue au poidz, & non à la marque. Et ainsi en tout traffic on evalue l'argent à la balance, ce qui de soy est fort incommode, & encor plus si on a esgard à la bonté, ou bassesse de l'argent, qu’il faut adjouster ou oster à la valeur. Car la fausseté n'y est pas peu fréquente en plusieurs lieux. Toutesfois on se sert de liardz faictz de cuivre, qui se battent à la monnoie publique pour les moindres usages. Les plus riches aussi se servent de vases d'argent & d'or  : mais en cecy le luxe des Chinois est moindre que celui de l'Europe  : neantmoins les femmes Chinoises despensent beaucoup d'or & d'argent, principalement aux ornemens de teste. Mais le meuble commun pour le service de la table est de terre, que la plus-part des Européens (je ne sçay pourquoy) appellent Pourcelaine, à laquelle vous en trouverez peu de semblable entre la poterie, soit que vous ayez esgard à la delicatesse, soit que vous consideriez la netteté. Il s'en fait de tres-belle en un champ de la Province de Kiam, ou il y a une masse de terre dont on a accoustumé la former. De là en est emporté par tout le Royaume & Provinces voisines, & loingtaines, & jusques en Europe ; & par tout elle est fort prisée de ceux qui au manger ayment mieux la netteté, que la pompe. Elle endure aussi la force des viandes chaudes, & ne se fend jamais, voire, ce que vous admirerez, les morceaux mesme rompus liez ensemble avec un fil d'archal retiennent l'eau, & ne la laissent escouler.

Les Chinois font aussi des verres ; mais en cela noz Européens sont beaucoup plus excellens. Les bastimens communément sont de bois, mesme les Palais Royaux ; de sorte toutesfois que la pluspart des murailles sont esleveez de brique, qui seulement separent les chambres ; Car le toict le plus souvent est soustenu de piliers de bois. Par cecy, & le nombre des navires, on peut aisement comprendre quelle abondance d'arbres il y a par tout. & le rapport des forestz en plusieurs lieux. Entre les especes qu'on void en Europe, le chesne y est rare  : mais une eternelle & tres-dure espece de bois supplée à son defaut ; que pour cela les Portugais appellent fer. Car il luy ressemble de couleur, & est sans contredict plus estimé que le chesne mesme ; vou y voyez aussi le Cedre, arbre funeste aux Chinois. Ilz se servent principalement d'icelui au cercueilz des mortz, dont les Chinois font tant d'estat, qu’ilz croient plus de mille escus n'estre pas mal employez en un sac de dueil. Il y a aussi une espece de roseaux (les Portugais l’appellent Bambu) presque aussi durs que le fer, & iceux rods s’empoignent à peine des deux mains, s’ilz sont des plus grands ; & encor qu’ilz soyent creux & distincts de leurs nœudz, neantmoins pour leur fermeté ilz sont souvent designez pour servir de posteaux aux maisons moyennes. On fait aussi des bois de lances des plus petits, & s’employent en plusieurs autres usages qu’il seroit long de reciter. Ces roseaux ne se plantent qu’aux provinces du Midy, mais l’abondance en est si grande, qu’ilz suffisent à tout le Royaume, & à peine se trouve autre bois qui s’achete à si vil prix.

Ce Royaume fournit pour le feu non seulement du bois, des cannes & du chaume, mais il y a une sorte de beaume, tel que celui qu’on tire au Pays bas, principalement en l’Evesché de Liège (ilz l’appellent Mui) qui est fort commodement employé à tous telz usages, & dont la fumée n’est nullement fascheuse ; toutefois il est en plus grande abondance, & meilleur aux provinces Septentrionales, la nature aydant à la necessité. Il se retire des entrailles de la terre, qui espandus d'une longue traicte en fournissent continuellement, & par la modération du prix en monstrent l’abondance, & distribuent au plus pauvre de quoy brusler tant en la cuisine, qu’au poisle.

Il nourrit des herbes medicinales, que les autres provinces ne cognoissent qu’apportées d’ailleurs, pnncipalement le Rheubarbe & le Musc, que les Sarazins de l’Occident apportent en toute l’Asie, & puis en l’Europe avec un gain incroyable, veu qu’ilz se retirent d’icy a tres vil prix. Car vous vendrez la livre du Rheubarbe, achetée dix deniers, six ou sept escus en Europe. Icy aussi croist le fameux remède de plusieurs maladies ; les Portugais l’appellent Bou de Chine, les autres Bousainct pour la ressemblance en la medecine de celuy qu’on apporte des Terres neufves. Et croist de sorte, que sans estre cultivé d’aucun, on l’arrache sans qu’il couste rien que la peine, & s’emporte de là avec proufit & gain incroyable.

Ilz font du sel non seulement ez provinces maritimes, mais aussi en terre ferme vous trouverez des eaux, desquelles sans travail aucun il se condense. Parquoy il abonde par tout : & neantmoins d’autant que le sel sert quasi en tous usages de l’homme, il se fait que du trafic du sel un grand tribut est rapporte dans les thresors du Roy, sans ce que les marchans qui manient le débit du sel, avant toute choses s’enrichissent. Les Chinois se servent plus de succre que miel, encor que l’un & l’autre abonde esgalement. Il y a aussi de la cire, non seulement celle que font les abeilles, mais d’autre aussi, qui est non seulement plus blanche, mais encor meilleure. Car elle est moins gluante, & estant allumée, elle rend plus de clairté. Elle se fait de certains vermisseaux, que pour cet effect ils nourrissent dans des arbres. Ilz en font aussi d’autre du fruict de certain arbre, qui n’est pas moins blanche que la susdicte, mais toutefois en clairté beaucoup inferieur.

D’autant que le papier est en plus grand usage entre les Chinois qu’entre nous, pour cela on le fait de diverses façons, mais toutefois chasque espece est beaucoup moindre que le nostre. Car il n’y a aucun papier en la Chine qui puisse souffrir l’impression ou l’escriture des deux costez. Parquoy une feuille du nostre en vaut deux de la Chine. Il se deschire aussi aisement, & ne dure pas long temps.

Ilz font certaines fueilles carrées, qu’ilz allongent un ou deux pieds de longueur, ou largeur ; mais certes celui qui se fait de coton, est plus blanc que le nostre.

Je laisse necessairement beaucoup de choses, des marbres divers en couleur, des rubis & autres cailloux, & pierres precieuses, des couleurs assez propres à peindre, des bois odorants & betumes, & six cens autres  : mais toutefois je ne puis mettre en arriere trois ou quatre choses aux nostres incognues. La première est cet arbrisseau des fueilles duquel se fait ceste decoction fameuse des Chinois, Japons & peuples voisins, qu’ilz appellent Cian. L’usage d’icelle ne peut pas estre du tout ancien entre les Chinois, car on ne trouve en leurs vieux volumes aucun charactere hiéroglyphique pour la denoter (telz que sont quasi toutes les lettres Chinoises) d’où on pourroit aussi peut estre estimer que noz forestz ne manquent pas aussi de ceste fueille. Ilz cueillent ces fueilles au Printemps, les seichent à l’ombre, & les gardent pour leur decoction ordinaire, dont ilz se servent presque tousjours au boire, non seulement a table, mais toutes les fois qu’un hoste entre pour visiter son amy. Car en devisant il est convié avec cette potion, & encor pour la deuxieme, et troisiesme fois, s’il retarde tant soit peu. On la boit ou plustost on la hume tousjours chaude, & par son amertume tempérée, elle n’est pas desagreable à la bouche, & à la vérité saine, & sert à plusieurs choses, n’estant sa bonté utile à une seule, ains une commodité surpasse l’autre en plusieurs & diverses occasions  : & ainsi la livre se vend un sou, & souvent deux & trois, si elle est estimée de la meilleure. La plus excellente au Japon est vendue dix, & souvent douze escus d’or, ou l’on en use un peu autrement qu’en la Chine  : car les Japonois mestent ces fueilles pulverisees en un gobelet plein d’eau chaude, à la quantité de deux ou trois cueillerées, & boivent ceste potion ainsi meslée  : mais les Chinois jettent quelque quantité de ces fueilles en un petit vaisseau d’eau bouillante, & en apres quand elle a attiré la vertu & faculté des fueilles. Ils la boivent chaude, rejettans les fueilles.

La deuxiesme est un Espece de Betume semblable à du laict, qui est pressé de l’escorce de certain arbre gluant comme poix. D’iceluy ilz font une sorte de sandaraque. que les Portugais appellent Ciaro, les Chinois Cie. D’iceluy ilz vernissent les tables, lictieres, meubles, les maisons mesmes, & les navires, & leur donnent, selon qu’il leur plaist, diverses couleurs. Tout cela en apres reluit comme un miroir, & est aggreable à l’œil pour la netteté, & aux mains pour la legereté, avec une esgale majesté, & durent long temps. D’où provient que les maisons des Chinois & Japons reluisent ainsi, & plaisent aux regardants. Car avec ce fard ilz contrefont toute sorte de bois avec splendeur. Pour cete cause aussi les Chinois qui se servent de ce Betume, garnissent moins que tous les autres peuples leurs tables de nappes pour manger. Car s’il arrive que les tables reluisantes comme cristal perdent quelque chose de leur lustre par la graisse des viandes, elles sont nettoieez en les arrousant & frotant legerement avec un peu d’eau pure. Car ceste tendre & legere superficie n’admet pas le meslange d’aucune autre chose. Peut estre que le trafic de cest arbre seroit facile avec l’Europe, & sans doute avec grande utilité ; mais il ne s’est jusqu’à present trouvé personne qui ait entrepris ce negoce, digne véritablement de l’industrie de quelqu’un. Outre ce Betume que j’ay dit, je trouve qu’il y a de l’huile tirée du fruict d’un autre arbre non fort différent de celuy-cy. L’usage de sa decoction est semblable au susdit, toute fois inférieur en lustre, mais superieur en abondance.

Cete mesme Région ne manque pas d’aromats, ou qui y naissent, ou qui sont apportez de dehors. La canelle & gingembre y sont communs, & pource en plus grande abondance. Le dernier certes n’est en aucun lieu meilleur, ou plus fertile. Le poivre, noix muscade, aloéz, & plusieurs semblables apportez, ou des Isles Moluques non gueres esloigneez, ou des Royaumes voisins, decroissent de prix & d’estime, comme ilz croissent en grande abondance. Ilz ont aussi beaucoup de salpestre, dont ilz se servent moins pour la poudre à canon (car ilz usent peu souvent & mal habilement de semblables machines à feu) que pour les jeux & festes publiques, qu’ilz célèbrent en la Chine avec des feux artifîcielz, qui laissent les spectateurs en admiration. Car il n’y a rien qu’ilz ne contrefassent tres-subtilement avec ces feux d’artifice. Ilz representent des arbres, fruictz, combatz, & des boules de feu tournoiantes en l’air avec despense non petite. Il nous a semble, pendant que nous demeurions à Nanquin, que le premier jour de l’an (qu’ilz festoient sur tous autres) ilz consumoient autant de pouldre, qu’il en faudroir pour une guerre continuelle de deux ans.





Des arts mechaniques des Chinois,


CHAPITRE IV.


VEu qu’il conste par l’opinion de tous, & l’experience mesme, que ce peuple sur tout autre est industrieux ; on comprend aisement par le chapitre précèdent, que tous les artz libéraux se retrouvent parmi iceluy ; puis qu’aucune matiere ne luy défaut, & que le salaire aussi esguillonne les espritz ; qui sont les deux choses, lesquelles ordinairement eslevent les artz à leur supreme degré. Je toucheray en ce chapitre quelque chose d’iceux ; & en quoy ilz semblent estre differens de noz artisans. Et premièrement, d’autant que les Chinois vivent à leur ordinaire fort mesnagerement, de la provient que les artisans accommodent leurs ouvrages non à la perfection de l’art, ains à la volonté des acheteurs. C’est pourquoy ilz ne les polissent pas tant, à fin qu’ilz en moderent le prix. De là aussi arrive qu’ilz sophistiquent la bonté de leurs ouvrages, se contentans de quelque beauté exterieure, ce qu’ilz font aussi plus volontiers quand ilz travaillent pour les Magistratz ; car ilz sont payez d’iceux selon leur volonté, & non selon le merite de l’œuvre, & sont contre leur gré appeliez au travail.

En l’architecture ilz sont du tout inférieurs aux nostres, non moins en la beauté des bastimentz, qu’en la durée. En quoy on pourroit douter qui des deux est plus à louer. Car les Chinois mesurent la structure de leurs maisons à la briefveté de la vie humaine, pour ce qu’ilz bastissent pour eux, & non pour autruy : mais les nostres, selon leur ambition naturelle, aspirent à l’Eternité. C’est pourquoy ilz ne peuvent comprendre ny se persuader la splendeur de noz maisons, soit publiques, soit particulières. Et s’ilz entendent dire quelquesfois, que noz bastimentz durent souvent plusieurs siecles, voire quelques uns mille ans, les autres deux mille, ilz sont estonnez. Quand ilz nous demandent la cause de cete durée, nous la rapportons aux fondementz hautz & solides, dont la profondeur puisse soustenir le reste de la masse du bastiment ; les Chinois au contraire n’en creusent aucuns. Seulement ilz posent de grandes pierres sur la terre batue ; ou s’ilz en creusent quelques uns, à peine sont ilz coustumiers de fouir quelques coudeez, tant grandes que doivent estre les maisons, ou tours qu’ilz prétendent bastir. Et ainsi rarement durent-ilz un siecle, non pas mesme les rampartz, qu’il ne les faille reparer de nouveau. A ceci faut adjouster que (comme j’ay dict cy dessus) la plus grand'part des maisons sont de bois, ou soustenues de colomnes de bois ; en quoy il y a une commodité qui n'est pas petite, d'autant que les murailles se peuvent renouveller sans quasi toucher au reste de l'edifice. Car les toictz mesmes ne sont pas soustenus des murailles, mais des piliers.

L'imprimerie est un peu plus ancienne en la Chine qu’en l'Europe. Car c'est chose certaine, qu’elle est en usage parmi eux passé cinq cens ans. Et y en a qui asseurent que les Chinois en ont usé devant que Dieu immortel se fust abaissé soi-mesme en ce monde mortel. Mais elle est beaucoup differente de la nostre, qui seroit tres difficile pour la multitudede leurs characteres hiéroglyphiques. Encor qu’auiourd'hui, en quelque brevet, ilz gravent leurs characteres en une table legere & unie, faite de poirier, pommier, ou de l'arbre qu’ilz appelent Zaizbo. Sur cete table ilz transcrivent la fueille, ou plustost la collent toute entière legerement, puis apres ilz rasent tres-subtilement le papier jà deseché. De telle façon qu’on ne voit rien rester en la tendre surface que les characteres apparens, puis ilz engravent avec des touches de fer tellement ceste table, que les seulz lineamentz des characteres, ou de la peinture paroissent eslevez. En apres ilz impriment comme il leur plaist leurs fueilles avec une facilité & promptitude incroyable. Et quelquesfois un seul imprimeur en despechera mil & cinq cens en un jour. Ilz sont aussi si promptz à graver leurs tables, qu’ilz me semblent ne mettre pas plus de temps à en graver une, que les nostres feroient à la composer, & corriger. Cete façon d'imprimer est plus propre pour les plus grans characteres Chinois, que pour les nostres  : car il ne me semble pas qu’on peust commodément graver nos plus petites lettres sur leurs tables de bois. Au reste il y a en cecy une chose merveilleusement commode, car veu que le tables une fois graveez se gardent en la maison, on peut toutes les fois qu’on veut oster quelque chose, ou adjouster, non seulement un mot, mais aussi des périodes entières, pendant que les tables se racommodent un peu. Et l'imprimeur, ou l'autheur n'est pas contrainct des la première impression d'imprimer ensemble à une foi un grand nombre de livres  : ains toutes & quantes fois qu’il luy plaira, ou qu'il sera necessaire, il s'en imprime, selon qu’il luy plaist, plus ou moins. Ce qui nous est souvent arrivé, car nous imprimons avec l'ayde de noz domestiques, des livres de nostre Religion, ou des sciences de l'Europe, que les nostres ont mis en lumière en langue Chinoise dans nostre propre maison. Cete façon donc d'imprimer est si facile, que qui l'aura veue une fois, soudain pourra entreprendre d'en faire autant. De ceste commodité provient si grande multitude de livres Chinois, & à si bon marche, qu'il n'est pas aisé de l'expliquer à qui ne l'a veu.

Il y a encor une autre façon d'imprimer ce qui est une fois gravé sur le marbre, ou sur le bois. Pour exemple, il y a quelque epithaphe, ou peinture engravée dans un marbre plain. ayant mis par dessus une fueille de papier humide, & un drap entre deux, on frappe dessus avec un maillet si lon temps que le papier subtil entre dans les traces vuides de la peinture, ou des characteres, en apres d'une main legere, on passe de l'encre, ou quelque autre couleur qu’on veut sur ceste fueille, & ces seulz lineamens demeurent en leur blancheur, & ressemblent assez bien la première forme. Mais ceste façon requiert des traicts grossiers, & ne se peut accommoder aux traicts d'une table subtile.

C'est un peuple fort adonné à la peinture (dont ilz se servent souvent en leurs artifices) mais ilz ne sont nullement comparables aux peintres de l'Europe, & encor moins aux tailleurs d'images ou fondeurs. Ilz embellissent des voultes & arcs magnifiques de figures d'hommes & animaux, & parent leurs temples de simulacres des faux dieux, & de cloches d'airain. Et certes, si je ne me trompe, ce peuple autrement tres-ingénieux me semble estre ainsi grossier en ces artifices, d'autant qu’ilz n'ont jamais eu aucune fréquentation avec les estrangers pour ayder leur nature par l'art, qui en autre chose ne cède en rien à aucune autre nation. Ilz ne sçavent que c'et d'embellir les peintures d'huyle, ou d'hombrages ; & pour ce semblent elles plus mortes que vives. Ilz me semblent aussi rencontrer mal aux statues, en la taille desquelz ilz mesurent tous les preceptes de la proportion à l'œil seul, qui souvent se trompe & commet des fautes non petites en des grands corps. Mais pour cela ilz ne laissent pas de faire des masses lourdes de monstres de cuyvre, de marbre, & de terre. Toutes les cloches sont sonnées avec des battans de bois, & semblent ne pouvoir souffrir ceux de fer, aussi ne peuvent elles estre accomparées aux nostres quant au son.

Ilz ont diversité, & quantité d'instrumens de musique ; mais ils manquent d'orgues & d'espinetes, & de tous semblables instrumens, ilz mettent à tous leurs instrumens des cordes de soye crue retorte ; & ne sçavoient pas seulement qu’il s'en peust faire des boyaux des animaux. Toutefois la symmetrie en la composition des instrumens se rapporte à la nostre. Or tout l'art de musique consiste au ton d'une seule voix. Ilz ignorent entièrement l'accord discordant de diverses voix, & toutefois ilz se flattent fort eux mesmes en leur musique, qui au jugement superbe de noz oreilles semble estre dutout de mauvais accord. Et jaçoit qu’ilz se donnent les premières louanges pour le chant de la musique, si admirent-ilz noz orgues, & autres instrumens qu’ilz ont ouys jusqu’à present. Et peut-estre feront-ilz le mesme jugement de l’harmonie de noz voix, quand ilz en auront compris l’art, & les accords, qui jusques icy n’ont pas esté entendus dans noz Eglises, d’autant qu’il n'y a encores quasi que des commencemens muets en toute chose. Cela provient, à mon advis, de la sincerité de l’esprit des Chinois, qui preferent aisement les choses estrangeres aux leurs propres, quand ilz jugent qu’avec raison elles doivent estre preferées. Car je croy que leur orgueil provient de l’ignorance des choses meilleures, & de la barbarie des peuples voisins.

A peine ont ilz des instrumens pour marquer les heures. Ceux qu’ilz ont se mesurent, ou avec l’eau, ou avec le feu. Ceux d’eau sont comme des grands vaisseaux, qui par l’esgout proportionné de l’eau servent d’horloge. Ceux de feu sont faictes de cendres odorantes, & ressemblent aux mesches de noz canons. Ilz en font aussi quelques autres avec des roues que le sable faict tourner comme l’eau ; mais le tout n'est qu’ombre au regard de noz artifices, & le plus souvent ilz font des grandes fautes en la proportion de la mesure du temps. Ilz ne cognoissent autre instrument de Mathématique, que celuy qui prend son nom de l'Equateur, ilz n’avoient pas mesme appris de le poser selon la situation des lieux.

Ilz sont fort adonnez aux comédies, & surpassent en cecy les nostres, si bien qu’un nombre infini de jeunes hommes est occupé à cet exercice. Aucuns d’entr'eux voyagent où il leur plaist par tout le Royaume ; les autres s’arrestent aux lieux plus peuplez, & sont admis aux recreations publiques, & priveez. Mais c’et entierement la lie du Royaume, & l’on n’en trouve pas aisement d’autres plus difformes de vices ; car plusieurs enfans achetez à prix d’argent par ces Archi-boufons, sont instruits dés leurs premiers ans à danser, faire les basteleurs, contrefaire leurs voix. Toutes ces comédies sont presque histoires ou fictions anciennes, & s’en escrit du tout peu de nouvelles. On les admet communement aussi aux plus honnorables banquets. Ces basteleurs estans appellez, viennent preparez à representer quelle que ce soit des communes, parquoy ilz portent le livre de leurs comédies au conviant, pour choisir celle qu’il luy plaira de voir. Et les conviez en mangeant, & beuvant regardent avec tant de plaisir, qu’ayant souvent demeuré dix heures à table, ilz consument par fois autant de temps apres le repas à regarder, cependant qu’on allonge une commedie de l'autre. Ils prononcent quasi tout en chantant, & proferent à peine quelque chose à la façon de parler du vulgaire.

L'usage des cachets entre les Chinois est noble & fort fréquent. Ilz ne les apposent pas seulement sur leurs lettres, mais aussi sur leurs escritures, poëmes, peintures, & beaucoup d'autres choses. En iceux on ne grave autre chose que le nom, surnom, qualité, & dignité de l'autheur. Ilz n'en adjoustent pas un tout seul, ains ilz marquent souvent le commencement & la fin de leurs œuvres de plusieurs, & ne les impriment pas en la cire ou autre semblable chose ; mais les peignent seulement de couleur rouge. De là vient que les principaux ont à table un vaze plein de cachetz, qui ont leurs divers noms engravez (car chasque Chinois est nommé de plusieurs noms) & iceux sont la plus part de quelque matière de prix ; comme bois, marbre, yvoire, airain, cristal, coral, & autres pierres de plus grande estime. Il se trouve aussi plusieurs artisans d'iceux, & cet artifice entre les Chinois n'est pas mechanique, d'autant principalement que les characteres des cachetz sont différent des vulgaires, & ressentent leur antiquité, qui est fort honnorée de toute nation. C'est pourquoy il faut que les artisans soient hommes lettrez.

Il y a encor un autre art dissemblable à cestui-cy, sçavoir de faire l'encre pour toute sorte d'escriture. Ilz le font comme en forme de petits pains, avec la fumée de l'huyle. Et d'autant qu’ilz sont sur toute autre nation fort adonnez à bien peindre leurs characteres ; de là vient qu’un bon escrivain n'est pas seulement estime d'iceux, & par tout honnoré de toute sorte de devoirs, mais encor ceux qui font l'encre pour escrire ne sont pas estimez mechaniques. Ilz se servent d'icelui sur une table de marbre ; & icelle fort déliée, ilz frottent leurs pains à escrire contre icelle avec quelque goutte d'eau, & en teignent la table. En apres ilz prennent l'encre avec un pinceau de poil de lievre duquel ilz se servent pour escrire. On void aussi beaucoup d'artisans de ces tablettes, qui souvent à grand prix subtilient les pierres plus estimées. & leur donnent une belle & elegante forme. Finalement ces trois choses qu’on employé pour escrire sont la plus part excellemment ornées, & sont estimées, d'autant que de leur nature elles sont mises en œuvre pour une chose grave, telle qu’est l’escriture, par des hommes aussi pleins de gravité & majesté.

Il y a encor un autre artifice peu usité des nostres, qui consiste à faire des esventailz pour exciter du vent en Esté, desquelz les personnes de toute qualité, & sexe ont accoustumé se servir. Il n'est permis à aucun de marcher sans esventail, encor qu’en temps froid il semble estre meilleur de chasser les vents que de les attirer ; mais ilz ont plus d'égard à certaine majesté, qu’à la necessité. Ilz se font diversement  : car si vous considerez la matiere, ilz sont fait de rozeau, bois, yvoire, ebene, avec papier, soie, ou aussi de quelque paille de bonne senteur ; si la forme, les uns sont ronds, d’autres en ovale, & d’autres quarrez. Or ceux dont les principaux se servent sont elegamment faictz de papier blanc & doré, & se plient & desplient comme il leur plait. Ilz font souvent escrire sur iceux quelque belle sentence, ou poëme, & cela est le plus commun present qu’ilz s’envoient l’un à l’autre, pour tesmoignage de bien vueillance. Nous en avons presentement un plein petit coffre en la maison, que les amis nous ont donné pour renvoyer apres à d’autres, pour semblable asseurance d’amitié. Or il y a par tout une infinité d’artisans occupez à les faire. Il m’a tousjours semblé qu’on pouvoit accomparer cet usage d’esventail des Chinois à celui de noz gands. Et encore que le principal usage de l’un & de l’autre semble estre différent (car l’un est pour esloigner le chaud, l’autre pour chasser le froid ( toutefois l’usage semble principalement estre pour les presens, ou pour la bien-seance.

En ce peu de choses les Chinois sont differens des Européens, mais en plusieurs autres en une si grande distance de terres ilz s’accordent merveilleusement, principalement en la façon de manger, s’asseoir, dormir. En quoy eux seuls, entre tant d’autres peuples, je ne sçay par quelle raison ont conspiré avec les Européens. Car ilz ont des tables, sieges & lictz, dont tous les peuples voisins, & autres ne se servent point, mais s’assoient sur terre mesme, couverte de nates, y mangent & dorment. Ce qui certes semble tres digne de remarque, & d’où l’on pourra facilement juger de la ressemblance de beaucoup de choses que j’obmets, pour n’estre trop long.




Des arts & sciences libérales entre les Chinois,
& des degrez des hommes de lettres.


CHAPITRE V.


AVant que nous venions à l’administration de cet Empire, il est du tout necessaire de dire quelque chose des lettres, sciences, & degrez d’icelles entre ce peuple, en quoy pour la plus part consiste la maniere de gouverner de cete Republique, qui en ceci est fort différente de toutes les autres nations du monde, quelque part que ce soit. Et encor qu’en ce Royaume les Philosophes ne commandent pas, on peut neantmoins dire que les Roys mesmes sont gouvernez par les Philosophes. Leur façon d’escrire & composer, qui est semblable à ces figures hieroglyphiques des Egyptiens, n'est pas beaucoup différente de la façon de parler. Car aucun livre pour tout n'est escrit en langage vulgaire. Et si d'adventure quelqu’un approche de plus pres la façon de parler ordinaire, icelui ny de sujet, ny d'estime, ne s'esleve au dessus du commun. Et toutefois quasi tous les mots de l'un & l'autre langage sont communs és devis familiers & plus graves escritures : mais toute la diversité consiste en la seule composition des mots.

Or tous les mots de quelque langage des Chinois que ce soit, jusques à un, sont d'une syllabe : & ne s'en trouve pas un seul de deux ou plusieurs : encor qu’il n'y ait pas peu de diphthongues de deux, & souvent de trois voyelles, unies en une syllabe. Je les appelle diphthongues selon nostre maniere de parler car entre les Chinois on ne fait aucune mention de voyelles, ny de consonnantes ; mais ilz ont leur charactere hieroglyphique de chaque mot, comme de chaque chose, & n'y a pas moins de lettres que de mots : si que parmi eux diction, syllabe, element, est une mesme chose. Si toutefois en cet œuvre vous lisez des mots Chinois de plusieurs syllabes, sçachez qu’en Chinois chasque syllabe fait autant de mots ; mais pour autant qu’elles sont instituées pour signifier une seule chose, nous les avons à la façon Latine assemblees en un mot, & encor que le nombre des characteres soit selon la multitude des choses, ilz les composent neantmoins tellement, qu'ilz n'excèdent pas septante ou quatre vingt mille. Et qui en cognoist dix mille d'iceux, il a la cognoissance des lettres qui sont quasi necessaires pour escrire, car il n'est pas du tout besoin de les cognoistre toutes ; & n'y a peut estre en tout le Royaume aucun qui les cognoisse. La plus part de ces lettres sont d'un meme son, non mesme figure, voire aussi non d'une signification. D'où provient qu’on ne trouve aucun autre langage tant equivoque, & ne se peut aucune chose proferée de la bouche d'un autre mettre par escrit, ny leurs sentences par les auditeurs, quand on les lit, s'ilz n'ont le mesme livre devant les yeux, à fin qu’ilz recognoissant avec les yeux les figures, & les accents equivoques des mots, dont ilz ne peuvent faire distinction par le jugement des oreilles. D'où arrive souvent qu’en parlant l'un n'entend pas bien la conception de l'autre, bien qu’il parle elegamment, & prononce fort exactement les paroles, & qu’iceluy est non seulement contraint de redire le mesme, mais encor de l'escrire. Et s'ilz n'ont en main l'appareil pour escrire ilz forment les characteres sur la table avec de l'eau, ou du doigt en l'air, ou en la main de l'auditeur. Et cela principalement arrive entre les gens de lettres, & les personnages quant au reste eloquent, tant plus ilz s'entreparlent nettement, & elegamment, & approchent de pres à la maniere d'escrire des livres. Ilz ostent aucunement ceste equivocation avec cinq accens ou tons, lesquelz, tant ilz sont subtilz, on ne peut pas discerner si aisement. Ilz remedient aucunement à ce peu de leurs accens  : car d’une syllabe ilz en font souvent cinq toutes entièrement différentes de signification, par la varieté de ces tons, & n’y a aucune diction qui ne soit prononcée avec un de ces accens. D’où la difficulté de parler, & entendre s’augmente de sorte qu’aucune langue du monde ne semble estre si difficile à apprendre aux estrangers. Toutefois ceste difficulté, par la faveur divine & travail assidu est surmontée par ceux qui se sont entierement dediez au salut de ce peuple, lesquelz jusqu’à present autant qu’il y en a icy de nostre Compagnie ont appris non seulement à parler, mais encor à lire & escrire.

J’estime certes que la cause de cecy est, que cete nation de tout temps a plus tasché de polir son escriture, que son langage  : pource que toute son eloquence jusqu’au jourd’hui consiste en la seule escriture, non en la prononciation ; telle que lisons qu’estoit celle de Socrates entre les Grecs. Cela est cause que les messagers domestiques s’envoyent mesme dans la ville non avec commission de bouche, ains quasi tousjours avec escrit.

Or cete maniere d’escrire, par laquelle nous donnons à chasque chose son charactere, encor qu’elle soit fort fascheuse à la memoire, neantmoins, au reste apporte quant & soy une certaine grande commodité aux nostres inouyes, d’autant que des nations tres differentes en langage, usant de characteres communs, en escrivant se communique ensemble par le moyen des livres, & des lettres, encor que l’une n’entende pas l’autre en parlant ensemble. Ainsi les Japons, Corains, Caucincinois, Levhiens, ont des livres communs ; encor qu’en les prononçant ilz sont si différents entre eux. que l’un n’entend pas seulement un mot de l’autre. Ilz entendent neantmoins tout le mesme sens des livres, encor qu’ilz n’ayent cognoissance d’aucune autre langue que de la leur propre. En ce mesme Royaume aussi de la Chine chasque Province est si différente au parler, qu’ilz n’ont du tout rien de commun, & toutefois ilz ont tous un mesme traffic, & usage de livres & de lettres.

Toutefois outre ce langage naturel de chasque Province, il y en a un autre commun à tout le Royaume, qu’iceux appellent Quonhoa  : qui veut dire langage de Cour, ou de plaid. Cecy provient de ce que tous les Magistrats, comme je diray cy apres, en la Province ou ilz exercent leurs charges publiques sont estrangers ; & afin qu’ilz ne fussent contraints d’apprendre un langage estranger, il y a un langage de Cour par tout le Royaume, avec lequel non seulement les affaires du Palais se vuident, mais encor tous les mieux disans, ou les estrangers avec ceux du pays s'entreparlent en quelque Province que ce soit ; & les nostres apprennent ce seul langage. Car le langage de chasque Province n'est en aucun lieu necessaire, & aussi n'est-il pas civil, & n'est pas mis en usage par les plus honnestes, si ce n'est d'aventure familierement par ceux d'un mesme lignage, en la maison, ou dehors pour mémoire du pays ; & tous les enfans mesme, & les femmes sçavent ce langage, la frequentation surmontant la difficulté.

J'entens qu’au Japon, outre les characteres, qui de la Chine sont là parvenus, se retrouve l'usage de l'Alphabet & de quelques lettres à nostre façon, avec lequel ilz peuvent escrire leur langage sans cet embarras infini de characteres Chinois. Peut estre les peuples voisins, dont j’ay parlé cy dessus s'en servent aussi ; mais entre les Chinois il n'y a aucun usage de telles lettres, ny mesme aucun vestige. Et pour cela tous ceux qui font profession des lettres, apprennent leurs characteres, & figures dez leur premiere enfance, quasi jusqu’à l'extreme vieillesse, encor que cela sans doute desrobe beaucoup de temps aux meilleures sciences. Le mesme neantmoins n'occupe pas du tout inutilement leurs esprits, & les retire de la liberté de la jeunesse, à laquelle certes nous panchons tous, mais principalement estans oisifz. De cete maniere aussi de peindre les characteres pour lettres, provient une belle façon d'escrire entre les Chinois, par laquelle ilz disent non seulement en peu de mots, mais en peu de syllabes, ce que peut estre nous dirons moins intelligiblement avec des longs discours pleins d'ambiguité.

Mais d'autant que nous traitons de la façon de peindre les characteres, il ne faut pas aussi oublier que la position de l'escriture Chinoise est diametralement contraire à la nostre. Car ilz meinent la main à droicte du haut en bas, & nous, nous poursuyvons de la gauche à droicte, en largeur ou en travers.

De la varieté des sciences plus nobles, ilz n'ont quasi cognoissance que de la seule Philosophie morale. Car ilz ont plustost obscurcie la naturelle de divers erreurs, qu’ilz ne l'ont esclaircie. Or d'autant qu’ilz n'ont rien appris de la Dialectique, ilz traictent ces preceptes Ethiques ou moraux sans aucun ordre de doctrine  : mais la pluspart avec sentences & ratiocinations confuses, autant qu’ilz peuvent estre guidez de la lumière infuse de nature. Le plus grand Philosophe de tous les Chinois s'appelle Confutius, que je trouve estre venu en ce monde cinq cent cinquante & un an devant l'advenement de nostre Sauveur Jesus Christ en terre, & avoir vescu plus de septante ans. De telle sorte qu’il excitoit un chacun à l'estude de la vertu non moins par exemple, que par escris & conferences : par laquelle façon de vivre il a acquis telle reputation entre les Chinois, qu’on croit qu'il a surpassé en saincteté de vie tous les mortelz autant qu’il y en a eu d'excellens en vertu, en quelque lieu du monde que ce soit. Et certes si on a esgard aux paroles & actions qu’on lit de lui, nous confesserons qu’il cede à peu de Philosophes Ethniques, & qu’aussi il en devance beaucoup. Pour cete cause l'estime qu’on fait de ce personnage est si grande, qu’aujourd'hui mesme les hommes de lettres Chinois ne revoquent en doute chose aucune qu’il a dite, ains ilz le croyent tous également comme leur commun maistre ; & non seulement les hommes lettrez, mais aussi les Roys mesmes, apres tant de siecles passez le reverent ; mais toutefois à la façon des mortelz, & non comme ilz adorent quelque Deité. Et font bien paraistre qu'ilz ne sont pas ingrats, monstrans combien ilz lui sont redevables pour la doctrine, qu’il leur a enseignée. Car depuis tant de temps sa posterité est fort honnorée de tous. Et les Roys ont donné au chef de la famille par droit héréditaire un tiltre d'honneur non petit, qui est suyvi de tres grands revenuz, immunitez & privileges.

Ilz ont non seulement acquis assez bonne cognoissance de la Philosophie morale, mais encor de l'Astrologie, & de plusieurs disciplines Mathemathiques. Toutefois ilz ont autrefois esté plus entendus en l'Arithmetique, & Geometrie ; mais aussi ilz ont acquis, ou traicté tout ceci confusement. Ilz partissent les constellations autrement que nous. Et au nombre des estoilles, outre celles dont noz Astrologues font mention, ilz en ont adjousté cinq cens  : car ilz mettent en ce nombre quelques autres plus petites qui n'apparoissent pas tousjours. Mais ces Astrologues ne se soucient pas beaucoup de réduire à la regle de la raison les constellations celestes. Ilz sont la plus part occupez à predire le moment des Eclipses. & la grandeur des planettes & des estoilles  : mais tout ceci est plein de mille erreurs. Finalement ilz rapportent quasi toute leur science de la cognoissance des astres à celle que les nostres appellent judiciaire ; croyants que tout ce qui se fait en ce bas-monde dépend des astres. Ilz ont toutefois appris quelque chose en ces disciplines Mathematiques des Sarazins, qui sont venus de l'Occident  : mais ceux-là ne confirment rien par l'autorité des demonstrations ; ains seulement ont laissé quelques tables, à la regle desquelles ilz reduisent leurs Kalendriers, l'Ecclipse du Soleil & de la Lune, & les mouvements de toutes les planettes.

Le premier de cete famille qui règne aujourd'hui a defendu qu’aucun n'apprenne ces préceptes d'Astrologie judiciaire, sinon ceux qui sont de droit hereditaire destinez à cela. Craignant que de cete cognoissance des astres, celui qui l'auroit acquise, ne prist occasion, & pouvoir de tramer des nouveautez au Royaume. Celui toutefois qui regne aujourd'huy entretient avec grande despense plusieurs Mathematiciens, & iceux sont ou Eunuques dans l'enclos du Palais, ou au dehors, des officiers Royaux, desquelz il y a auiourd'huy deux sieges en la Cour Royale de Pequin  : l'un de Chinois, qui font profession de renger les Kalendriers & Ecclipses selon la manière qu’ilz ont apprise de leurs ancestres. L'autre de Sarazins qui supputent le mesme selon la discipline apportée d'Occident. Et en apres se communiquent l'opinion des deux Presidiaux, s'aidant l'un l'autre. Tous les deux aussi ont une place sur une petite colline pour contempler les astres, en laquelle ilz ont eslevé des machines de fonte de grandeur extraordinaire, qui ont quelque ressemblance d'antiquité. En ceste colline il y a tousjours un de leurs collègues qui fait la sentinelle de nuict, pour voir si d'aventure le ciel par quelque nouveauté extraordinaire des astres, ou des planettes presage quelque chose ; ce qu’estant arrivé, le lendemain envoyant un livret au Roy, ilz luy en donnent advis ; & ensemble declarent ce qu’il leur semble que cela presage de bon ou de mauvais. La place des Mathematiciens de Nanquin paroist sur une colline eslevée dans la ville, & la grandeur des instrumens de Mathematique passe l'elegance de ceux de Pequin, pour ce qu’en ce temps-là les Roys residoyent en cete ville.

Le devoir des Astrologues de Pequin est de predire par tout le Royaume les défauts du Soleil & de la Lune, & l'ordonnance estant publiée, les Magistrats & ministres des Idoles sont commandez de s'assembler en certain lieu, estans revestus des ornemens de leurs offices, & secourir la planete malade. Ce qu’ilz pensent faire avec des cymbales de cuyvre touchées à cadence, & flechissans souvent les genoux pendant tout le temps que ces planetes defaillants sont malades. J'entends qu’ilz craingnent pendant ce temps d'estre devorez de je ne scay quel serpent.

Les preceptes de la médecine ne font pas peu differens des nostres ; mais ilz ne tastent pas autrement le pouls ou battement de veines que les nostres. Et certes ilz sont assez heureux en la Medecine. Ilz usent de medicamens, simples, herbes, racines, & autres semblables. Parquoy toute la médecine Chinoise est comprise aux préceptes de nostre Botanique. Il n'y a aucun College public de cest art, mais chacun est particulièrement enseigné par quelque maistre qui luy plaist. En l'une & l'autre Cour apres l'examen on accorde à l'art de Medecine des degrez, mais ainsi comme en passant, & sans aucun esgard ; de sorte que celui qui est honnoré de ce degré, n'en acquiert pas plus d'autorité, ou de réputation, que celui qui ne l'a pas, parce qu’il n'est defendu à personne de penser les malades, soit qu'il se trouve sçavant ou ignorant en Médecine. Finalement cela est cognu à tous, qu’aucun n'estudie aux Mathématiques, ou en médecine, qui croit pouvoir exceller en la Philosophie morale, & ainsi personne quasi ne s'addonne à ces sciences, sinon celui lequel ou par la pauvreté, ou par le defaut d'esprit est destourne des disciplines plus relevées. D'où procède qu’à peine sont ilz en aucune estime, car l'honneur entretient les arts, & tous sont encouragez aux estudes par la gloire, ou par l'espoir des recompenses.

On peut voir le contraire en la science Ethique, au supreme degré de laquelle quiconque est eslevé, encor ne semble-il pas avoir attaint le sommet de la felicité Chinoise. Il me semble que je dois un peu plus au long traicter de ceci ; car je croys que cela ne sera pas moins agreable au lecteur, que nouveau. Ce Confutius, que j'ay dit Prince des Philosophes Chinois, a r'assemblé quatre volumes des escris des anciens Philosophes, & a escrit le cinquiesme de sa propre industrie. Il a appelle ces livres, Les cinq doctrines. En iceux sont contenus les preceptes moraux de bien vivre, & gouverner la Republique, les exemples des anciens, coustumes, sacrifices, comme aussi plusieurs poëmes des anciens, & autres semblables. Outre ces cinq volumes, on a réduit en un volume, sans aucun ordre, des preceptes divers tirez de deux ou trois Philosophes, sçavoir de Confutius & ses disciples, des apophthegmes & sentences touchant l'institution des mœurs selon la droicte raison, voire le moyen de se duire premièrement soy-mesme, puis sa famille, & finalement le Royaume à la vertu. Ilz ont appelle ce volume (d'autant qu’il est compris en quatre livres) Tetrabiblion qui veut dire quatre livres. Ces volumes sont les plus anciens des Bibliothèques Chinoises, & desquelz quasi tous les autres sont provenus. Ilz contiennent aussi la plus part des characteres hiéroglyphiques. Et certes ilz prescrivent des preceptes de la Philosophie morale, qui ne proufitent pas peu à la République. Parquoy les plus anciens Rois on faict une loy, confirmée par l'usage de plusieurs siecles, que quiconque veut estre & avoir la reputation d'homme lettré, il est necessaire qu’il ait les fondemens de sa doctrine de ces livres ; ausquelz ce n'est pas assez de comprendre le vray sens du texte ; mais encor, ce qui est plus difficile, il faut qu’ilz sçachent promptement & pertinemment escrire chasque sentence ; & pource faut il (à fin qu’ilz s'en puissent bien acquiter) que chacun d'eux apprenne ce Tetrabiblion, duquel nous avons parlé ci-dessus.

Or il n'y a aucune escole, ou Académie publique (ce que quelques uns de noz escrivains ont asseuré) desquelles les maistres ayent entrepris d'interpreter ces livres. Mais chacun faict eslection d'un precepteur à sa volonté, par lequel il soit à ses propres despens instruict en sa maison. Il y a grand nombre de ces maistres domestiques, tant à cause de la difficulté des characteres Chinois, esquelz à grande peine plusieurs peuvent estre instruictz par un seul, que pource que c'est la coustume (comme j’ay dit) que chacun en sa propre maison tient escole ouverte pour l’instruction de ses enfans, encor qu’il n'y en ait qu’un ou deux ; & ce comme je croy, à fin qu’ilz ne soient destournez de leurs estudes par la fréquentation des autres.

En cete science on donne trois degrez de lettres à ceux de ce nombre qui se presentent pour estre examinez, & qui en sont jugez capables ; Et c'est examen consiste presque en la seule escriture. Le premier degré des gens de lettres se donne en chasque ville au lieu qu’ilz appellent Escole. Quelque homme fort docte, denommé du Roy mesme à cet effect, en faict la collation. Icelui du nom de son office est appelle Tihio, & le degré Scieucai, & ressemble à nostre Baccalauréat. Le Tihio donc marche par toutes les villes de la province, pour apres avoir premis trois examens donner ce degré. Si tost que ce Chancelier (à fin que je parle selon nostre coustume) est arrivé, tous ceux de la ville ou des lieux voisins qui prétendent à ce degré, accourent incontinent ensemble, & se sousmettent à l'examen. Le premier se fait par ces maistres d'escole, qui ayans obtenu ce degré president aux autres Bacheliers, attendant qu’ilz en acquièrent un autre plus haut. Chacun est receu à cet examen, & arrivé souvent qu’il y en a quatre ou cinq mille d'une seule ville. Ces maistres d'escole sont pour ce sujet gagez du Roy. Ceux-cy en après sont par iceux renvoyez aux quatre Prevostz de la ville, qui sont tous gens de lettres (car aucun autre ne parvient au gouvernement de la République) lesquelz presentent encor ceux qui ont esté examinez au Chancelier : mais deux cens seulement de tout ce nombre qu’ilz ont jugez les plus capables par la meilleure escriture. Le troisiesme examen est faict par le Chancelier, qui est en tout & partout plus rigoureux que les autres, car de deux cens il n'en dénomme pas plus de vingt ou trente Bacheliers (selon la grandeur du pays) lesquelz par ce mesme examen il aura trouve les plus dignes, & les adjouste au nombre des Bacheliers des années précédentes, qui tous à cause de leur dignité ne sont pas des moindres de la ville. Car ilz sont honorez de tous pour le respect de l'autorité à laquelle ilz s'avancent ; ilz prennent la robbe longue, le bonnet, & les brodequins, marque particulière de leur qualité ; & n'est pas permis à aucun autre qu’au Bachelier de marcher de cete sorte. Ilz tiennent rang plus honnorables aux assemblees des Magistratz, & leur rendent des complimens plus graves de civilité, qui ne sont pas permis au vulgaire. Ilz jouyssent aussi de beaucoup de privileges, & ne sont presque sujectz à aucun, si ce n'est au Chancelier, & à ces quatre maistres ; les autres Magistrats aussi ne jugent pas facilement de leurs causes ou délicts.

Le pouvoir du Chancelier s'estend non seulement sur les nouveaux Bacheliers, mais encor il remet à l'essay les autres des anneez precedentes, qui ont esté admis à ce degré, & fait une enqueste severe de ce qu’ilz ont appris, ou oublié. Il les disposé donc en cinq ordres selon la bonté de l'escriture. A ceux du premier rang il permet, pour prix, de pouvoir devant qu’avoir attaint le plus haut degré, exercer quelques charges publiques ; mais non des plus grandes. Il donne aussi un prix aux seconds, mais moindre. Il déclare les troisiesmes indignes de prix, mais aussi de punition. Les quatriesmes sont fouettez publiquement pour peine de leur paresse. Les derniers sont despouillez des ornemens de Bacheliers, & rejettez parmi le commun. Ilz font cela, à fin qu’ilz ne s'engourdissent en oisiveté apres qu’ilz sont faitz Bacheliers, & oublient ce qu’ilz ont apris.

Mais l'autre degré des hommes lettrez de la Chine, s'appelle Kiugin, & est accomparé à l'ordre de noz Licentiez. Icelui ne se donne que tous les trois ans en la ville capitale de la Province, environ la huictiesme Lune & aussi avec plus de majesté ; mais encore ne se comfereil pas à tous ceux qui en sont jugez dignes, mais à quelque nombre de ceux qui entre ceux-là sont les plus suffisans, plus ou moins, selon la dignité, ou grandeur des Provinces. Car on denomme en chasque Cour Royale (à sçavoir de Pequin, & Nanquin,) de tout le nombre des Bacheliers cent cinquante Licentiez, en celle de Cequian, Qiam Chinoise, & Fuquian nonante cinq, aux autres un peu moins, selon le nombre des doctes, & le merite de la Province.

A cet examen sont seulement admis les Bacheliers, & non toutefois tous ; mais le Chancelier choisit de tout le nombre de chasque ville ou escole de la Province (comme j’ay jà dit) au moins trente, au plus quarante Bacheliers esprouvez par l'escriture. Et toutefois faisant ainsi, ez Provinces plus habitées le nombre de ceux qui aspirent à l'ordre des Licentiez monte souvent à quatre mille. En icelle année donc, qui est tousjours la troisiesme pour la creation des Licentiez (comme pour exemple a esté l'an 1609. & reviendra l’an 1612. suyvant) peu de jours devant la huictiesme Lune, qui eschet souvent au mois de Septembre, les Magistrats de Pequin offrent au Roy en un livret cent Philosophes des plus choisis de tout le Royaume, à fin que d'iceux il en nomme trente, sçavoir deux pour chasque Province, qui president à ceste election de Licentiez. Or il faut que l'un d'iceux soit du Collège Royal qu’ilz appellent Hanlinyuen duquel les Officiers sont estimez les plus renommez du Royaume.

Or le Roy ne les nomme jamais, qu’au mesme temps qu’ilz pourront, avec la plus grande diligence qui se peut, arriver en la Province designée : commettant aussi plusieurs gardes, à fin d'empescher que pour quelque cause que ce soit, ilz ne parlent à personne de la Province, devant que les Licentiez soient denommez. Le Magistrat aussi appelle des Philosophes les plus fameux de la mesme Province, par lesquelz ces deux Examinateurs Royaux sont fidellement aydez & assistez en cet examen, & première espreuve d'escriture.

Or en chasque ville Metropolitaine se void un grand palais edifié seulement pour cet examen, ceint de tres-hautes murailles. En icelui il y a plusieurs chambrettes separées de tout bruit, dans lesquelles se retirent ces examinateurs que j’ay dit, pendant qu’ilz examinent les escritures. Outre cela, il y a plus de quatre mille cellules au milieu du palais, qui ne peuvent rien contenir qu'une petite table, un escabeau, & un homme. De ces cellules aucun ne peut parler avec son voisin, ny mesme voir personne.

Si tost que les examinateurs Royaux des villes susnommez, sont arrivez en la principale ville, ilz sont enfermez en ce palais chacun en sa chambrette avant qu’ilz puissent parler avec personne. Mesme il ne leur est pas permis de deviser ensemble pendant tout le temps qu’on travaille à l'espreuve des escris, voire aussi pendant ce temps jour & nuict il y a des gardes de nombre de soldatz & Magistratz, qui espient & empeschent tout, pour parler entre ceux qui demeurent dans le palais, & ceux de dehors.

Or on ordonne trois jours pour cet examen, & les mesmes par tout le Royaume, sçavoir le 9, 12, & 15. de la huictiesme Lune. Et depuis le poinct du jour jusqu’à la nuict, le temps est employé à escrire, les portes estans curieusement fermées, & l'on donne aux escrivains un leger repas, apresté dez le jour precedent aux despens du public. Quand les Bacheliers sont admis dans le palais, on prend tres-soigneusement garde s'ilz portent quelque livre ou escrit avec eux, ou non. On leur permet seulement de porter quelques pinceaux, desquelz ilz se servent pour escrire ; & une table à escrire dont nous avons faict mention, de l’encre & du papier. On regarde aussi leurs habits, pinceaux, tablettes, craignant qu’il n’y ait quelque tromperie. Si on descouvre quelque fraude, non seulement ilz font mis dehors, mais encor severement punis.

Apres que les Bacheliers sont entrez au palais, & les portes fermées & cachetées des sceaux publics, ces deux Presidents Royaux de l’examen proposent publiquement trois sentences de ces quatre livres, choisies à leur volonté, que chascun prend pour sujet d’autant d’autres escritures. Ilz proposent aussi quatre sentences de celles qu’il leur plaist de ces cinq doctrines, pour argument d’autant d’escritz, & chascun se choisit celles qui sont tirées de la doctrine dont il faict profession. Il faut que ces sept escrits soient non seulement graves par l’elegance des paroles, mais encor par le poids des sentences ; observant exactement les preceptes de l’eloquence Chinoise. Et ne faut pas qu’aucune escriture passé le nombre de cinq cens characteres, chacun desquelz esgale une de noz dictions.

Le jour suyvant les deux qu’on donne au repos de ceux qui doivent estre examinez, les ayant de mesme renfermez, on leur propose trois choses tirées des Annales des anciens, qui sont autrefois arrivées, ou quelques autres qui pourront à l’advenir arriver. Ilz disent chacun leur advis en trois escritz, ou par un livret advertissent le Roy de ce qui leur semble bon estre à faire en ce cas pour le bien du Royaume.

Le troisiesme jour semblablement on leur propose trois controverses, de celles qui en l’administration des charges de la Republique peuvent estre mises en question. Ilz déclarent de mesme chacun en trois escrits la sentence qu’ilz donneroient pour juger ce differend.

Ayant ainsi chasque jour à ce designé pris chacun son argument pour escrire, & l’ayant transcrit pour ne l’oublier, les Bacheliers entrent en la logette qui leur est ordonnée par ceux qui en ont la charge, pour là escrire » & chacun escrit par tout avec grande silence. Les escrits de chacun sont copiez en un livre preparé pour ce sujet, mettant à la fin de l’escrit leur nom, celui de leur pere, ayeul & bisayeul, & cachettent tellement le livret, qu’il ne peut estre ouvert que par les deputez. Chacun ayant ce fait à chasque livre, ilz les presentent aux Deputez. Iceux devant que venir ez mains des examinateurs sont copiez par les libraires qui sont là present tout prestz  : & afin qu’il n’y puisse avoir de tromperie, les copies sont peinctes de couleur rouge, mais les propres manuscripts sont escritz d’encre. Ces copies, & non les manuscriptz, sont baillées aux examinateurs sans le nom des autres, pour estre examinées. Et cependant on garde les manuscritz marquez de nombres correspondans aux copies. Cela se fait à fin que ceux qui examinent les escrits, ne cognoissent les noms des auteurs, ou la façon d’escrire.

Ces premiers examinateurs choisis des Magistrats des villes, espluchent diligemment toutes les escritures, & rejettent chasque mauvaise, de sorte qu’ilz donnent aux examinateurs Royaux le double du nombre auquel peuvent estre reduitz les Licentiez. Ainsi s’il en faut dénommer cent cinquante, on met à part trois cens escrits, qu’on envoye à la station des examinateurs Royaux pour estre mis à la dernière enqueste, desquelz ilz separent les meilleurs, tant qu’il suffise pour le nombre des Licentiez. De ce nombre en apres ilz eslisent les premiers, seconds, & troisiesmes, & les disposent soigneusement par ordre. Ceci estant faict, tous les examinateurs ensemble conferent les copies recognues par les nombres avec les manuscrits, & lisent le nom de l’auteur en son propre escrit. Ilz exposent ces noms en grosse lettre sur une grande table, quasi sur la fin de la huictiesme Lune, avec grande affluence de Magistrats & applaudissement de ceux qui sont ou parens, ou amis de ceux qu’on déclare Licentiez.

Or ce degré est beaucoup plus relevé, & estimé que le précèdent, & jouyt de privileges beaucoup plus honorables, & d’un ornement particulier de dignité, voire si ceux qui en sont ornez deposent l’ambition de parvenir au supreme degré, ilz sont en la republique capables de charges grandes.

Cete action estant ainsi achevée, les Presidens Royaux de l’examen mettent un livre en lumiere, par lequel le succez de tout l’examen, les noms des Licentiez, & les plus beaux escrits de chasque matiere proposée sont espars par tout le Royaume. Mais principalement on imprime les escrits de celui qui a esté nommé le premier entre les Licentiez. Icelui est appelle en langage Chinois Quiayuen. Ce livre est imprimé en beaux characteres, & se distribue par tout le Royaume. L’on en presente quelques Exemplaires au Roy, & aux autres Courtisans.

Les Bacheliers d’un autre province ne sont pas receus en cet examen. Seulement ez deux Cours Royales quelques uns apres avoir obtenu le Baccalauréat (ayants payé certaine somme d’escus à la chambre Royale) sont receuz par grace en ce College, d’autant qu’ilz ont esté admis en l’escole Royale, de laquelle ilz sont officiers.

Le troisiesme ordre d’hommes lettrez entre les Chinois s’appelle Cin fu, & est du tout semblable à nostre doctorat. Celui-ci aussi se confere tous les trois ans, mais seulement en la Cour de Pequin. Et l’an de la creation des docteurs, est tousjours celuy qui suit prochainement les actes des Licentiez  : mais il n’y en a que trois cens en tout le Royaume qui l’acquierent, encor que les Licentiez de chasque Province toutes les fois qu’il leur plaist tenter le hazard de l’examen soyent receuz de droict. Cete action est instituée la seconde Lune aux mesmes jours que j’ay notez ci dessus, & de mesme façon, sans aucune difference, si ce n’est que selon le degré & la dignité, la diligence de l’enqueste aussi est plus grande, de peur que d’aventure il ne survienne quelque fraude ou faveur. Les examinateurs aussi pris d’entre les premiers Magistrats du Royaume, qu’on appelle Colaos (desquelz nous parlerons cy dessous) sont appellez President de l’examen.

L’examen fini, & les Docteurs denommez en ce mesme palais, auquel aussi la coustume est de denommer les Licentiez, ilz composent tous ensemble dans le palais Royal un escrit sur l’argument qui leur est proposé, en presence des principaux Magistrats de toute la Cour, voire mesme anciennement le Roy y assistoit. Par le jugement de cete composition on déclare l’ordre des offices de Magistrature qu’ilz doivent avoir, lequel est parti en trois classes. L’estime de cet examen est grande qui consiste toute en un petit escrit. Quiconque a obtenu le premier lieu en l’examen des Docteurs, il est sans aucune difficulté le troisiesme en ce second, & qui en cet examen est le premier ou second, est durant toute sa vie orné d’une honorable dignité, outre ce aussi qu’il exerce les plus grandes charges en la Republique. Ceste dignité peut estre fort proprement accomparée à la qualité d’un Duc ou d’un Marquis parmi nous, si elle estoit de droit héréditaire transferée à la posterité.

Aussi tost ces Docteurs sont revestus de leur propre habit, bonnet, brodequins, & aussi de tous les autres ornemens des Magistrats, & sont avancez aux plus proufitables & honnorables offices publicz avec tel ordre que jamais les Docteurs ne sont devancez par les Licentiez  : aussi les tient ont au rang des principaux du Royaume. Et tout à coup sont tellement eslevez par dessus les autres Licentiez à qui la fortune n’a pas esté favorable, & qui estoient le jour de devant leurs compagnons, qu’à peine le pourroit-on croire ; car ilz leur cedent en tout lieu le principal & meilleur, et leur parlent avec des tiltres les plus honnorables.

Ces Licentiez neantmoins qui sont rejectez du nombre des Docteurs s’ilz quittent l’esperance d’acquerir à l’advenir le Doctorat, sont admis au gouvernement de la Republique. Et encor qu’ilz soient inferieurs aux Docteurs, toutefois ilz ne sont pas des moindres Magistrats, soit en la Cour, soit dehors. S'il leur plaist de tenter derechef la fortune, ilz s'en retournent en leur maison, & toutes les trois années suivantes s'exercent à bon escient à escrire & lire, jusques à ce que l'an de l'examen retournant, ilz rentrent en lice. Ilz peuvent faire cet essai toutes les fois qu’ilz veulent. Et arrive souvent qu’ilz tentent le hazard dix fois, lorsque la fortune leur est contraire : duquel espoir se repaissans, ilz passent bien souvent toute leur vie sans charge publique pendant qu’ilz veulent estre les plus grands, ou rien.

Le succez de cet ordre, tout ainsi que du precedent, est imprimé par les examinateurs en un livre particulier, adjoustant comme dessus les noms, & chasque meilleure escriture. Outre ce livre, on en imprime tous les ans un autre, auquel sont enregistrez les noms des Docteurs, leur pais, parens, offices, & en quel lieu ilz les administrent. Ainsi celui qui aura veu ce volume annuel sçaura quel office chacun aura eu depuis le premier an du Doctorat jusques à sa mort, où il l'aura exercé, à quel degré d'honneur il sera monté ou descendu, ce qui entre les Chinois est journalier selon le merite.

Une chose est digne d'admiration en l'acquest de ce degré, que les compagnons de mesme année jurent entr'eux une amitié indissoluble. Car tous les Licentiez, non moins que les Docteurs, que la fortune a favorisé la mesme année, s'aiment durant toute leur vie, comme freres, & s'entr'aident les uns les autres, comme font aussi les parens de leurs collègues en toutes choses, tousjours unis d'inseparable union de volontez. Ilz contractent aussi avec les examinateurs un lien plus estroit, tel qu’est celui du pere, & du filz, ou des disciples & des maistres, leur rendant tousjours l'honneur qui leur est deu, encor qu’il arrivé souvent que les disciples, de degré en degré, sont eslevez par dessus les maistres.

C'est aussi la coustume de conférer ces mesmes degrez d'honneur ez mesmes lieux & ans, & avec les mesmes prerogatives à ceux qui font profession de la milice, seulement la coustume est de différer le temps, jusqu’à la Lune suivante. Mais d'autant qu’en la Chine l'art militaire est mesprisé, on donne ces degrez avec beaucoup moindre appareil. Et y en a si peu qui les pretendent, que c'est chose du tout miserable. Cet examen militaire, est aussi de trois sortes. Au premier ilz descochent neuf fleches en courant à cheval. Au second ilz en tirent autant de pied ferme à la mesme butte. Et ceux qui au moins de quatre flesches à cheval, & de deux à pied, ont touché le blanc, font receus au troisiesme examen, auquel ayant proposé une question de guerre, on leur commande de respondre par escrit : Les Juges en après ayans conferé ensemble tous les trois examens, en chasque Province declarent la plus part cinquante Licentiez de tout le nombre. Et l’année que les Docteurs sont denommez à Pequin, apres trois examens on donne aussi le Doctorat à cent soldatz choisis d’entre tout le nombre des Licentiez de tout le Royaume.

Les Docteurs de ce College sont plus facilement avancez aux charges militaires que les Licentiez, non toutefois sans presens. Les uns & les autres estans denommez, soit du Senat Philosophique, soit du militaire, pour honorer leur famille escrivent en grosse lettre un titre sur l’entrée de leurs maisons, par lequel est déclaré quelle dignité chacun a acquise.

Ceci finalement ne doit pas estre oublié, que les juges & Presidents de tous les examens, soit que l’enqueste se façe des choses militaires, soit des Mathematiques, & de l’art de Medecine, & encor plus de la Philosophie morale, sont esleus de l’assemblée des Philosophes, sans qu’ilz ayent pour adjoint aucun Capitaine, Mathematicien, ou Médecin. Ce qui, peut estre ne semblera pas peu estrange à noz Européens, voire mesmes ridicule, & mal-seant. Car la réputation de ceux qui excellent en la Philosophie morale est si grande entre les Chinois, qu’ilz les estiment capables & suffisans de bien juger de toutes choses, encor qu’elles soient fort esloigneez de leur profession.





De l’administration de la Republique Chinoise.


CHAPITRE VI.


JE ne diray rien de ce sujet, que ce que j’estimeray estre totalement necessaire pour la fin de ce commentaire. Car si j’avois deliberé de poursuyvre le tout selon son merite, je ne le pourrois achever qu’en plusieurs chapitres, ou mesmes en plusieurs livres. Premierement donc en ce Royaume cete seule manière de gouvernement pour la conduite d’icelui a esté approuvée de tout temps, par lequel la Majesté Monarchique est soustenue, souz le commandement d’un seul. Le nom mesme d’Aristocratie, Democratie, ou Polycratie est inouy entre les Chinois. Autrefois neantmoins souz un Monarque il n’y a pas eu moins de tiltres inferieurs, qu’entre nous de Ducz, Marquis, Comtes, & autres semblables. Mais depuis mil huict cens ans en çà, tous ces tiltres particuliers de Seigneuries, & leur puissance a esté entierement abolie.

Et jaçoit que de toute mémoire d’homme les guerres & tumultes civilz n’ayent manqué, soit devant, soit depuis que cete coustume est changée, encor mesmes que cet Empire soit divisé en plusieurs moindres Royaumes (ce que nous entendons estre aussi maintenant aux Isles du Japon) on ne trouve point neammoins par escrit qu’il ait jamais esté subjugué tout a fait, que l’an de nostre Salut 1206, que je ne sçai quel Capitaine de Tartarie, dompteur de Royaumes, se jetta en ces Provinces avec une armée victorieuse. Quiconque ait esté celui-là, je l’appelleray Tartare. Iceluy ayant fait entrer une armée dans le pays, subjugua dans peu de temps toute la Chine, & sa posterité a continué la tyrannie sur un si grand Royaume jusques en l’année 1368, auquel temps les forces de l’Empire Tartare commençant à defaillir, & les Chinois ne pouvans plus supporter un commandement estranger & humeur barbare, ilz secouërent le joug en diverses Provinces soubz divers Capitaines.

Celuy qui a surmonté tous les autres chefz en actes genereux exploictez ou par vertu, ou par finesse, a esté un Capitaine de la famille de Ciu, que les Chinois depuis ont nommé Humvu, brave Capitaine, ou plustost deluge d’armes. Iceluy s’estant attiré les forces & le secours de quelques autres valeureux Capitaines, en peu de temps de simple soldat vint à une si grande puissance, que non seulement il chassa les Tartares, le Roy, & tous les chefz despouillez de tout commandement, ains encore fut accompagné de tant de bon-heur, qu’il surmonta tout le reste des rebelles qui estoient dans le Royaume, & seul occupa l’Empire Chinois, continué heureusement en ses descendans jusques à maintenant. Pour ceste occasion ilz ont, comme j’ay dit ci-dessus, donné le nom de Tamin (qui signifie grande clarté) à sa Monarchie.

Or l’Empire Chinois derive à nostre maniere du pere au filz, ou proches parens du Roy. Deux ou trois Roys tres-anciens seulement à la mort ont recommandé le Royaume, non à leurs filz, qu’ilz jugeoient incapables de regner, mais à des autres, bien qu’ilz ne fussent de leur sang. Il est aussi plus d’une fois arrivé que celuy qui gouvernoit trop mal le Royaume, a esté despouillé de sa puissance par le peuple impatient du joug, qui mettoit en sa place celuy qui estoit plus genereux, vertueux, & aimé du peuple ; lequel aprez ilz honnoroient comme leur Roy légitime. Cela en vérité est digne de louange entre les Chinois, que plusieurs desirent plustost choisir une mort honorable, que de conjurer avec le Prince qu’on a mis en la place de l’autre ; car il y a un dire fameux entre les Philosophes du pays, La femme chaste ne cognoist deux maris, ni le fidele subject deux Seigneurs.

Il n’y a aucunes loix anciennes en cet Empire, telles que sont entre nous celles des douze tables, & du droict Cesareen, selon lesquelles la Republique soit tousjours gouvernée. Mais celui qui premier de quelque famille prend les resnes de l’Empire, fait des loix nouvelles comme il luy plaist, que la posterité de la mesme famille est contrainte d’observer, & ne leur est pas aisement permis de les changer. C’est pourquoy ces loix que les Chinois gardent à present ne sont pas plus anciennes, qu’Humvu. Iceluy les a toutes ou faites, ou maintenues telles qu’il les avoit receues de ses devanciers, ayant principalement eu esgard à ce qu’il peust trouver moyen de continuer long temps la paix au Royaume, & l’Empire à sa posterité.

Pour ce que les limites de ce Royaume s’estendent si au long & au large, à cause de l’ignorance des terres d’outre-mer, les Chinois croient que leur Roy commmande à tout le monde, c’est pourquoy d’un nom gracieux ilz l’appellent encor à present, comme tousjours du passé, Thiencu, filz du ciel. Et d’autant qu’ilz adorent le ciel pour souveraine Deité, le nommer filz du ciel, c’est autant que l’appeller filz de Dieu. Communement toutesfois on ne l’appelle pas de ce nom. mais Hoamti, c’est à dire, Souverain Empereur, ou Monarque. Mais tous les autres Roys sont appeliez par les Chinois Guam, d’un titre beaucoup inférieur.

On dict que cet Humvu, duquel j’ay parlé, a esté excellent non seulement en vertu guerrière, mais encor homme d’esprit & fort judicieux. Cela est confirmé par plusieurs loix & ordonnances, par lesquelles il a affermy la Republique Chinoise. Entre icelles je feray chois de quelques unes plus remarquables, me ressouvenant tousjours de la briefveté que je me suis proposée. D’autant que (comme il se void par la suite des Annales) toutes les familles Royales sont descheues de la Royauté par les factions des parens du Roy, ou des plus grans du Royaume, qui la plus part du temps tenoient en main le gouvernement d’icelui, il a ordonné qu’à l’advenir aucun du sang Royal ne pourra parvenir à aucune charge publique, soit civile, soit militaire. Quant aux Capitaines, par l’aide desquelz il avoit delivré le Royaume de la tyrannie des Tartares, il leur a donné, & à leur posterité par droict hereditaire des offices de guerre. Et de crainte que la race Royale ne portast trop impatiemment d'estre rejettée de toute charge publique, il a honoré les filz des Roys du titre de Guam, c’est à dire, du nom de petit Roy, ou Roitelet, & leur a assigné des tres-amples rentes. Mais il ne les a pas constituez en terres, ou possessions, de peur que les serviteurs les obtinssent, ains en pension annuelle, que les Magistratz payent du thresor du Roy. Il a voulu aussi que tous les Magistratz les honorassent pour Roiteletz, mais qu’aucun ne leur fust assujeti. En apres il a de sorte honoré les filz & nepveux de ces petitz Rois de divers titres, qu’ilz decroissent peu à peu avec le revenu, selon que par le decours des anneez, ilz sont plus esloignez du tige Royal. Mais estant parvenus à certains aages, on ne leur donne du thresor public que ce qui est necessaire pour vivre commodement sans faire aucun mestier, ou trafic. Il a aussi pourveu que les filles du sang Royal fussent selon leur qualité & proximité du tige du Roy colloqueez, & doteez de titres plus ou moins honorables, avec un tres-bon revenu.

Mais aux Capitaines ses compagnons, & liberateurs du Royaumc, il a tres-liberalement faict part de tres beaux titres d’honneur, & de rentes annuelles. Il leur a aussi donné des charges militaires, & autres immunitez. Mais ilz sont subjetz aux Magistratz des villes de mesme que les autres. De ces privileges il y en a un des aisnez inoui parmi les nostres. On void tous les gestes memorables, qui ont esté faitz soubz le Roy Humvu, par chasque chef de famille, pour la delivrance du Royaume, gravez sur une lame de fer, ressemblant une tasse. En faveur de ceux-ci, si quelqu’un d’entr’eux presente ceste lame au Roy. il obtiendra impunité de quelque crime que ce soit, mesme capital, jusquesà la troisiesme fois. Le Roy voyant ceste lame, toutes les fois qu’il faict grace, commande qu’en icelle soit gravée quelque marque, par laquelle on cognoisse combien de fois ceste lame a obtenu abolition de crime. Mais il faut entendre ceci excepté le crime de leze Majesté, car ceux qui en sont convaincus, sont soudain eux & toute leur posterité desnuez à jamais de toute dignité, Les gendres & beauperes du Roy, & quelques autres aussi qui sont trouvez avoir bien merité de la Republique Chinoise, ou de l’estat par quelque acte valeureux, obtiennent aussi les mesmes honneurs & revenus, avec la diminution que j’ay dénotée de temps en temps.

Mais les seulz Docteurs & Licentiez denommez ez examens sont les seuls appellez pour administrer la Republique & gouverner tout le Royaume, & n’ont pour ce aucun besoin de la faveur des Magistratz, ni mesme du Roy. Car toutes les charges publiques dependent de la science, vertu, prudence & industrie recognuë d’un chacun, soit qu’ilz commencent seulement d’entrer en office, soit qu’ilz aient eu d’autres gouvernemens. Aussi les loix d’Humvu l’ordonnent ainsi, & sont pour la pluspart gardeez, sinon en ce qui se commet tous les jours contre le droict & les ordonnances par la malice humaine, par des peuples peu religieux.

Tous les Magistratz soit du corps des Philosophes, soit militaires, en langue Chinoise sont appellez Quonfu, comme si l’on disoit Presidens. Mais les mesmes par honneur ou à cause de leurs offices sont nommez Lauye ou Lautie, qui signifie maistre & pere. Les Portugais appellent ces Magistratz Mandarins, peut estre du mot de mandement, & par ce nom s’entendent aussi maintenant en Europe les Magistratz de la Chine.

Encor que j’ay dit au commencement que le gouvernement de Royaume est Monarchique, toutesfois on peut voir par ce que je viens de dire, & diray, qu’il n’y a pas peu de l’Aristocratie meslée. Car encor qu’il faille que tout ce qui est ordonné par le Magistrat, soit confirmé du Roy par requestes à luy presenteez : il ne decrete toutesfois rien touchant aucune chose, qu’il n’en soit premièrement sollicité, ou adverti par les Magistratz. Mais si quelque homme privé presente requeste au Roy (ce que peu font, d’autant qu’il faut qu’elles soient premièrement visiteez & approuveez par certain Magistrat, que d’estre envoieez au Roy ) si le Roy a envie de l’accorder à la première apostille il souscrit quasi ainsi, Le Siège auquel il appartient, voie cete requeste, & m’advertise de ce qu’il luy semble bon de faire. Cela se doit tenir du tout hors de doute, que j’ay soigneusement observé, qu’il n’est pas absolument permis au Roy de faire à qui que ce soit aucun present d’argent, donner un ou plusieurs offices de Magistrature, sinon qu’il en soie prié par quel qu’un des Mandarins. Mais cela ne se doit pas entendre comme si le Roy ne pouvoit d’autorité privée eslargir des dons à ceux qui demeurent dans l’enclos du palais  : car il a souvent accoustumé de le faire de toute ancienneté, & par la loy qui permet à chascun d’honorer ses amis de sa despense domestique. Mais cela n’est pas reputé entre les bien-faictz publicz, veu que ces dons du Roy ne sont pas du thresor public, mais du revenu particulier.

Le revenu des impostz & tributz, qui sans doute excedent tous les ans cent ciquante millions (comme appelle le commun) ne s’apporte pas au thresor du palais ; & n’est pas permis au Roy de les despendre à sa volonté, mais tout, soit argent, monnoie du pais, soit rix & semblables provisions, s’assemble dans les thresors & magasins publicz de tout le Royaume. D’iceux est fourny à la despense des Roys, de leurs femmes, enfans, parens du Roy, Eunuques & de tous les domestiques Royaux, tousjours avec une magnificence & appareil digne du Roy, & toutesfois ni plus ni moins qu’il est ordonne par les statutz des lieux. De là on tire les gages des Magistratz, soldatz, & de tous autres Officiers de la Cour du Royaume. Laquelle somme est plus grande que les nostres ne pourroyent croire. D’icy aussi sortent les deniers employez aux réparations des edifices publicz, des Palais du Roy, & de ses parens, des murailles des villes, des forteresses, des chasteaux, & finalement de tout autre appareil de guerre. Et en cete ample estendue du Royaume ne manque jamais sujet de bastir ou reparer. Et ce qui semble plus incroiable, il arrivera quelques anneez, que ceste si grande somme d’impostz n’esgale pas la despense, mais l’on est necessité de faire nouvelles impositions.

Mais venons particulierement aux ordres des Magistratz, desquelz en general on trouve de deux sortes. L’un est de ceux qui non seulement ont des offices de Cour dans la maison du Roy, mais qui encor d’icelle, comme d’une eschauguette, gouvernent tout le Royaume. L’autre est des Magistratz des Provinces, qui gouvernent chasque Province ou ville. Il y a cinq ou six volumes d’assez juste grosseur traitans de l’un, & de l’autre ordre, qui s’exposent en vente par tout le Royaume, & s’impriment en la Cour Royale de Pequin deux fois tous les mois. Ce qui est tres-facile à leur manière d’imprimer. En ces volumes on ne lit autre chose que les noms, païs & degrez de ceux qui pour lors en tout le Royaume tiennent Magistrature. Or il est du tout necessaire qu’ilz se r’impriment si souvent : d’autant que parmi si grand nombre de ces Mandarins, il arrivé tous les jours du changement. Car les uns meurent, les autres sont privez de leurs offices, les autres abaissez à des moindres charges ; en fin, les parens des uns passent de cete vie à l’autre, duquel dernier accident se fait, que pour porter trois ans le dueil, il faut qu’ilz reviennent necessairement à la maison, renonçans aussi-tost à toute Magistrature quelle qu’elle soit, dequoy nous parlerons cy dessouz en son lieu. Et pour remplir les places de ceux qui defaillent, il y en a tousjours en la cour de Pequin qui attendent ces evenemens fortuitz. Entre si grande multitude de Magistratz, je parleray seulement de ceux-là, que je jugeray necessaires pour l’intelligence des livres suivans, & me tairay de tout le Sénat des gens de guerre ; afin que je ne passe les bornes de la briefveté que je me suis proposée.

Je parleray premierement des Offices de Cour, apres des Provinciaux. Il y a donc six Sieges principaux de Juges de Cour. Ilz appellent le premier Li pu, car pu en langue Chinoise est le mesme que Siege, ou Presidial. Li pu, Siege de Magistrat. Celuy-cy est eslevé sur tous les autres Presidiaux, pource qu’il luy appartient de nommer entierement tous les Magistratz de tout l’ordre Philosophal, qu’on estime les principaux du Royaume. La dénomination desquelz est arrestee selon le jugement de ce Presidial par la meilleure & plus excellente escriture. Et commençant tous, jusqu’à un, aux moindres offices, ilz montent peu à peu par les degrez d’honneur ordonnez par les loix, pourveu qu’ez inferieurs ilz aient donné tesmoignage de leur vertu & equité. S’ilz sont au contraire, ilz sont abaissez, à des moindres charges, ou privez des leurs. Car c’est chose certaine que celui qui est parvenu à quelque degré de lettres, aspire d’un continuel progrez jusqu’à la vieillesse à chasque plus haute dignité ; & qu’il n’est jamais reculé (si ce n’est par sa faute) du gouvernement de la Republique. Mais s’il advient que quelquesfois il en soit par sa faute entièrement dejetté, ensemble avec son office il pert toute esperance de pouvoir jamais retourner au maniement de la République.

L’autre Siege ou Presidial est appelle Hopu, que nous appellons des finances ; ou de recepte. Le devoir d’icelui est de faire paier les tributz du Roy, paier les gages, faire les despenses publiques, & autres semblables.

Ilz appellent le troisiesme Lypu, nous le pouvons appeller Presidial des ceremonies. Cetui ci a soin des Sacrifices publicz, des temples des Idoles, de leurs ministres, des mariages Royaux, Escholes, examens, à fin que tout y soit fait deuement & par ordre, des jours de festes publiques, des congratulations, ou felicitations communes à certain temps, & evenemens, de celles, aussi qu’on doit rendre au Roy, de conferer les titres d’honneur à ceux qui les meritent, des Medecins, des colleges, des Mathematiciens, de recevoir & renvoier les Ambassadeurs, de leurs coustumes, presens, & lettres : car le Roy estime que c’est chose indigne de sa Majesté d’escrire luy mesme des lettres à aucun, soit dedans, soit dehors le Royaume.

Le quatriesme Siege est appelle Pimpu, c’est à dire, militaire ; à cetui-ci toutes les charges militaires sont sujectes. Car par son jugement elles sont osteez aux couardz, & donneez aux courageux, & selon la grandeur des prouesses, il augmente la dignité. Le soin pareillement des examens de la milice luy appartient, comme aussi la collation des degrez d’icelle.

Ilz appellent le cinquiesme Cumpu, nous le pourrions nommer le Presidial des edifices publicz. Le devoir de celui-ci est de desseigner les bastimens, assavoir les Palais du Roy, des parens de sa Majesté, ou des Magistratz. Il prend aussi le soin de faire faire les navires necessaires pour l’usage public, ou pour les armes. Il fait aussi, & refait les pontz, & les murailles des villes, & finalement toutes autres semblables provisions.

Mais le sixiesme est appelle Humpu, à cause des punitions des crimes, & forfaictz, dont l’enqueste lui est commise, & le jugement. Les gardes publiques aussi establies par tout le Royaume sont de la cognoissance de ce Siege.

Toutes les affaires de tout le Royaume dépendent de ces Presidiaux. C’est pourquoy en chasque Province & ville, ilz ont soubz eux des Magistratz & Notaires, par lesquelz ilz sont advertis fidelement de tout ce qui se passe ; & ainsi ilz ne sont pas peu empeschez parmi si grand nombre d’affaires, mais la quantité & bon ordre de ces collegues rendent ceste charge plus aisée. Car en premier lieu il y a un President de chasque Siege, qu’ilz appellent Ciamciu, lequel a deux Assesseurs, l'un à droicte, l’autre à gauche, ceux-là se nomment Cilam. La dignité de ces trois en la ville Royale, & par tout le Royaume est estimée entre les premieres, à l’exemple de ceux-ci, chasque Tribunal est divisé en diverses charges, à chascune desquelles il y a plusieurs compagnons d’office, qui ont pour adjoinctz, des Notaires, gentz de Cour, Huissiers & autres ministres en nombre.

Outre ces Sieges, il y en a un autre le plus grand de toute la Cour & du Royaume, qu’ilz appellent le Presidial des Colaos, ceux-là sont communément trois ou quatre, quelques fois six, qui n’ont aucune charge particuliere ; mais prennent garde à la Republique. Ilz sont en tous affaires Secretaires du Roy, & receus en son Palais. Or d’autant qu’à present le Roy n’assiste pas publiquement aux depesches des affaires du Royaume (qu’il souloit anciennement vuider avec ces Colaos) ilz demeurent tout le jour au Palais, & respondent comme il leur plaist aux requestes envoieez ordinairement au Roy en grand nombre. Avec cete response ilz retournent au Roy, qui selon son plaisir les approuve, efface, ou change, laquelle dernière response sa Majesté escrit de sa propre main sur les requestes ; afin que ce qu’il a commandé soit apres executé.

Outre ces ordres de Magistratz que j’ay dict, & plusieurs autres dont je ne veux pas parler, d’autant qu'ilz ne sont guere differens des nostres, il y a deux autres ordres presque inouïs aux nostres. Le premier est dict Choli, le dernier Tauli. En chasque ordre ilz sont plus de soixante tous Philosophes, hommes courageux & prudentz, qui ont desja donné preuve de leur fidelité au Roy & au Royaume. Ces deux ordres sont extraordinairement emploiez par le Roy aux affaires de Cour & des provinces qui sont de grande importance, tousjours avec grande & Royale puissance, qui leur acquiert de l’honneur, & de l’autorité. Mais sur tout, leur devoir particulier est tel qu’entre nous des Syndicz, qui est d’advertir le Roy par libelle toutes les fois qu’il leur plaist, s’il se commet quelque faute par tout le Royaume. Enquoy non seulement ilz ne pardonnent aux Magistratz, encor qu’ilz soient des plus relevez, mais mesme ilz ne dissimulent rien avec le Roy, ou la famille Royale. Cet office me semble n’estre pas beaucoup dissemblable des Ephores de Lacedemone, si ces censeurs pouvoient quelque chose de plus que parler, ou plustost escrire, & s’ilz n’estoient contraints estans advertis de dependre de la volonté du Roy. Or ils s’acquitent si exactement de ce devoir, qu’ilz peuvent estre en admiration, & servir d’exemple aux peuples estrangers. Car ils n’espargnent jamais en quelque temps que ce soit aucuns Mandarins, ny le Roy mesme (tant grande est leur franchise & sincerité.) Car encor qu’il arrive maintefois que le Roy se fasche, & les traitte rigoureusement (car le plus souvent ils fichent l’esguillon de leur libelle, où ils scavent estre le plus grand ressentiment de douleur, reprenant sans exception, ny acception des personnes les vices des plus grands Magistratz, voire du Roy) ils ne cessent neantmoins jamais de reprendre, & d’admonester incessamment, tandis qu’ils voient qu’on n’applique pas le remede convenable au mal commun.

Le mesme aussi est permis par les loix à tous les autres Magistrats, & non seulement au Magistrat, mais aussi à chasque particulier. Les libelles neantmoins de ceux que j’ay mentionnez cy dessus sont plus estimez ; d’autant qu’ilz font cela par le devoir de leur propre charge ; les exemplaires des libelles envoyez au Roy, & les responses, sont imprimez par plusieurs, d’où vient qu’aussi tost les affaires de Cour sont publiez par plusieurs coings du Royaump, & y en a qui asssemblent par apres tous ces livres en un. Et s’il y a quelque chose digne du souvenir de la posterité, on le transcrit aux Annales du Royaume.

Depuis peu d’anneez, comme le Roy qui commande maintenant, ayant forclos son filz aisné contre les loix, vouloit faire declarer pour Prince son puisné (que luy, & la Royne aymoient cherement) on est repris, a escrit un si grand nombre de libelles, par lesquelz le fait du Roy estoit repris, que sa Majesté entrant en furie, en priva plus de cent de leurs offices, ou les abaissa à des moindres ; & toutefois cela ne les a pas espouvantez, ny esté suffisant pour les faire cesser  : ains certain jour tous les Mandarins, qui pour lors estoient presents conspirans ensemble, s’en allèrent au Palais Royal, & deposans les marques de leurs offices, envoierent quelqu’un pour advertir le Roy, que s’il vouloit contre les loix persister en ce fait, qu’ilz se demettoient à l’advenir de leur Magistrature, & s’en retournoient comme personnes privées en leur maison ; quant à luy, qu’il donnast le Royaume en charge à qui il lui plairoit. Ce que le Roy ayant ouy, s’abstint contre son gré de ce dessein.

Nagueres aussi comme le plus grand des Colaos ne s’acquittoit pas bien de son devoir, en deux mois il a esté accusé par presque cent libelles par ces censeurs Royaux : encor qu’ilz sceussent bien qu’il estoit sur tous fort aymé du Roy. Et peu apres il est mort, & certes (comme on dit) de grand regret & desplaisir.

Outre ces Magistratz de la Cour, il y a aussi là plusieurs collèges fondez à divers fins ; mais le plus noble de tous est celui qui s’appelle Han lin yuen. En iceluy sont seulement appellez les Docteurs choisis par les examens cy dessus establis. Ceux qui demeurent en ce college Royal ne parviennent à aucune charge publique, & devancent neantmoins en dignité ceux qui gouvernent la Republique. C’est pourquoy on aspire avec grand soin à ce College. Le devoir de ceux-ci est de composer des escrits Royaux, disposer les Annales du Royaume, & escrire les loix & statuts d’icelui. On eslit en iceux les maistres des Princes & des Roys. Ilz s’adonnent entièrement à l’estude, & dans ce mesme Collège ilz ont leur degré d’honneur, qu’ilz acquièrent par l’escriture. De là ilz sont eslevez à des tres grandes dignitez, non toutefois hors de la Cour. Aucun n’est esleu à la charge tres honorable de Colaos, s’il n’est de ce Collège. Ilz font aussi un grand proufit à composer des Epitaphes, inscriptions, & semblables, que chacun à qui mieux tasche d’impetrer d’eux, & qui seulement pour la reputation d’estre venus d’eux, sont estimez tres-elegans. Finalement ils sont Presidens & juges des Licentiez & des Docteurs, qui les tiennent pour maistres, & leur font des presens.

Tous ces Mandarins de la Cour de Pequin, excepté les Colao, se retrouvent aussi à Nanquin ; mais du tout inférieurs, à cause de l’absence du Roy. Ils disent que cecy en est la cause. Humvu avoit establi le siege de son Royaume à Nanquin ; icelui estant mort, un de ses nepveux nommé Yunlo (qui avec une armée defendoit aux Provinces Septentrionales les bornes du Royaume contre les Tartares nouvellement chassez, avec la dignité de Roitelet :) voyant que le filz aisné d’Humvu héritier de la couronne avoit peu d’esprit & de force, resolut de luy enlever le Royaume, & de se l’aproprier. S’estant donc aisement adjoint les Provinces du Septentrion, il vint à Nanquin avec une armée, & partie par force, partie par fraude & par presens gaigna les autres Provinces, & chassa son Cousin hors de Nanquin. Ce qu’estant fait, il se rendit sans aucune resistance maistre de tout le Royaume. Et d’autant qu’il avoit plus de force, & de fiance aux Provinces Septentrionales, & qu’il estoit croyable que les Tartares sortiroient de la pour reprendre l’usurpation de l’Empire, il resolut de demeurer en cet part, & en la mesme ville où demeuroient les Tartares, quand ils commandoient aux Chinois. Il nomma cette ville Pequin, c’est à dire Cour Septentrionale, à l’exemple de celle du Midy qui s’appelle Nanquin. A fin que les Nanquinois endurassent plus patiemment ce changement, il leur laissa les mesmes Magistratz & privileges dont ilz jouyssoient auparavant.

Je viens maintenant à l’administration publique dans les Provinces. Les villes qui sont attribueez aux Provinces de Cour, assavoir Nanquin & Pequin, sont gouverneez avec mesme ordre que les villes des autres Provinces ; toutesfois les appelz sont evoquez chascun à sa cour. La conduite des autres treize Provinces depend d’un certain Magistrat qu’ilz nomment Pucinfu, & d’un autre qu’ilz appellent Naganzafu. Le premier juge des causes civiles, le dernier des criminelles. Leur Siege est avec tres grande pompe en la capitale ville de la Province. Et en l’un & l’autre Siege il y a plusieurs Assesseurs ; aussi de ces principaux Mandarins qui sont appeliez Tauli, Il arrive souvent que ceux cy demeurent hors de la Metropolitaine, d’autant qu’ilz president à quelques autres villes, & qu’il faut qu’ilz ne soyent pas fort esloignez du lieu de l’office qui leur est commis.

Toutes les Provinces, comme j’ay dict cy dessus, sont diviseez en diverses contreez, qu’ilz appellent Fu. Chaque contrée a son propre Gouverneur, qu’ilz nomment Cifu. Les contreez encor sont diviseez en Cen & Hien, comme si on disoit villes plus nobles & communes ; & icelles ne sont pas moindres que noz villes moyennes. Chacune aussi a son Prevost. Ilz appellent celuy-là Ciceu, cestui-cy Cihien car Ci, en Chinois veut dire gouverner. Tous ces Prevostz de villes & contreez ont leurs compagnons, & comme Assesseurs quatre en nombre, qui les aident comme Auditeurs & juges aux causes de leur jurisdiction.

Mais il me semble qu’il faut icy briefvement noter, & convaincre l’erreur, dont quelques Auteurs sont entachez. Car d’autant que le Gouverneur & sa Cour prennent le nom de la ville, en la quelle ilz resident ; pour exemple, en la ville de Nancian, toute ceste région, le Gouverneur, & sa cour s’appellent du mesme nom Nanciamfu. Quelques uns pour cela ont pensé que celles-là seulement sont villes qui sont appelleez Fu, que les autres nommeez Ceu et Hien ne sont que des bourgz, ou villages. Ce qui se cognoist du tout faux, non seulement par la grandeur & habitation des lieux, mais encor par la façon mesme du Gouvernement public. Car cete ville mesme en laquelle le Surintendant de toute la contrée demeure, obient aussi le nom de Hien, & a son propre Gouverneur qu’ilz appellent Cihien & aussi ses compagnons d’office & assesseurs; & le Surintendant de la contrée n’a pas plus d’autorité en ceste sienne demeure, qu’ez autres lieux dependans de sa jurisdiction. Or ce droit est du premier appel à iceluy, quand les causes jugeez par le Ciceu & Cihien sont en premier appel renvoyeez vers luy comme Superieur. Car le second appel (& icelui seulement ez causes de plus grande importance) est renvoyé au souverain Magistrat des villes Metropolitaines Pucimfu & Naganzafu, & à leurs collegues, selon le merite de la cause. Voire les mesmes Metropolitaines ont leur Cifu & Cihien, non moins que les contreez qui leur sont subjetes. Or entre tous ces Magistratz il y a un accord admirable de republique bien reiglée.

Mais d’autant qu’il faut que toute administration de republique ez Provinces soit rapportée à la cour Royale de Pequin, outre ces Magistratz il y en a deux autres superieurs aux susditz, qui sont envoyez de la ville Royale ; l’un d’iceux demeure en la Province, & est appelle Tutam  : l’autre est tous les ans envoye de la cour, & se nomme Giayuen. L’autorité du premier, d’autant qu’elle est grande sur tous les Magistrat & subjetz, & qu’il preside aux affaires de la guerre, & aux acquiert les premieres charges de la republique, semble se pouvoir accomparer à noz Lieutenantz du Roy. L’office du dernier est comme de Commissaire, ou Visiteur. Iceluy toutesfois, d’autant que par le commandement du Roy il fait revision des causes de toute la Province, visite les villes & citadelles, fait enqueste des departemens de tous les Mandarins, & en punit aussi quelques uns des médiocres & les range au devoir, advertit le Roy de tout le reste, & comme chacun s’acquitte de sa charge, & parce que seul de tous les Magistratz il fait faire exécution des peines capitales ez Provinces, pour cela à bon droit tous l’honorent & craignent.

Outre ces Mandarins, il y en a beaucoup d’autres qui exercent diverses charges ez villes, & aussi ez villages & bourgz. Et outre ceux-cy plusieurs chefs & capitaines des soldatz par tout le Royaume mais principalement ez lieux maritaines, & frontières, ou ilz font garde le long des murs, portz, ponts, & forteresses, comme si tout estoit enflammé de guerre ; encor que par tout il y ait une tres profonde paix ; car ilz ont leurs enroollemens & monstres de soldats, voire les exercices presque journaliers.

Tous les Magistratz entierement de tout le Royaume sont reduits à neuf ordres, soit qu’on regarde le Senat Philosophique, soit le militaire. Selon l’estat de ces ordres on paie à chascun tous les mois les gages du thresor public, soit en argent, soit en ris, qui est certes petit, veu la Majesté grande des Magistratz ; car le gage d’aucun, pour relevé qu’il soit en qualité, ne monte pas tous les ans à mil escus. Et en ces gages tous ceux qui sont d’un mesme ordre sont esgaux, soient Philosophes, soient gens de guerre ; car le plus haut Magistrat de guerre prend autant de gage, que l’ordre plus relevé des lettrez. Mais il faut que vous entendiez ceci de la pension establie par les loix à chasque ordre, car ce qui extraordinairement se met en proufit est beaucoup plus grand, que ce qu’on paye de gages. Je ne parle pas toutesfois des autres choses que chascun acquiert par sa propre industrie, avarice, fortune, & presentz qu’on leur fait à cause de leur dignité, car avec cela le plus souvent ilz parviennent à des grandes richesses.

Tous les Magistratz aussi, soit Philosophiques, soit militaires, les inferieurs, comme les superieurs, usent du mesme bonnet. Iceluy est d’un crespe noir, & de chasque costé a comme deux aisles quasi dessus les oreilles, de figure ovale ; elles tiennent de sorte au bonnet, que toutesfois elles tombent aisement. Ilz disent que par ce moyen ilz sont contraintz de marcher modestement & droit, & empeschez de pancher légèrement la teste. Ce que s’ilz font, ilz violent la Majesté de leur Magistrature. Ilz ont aussi tous un mesme vestement, mesmes brodequins, desquelz la façon est particulière, & la matiere d’une belle peau noire. Tous les Magistrats aussi portent une certaine belle ceinture plus longue que le tour du corps, & large de quatre doigts, plus ou moins ; laquelle d’un artifice elegant, est ornée de figures, partie rondes, partie qu’arreez. Sur la poitrine aussi, & sur le dos ilz cousent deux draps qu’arrez, tissus elegamment d’ouvrage Phrygien. Mais en ces qu’arrez, ou ceintures, il y a grande diversité & majesté, selon qu’elles sont differentes. Car par iceux les doctes cognoissent aussi tost de quel Sénat ils sont, Philosophique, ou militaire, & quelle dignité chascun a en iceluy. Pource qu’en ces draps se voyent representeez des figures d’animaux à quatre piedz, & d’oyseaux, & aussi de fleurs, à la façon des tapisseries. Mais ces ceintures Sénatoriales monstrent la majesté du personnage par la dignité de leur matière. Car les unes sont d’un bois tourné, les autres de corne, quelques-unes de licorne, ou de Calamba, bois sur tout odorant, quelques autres d’argent ou d’or ; mais les plus nobles de toutes, de certain marbre luisant, auquel nous avons imposé le nom de jaspe. Toutefois ce n’est pas vray jaspe, & peut estre est-il plus semblable à la pierre de saphir. les Chinois l’appellent Yu ce : & il s’apporte de l’occident du Royaume de Calcar, par les marchandz Sarazins, & est sur tout fort estimé des Chinois. Mais nous pourrons parler d’icelui cy dessouz en son lieu. Les Magistrats aussi sont recognus entre les Chinois par ces instrumens large estendus propres à faire ombrage & garder du Soleil ; on les appelle en Europe parasolz, desquelz estans couvertz, ils ont accoustumé de marcher en public : car quelques fois ilz en ont de couleur bleue, quelquesfois de jaune ; les uns en ont deux, les autres trois, pour la pompe. Les autres n’en peuvent avoir qu’un. Ilz sont aussi remarquez par l’appareil, avec lequel ilz sortent en public. Car tous les moindres vont à cheval, les plus grands sont, pourmenez sur les espaules des porteurs en une chaize portative  : mais il y a aussi de la Majesté au nombre des porteurs. Car aux uns n’est pas permis en avoir plus de quatre, aux autres est il aussi permis se servir de huict.

Il y a encor beaucoup d’autres ornemens de dignité & marques des Magistratz comme enseignes, chaisnes, encensoirs, plusieurs gardes, par les crieries desquelz le peuple est reculé en la ruë. Et le respect qu’on leur porte est si grand, que personne ne comparoist, mesmes ez rues les plus frequenteez ; ains tous se retirent au bruit de ces cris ; & cela se fait plus Ou moins, selon la dignité des Mandarins.

Devant que d’achever ce chapitre de l’administration de la Republique Chinoise, il me semble qu’il ne sera pas hors de propos de raconter particulierement quelques choses, esquelles les Chinois sont differens des Européens. Et en premier lieu cela peut sembler admirable, encor que ce Royaume ait de tres-amples estendues de limites, & qu’il regorge de nombre d’habitans, & d’abondance de provisions, & de toute matière propre a faire navires, & toutes autres armures & appareil de guerre, avec l’aide desquelz au moins ilz pourroient aisement adjouster les peuples voisins à leur Empire : toutesfois le Roy, ny ses subjetz ne se soucient pas de cela. Et ne leur est seulement jamais venu en pensée : mais se contentans du leur, ilz ne desirent seulement pas celui de l’autrui. En quoy ils me semblent estre fort esloignés de l’humeur des nations d’Europe, que nous voyons souvent estre chassées de leur propre Royaume, cependant qu’ils aspirent aux autres, qui devorent tout par le desir insatiable de regner, & ne sçavent garder ce qu’ils ont receu de leurs Ancestres, ce que les Chinois ont bien peu faire passez tant de siecles.

C’est pourquoy certes je croy estre une vraye invention ce que plusieurs de nos Auteurs escrivent des Chinois, sçavoir qu’au commencement de leur Empire ils ont subjugué, non seulement les Royaumes, voisins, mais encor sont parvenus jusqu’aux Indes. Car encor (comme a laissé par escrit le Pere Matthieu Ricci) que j’ay tres soigneusement fueilleté les Annales de la Chine depuis quatre mil ans jusques au temps present, je ne trouve neantmoins pas seulement le moindre indice d’une chose si remarquable, & ne les ay jamais ouy se vanter de cet accroissement d’Empire, mais plustost lors que je me suis souvent enquesté de cela vers quelques hommes doctes, ilz sont tous d’accord que cela n’a jamais este i y peu estre.

Cet abus des escrivains (afin que nous defendions leur authorité) a peu arriver de ce qu’on void en des lieux estrangers quelques vestiges du peuple Chinois, ausquelz il est croyable qu’ilz ont navigé de leur propre volonté, & non par commandement du Roy ; comme on peut voir auiourd huy ez Isles Philippines.

L’autre chose aussi tresdigne de remarque, est que tout le Royaume (comme j’ay dit cy dessus) est gouverné par les Philosophes, & qu’en iceux le Royaume se trouve entier, & meslé. Tous les Capitaines, & soldatz honorent ces Philosophes avec grande humilité & ceremonies particulières, & arrivé souvent qu’ilz sont fouettez par iceux, de mesme que parmi nous les enfans par le maistre d’escole. Ces Philosophes aussi gouvernent tous les affaires de guerre qui leur sont commis, & ausquelz ilz president, & leurs conseilz & opinions ont plus d’autorité vers le Roy, que de tous les autres chefz de guerre, lesquelz ilz ont de coustume de n’admettre qu’en petit nombre, & encore peu souvent, aux consultations militaires. De cela provient qu’aucun de ceux qui ont de l’ambition ne s’addonnent aux exercices guerriers ; ains aspirent plustost aux moindres dignitez du Senat Philosophique, qu’aux plus grandes charges & offices de guerre : car ilz voyent que les Philosophes devancent de beaucoup, tant en proufit, qu’en reputation & honneur. Mais ce qui en cecy semblera plus estrange aux estrangers, est que ces philosophes sont beaucoup plus nobles & courageux, plus fideles au Roy & à la Republique, mesprisent plus genereusement la mort pour l’amour de la patrie, que tous ceux qui de profession particuliere s’adonnent à la guerre. Cela peut estre provient de ce que par l’estude des bonnes lettres le courage de l’homne s’anoblit  : ou pource que dez les premiers commencemens du règne les lettres pacifiques ont tousjours esté en plus grande estime, que l’art militaire, entre un peuple qui n’a pas este ambitieux d’agrandir son Empire.

La concorde, & bonne correspondance des Magistrats superieurs & inferieurs par ensemble, n’est pas moins admirable ; ou celle des provinciaux avec ceux de la Cour ; ou d’iceux avec le Roy ; laquelle ilz observent non seulement en mettant peine d’obeyr de poinct en poinct, mais encor par demonstration, & reverence exterieure : car ilz n’oublient jamais les visites coustumieres en certain temps, ny les devoirs de presens. Les inferieurs aussi parlent fort rarement aux superieurs, si ce n’est fleschissans le genouil, soit au Siege Presidial, soit autre part, & les appellent de noms fort honorables. Les subjectz des villes rendent les mesmes devoirs aux Prevostz, & Presidens des villes, encor qu’on sçache que devant qu’estre promeus aux degrez honnorables des lettres, & pourveus d’offices de Mandarins, ilz sont sortis de la lie du peuple.

Personne aussi n’exerce aucune dignité plus de trois ans, si elle ne luy est derechef confirmée par le Roy  : mais le plus souvent ilz sont eslevez à des plus grandes, mais non en mesme lieu. Ce qui se faict à fin qu’aucun ne contracte aisement des amitiez, & ne soit destourne de la rigueur de justice ou qu’il ne s’acquière trop les courages & volontez du peuple de quelque Province ; principalement s’il a eu des plus grandes charges, par la faveur desquelles il puisse tramer des nouveautez : ce qu’ilz disent estre arrivé au temps passé. Il faut aussi que les principaux chefz des Provinces, contreez, & villes que j’ay cy dessus nommez Pucinfu, Naganzafu, Cifu, Ciceu, Cibien, & semblables Magistratz, assistent tous ensemble tous les trois ans en la Cour de Pequin, & offrent au Roy les devoirs solemnelz de subjection, & en ce mesme temps, on fait inquisition de tous les Magistratz espandus par toutes les Provinces du Royaume, soit de ceux qui sont contraintz estre presens, soit des autres, & ce avec toute rigueur. Par cete enqueste apres on resout qui doit estre conservé en la Republique, qui deposé, qui eslevé plus haut, qui abaissé ; & qui aussi puni sans aucun esgard de personne. J’ay aussi observé, que le Roy mesme n’oseroit rien changer de ce qui est ordonné par les juges denommez en cete enqueste publique : & ceux qui sont punis ne sont pas des moindres, ny peu. Certes l’an de nostre Salut 1607, auquel telle inquisition escheoit, nous lisons quatre mille Mandarins avoir esté condamnez. Car le nombre d’iceux s’escrit en un volume, qui estant imprimé se publie par tout le Royaume.

Or les condamnez sont reduitz en cinq classes. La première contient les avaricieux, qui ont vendu le droit par presens, qui ont usurpé quelque chose du revenu public, ou des biens des hommes privez. Ceux-là sont deposez de leurs offices, & despouillez à jamais de tous les ornemens, & privileges de Magistratz. Au second rang sont mis ceux qui ont trop rudement puni les coulpables  : ceux-cy aussi despouillez de leurs ornemens & privileges, sont renvoyez en leur maison comme personnes priveez. Les troisiesmes sont les trop vieux, & maladifz, & qui ont esté trop doux à punir les criminelz, ou trop lasches en leur office  : à iceux l’on permet l’usage des ornemens, & privileges durant leur vie ; encor qu’ils n’exercent plus aucune charge publique. Au quatriesme sont contez les volages, & trop legers à prononcer leurs sentences, & ceux ausquelz en l’administration des charges publiques, la raison & conseil ont defailli ; ceux là sont destinez à des moindres offices, ou sont renvoyez ez lieux, l’on juge le gouvernement de la Republique estre plus facile. Au dernier rang sont mis ceux qui ne se gouvernent pas assez prudemment, ou les leurs, & toute leur famille, & meinent une vie indigne d’un Magistrat : ceux-cy sont privez pour tousjours de leurs offices, & immunitez. La mesme enqueste se fait aussi des Magistratz de Cour, mais seulement tous les cinq ans. Ce qui est aussi practiqué avec les chefs de guerre en mesme temp, avec mesme ordre, & mesme rigueur.

Aucun en tout le Royaume n’a charge de Magistrat en la Province en laquelle il est né, si ce n’est un gouvernement militaire. Cela se fait, de peur que les premiers qui administrent la justice, se laissent gagner aux parens, ou aux amis. Mais les derniers, à fin qu’incitez par l’amour de la patrie, ilz la defendent plus courageusement. Tant que le maistre, quel qu’il soit, est en devoir de Magistrat, aucun des enfans ou serviteurs domestiques ne sort de la maison, craignant qu’il ne brigue des presens. Mais des serviteurs publiquement ordonnez au Magistrat, leur rendent dehors toute sorte de service. Mais quand il est sorty de la maison, il scelle avec son cachet les portes, soit privées, soit publiques, ou on administre le droict de crainte que quelqu'un des domestiques n’en sorte sans son sceu.

Ilz ne laissent aussi vivre dans l’enclos du Royaume aucun estranger qui fait dessein de s’en retourner en son pays, ou qu’on entend avoir quelque commerce avec ceux de dehors. Voire aussi ilz ne permettent à aucun estranger entrer au coeur du Royaume ; & encor que je n’aye veu aucune loy qui le defende, toutefois je voi que cete coustume est depuis plusieurs siecles observée entre eux, par certaine crainte & horreur qu’ilz ont des peuples estrangers. Et cela se doit entendre non seulement des estrangers qu’une longue espace de terre & de mers a rendu incognus aux Chinois ; mais aussi de leurs amis, & tributaires de leur Empire ; telz que sont les voisins de Coria & qui usent quasi de mesmes loix que les Chinois. Je n’en ay encor jusques à present veu aucun de semblable ; excepté quelques esclaves ; que je ne sçai quel capitaine avoit amené de là avec soy, apres avoir residé plusieura anneez en ce Royaume. Mais si quelque estranger entre secretement au Royaume de la Chine, ilz ne le punissent ny de servitude ny de mort : mais ilz lui defendent de retourner en son pays, de peur que d’aventure il ne trame des nouveautez parmi les siens, à la ruine de l’Empire Chinois. C’et pourquoy ilz punissent fort severement ceux qui sans permission du Roy negotient ou conversent avec les estrangers. Et s’il est quelquefois necessaire d’envoyer avec mandement ou commission quel qu’un hors du Royaume, il n’y a quasi personne qui s’y puisse resoudre, & toute la famille deplore celui qui despart, comme s’il estoit traisné à la mort  : & quand il retourne, le Magistrat pour recompense de sa legation, lui donne quelque dignité ou charge honorable.

Personne ne porte les armes dans les villes, non pas mesme les soldatz ou chefz & capitaines de guerre ; ny aussi les gens de lettres, si ce n’est quand ilz vont à leurs monstres, exercices ou batailles, toutefois quelques-uns accompagnent les plus nobles Mandarins avec des armes. Ni aussi personne n’a des armes en sa maison, si ce n’est quelque poignard de fer, duquel ilz se servent quelquefois par les chemins contre les voleurs ; pource n’y a il aucunes factions, ou querelles parmy eux, si ce n’est celles qui se vuident par l’impression des ongles, ou arrachement des cheveux. Il n’y a pas de desir de se venger des injures par les blessures, ou par la mort ; mais celuy qui fuit & s’abstient de faire tort, celuy-là est estime & loué pour homme prudent & fort.

Le Roy estant mort (de peur qu’il n’y arrivé des factions) il n’est pas permis à aucun autre filz, ou parent du Roy, si ce n’est à l’heritier du Royaume, de demeurer dans la ville Royale ; voire mesme c’est crime de leze Majeste à ceux qui sont espars en diverses villes de mestre le pied dehors. Les querelles esmeues parmi eux, sont vuidees par l’un des plus nobles d’entre eux ; par lequel ilz sont gouvernez. Mais s’ilz ont affaire avec quelque autre qui ne soit pas parent du Roy, ilz sont subjectz aux Sieges, & punitions des Magistratz publicz, comme le moindre du peuple.





De quelques coustumes des Chinois


CHAPITRE VII


LE Royaume de la Chine s’est donné un surnom ancien de la Civilité, & mœurs plus courtoises ; voire-mesme la civilité est tenue pour l’une des cinq vertus cardinales, qui parmy eux sont estimées servir de soustien aux autres, desquelles ilz recommandent amplement les devoirs en leurs livres. Ilz disent que le devoir de cete vertu consiste en la veneration mutuelle, & prudente consideration au maniment des affaires. Or ilz sont si abondans en ces ceremonies de Civilité, qu’ilz consument quasi tout le temps en icelles, & ceux qui sont un peu plus sages, sont marris de ne pouvoir se depetrer de cete apparence extérieure & fardée, par laquelle ilz surpassent aussi de beaucoup ceux d’Europe.

Je diray donc premièrement comme ilz ont accoustumé de s’entresaluer, & rendre les demonstrations d’honneur ; en apres je parleray des autres cérémonies de courtoisie, principalement lors qu’ilz sont differens des nostres. Il ne sert de rien entre les Chinois pour la Civilité ou honneur de descouvrir la teste, ny ne pensent faire honneur à aucun par le mouvement du pied, encor moins par l’embrassement, baisement de main, ou autre semblable compliment. La principale ceremonie de civilité se fait ainsi entr’eux. Ilz joignent les deux mains assemblées dans les manches de la robe de dessus, qu’ilz portent treslarges (ce que les Chinois font, si ce n’est qu’ilz manient quelque ouvrage, ou avec l’esventail s’excitent du vent) & les eslevent premierement modestement ensemble avec les manches en haut, puis les abaissent l’un s’arrestant vis à vis de l’autre, & reiterant ceste syllabe Zin, zin : lequel mot ne signifie rien, si ce n’est le Compliment de civilité ; & se pourroit à nostre façon appeller interjection de civilité. Quand l’un est officieusement visité de l’autre, & aussi quand souvent par les rues les amis se rencontrent, joignans comme dessus les deux mains dans les manches, courbans tout le corps, ilz abaissent autant qu’ilz peuvent la teste en terre, lequel compliment d’honneur se rend de tous les deux, & souvent de plusieurs ensemble. Ilz appellent cete cérémonie Zo ye. En se rendant ce devoir, l’inferieur en dignité met tousjours le superieur à droicte, ou le visité celui qui le visite (mais aux provinces Septentrionales le costé gauche est au lieu du droict) souvent aussi ce compliment estant achevé, ilz se levent debout changeans de place, & passent du costé gauche à droicte, & réciproquement du droict au gauche. Ce qui se fait à fin que celui qui a esté receu au lieu plus honorable rende l’honneur à l’autre. Quand ce devoir de courtoisie est rendu par les rues, tous deux se tournent coste à coste l’un de l’autre vers le Septentrion  : mais en la maison vers le haut de la sale à l’opposite de la porte, & alors aussi ilz regardent vers le ciel en mesme endroict. Car c’est une ancienne coustume entr’eux, que les Palais, temples des Idoles, & autres édifices bien ordonnez, ou au moins les sales des maisons particulieres deputées pour recevoir les hostes, ayent la porte vers le Midy ; & que ceux qui sont assis à l’opposite de la porte, se tournent vers le Midy ; d’où provient, que parce que ces ceremonies sont faites à l’entrée de la porte de la première sale, ayant la face tournée vers le haut de la sale, ilz regardent le Septentrion.

Si quelquefois ilz veulent rendre des plus grans complimens d’honneur, ou parce que c’est la premiere fois qu’ilz se saluent, ou pour avoir esté long temps absens, ou si quel qu’un félicite un autre de quelque chose, ou le remercie, soit aussi quand il arrive quelque jour plus solemnel, ou pour quelque autre occasion que ce soit, alors apres avoir fait cete submission susdide, l’un & l’autre se jette à genoux & abaisse le front jusqu’à terre ; apres s’estant levez debout, ilz s’enclinent derechef & plient le genouil comme dessus, & ce trois ou quatre fois. Mais si cete ceremonie est rendue à quelque superieur, pere, maistre, ou à quelque autre personnage principal, icelui estant debout au haut de la sale, ou assis, reçoit l’honneur, & joignant les mains comme dessus s’encline quelque peu au lieu mesme ou il est droict, ou assis, à chasque fleschissement de genouil d’un autre. Et souvent celui qui reçoit l’honneur avec plus de modestie, se tient, non au haut de la sale vers le Septentrion, mais à costé vers le Midy. Ilz adorent leurs Idoles devant l’autel avec mesme ceremonie, soit aux temples, soit en la maison. Mais quand les serviteurs saluent leurs maistres, ou le vulgaire les plus honnorables, de premier abord ilz se jettent à genoux, & frappent legerement la terre trois fois avec le front ; laquelle mesme ceremonie ilz rendent souvent à leurs idoles. Mais si le maistre parle avec eux ; ilz se tiennent à son costé, & à chasque response se jettent à genoux. Les autres aussi du commun font le mesme, quand ilz parlent avec les grans.

Outre ces ceremonies que j’ay dictes, ne sont pas beaucoup differentes des nostres, ilz en observent d’autres en parlant, ou escrivant, esquelles ilz ne sont pas peu differens d’avec nous, & de la s’accroist aussi la difficulté non petite de ce langage : car quand l’un parle à l’autre, ilz n’usent jamais de la seconde personne, mais soit qu’ilz parlent au present, ou de l’absent, ilz usent de diverses manières de parler. Quand ilz parlent d’eux mesmes, il n’est aucunement permis d’user du pronom de la premiere personne (comme de dire moi) si ce n’est d’adventure au maistre, quand il parle à son valet, ou à quelque autre superieur devisant avec un moindre. Or ilz ont autant de façons de parler pour s’abaisser soi-mesme, comme pour eslever un autre  : entre lesquelles quasi la plus modeste est de s’appeller de leur nom propre, au lieu que nous avons accoustumé nous servir du pronom moi. Et si d’adventure on vient à parler des parens, freres, enfans, du corps aussi, membres, maison, pays, lettres, & mesme des maladies d’autruy, ilz usent de quelque nom plus honorable ; au contraire, s’ilz parlent des mesmes choses à eux appartenantes, ilz emploient les paroles qui ressentent leur modestie. Lesquelles façons de parler il est necessaire de se rendre familieres. non seulement de peur que vous ne soyez estime incivil & rustique, mais aussi à fin que vous entendiez ce dequoy on discourt ou escrit.

Quand les parens & amis par devoir d’amitié s’entrevisitent, ilz obligent les visitez de rendre le mesme compliment de visite. Or en ces visites on observe quasi cet ordre. Celuy qui visite à l’entrée offre un livret, auquel on ne lit autre chose que le nom du visitant, avec des Epithetes modestes, selon la qualité du visitant, ou visité ; le portier porte ce libelle à son maistre, mais si plusieurs sont visitez d’un seul, ou un seul de plusieurs, il y a tousjours des livretz selon le nombre des visitans, ou visitez, lesquelz la plus part sont de douze fueilletz de papier blanc, & longs d’une paulme, & demie. Au milieu de la première page on attache un morceau de papier rouge de la longueur du livret, & large de deux doigtz, & le plus souvent ce livre avec son papier rouge y adjousté au dehors, est enfermé en un sac de papier. Ilz en ont de tant de sortes, qu’il faut qu’ilz ayent en la maison presque vingt boittes prepareez à tous usages, avec divers tiltres ; tant ilz s’en servent continuellement. Voire mesme nous sommes contraintz de commander au portier qu’il fasse un memorial des noms des hostes, & des maisons de ceux qui sont venus pour nous visiter ; craignant que devant le troisiesme jour nous n’oublions le devoir de la visite mutuelle  : & faut necessairement que ceux qui sont souvent visitez observent cete coustume. Or de mesme que si ceux qui sont visitez sont absens de la maison, ou qu’ilz ne puissent sortir pour recevoir leurs hostes, ceux qui visitent mettent leur libelle à la porte de la maison, comme tesmoin du devoir de visite qu’ilz ont fait ; ainsi il suffit à ceux qui le rendent de mettre aussi à la porte un mesme livret, car ainsi ilz croient estre satisfaictz. Tant plus celui qui visite est honorable, il fait escrire son nom par le libraire en tant plus grand charactere, & arrive quelquesfois, qu’il est plus large qu’un doigt, & remplit avec dix lettres toute une ligne de haut en bas. Car, comme j’ay dict, les Chinois posent ainsi leurs lettres.

Quand ilz s’entre-envoient des presens, ce qu’ilz font fort souvent, ou aussi en portent eux mesmes, qui sont recompensez d’autres de non moindre prix, ilz se servent aussi du mesme escrit. auquel, outre le nom propre comme dessus, ilz escrivent aussi la liste des presens qu’ilz envoient, les descrivant nettement & par ordre, chascun en chasque article. Les presens qu’on envoie peuvent sans aucune tache d’incivilité estre partie refusez, partie renvoiez sans offense de celuy qui les offre  : ce que quand il se fait, on fait les remerciemens avec un semblable, livret, ou on renvoie modestement les presens, ou on escrit ceux qu’on a acceptez ou non, marquant la liste de ceux qu’on rend en eschange, & ce non sans divers complimens de ceremonie, qu’il seroit long de raconter. Cela aussi nous est fascheux & importun, que les Chinois ont accoustumé faire des petitz presens d’argent. Car les superieurs envoient souvent aux inférieurs, & les inférieurs aux superieurs dix escus, autresfois cinq, quelquesfois aussi moins. Ceux qui sont de quelque Magistrat, ou anoblis par les degrez honorables des lettres, toutes les fois qu’ilz rendent ces devoirs de visite, se revestent de l’habit particulier de leur office, qui n’est pas peu different de l’ordinaire. Ceux qui manquent de ces tiltres, & neantmoins sont personnes de qualité, ont aussi leur habit convenable aux visites, & iceluy different de l’ordinaire ; & ne se peut pas faire autrement sans offense de l’un ou de l’autre. Pour cete cause nous mesmes, à fin que nous ne soyons rejettez de la conference des hommes principaux, nous vestons quand il est necessaire de mesme façon ; si d’adventure l’un rencontre l’autre, qui ne soit vestu de cet habit de civilité, ilz ne se saluent nullement avec les ceremonies accoustumeez, jusqu’à ce que l’autre robe de soit revestu du mesme habit. Et ainsi toutes les fois qu’ilz sortent en public, leurs serviteurs portent leur robe de civilité  : que si cela ne se peut faire, alors celuy qui avoit vestu cet habit de visite, s’en despouille, & ilz font les complimens de salutations que nous avons dit cy dessus en habit ordinaire.

S’ilz font plusieurs visitez en leur maison, le principal d’entre eux, prend avec les deux mains le siege de l’hoste, ou de chacun d’iceux, & les met en leur lieu, à l’endroit plus honorable de la sale ; apres il les secouë de ses propres mains, encor qu’il n’y ait pas la moindre poussiere. Et si les chaizes sont desja poseez en leur lieu, c’est toutefois la coustume de les toucher chacune avec les deux mains, & comme les poser plus proprement ; puis chacun de ceux qui sont visitez font le mesme, & tout de mesme façon. En apres le plus honorable d’entre les hostes, s’ilz sont plusieurs, prend de mesme façon le siege de celuy qu’il visite, & le pose à l’opposite de sa chaize, & tout de mesme façon secoue, ou fait semblant de secouer la poussiere. Tous les autres apres, s’ilz sont plusieurs, font le mesme par ordre de l’aage, ou dignité. Cependant que cela se fait, celuy à qui on rend ce devoir se tient à costé, & mettant les mains dans les manches & les levant, puis abaissant un peu rend graces, & refuse modestement l’honneur qu’on luy fait.

Les hostes consument beaucoup de temps pour le haut bout ou principal siege d’honneur, en fin on s’arreste à ces loix. Entre ceux qui sont com-bourgeois on a esgard à l’aage. En l’une & l’autre cour la dignité va devant. Les estrangers principalement, qui viennent des lieux plus esloignez, tiennent le premier rang. D’où provient que quasi en toute assemblée pour cete raison on cede le haut bout aux nostres. Et ne nous sert de rien de contester, ou debatre, ou refuser modestement contre la coustume receue.

Apres que tous sont assis, soudain un des serviteurs domestiques, & le plus leste, vestu d’une sotane, tenant une belle table ez mains, sur laquelle y a autant d escuelles, que d’hostes, & en icelles est la potion Cia ; de laquelle avons parlé cy dessus, en presente aux hostes, y meslant tousjours un morceau de dessert, pour lequel prendre on adjouste une petite cuilliere d’argent. Le serviteur commençant au plus honorable, presente à chascun son escuelle, jusqu’au maistre que les autres visitent ; car iceluy s’assied tousjours au plus bas lieu. S’ilz sont long temps assis ensemble, le serviteur revient de mesme façon pour la seconde & troisiesme fois, ou plus ; mais ce morceau de dessert est changé toutes les fois qu’on recommence à boire.

Les hostes ayant achevé leur devis, devant que sortir de la sale, reiterent selon leur coustume (comme au commencement) les reverences pres de la porte. Alors le maistre les suit jusqu’à la porte de la maison, où encor ilz s’enclinent ; alors le maistre prie les hostes qu’il leur plaise monter ou à cheval, ou en lictiere, comme ilz sont venus ce qu’ilz refusent de faire, & prient le maistre de la maison de vouloir r’entrer ; alors icelui retournant à l’entrée, fait encor la reverence. Et les hostes luy rendent les mesmes complimens & honneurs. Finalement estan rentré dans la porte il s’encline pour la troisiesme fois, & les hostes luy font le semblable avec mesme cérémonie, alors le maistre se desrobant de la veue des hostes à l’entrée de la maison, il leur donne le loisir de monter à cheval, ou entrer en lictiere ; & sortant soudainement les salue en s’en allant, criant Zin, & eslevant & abaissant ses deux mains dans sa robe. Ce que font semblablement de poinct en poinct les hostes, & puis s’en vont. Finalement le maistre de la maison envoie un de ses serviteurs pour suivre & atteindre ceux qui s’en vont, & les saluer en son nom ; de mesme font les hostes, & le resaluent par leurs valetz.

Maintenant je traicteray des festins des Chinois, ausquelz ilz sont non moins officieux que frequentz, & quelques uns aussi journaliers. Car ilz traictent quasi tous leurs affaires en banquetant, non seulement ceux qui touchent à l’estat de la vie humaine, mais encor ceux qui regardent la religion ; & ilz mettent les banquetz entre les principaux tesmoignages de la bien-vueillance, lesquels parmi eux ne s’appellent pas banquetz, mais à la façon des Grecz à bon droict beuvettes. Car encor que leurs gobeletz, ou tasses ne contiennent pas plus de vin que la coque d’une noix, neantmoins ilz réitèrent fort souvent leurs traitz.

En mangeant ilz ne se servent ni de fourchettes, ni de cueilleres, ni de cousteaux ; mais ilz usent de bastons menus longz de paulme & demie, avec lesquelz ilz portent toute sorte de viandes à la bouche, avec une adresse admirable, ne touchant du tout rien avec les doigtz. On doit neantmoins sçavoir qu’on porte tout à table detrenché par morceaux, si ce n’est quelque chose de mol, comme œufs, poissons, & autres semblables, car tout cela est coupé avec les bastons. Ilz usent de boisson chaude  : mesme aux plus grandes chaleurs, soit vin, soit la decoction Cia, soit eau. Et certes il semble que cela n’est pas peu proufitable à l’estomach. Car les Chinois aussi sont la plus part de plus longue vie & ont les forces vigoureuses jusqu’à l’aage de septante, & souvent de quatre vingtz ans. Je croy aussi que d’icy arrive qu’aucun des Chinois n’a la pierre ou gravelle, maladie qui tourmente souvent ceux de nostre Europe, & pour ce (crois-je) qu’ilz boivent tousjours froid.

Quand quelqu’un est convié en quelque banquet solemnel, un jour ou plusieurs devant le festin, celuy qui invite l’autre, envoie un livret de ceux dont a esté parlé dans lequel outre le nom de l’invitant y escrit comme dessus, celui qui convie dit en peu de motz à la maniere accoustumée, elegamment & courtoisement, qu’il a appresté un petit festin d’herbes potageres, & lavé ses gobeletz à fin qu’à tel jour & heure, qui est quasi environ la nuict, il entende la doctrine de celuy qu’il convie, & apprenne quelque chose de lui ; & en apres prie qu’il ne desdaigne pas de luy faire cete faveur. Au dehors de ce libelle ilz adjoustent du long un papier rouge (comme dessus) & en iceluy le nom plus honorable de l’invité (car les Chinois sont chacun appeliez de plusieurs noms, comme je diray plus bas) avec des tiltres divers, selon la qualité de celuy qui est appellé. C’est-là la coustume de convier un chacun. Le jour mesme du festin ilz envoient à chacun un semblable livret, mais en iceluy ilz font seulement priez de se haster, & de ne desdaigner pas de venir au temps prefix ; finalement à l’heure du banquet ilz envoyent le troisiesme, qu’ilz disent envoyer à fin qu’il reçoive ceux qui viennent au chemin.

Quand on est arrivé en la maison du festin, apres avoir achevé les salutations communes comme dessus, ilz s’assoient en la sale, & boivent de leur Cia. De là on va au lieu du convive. On a accoustumé de l’orner splendidement, non avec des tapisseries, dont ilz n’ont aucun usage, mais de peintures, fleurs, vases, & semblables anciens meubles. On donne à chacun sa table longue & large de quelques coudées, mais communément plus longue. Quelquefois aussi on dresse à un seule deuz tables l’une devant l’autre. Ces tables sont ornées de quelque precieux linge pendant de tout costé quasi comme noz autelz, & les chaizes aussi non seulement reluisent de ce leur betume transparent, mais sont embellies de diverses peintures & d’or.

Devant que s’asseoir à table pour manger, le conviant tient avec les deux mains sur son assiete une tasse travaillée d’or, d’argent, de marbre (dont cy dessus est faict mention) ou d’autre semblable matiere pleine de vin, & avec une profonde reverence saluë celui qui doit tenir le premier rang. Apres il sort de la sale en la Cour, & s’estant premièrement courbé avec reverence ; versant ceste tasse en terre, ayant la face tournée vers le midy, il l’offre au Dieu du Ciel, & s’estant derechef encliné il revient en la sale, & prenant une autre tasse resaluë le mesme principal du banquet avec une seule reverence, au lieu où ont accoustumé se faire ces ceremonies ; & alors ilz s’approchent ensemble de la table du milieu de la sale, en laquelle se doit asseoir ce mesme chef du festin. Du costé que la table est plus longue (car celui là est tenu le plus honorable, & non le bout de la table entre les Chinois) il pose avec les deux mains, faisant la reverence, une tasse sur l’assiette, puis prend des petits bastons de table de la main du serviteur, & les met à costé de la tasse. Ces bastons sont la pluspart d’yvoire, ou de quelque matiere plus dure, qui ne se sallit pas aisément  : & du costé qu’on en touche les viandes sont coustumiers d’estre gravez d’or, ou d’argent. Apres il prend un siége, & le pose au milieu de la sale, le baliant comme dessus légèrement avec les manches. Apres retournez au milieu de la sale ilz s’enclinent derechef tous ensemble  : le conviant honnore apres avec mesmes ceremonies tous ses hostes. C’est la coustume de mettre celui qui tient le second lieu au costé gauche, le troisiesme au droict. En fin celui qui doit tenir le premier rang prend la tasse du conviant des mains d’un serviteur domestique avec son assiette, & commande qu’on verse du vin, & ensemble faict la reverence selon leur coustume, avec le conviant, & tous les autres conviez & pose la tasse sur sa table sur son assiette. Or la table du conviant est tellement dressée au lieu plus bas de la sale, qu’estant assis il a le Midy, & la porte derrière le dos, & devant la principale table, en apres il disposé les bastons, & le siege, avec la mesme ceremonie que le conviant les a presentez. En fin chacun s’approche comme pour poser derechef plus proprement avec les deux mains la tasse, les bastons, & le siege, & pendant que tout cela se fait, celui à qui ces complimens d’honneur sont rendus, se tient à costé de celui qui les rend, & tenant les mains, & les frappant legerement dans les manches, proteste qu’il ne mérite pas cet honneur, & se courbant modestement rend grâces.

D’autant que les Chinois ne touchent aucune viande avec les mains, pource ne lavent ilz pas les mains, ni au commencement, ny à la fin du festin. Toutes ces ceremonies estant achevées, ilz font tous ensemble la dernière reverence à celui qui les convie, & les hostes une autre entre eux, puis chacun s’assied à table en sa place. Toutes les fois qu’on boit, le conviant prend la tasse à deux mains sur son assiette, & la levant doucement, & soudain abaissant, il invite les autres à boire en mesme temps estant tous tournez vers celui qui les convie, ilz font le mesme, & commencent tous ensemble de boire. Ce qu’ilz font si lentement en humant, que pour vuider leur tasse ilz la portent souvent quatre & cinq fois à la bouche. Ilz gardent tousjours celle façon de boire, sçavoir en humant, encor qu’ilz boivent de l’eau, & ne boivent jamais rien tout d’un trait comme nous.

La première tasse estant vuidée, on apporte peu à peu les viandes, desquelles ilz prennent tous (le conviant selon leur coustume commençant le premier en prenant les bastons des deux mains, & les eslevant & abaissant) & toutes les fois qu’ilz en touchent une, ilz en prennent deux ou trois morceaux, & les portent à la bouche. En quoy ilz observent ceci soigneusement, sçavoir que personne ne remette les bastons sur la table, que celui qui tient le premier lieu au festin, n’ait faict le mesme. Ce qu’ayant faict, soudain les serviteurs versent du vin chaud dans chasque tasse des conviez, commençant au principal, & apres avec mesme ceremonie on mange & boit, une, deux, & plusieurs fois  : mais ilz consument plus de temps à boire, qu’à manger. Or durant tous le repas ilz devisent fort de choses joyeuses, ou regardent une comédie, ou l’on entend quelque chantre ou joueur d’instrument de musique  : car iceux aussi souvent, encor que non appellez, s’ingerent parmi les festins, pour l’espoir de la recompense qu’on leur donne, quand ilz sont appellez.

Ilz mangent de tout ce qu’on a accoustumé de servir à table parmi nous, & n’apprestent pas mal leurs viandes ; mais on porte peu de chasque metz. Ilz establissent la magnificence du convive en la variété. Car ilz remplissent la table de plats mediocres, & d’autres plus petitz, & ne separent pas les chairs d’avec les poissons, comme nous ; mais ils les meslent sans esgard, & n’ostent jamais aucun metz qui a esté une fois servi. Parquoy seulement ilz ne replissent pas les tables, ains mettent plats sur plats, de sorte qu’ilz semblent des chasteaux. On ne sert point de pain sur les tables des festins, ny de riz (qui entre les Chinois tient lieu de pain ), si ce n’est d’aventure en quelques festins moins somptueux, sur la fin de table. Et si on sert du riz, on ne boit pas de vin devant ; car les Chinois, mesmes en leurs repas ordinaires, ne boivent jamais de vin devant qu’avoir mangé du riz. Ilz admettent aussi divers jeux en leurs convives, ausquelz celui qui a perdu est contraint de boire avec grand applaudissement & cris de resjouyssance avec les autres.

A la fin du banquet ilz changent de tasses, qui encor qu’elles soient esgales, personne n’est neantmoins jamais contraint de boire outre ses forces ; ains seulement est amiablement convié. Le vin de la Chine se cuit quasi comme nostre biere, & n’est pas fort fumeux ; il enyvre toutefois les plus vaillans biberons. Mais le lendemain on le porte plus aisement. Au manger ilz sont du tout plus retenus ; & arrive souvent que celui qui doit sortir de la ville se trouvera en sept ou huict festins, pour contenter tous ses amis. Mais ceux-cy ne sont pas des plus magnifiques. Car ceux-là employent toute la nuict, & s’allongent jusques au lendemain matin ; en apres les restes des viandes & mets sont amiablement distribuez entre les serviteurs des hostes.

Quant au reste des ceremonies, celles-la me semblent estre les principales qui regardent l’honneur deu au Roy. Le Roy est honnoré & reveré avec plus de devoirs exterieurs, qu’aucun autre Prince de tout le monde, soit prophane, soit sacré. Personne ne parle à cestui-ci hormis les Eunuques qui servent au Donjon du palais, & les parens du Roy qui demeurent dans l’encloz du mesme palais ; telz que sont les filz & filles. Or laissans à part toute ceremonie & devoir rendu au Roy par les Eunuques, comme moins necessaire à nostre dessein, tous les Mandarins entièrement qui demeurent hors du palais (car les Eunuques ont aussi chacun leur ordre, & degrez d’offices) ne parlent au Roy que par requestes escrites. Mais ces requestes sont de tant de sortes & differentes façons, qu’elles ne se peuvent composer que par ceux qui y sont experimentez, si bien que chasque homme lettré ne les sçauroit disposer.

A chasque nouvel an qui commence à la nouvelle Lune qui precede ou suit prochainement le cinquiesme de Fevrier, duquel les Chinois content le commencement du Printemps, on envoye de chasque Province un Ambassadeur pour visiter officieusement le Roy, ce qui est rendu plus solennellement tous les trois ans, en forme d’offre de subjection, comme j’ay recité cy-dessus. Or en toutes les villes le premier jour de chasque Lune, tous les Magistratz se rendent ensemble chascun en sa ville en un mesme lieu, auquel est le throsne du Roy, & les armoiries Royales, des dragons gravez, & dorez, avec autres graveures appartenantes à l’ornement ; ilz s’enclinent souvent & plient les genoux devant icelui, selon la coustume de ce peuple, & avec un certain geste & composition de corps convenable à la modestie & veneration, & à mesme temps tous souhaittent à haute voix au Roy dix mil ans de vie. Le mesme honneur est partout rendu au Roy tous les ans le jour de sa naissance, auquel jour les Magistratz de Pequin, & autres Ambassadeurs des Provinces, & aussi les parens du Roy, qualifiez & ornez de divers tiltres d’honneur hors de la Cour, viennent là, pour feliciter le Roy de sa longue vie, & tesmoigner avec des presens magnifiques le contentement qu’ilz ont de la bonne continuation d’icelle.

Outre ceux-cy, tout autant que le Roy nomme de Magistratz, ou pourvoit de quelque autre office, sont obligez par les loix (ce qui se faict devant l’aube du jour) d’aller devant son throsne rendre action de grâces. Et là estans advertis, & devancez par les maistres des ceremonies, ilz rendent exactement les devoirs d’Honneur au throsne Royal (car le Roy pour lors ne comparoist pas) & personne n’y commet aucune faut impunément. Ce que quand ilz font, ilz sont revestus d’un habit particulier de drap de pourpre damassé, & ont leurs testes orneez de tyares d’argent doré, & en chasque main tiennent une table d’yvoire large de quatre doigts, & longue de deux palmes touchans la bouche avec icelle toutes les fois qu’ilz disent quelque chose au Roy.

Or anciennement quand le Roy venoit en son throsne il paroissait en un lieu eslevé à une grande fenestre ; & tenoit aussi en main une table d’yvoire pour couvrir sa face, & une autre sur sa teste, large de demie couldée laquelle estoit posée sur le diademe Royal & le front, à laquelle plusieurs pierres de grand prix estoient tellement enfileez & pendantes, qu’elles couvroient tout le front, & le visage, & le desroboient, bien que present, à la veuë des regardans. Le jaune est la couleur du Roy, & est defendue à tous autres. Ses habits sont tissus de divers dragons de fil d’or, & ces dragons se voient non seulement sur l’habit du Roy, mais encor gravez ou depeincts par tout le palais, & sur les vazes d’or & d’ argent, & autres meubles ; voire mesme les toictz & les tuilles sont de couleur jaune & remplis de dragons. Ce qui peut estre a donné occasion à quelques-uns d’asseurer que les tuilles du palais Royal estoyent d’or ou de cuivre. Mais en verité elles sont de terre, ce que je puis asseurer les ayant toucheez de mes propres mains ; mais elles sont teintes de couleur jaune, & chacune presque attachée avec un clou aux poultres & soliveaux sur le toict ; car elles sont beaucoup plus grandes que les nostres ; la teste desquelz cloux est dorée, à fin que rien ne paroisse au palais Royal qui ne porte la couleur du Roy. Si quel qu’un rapportoit à son usage ceste couleur. ou dragons, il seroit tenu coulpable de leze Majesté, si n’est que d’adventure il fust du sang Royal.

Il y a quatre portes au palais Royal à chasque partie du monde, vis à vis l’un de l’autre. Tous ceux qui faisans chemin passent outre ces portes, descendent de cheval s’il vont à cheval, ou de la selle s’ilz sont portez en icelle, & marchent à pied jusqu’à ce qu’ilz les aient passéez. Tous font cela ; mais les plus grandz plus soigneusement & de plus loing ; & non seulement à Pequin, mais encor plus religieusement à Nanquin au palais des anciens Roys, encor que depuis plusieurs anneez aucun des Roys ne se soit retiré en icelui. Les portes du Midy, soir dedans, soit dehors sont trois. Le Roy a accoustumé entrer ou sortir par celle du milieu, les autres sont receus à droicte & à gauche  : par quoi cete porte du milieu n’est jamais ouverte que pour l’entrée ou sortie du Roy.

Les Chinois n’ont aucune autre datte ou marque de temps, soit en leurs livres imprimez, soit en tout instrumenr public, quel qu’il soit, si ce n’est celle de la creation & advenement à la couronne de celuy qui regne, comme nous avons accoustumé de faire de la nativité de nostre Seigneur Jesus-Christ, premiere année de nostre Salut. Quelquefois pour certaines causes le Roy a accoustumé de conferer un tiltre aux parens des premiers Magistratz, par quelque escrit fait par les Philosophes Royaux au nom du Roy. Les Chinois estiment tant cela, que c’est chose merveilleuse. Car pour l’obtenir, ilz n’espargnent aucune despence, & la conservent en la famille comme une chose d’honneur sacrée. Et il y a encor quelques autres tiltres exprimez en deux ou trois characteres, que le Roy donner aux vefves qui ont refusé jusqu’à la veillesse les secondes nopces, ou aux vieillardz qui ont vescu cent ans entiers, ou en autre semblable cas, desquelz on ne fait pas moins d’estime que des premiers. Ilz mettent ces inscriptions en veue sur l’entrée de leur maison  : & non seulement les Roys confèrent cest honneur, mais encor est-ce la coustume que les Mandarins en donnent à leurs amis. On erige aussi aux Magistratz, qui ont bien mérité de la republique, des arcz de marbre aux despens du public, telz que nous avons accoustumé aux triomphes. Les villes font le mesme à leur citoien qui aura obtenu quelque dignité de marque, ou le premier lieu à l’examen des lettrez, ou en semblables evenemens, & ce avec grand appareil.

Tour ce qui est de précieux ou bien faict par tout le Royaume, tous les ans en grande quantité & avec grandz despens est envoyé au Roy à Pequin. Les Magistratz aussi, qui demeurent en la ville Royale, marchent en public avec moindre parade. Car excepté les principaux, il n’est pas permis aux autres d’estre portez dans une chaize à bras, ains vont à cheval ; & ceux ausquelz par les loix est permis user de la chaize, ne peuvent avoir que quatre porteurs  : hors de la cour il est permis aux ordres des moiens Magistratz de marcher avec plus grande pompe. Les Chinois rapportent ceste modestie à la reverence qu’on doit au Roy, & croient que ceux qui en sont plus pres, la doivent rendre encore plus grande. Tous les Mandarins de cour s’assemblent tous les ans quatre fois, aux quatre saisons de l’année, aux sepulchres des anciens Rois & Roines, & y font leurs ceremonies & presens. Mais le premier & principal honneur est rendu à Humvu Recuperateur du Royaume. Ilz se préparent à ces ceremonies quelques jours auparavant, publians cessation d’œuvres, & des jeusnes qu’ilz observent religieusement dans l’enclos de leur maison.

Apres le Roy, ilz deferent les secondz devoirs d’honneur à leurs Magistratz. Ilz font principalement demonstration de cela par leurs façons coustumieres de parler, & par visites officieuses, ausquelles ne sont pas receuz, ny aspirent autres que ceux qui ont, ou autrefois ont eu quelque charge en la Republique. Car ceux-là estans de retour en leurs pays, bien qu’ilz soient decheuz par leur propre faute, se rendent neantmoins quelquefois remarquables par la reverence de leur Magistrature. Et les Magistratz des villes les honorent, & leur rendent les complimentz de visite, & pour le respect de leur presence accordent beaucoup de choses principalement à ceux qui ont receu les premier honneurs aux degrez des lettres, & offices publicz.

Si quelques Mandarins s’estans bien acquittez de leur charge, & ayans bien mérité du public sont eslevez à un autre office, ou pour quelque autre cause s’en vont de la ville, ilz sont publiquement honorez de grans presens, & sont priez pour mémoire éternelle de leurs bien faictz laisser leurs brodequins, marque du Magistrat. Ce qu’ilz font, & se gardent enfermez en un coffre public avec diverses inscriptions & vers à sa louange. Aux autres qui sont plus qualifiez ils eslevent un marbre en quelque lieu public, ou leurs bien faicts envers la Republique gravez par quelque escrit elegant se conservent pour servir de mémoire à la posterité. Et y en a aussi ausquelz on érige publiquement des temples aucc grande despense  : & sur les autels sont mises des statues approchantes de leur naturel, autant que l’industrie de l’artisan le peut porter. Apres aussi est ordonné une rente annuelle, & certains hommes establis pour les parfumer continuellement, & leur allumer des lampes tousjours ardantes. Pour cet effect on ordonne des grans encensoirs de fonte, de mesme façon que ceux avec lesquelz ilz adorent leurs idoles. Mais toutefois ilz scavent separer ce cult de l’adoration de la Deité ; car ilz demandent beaucoup de choses aux Dieux  : mais les doctes offrent seulement à ceux-cy des cérémonies de courtoisie pour memoire de leurs bien-faicts. Il n’y a toutefois pas de doute que plusieurs du vulgaire meslent l’un & l’autre cult. On va à certain temps à ces temples, desquels toutes les villes son pleines, & qui aussi par le soin des amis sont souvent érigez aux indignes, on leur fleschit les genoux & fait la reverence, on leur offre des viandes, & fait-on quelques autres semblables choses.

Tous les livres des Chinois qui traident des mœurs sont pleins de preceptes pour exciter les enfans à l’obeissance & honneur deu aux parens, & aux superieurs. Et à la verité si nous considerons ceste apparence exterieure de pieté, il n’y a aucune autre nation en tout le monde accomparable aux Chinois. Ce que je prouveray par quelques indices. Ilz observent une coustume solemnelle de rendre honneur aux plus anciens s’assoians pres d’eux de sorte qu’ils ne demeurent jamais en mesme rang, & encor moins devant, mais se tiennent d’un ou d’autre costé ; laquelle ceremonie les disciples aussi observent avec leurs maistres. Ils parlent aussi à eux avec grande reverence & respect. Ilz nourrissent ceux qui sont pauvres jusqu’à la mort, mesme de leur propre sueur & travail, autant qu’ilz peuvent largement & abondamment. Mais ilz ne sont en rien plus religieux que quand ilz font leurs funérailles, tant en vestant l’habit de dueil (en quoy aussi ilz sont différents de toutes autres nations) qu’en la facture du tombeau & cercueil de quelque matière plus precieuse, selon leurs moiens & richesses. Ils passent souvent leurs forces en appareil de la sepulture, que plustost on jugeroit estre pompe que dueil.

L’habit de dueil des Chinois n’est pas noir ou obscur. mais blanc. Au dueil des parens les enfans sont vestus d’un habit de chanvre fort rude, au moins les premiers mois ; & la façon de leur sotane longue, bonnet & souliers est assez mal-seante, & au premier aspect miserable ; ilz ceignent aussi les reins d’une corde ressemblante celles des navires, quasi de mesme qu’ont accoustumé les peres de l’ordre de Sainct François. C’est une coustume inviolable que le dueil du pere ou de la mere dure trois ans. Ilz rendent en leur livre la cause de ceci, sçavoir pour rendre la pareille à leurs parens qui l’espace des trois premiers ans de leur aage les ont portez sur leurs bras, & eslevez avec tant de peine. Au dueil des autres le temps des pleurs dure moins, selon qu’ilz sont plus proches ou plus esloignez du sang. Car quelquefois il finit en un an ; quelquefois en trois mois.

Le temps aussi ordonné par les loix pour le dueil du Roy ou de la Roine legitime est aussi de trois ans, aussi loing que s’estendent les limites du Royaume. Mais maintenant par grace du Roy, qui est cogneue par edict public, les jours sont comptez pour mois, & ainsi tout le Royaume monstre l’espace d’un mois la tristesse conceue pour la mort du Roy en habit de dueil. Les cérémonies de dueil des Chinois sont contenues en un juste volume ; ainsi quand quelqu’un de quelque famille vient à mourir, ses survivans, à qui touche le dueil, regardent ce livre, à fin que la pompe funèbre se fasse selon les coustumes perscrites. En ce volume non seulement sont descris, mais encor se voient les vestemens, bonnetz, souliers, ceintures de dueil, & toute autre cérémonie qu’on doit observer.

Quand quelque homme qualifié meurt, le filz du defunct & plus proche parent advertit tous les autres parens & amis avec un libelle conceu en la façon triste des paroles accoustumeez, & ce trois ou quatre jours apres la mort, pendant lequel temps ilz font le cercueil & en icelui enferment le corps mort ; apres ilz estendent sur le pavé & tendent quelque la sale de toile blanche, ou de nates, au milieu de laquelle ilz elevent un autel ; sur l’autel ilz posent le cercueil & l’effigie du defunct. En cete sale s’assemblent tous les parens & amis aux jours assignez (qui entre les principaux sont coustumierement cinq ou six) & sont aussi revestus de dueil, l’ un vient apres l’autre à chasque heure du jour, & mettent des parfums, & deux cierges sur l’autel du defunct, lesquelz estans allumez ilz font honneur au defunct avec quatres reverences, & fleschissementz de genouil, dont est amplement parlé cy-dessus. Mais premièrement ilz jettent un peu d’encens dans l’encensoir ardant au devant du cercueil, & de l’image qui est dessus. Cependant que ces cérémonies se font, un filz du defunct, ou plusieurs se tiennent debout à costé en habit blanc de dueil, & pleurant & lamentant, toutefois modestement. Derrière le cercueil crient & se plaignent aussi desmesurement toute la multitude des femmes domestiques revestues de dueil, mais couvertes d’une courtine. C’etaussi chose coustumiere, & mise en usage par les Sacrificateurs des Idoles, de brusler du papier plié en certaine façon, voire aussi des draps de soye blancs. Ce qu’ilz font croyans qu’ilz baillent un habit aux defunctz, pour tesmoignage de bien vueillance, & amitié.

Les filz gardent souvent les corps morts de leur parens trois ou quatre ans en la maison enfermez dans le cercueil  : car ilz remplissent & garnissent tellement toutes les fentes avec leur luisant betume, que la mauvaise odeur ne s’en peut aucunement exhaler. Pendant lequel temps ilz leur presentent tous les jours à manger & à boire, comme s’ilz estoient vivans  : & les filz pendant ce temps ne s’assoient pas dans leurs chaizes accoustumées, mais sur un escabeau bas couvert de blanc ; ilz ne dorment pas aussi dans leurs lictz, mais sur des paillasses posées sur la terre pres du cercueil du mort. C’est crime de manger de la chair, ou quelque autre viande bien apprestée ; ilz ne boivent pas de vin, ni ne se baignent, & mesme ilz s’abstiennent de la compagnie de leurs femmes, il ne leur est pas permis de se trouver en festins, ni de sortir en public pendant certains mois. Ce que quand ilz font, ilz couvrent aussi leurs selles à bras de draps de dueil, & font beaucoup d’autres choses qu’il seroit trop long de reciter. Ilz retranchent neantmoins tousjours quelque chose de ceste austerité, selon que le terme des trois anneez approche de plus pres.

Le jour que le corps est emporté, les parens & amis conviez par un autre livret s’assemblent derechef tous revestus de blanc en habit de dueil, pour honorer la pompe funèbre. Icelle s’ordonne à la façon d’une procession, plusieurs statues d’hommes, femmes, elephans, tigres et lyons, toutes de papier, mais de diverses couleurs, & dorées sont portées devant, qui puis apres sont toutes bruslées devant le tombeau. Les ministres aussi & faiseurs de prières prophanes accompagnent le dueil d’une longue suitte. Iceux font plusieurs cérémonies par les chemins, & sonnent des tambours, flustes, cymbales, clochettes, & autres instrumens de musique. Des porte-faix aussi portent devant des grands encensoirs de fonte sur leurs espaules. En apres vient le cercueil orné de grande pompe. Car il est emporté soubz un grand pavillon, diversement estoffé, & enrichy de crespes fins, par quarante & souvent cinquante fossoieurs  : les filz le suyvent marchans à pied, mais s’appuyans sur des bastons, & comme estans desja foibles à force de dueil  : en apres suyvent les femmes tellement enfermées das des courtines portatives, qu’elles ne peuvent pas estre veues  : il y a aussi des autres femmes plus esloignées de parenté qui sont portées sur les selles funebres. Or il faut que tous les tombeaux soient hors de la ville aux foux-bourgz.

S’il arrive que les filz soient absens au temps du decez de leurs parens, toute la pompe funèbre est differée jusqu’à leur venue. Or quand le filz est adverti de la mort de son pere, s’il est homme de qualité, il dresse un cœnotaphe ou sepulchre vuide à son pere au lieu ou pour lors il se retrouve, & reçoit les condoleances des amis, & puis retourne au plus tost au pays, & renouvelle derechef les mesmes ceremonies, & avec mesme ordre que nous avons dict cy-dessus. Et le filz aussi est contraint par les loix de s’en retourner, quel que grande que sois la dignité qu’il a en la Republique (fust-ce mesme des Presidents des Sièges que nous avons cy dessus dict s’appeller Ciamsciu, voire mesme aussi de Colao) & achever en la maison, le dueil de trois ans, & ne sont pas devant ce temps receus aux Magistratures qu’ilz avoient devant. Mais il faut entendre cela seulement du dueil de pere, ou mere, & non des autres parens. De cete loy sont exempts au dueil de leurs parens les Mandarins militaires.

S’il arrivé que quel qu’un meure hors de son pays, celui qui doit prendre le soin du dueil fait tout son possible, & n’espargne aucuns frais pour faire reporter & charrier le corps mort en son pays, à fin qu’il soit remis au tombeau de ses Ancestres. Chasque famille à son tombeau particulier la pluspart en quelque colline hors de la ville, avec des grands sepulchres de marbre, & au devant diverses statues d’animaux & d’hommes. On dresse aussi des epitaphes de marbre certes magnifiques. En iceux on escrit d’un beau charactere & escriture elegante les gestes louables des Ancestres. Les parens s’assemblent tous les ans à ces tombeaux aux jours à ce deputez ; là ilz font leurs ceremonies, bruslent des parfums, desplient des presens, & font un banquet funèbre selon la coustume du peuple receue de tout temps.

On fait aussi les mariages & les nopces avec beaucoup de ceremonies. L’un & l’autre se fait dez l’enfance, & ne veulent pas que l’espoux soit beaucoup plus aagé que l’espouse. Les parents font d’une part & d’autre ces contractz, & ne demandent pas pour iceux le consentement des enfans, lesquelz toutefois les filz ou filles approuvent tousjours. Les principaux se marient tousjours avec les principales, & recherchent l’esgalité des familles en l’eslection de la femme legitime. Quand aux autres concubines que chacun tient à sa volonté, elles sont prefereez par la beauté. L’on ne regarde pas la noblesse du sang, ny aux biens  : car icelles s’acchete la plus part pour le prix de cent escus, & souvent a meileur marché. Le commun peuple & les pauvres s’acheptent des femmes à prix d’argent, & quand il leur plaist les vendent. Mais le Roy & ses enfans ez mariages (laissant en arriere la noblesse du sang) n’a esgard qu'à la seule beauté du corps. Et aussi les femmes qualifieez n’aspirent pas à ces mariages, tant parce que les femmes du Roy ont peu de pouvoir, que d’autant qu’estans tousjours enfermées au palais, elles sont pour jamais privées de leurs parens ; en apres aussi pour ce que les Magistratz ayans charge des mariages, faisans leurs choix, il y en a peu entre plusieurs qui sont eslevées aux nopces Royales. Entre les femmes du Roy il y en a une principale, qui seule peut estre appellée legitime. Outre celle-ci, le Roy & héritier du Royaume, en espouse neuf autres un peu moindres ; & puis trente six autres, qui toutes jouyssent du tiltre conjugale  : à celles-cy sont adjoindes beaucoup plus de concubines, qui ne sont appellées ny Roynes, ny femmes. Celles d’entre-elles qui enfantent des filz sont les plus aymées, & principalement la mere du premier-né, qui est appellé successeur du Royaume. Cela est non seulement coustumier au Roy, & à la famille Royale, mais aussi à tous autres par tout le Royaume.

Ceste seule principale femme s’assied à table avec le mary, toutes les autres (principalement exceptées les parentes du Roy) sont servantes du pere de famille, & suyvantes de la femme legitime, en la presence de laquelle il leur est permis se tenir debout, & non de s’asseoir. Les enfans n’appellent pas mere celle qui les a enfantez, mais la principale femme, & pleurent celle-là seule l’espace de trois ans quand elle meurt, & se privent de leurs offices eux-mesmes, non pour faire les funerailles de leur propre mere, ains de celle-là.

Ez mariages cela est religieusement observé, que personne ne prenne du tout point femme de mesme surnom, encor qu’il n’y ait entre-eux aucune alliance de sang. Or les surnoms des Chinois sont en beaucoup plus petit nombre que les nostres. Car il ne s’en compte pas mille ; & n’est permis à aucun d’inventer un nouveau surnom, mais il faut qu’il en prennee un de ceux qui sont reçeu d’ancienneté ; & icelui tiré des peres, & non des meres ; si ce n’est d’aventure que quelqu’un soit adopté en une autre famille. Ilz n’ont point d’esgard aux degrez de consanguinité ou d’affinité quand les surnoms sont differens, & ainsi ilz marient leurs enfans avec les parens de leur mere quasi en tout degré.

L’espousée ne porte aucun dot quand & soy ; & encor que le jour qu’elle va en la maison du mari elle porte un si grand appareil de meuble avec soy, qu’elle remplit les plus grandes rues, tous ces meubles neantmoins sont achetez aux despens du mary, qui quelques mois devant envoye en don quelque grande somme d’argent.

Chacun entre les Chinois festoie tous les ans le jour de sa naissance, & le celebrent par presens, banquets, & autres signes de resjouyssance ; cela se fait principalement l’année cinquantiesme. auquel temps ilz sont ordinairement mis au nombre des vieillards, & en apres tous les dix ans. Les enfans, s’ilz sont de l’ordre des lettrez, demandent de leurs amis divers poëmes, & emblèmes escrits avec grande artifice, esquelz sont contenues les louanges de leurs peres, pour honnorer cete solemnité. Entre iceux aussi quelque uns font imprimer des livres, & le jour mesme de la nativité en embellissent les parois de la sale de la maison, & rendent encor d’autres complimens à celuy qu’ilz félicitent pour son aage.

Ce jour aussi est solemnel entre les Chinois, auquel les filz parvenus en aage prennent le bonnet viril, non autrement que les jeunes hommes Romains anciennement despouillans l’habit d’enfance, prenoient la robe viril. Cet aage communément est de vingt ans ; car jusqu’à ce temps ilz portent les cheveux espars.

Mais principalement par tout le Royaume la plus grande feste, & qui est observée esgalement de toutes sectes, est le commencement de l’an nouveau, le premier jour de la nouvelle Lune, & encor à la pleine Lune ; car alors est la feste des lanternes, pour ce que chacun en chaque maison allume des lanternes diversement & artificiellement faites de papier, verre, velin, desquelles le marché est plein pour estre vendues pendant tous ces jours, dont chacun se choisit celle qui luy plaist le plus  : & souvent les sales & les maisons semblent brusler pour les lanternes allumeez de tous costez. Et pendant ces mesmes jours on court diversement ensemble toute la nuict, & les masques portent partout des lanternes enlaceez les unes dans les autres en forme de dragons. Ilz allument aussi beaucoup de feux de joye, & representent plusieurs esbatements avec la poudre à canon, & les rues, & maisons semblent par iceux toutes en feu, ce qu’il fait beau voir.





Des linéament du corps, ornements, habits, & autres coustumes receues entre les Chinois.


CHAPITRE VIII


LE peuple de la Chine est la plus part de couleur blanche ; car quelques-uns des provinces Meridionales pour la proximité de la Zone torride sont bruns. Leur barbe est claire, quelques uns n’en ont point, le poil rude, & sans moustaches, elle paroist tard, les hommes de trente ans peuvent estre accomparez aux nostres de vingt. La barbe comme tous les cheveux de la teste est de couleur noire & entre les Chinois la chevelure rousse est laide. Ilz ont les yeux petitz, de figure ovale, noirs & eslevez  : leur nez fort petit à grand’peine paroist, les oreilles sont mediocres ; en quelques provinces ilz ont quasi la face carrée. Plusieurs en la Province de Canto & Quam si ont deux ongles en chasque petit orteil du pied, ce qu’on peut voir parmi tous les Cocincinois leurs voisins  : peut estre qu’autrefois ilz avoyent six doigtz à chasque pied.

Toutes les femmes sont de petite taille, & establissent une grande partie de la beauté de la femme en la petitesse du pied. C’est pourquoy dez leur première enfance ilz envelopent tres-estroictement leurs piedz avec des bandes, à fin qu’ilz ne puissent librement croistre, & pour cela en marchant on jugeroit qu’elles sont estropieez. Ilz appliquent ces bandages tout le temps de leur vie. Cela semble estre de l’invention de quelque homme sage, à fin qu’il les retinst en la maison, & qu’elles ne courussent par les rues, ce qui est principalement convenable à la femme. Les hommes & les femmes nourrissent leur chevelure, & ne la font jamais tondre ; les enfans toutefois & jeunes filles sont razez à l’entour de la teste, & laissent seulement croistre leurs cheveux au sommet ; & ce la pluspart jusqu’à l’aage de quinze ans, en apres ilz les laissent croistre à plaisir ; mais ilz portent les cheveux espars & flottans sur les espaules jusqu’à vingt ans, lors qu’on leur baille le chapeau viril, comme a esté dict cy dessus. Plusieurs Sacrificateurs des idoles razent aussi leur barbe & leur cheveux tous les huict jours. Ceux qui font jà d’aage ramassent leurs barbe & cheveux avec un petit bonnet fait de poil de cheval, ou cheveux humains, ou aussi de filetz de soye tissu en forme de retz. Le bonnet est percé en haut, par où les cheveux (d’autant qu’ilz sont longz) sortent, & sont mignardement & artistement nouez. Les femmes ne se servent pas de ce bonnet, mais relevans & ramassans aussi leur perruque en nœudz, elles la parent avec or, argent, pierres precieuses, & finalement avec des fleurs. Elles portent des pendantz d’oreilles, mais point de bagues aux doigtz.

Les hommes aussi bien que les femmes portent des robes longues  : les hommes les portent retrousseez jusqu’à la poictrine, & lient le dessous avec une bande soubz l’aisselle gauche, & le dessus soubz la droicte  : les femmes les lient au milieu de la poictrine. Les manches de l’un & de l’autre sont larges & longues, telles que sont coustumierement en Italie celles des Vénitiens. Mais les manches des femmes sont larges à la poignée, & aux hommes elles sont estroictes, & sont seulement ouvertes autant qu’il suffit pour passer les mains. Les hommes ageancent proprement leurs chapeaux en diverses façons avec des beaux ouvrages ; ceux-là sont estimez les meilleurs qui sont tissus de soye de cheval. L’hiver ilz portent des bonnetz de laine, ou aussi de pure soye. Leurs souliers principalement sont differentz des nostres. Les hommes les portent de crespe ou pure soye, & les accommodent si bien avec diverses enlassures de fil de soye & de fleurs, qu’ilz surpassent mesme la proprieté de noz dames. Aucun ne porte des souliers de peau, si ce n’est la lie du peuple, & aussi rarement employent ilz des peaux en semelles, mais ilz les garnissent de draps cousus ensemble.

Les bonnetz des gens de lettres sont carrez : les autres ne les peuvent porter autres que rondz. Chacun d’eux le matin consume pour le moins une demie heure à se peigner & ageancer sa chevelure ; ce qui seroit tres-fascheux aux nostres. Ilz ont aussi accoustumé d’enveloper leurs piedz & jambes de fort longues bandes. C’est pourquoy ilz se servent tousjours de tres-longues jarretieres. Ilz n’ont pas de chemises comme nous  : mais au lieu d’icelles ilz portent une tunique de drap blanc sur la chair, & se lavent souvent le corps. Ilz font porter un parasol contre les rais du Soleil & contre la pluie par un serviteur  : les pauvres en portent un plus petit eux-mesmes.

Je traicterai maintenant de la coustume receue entre les Chinois touchant les noms propres, qui semblera estre du tout inouie aux nostres. Ilz ont (commc j’ay dict) un surnom ancien & immuable  : mais il n’est pas de mesme du nom ; car ilz s’en forgent un nouveau, & signifie tousjours quelque chose qui aussi convient bien aux surnoms. Ce nom s’escrit avec un seul charactere ; & se prononce (ce qui est tout un) d’une seul syllabe, il peut toutefois estre de deux. Le pere donne le premier à son enfant, mais seulement si c’est un masle : car les femmes, soit jeunes, soit aageez n’ont point de nom entre les Chinois : mais on les appelle du surnom du pere, & du nombre qu’elles tiennent entre les soeurs par ordre de naissance. Les peres tant seulement & les plus grans appellent les masles par ce nom ; les autres les appellent du nombre que par ordre de naissance ilz tiennent entre leurs freres, comme nous avons maintenant dit des filles. Mais eux-mesmes aux libelles de convy & de presens, & ez autres escritures, & lettres s’appellent par leur propre nom, qu’ils ont le premier receu de leur pere ; mais si quel qu’un des autres qui fussent esgaux ou superieurs, appelloit quel qu’un de ce nom, ou aussi son pere ou son parent, du sien, cela seroit non seulement încivil, mais aussi injurieux.

Quand l’enfant commence premièrement ses estudes, son precepteur luy impose un autre nom, qu’on appelle nom d’eschole ; & ont accoustumé, & peuvent estre appellez de ces noms par leurs condisciples & maistres. Quand quelqu’un prend le chapeau viril, ou se marie, il est encor honore d’un nom nouveau un peu plus honorable par quelque homme de qualité ; lequel nom ilz appellent lettre. Tous en apres le peuvent appeller par ce nom, ceux-là seulement exceptez qui sont ses serviteurs ou subjectz. Finalement estant jà du tout parvenu en aage, il reçoit le nom le plus honnorable de quelque personnage de qualité, qu’ilz appellent Grand. Tous le peuvent appeller par ce nom sans en excepter aucun present & absent : mais toutefois les parens & les plus grans ne luy font pas tant d’honneur, ilz l’appellent du premier nom qu’ilz disent lettre.

Si quel qu’un aussi fait nouvellement profession de quelque secte, le Docteur qui la receu luy donne un nouveau nom, qu’ilz appellent nom de religion. Or quand quelqu’un par devoir visite une autre encor, que l’hoste escrive ce moindre nom & surnom sur le livre, neantmoins le visité reciproquement luy demande quel est son nom honorable, à fin que s’il est besoin, il le puisse nommer sans offense. Et pour cete cause nous a-il fallu prendre un nom plus relevé, que celuy que nous avons receu au Baptesme, duquel ilz puissent nous nommer.

Ilz sont fort amateurs des antiquitez. Ilz n’ont pas de statues anciennes. Ilz estiment les trepiedz de fonte à cause de la rouillure, tesmoing de son ancienneté : comme aussi les vieux vazes de craie & de marbre, que nous avons cy-dessus appelle jaspe. Ilz estiment sur toutes choses les peintures des bons peintres, dont les traictz sont de seul encre, & non d’autres couleurs comme aussi les characteres des escrivains illustres & leurs inscriptions sur le papier, ou sur le drap, munies du cachet des mesmes escrivains. de crainte qu’il n’y aie de la fraude ; car il n’y a pas faute de tres fins imitateurs de l’antiquité, qui arrachent de l’argent des ignorantz, en des choses tres viles, que par apres ils recognoissent avoir esté tres-mal emploie.

Tous les Magistratz ont un seau propre & particulier de leur office, qui a esté donné par le Roy Humvu, & ilz scellent tout ce qu’ilz escrivent juridiquement seulement de couleur rouge. Ilz gardent ce seau avec un tres-grand soin ; car s’ilz le perdent, non seulement ilz decheent de leur Magistrature, mais encor ilz sont severement punis. Et pour ce toutes les fois qu’ilz sortent de leur maison, ilz l’emportent quand & eux dans un coffret fermé à clef, & scellé d’un autre cachet ; & ne l’ostent jamais de leur presence  : mais en la maison on dit que de nuict ilz le gardent sous le chevet.

Les hommes d’autorité ne vont pas à pied par les rues, mais sont portez sur une selle à bras fermée de tous costez, & ne peuvent pas estre veus des passans si ce n’est qu’ilz ouvrent le devant, en quoy ilz sont differentz des Magistratz : car iceux sont portez dans des chaizes ouvertes de tous costez. Cest aussi la coustume que les femmes marieez soient porteez dans une chaize fermée de tous endroictz  : mais par la forme elles sont aisement recognues différences de celles des hommes. Il n’est pas permis par les loix d’avoir des coches, ou carrosses.

On void quelques villes basties au milieu des rivieres & des lacz, comme Venise au milieu de la mer. En ces villes on va par les rues sur des Gondolles tres proprement embellies. Et d’autant que tout le pays est divisé de rivieres & de canaux, ilz voyagent plus souvent par bateaux que les nostres, & sont aussi la plus part plus commodes, & plus propres. Mais ceux sur lesquelz les Magistratz sont portez (ce qui se fait tousjours aux despens du public) sont si grandz, qu’ilz portent sans aucune incommodité toute une famille entière, & aussi aisement que s’ilz estoient dans leur propre maison. Car il y a en iceux diverses demeures, sales, cuisines, chambres, caves, despenses, & le tout si bien & richement paré, qu’ilz semblent non des navires, ains des maisons de princes. Ainsi il arrive souvent que pour faire quelque festin magnifique ilz se retirent en ces navires, d’autant qu’à mesme temps ils se pourmenent avec delice & volupté sur les rivieres & les lacz. Au dedans tout esclatte de ce reluisant betume meslé de diverses couleurs, que les Portugais appellent Ciara, & les graveures où il est requis proprement doreez recreent les yeux, comme les parfums & mixtions odorantes les narines.

Ilz portent beaucoup plus d’honneur & de respect à leurs maistres que nous ; & encor que quelqu’un ne soie esté disciple d’un autre que l’espace d’un jour, en quelque science ou art que ce soit ; neantmoins en apres durant toute sa vie il l’appelle son maistre & l’honore pour tel. Car il ne s’assoit jamais qu’à son costé en quelque assemblée que ce soit, & luy rend les devoirs avec le mesme respect, tiltres & ceremonies deuës aux maistres.

Le jeu de dez, & de cartes, qui est aussi en usage en ce pays, est vulgaire jeu de dez, & commun parmi le peuple. Les plus graves pour passer le temps, & aussi pour le gain, emploient les eschecz qui ne sont pas beaucoup dissemblables aux nostres. Ilz sont differentz en cecy. Le Roy ne sort jamais des quatre cellules les plus proches de son lieu, ni aussi les deux lettrez assesseurs du Roy. Ilz n’ont point de Roine. Ilz ont deux autres pièces d’assez belle invention qu’ilz appellent les chauderons ou boettes à poudre de guerre ; ilz marchent devant les deux chevaux ; & les piétons (ou pions) suyvent apres, qui en ces deux cellules devancent d’une. Cete pièce va quasi de mesme façon que noz chevaux ou Elephans. Elle n’attaque toutefois pas le Roy conducteur de l’armee ennemie, si ce n’est qu’entre-elle & le Roy qui est attaqué il y ait une autre pièce, ou des siennes, ou de celui contre qui on jouë : & ainsi le Roy attaqué peut eviter le mal en trois façons. Premièrement (à fin que je parle ainsi) en esquivant légèrement du corps, & se retirant d’une fuite honeste en la prochaine demeure ou cellule ; secondement opposant un autre piece au devant ; finalement en se descouvrant entierement le costé, commandant à son soldat duquel il estoit couvert de se retirer.

Il y a entr’eux une sorte de jeux fort serieux qui est tel. Plusieurs jouent sur un damier de trois cens cellules, avec deux cens pieces (ou dames) desquel les unes sont blanches, les autres noires. Avec ces pieces l’un tasche de ranger les pieces de l’autre au milieu du damier, afin que par apres il commande aux autres cellules. Enfin celuy qui s’est emparé de plus de cellules au damier est appellé vainqueur. Les Mandarins se plaisent extremement à ce jeu, & passent souvent la plus grande partie du jour en jouant ; car entre bons joueurs un jeu dure souvent une heure entiere. Celuy qui entend bien ce jeu, encor qu’il n’excelle en aucune autre chose, est honoré, & convié de tous. Voires quelques-uns le coisissent pour maistre avec les ceremonies accoustumées, à fin qu’ils apprennent de lui bien exactement toutes les particularitez de ce jeu.

On peut juger qu’il sont un peu tardifs en la punition des crimes, principalement au larrecin si ce n’est qu’on l’ait commis deux fois  : car on ne le punit jamais de mort. Au deuxiesme larrecin, ils bruslent d’un cautere & ensemble marquent avec de l’encre deux characteres au bras, par lesquels ils monstrent qu’il a esté convaincu de larrecin pour la deuxiesme fois. Celuy qui est surpris au troisiesme est cauterisé au visage avec le mesme fer. Si derechef il est trouvé en mesme faute, toutes les fois qu’il y est surpris, il est selon la grandeur du crime plus ou moins fouetté, ou condamné aux galeres pour le temps ordonné par les loix. C’est pourquoy tout le pays est plein de larrons, principalement de l’ordure du peuple.

Il y a en chaque ville plusieurs milliers d’hommes qui de nuict font la garde par les rues, et par certains entrevalles font la ronde par tout, sonnans un bassin ; & encor que quasi toutes les rues de nuict soyent fermeez de grilles des fer, & de barrieres, neantmoins bien souvent les larrons de nuict volent des maisons entières. Cela arrive d’autant qu’il faudroit bailler des gardes aux gardes mesmes, pource qu’ilz sont eux-mesmes larrons, ou compagnons des larrons. Quand ilz entendent qu’en Europe ez villes les plus habiteez il n’y a aucunes gardes contre les larrons de ville, mais qu’on ordonne seulement des gardes & sentinelles contre les ennemis de dehors, ilz sont tous estonnez. Les villes aussi, encor qu’en tres profonde paix, & au milieu du Royaume, sont tous les jours fermeez le soir, & les clefs porteez au Gouverneur de la ville.





Des ceremonies superstitieuses, & autres erreurs des Chinois.


CHAPITRE IX.


Au chapitre suyvant sera traitté des coustumes superstitieuses propres à chasque secte ; maintenant nous en toucherons quelques-unes de celles que tous embrassent. Mais devant toute chose je supplie ceux qui liront ces deux chapitres, que de ce qui se dira ilz prennent occasion de se condouloir & prier Dieu pour le salut de ce peuple, plustost que de se fascher ou desesperer du remede ; se ressouvenans que ces peuples ont esté jà passé tant de mille anneez tellement enveloppez dans les tenebres du Paganisme, qu’ilz n’ont jamais, ou peut estre à peine veu aucun rayon de la lumiere de l’Evangile. Ausquelz neantmoins par le jugement naturel de la nation, & la bonté divine il reste encor tant de lumiere acquise de nature, qu’ilz recognoissent aisément leur misere. & la confessent ; mais ilz ignorent le moyen par lequel ilz se puissent despestrer.

Il n’y a point de superstition qui soit si au large espandue par le Royaume, que celle qui consiste en l’observation des jours, ou des heures, qu’il fait bon ou mauvais faire, ou entreprendre quelque chose à fin qu’ilz mesurent tous leurs affaires à la regle du temps. Pour cete cause on imprime tous les ans deux Calendriers composez avec autorité publique par les Astrologues du Roy : ce qui cause que ceste imposture s’acquiert une si grande opinion de verité. Ces Almanachz se vendent en si grand nombre, que toutes les maisons en sont pleines. En iceux on escrit jour pour jour ce qu’il faut faire, ou dequoy on se doit abstenir, ou jusqu’à quelle heure differer quelque affaire que ce soit de ceux qui peuvent arriver à quelqu’un pendant toute l’année.

Outre ces Calendriers il, y a des autres livres plus secrets, & des maistres plus trompeurs, qui ne font gain d’aucune autre chose, que de prescrire le chois des heures & des jours, à ceux qui leur demandent conseil. Et à fin qu’aucun ne manque de prediseur, les mensonges aussi sont débitez à vil prix. Et arrive souvent que ceux qui ont quelque bastiment à faire, dilaient le commencement de l’œuvre, ou ceux qui ont à voyager leur despart plusieurs jours ; ayans seulement esgard à ce qu’ilz ne manquent en la moindre chose à l’ordonnance des prognostiqueurs, ou devins. Et encor que souvent il arrive que ce mesme jour la pluie tombe en plus grande abondance, & le vent contraire souffle, ilz ne sont neantmoins par aucun mauvais temps empeschez de commencer leur œuvure ce mesme jour & heure qu’ilz estiment devoir estre bien fortuné. Car pour commencer un voyage ilz font au moins quatre pas, ou si c’et pour bastir ilz fouyssent deux palees de terre, afin, qu’ilz ne semblent n’avoir pas commencé leur ouvrage au temps prescrit  : & ainsi (tant est grand l’aveuglement de ce peuple) ilz croyent que tout leur arrivera à souhait.

Ilz se peinent avec non moindre curiosité, de cognoistre toute la suite & fortune de la vie par l’heure, ou instant mesme de la naissance  : c’et pourquoy il n’y a personne qui ne recerche & marque fort exactement ce moment. Il y en a plusieurs qui se vantent estre maistres en cet art, & n’y en a pas moins qui asseurent qu’ilz prediront les choses futures par le cours des estoilles, ou par certains nombres superstitieux. Les autres Promettent le mesme par les traictz du visage & l’aspect des mains. Autres predisent les choses à venir par les songes ; autres par quelques petitz mots qu’ilz arrachent en parlant ; autres par la posture du corps & seule seance, & une infinité d’autres manieres. Et font cela si asseurément, qu’ilz semblent en forclore toute doute. Or il s’y coule tant de tromperies & naissent tous les jours tant de finesses, que les plus credules sont aisement attirez à cet erreur. Car ilz font souvent couler leurs compagnons, gens vagabonds & incogneus, parmi l’assemblée des auditeurs, qui asseurent publiquement que tout ce que cetui-là a predit leur est de poinct en poinct arrivé  : une autre fois, lors que d’autres coureurs estrangers revelent beaucoup de choses passées, les compagnons de mesme imposture leur accordent tout avec grand applaudissement. D’où arrive que plusieurs se laissans tromper, demandent d’eux leur bonne fortune, & reçoivent pour oracle ce qu’ilz entendent. Ilz s’acquierent aussi la reputation d’estre véritables par une autre ruse. Il se trouve des catalogues escris à la main, dans lesquelz les familles de toute une ville divisées en rues & maisons sont briefvement descrites. Ces charlatans les transcrivent ou les achetent à petit prix, & ainsi (encor qu’ilz soient estrangers) par le rapport de ces commentaires ilz racontent à chacun quelle famille ilz ont jusqu’à present nourrie, ce que ja par plusieurs ans il leur est arrivé, & autres choses semblables ; & en apres tirans conjecture des choses passées, ilz predisent les futures ; & puis ilz s’en vont en autre lieu, commettans la vérité de leurs predictions à la fortune. Or il y en a plusieurs qui croyent tant à ces devins, que la crainte mesme en fait foy, car s’il leur a esté predit qu’un tel jour ils seront saisis de maladie, ce jour estant venu ilz tombent malades, & comme saisis de crainte ilz se debatent avec le mal, & quelquefois avec la mort ; Par lesquelz evenemens ces imposteurs n’augmentent pas peu leur autorité.

Ils consultent les demons, & y a beaucoup d’esprits familiers (comme on appelle) entre les Chinois. Et on croit communément qu’il y a en cela plus de divinité, que de fraude des demons, mais en fin ils sont tous trompez par iceux. Leurs oracles sont receues par la voix des enfans, & des bestes brutes. Ilz publient selon leur coustume, les choses passées & absentes, à fin qu’ilz rendent la fausseté par laquelle ils predisent les choses a venir plus vray-semblable. Mais encor ne declarent ils pas ceci sans fraude.

Or nous lisons que tout ceci a esté commun à noz Ethniques. Il y a une chose qu’on peut dire estre propre & particulière aux Chinois. Cet en l’election d’un air pour bastir les maisons particulieres & publiques, ou pour ensevelir les corps morts  : & conferent cet aire avec la teste, queuë, & pieds de divers dragons, qu’ilz disent vivre soubs ceste terre, desquels ils croient que depende toute la bonne fortune, non seulement des familles, mais des villes, provinces, & de tout le Royaume. Et pource y a il plusieurs personnages principaux occupes en ceste science, comme estant secrette, & sont au besoin appelles bien loing ; principalement quand on bastit quelque tour, ou grand edifice, ou quelque machine, en intention d’attirer la bonne fortune, & de dissiper les malheurs publics. Car de mesme que les Astrologues jugent par l’aspect des astres  : ainsi ces Géologues par la situation des montaignes, fleuves, & champs mesurent, ou plustost mentent les destinées des regions. Et certes on diroit qu’il ne se peut rien trouver de plus absurde. Car de la porte tournée d’un costé ou d’autre, des eaux qu’on doit destourner par la basse-cour à droicte ou à gauche, de la fenestre coustumiere d’estre ouverte d’une parte ou d’autre, de ce qu’un toict, à l’opposite sera plus haut qu’un autre, & de semblables bagatelles, ils songent que depend la prosperité de la famille, les richesses, honneurs, & bonne ou mauvaise fortune.

Les rues, tavernes, marchés, sont pleins de ces Astrologues, Geologues, devins, & prognostiqueurs. Ils exposent par tout en vente avec des vaines promesses la bonne fortune  : & souvent les aveugles, & non seulement les hommes plus abjectz, mais aussi les chetifves femmelettes usent de ceste tromperie  : à fin que l’Evangile soit accomplie selon la lettre ; Ils sont aveugles, & conducteurs des aveugles. Et non seulement les lieux particuliers sont remplis de ceste racaille ; mais les villes capitales mesmes, & les cours sont farcies de ceste ordure, & ne font gain d’aucune autre chose, nourrissent abondamment des nombreuses familles, & plusieurs en amassent des grandes richesses. Car les grandz & les petis, les nobles & roturiers, les doctes & ignorans les honorent tous ; voire le Roy mesme & tous les Mandarins & principaux du Royaume.

On peut par tout ceci aisement juger combien ilz prennent d’augures du gazouil des oiseaux ; combien ilz sont curieux de remarquer les premieres rencontres du matin ; combien superstitieusement ilz observent l’ombre des raions solaires sur les toictz des maisons. Ceci suffira en un mot  : tout ce que particulièrement il arrive d’infortune à chacun ou publiquement ez villes, Provinces, à tout le Royaume en general, ilz attribuent tout cela à leur mauvais destin, ou à quelque chose posée de travers ez maisons, ville métropolitaine, ou en la cour ; au lieu qu’ilz devroient justement rapporter la cause de tous leurs mal heurs à tant de pechez, par lesquelz & en privé & en public ilz attirent la vengeance du Ciel.

J’adjousteray quelques choses dont les Chinois font peu de scrupule, voire mesme (s’il plaist à Dieu) qu’ilz reputent à louange ; à fin qu’on puisse juger du reste ; conjurant encor ceux qui liront ceci, qu’ilz prient d’autant plus ardemment Dieu pour le salut de ce peuple, qui est enseveli dans les ténèbres espaisses de l’ignorance  : moins certes pour cela à condamner, mais de rien moins à plaindre.

Il y en a plusieurs qui d’autant qu’ilz ne se peuvent passer de compagnie de femme, se donnent eux mesmes en servage à des hommes riches, à fin d’avoir en mariage une des servantes domestiques ; d’où vient que les enfans aussi sont reduitz en perpétuelle servitude. Les autres ayans assez dequoy s’acheter une femme, l’achetent à prix d’argent, mais en après ne pouvant plus entretenir la famille croissante ilz debitent leurs filz & filles en servitude pour le mesme prix quasi qu’on vend une truie, ou chetive jument, qui revient à deux ou trois escus. Ce qu’aussi ilz sont sans grande necessité, & hors des detresses de la cherté, & les enfans sont pour jamais separez de leurs peres & meres & l’achepteur peut se servir de son serviteur en toute telle chose qu’il luy plaist. De la arrive que le Royaume est plein d’esclaves, non de ceux qui sont pris en guerre, ou amenez d’ailleurs, ains naturelz du pays & de la mesme ville. Il y en a beaucoup aussi qui sont emmenez en perpetuelle servitude par les Portugais & Espagnolz hors de leur pays. Encor que toutefois Dieu se sert principalement de ce moien, pour retirer plusieurs Chinois de la servitude du diable, & les remettre en la liberté Chrestienne.

Mais il y a deux choses qui rendent ce trafic des enfans à vendre plus tolerable  : sçavoir la multitude du menu peuple qui ne s’entretient qu’avec grand travail & industrie, & la condition de la servitude beaucoup plus douce & supportable entre les Chinois que parmi aucune autre nation. Et par-ce que chacun se peut racheter pour le mesme prix qu’il a esté vendu, toutes les fois qu’il en aura les moiens. Le mal suivant est du tout plus grand. Car en quelques provinces ilz estouffent les enfans dans l’eau, principalement les femelles, d’autant qu’ilz desesperent de les pouvoir nourrir & eslever. Ce qui aussi est en coustume parmi ceux qui ne sont pas des moindres du peuple, craignans qu’en apres la necessité venant à les presser. ilz ne soient contraintz d’exposer leurs enfans en vente, & les delivrer à des estrangers & incognus. Ceux-cy pour n’estre impies, se rendent cruelz. Mais l’erreur qu’on appelle la Metempsychose des ames a rendu ceste cruauté moins dure parmi eux  : car cependant qu’ilz croient que les ames des mortelz passés d’un corps, en l’autre, ilz couvrent du pretexte de pieté une cruauté du tout barbare, disans qu’ilz procurent le bien de leurs enfans quand ilz les tuent, d’autant que par ce moien estans retirez de la pauvreté angoisseuse de leur famille, ilz doivent bien tost renaistre en meilleure fortune. De là provient que ce carnage des enfans ne se fait pas en cachette, mais à la veue & au sceu de tout le monde.

Mais à ceste barbarie en est adjoustée une autre plus cruelle, par laquelle plusieurs se tuent eux-mesmes, ou desesperans de pouvoir acquerir des biens, ou lassez de souffrir du mal, ou afin (laschement certes & non moins sottement) qu’ilz fassent despit à leurs ennemis. Car ilz disent qu’il y a tous les ans plusieurs milliers tant d’hommes que de femmes qui se passans un licol à la gorge s’estranglent au milieu des champs, ou devant la porte de leurs adversaires, ou se jettent dans les rivieres, ou s’arrachent la vie avalant du poison ; & quelquefois pour des causes bien legeres. Car pource que les Magistratz punissent severement en apres ceux qui sont accusez par les parens du defunct d’avoir esté cause de son desespoir, ilz croient ne se pouvoir par aucun autre moyen mieux venger. Toutefois il y a plusieurs Mandarins plus sages, qui par loy expresse n’entreprennent la cause d’aucun qui se sera tué soy-mesme, & ainsi la vie de plusieurs est conservée.

Ilz commettent une autre sorte de cruauté ez provinces Septentrionales à l’endroit des enfans masles, qu’ilz chastrent en grand nombre, à fin qu’ilz puissent estre receus au nombre des serviteurs domestiques du Roy. Car nulz autres que ceux-cy servent le Roy, ni sont de son conseil, ny parlent à luy : voire mesme quasi tout le gouvernement du Royaume est remis entre les mains de ces demi-hommes, & il y a bien dix mille de ces chastrez dans l’enclos du palais, tous pauvres, vilains, sans lettres, & nourris en perpetuelle servitude ; finalement ilz sont sotz & hebetez, & non moins lasches, incapables & ineptes pour comprendre quelque chose serieuse que ce soit, tant s’en faut qu’ilz la puissent mettre à fin.

Encor que les loix establies pour la punition des delictz ne soient pas plus severes que de raison, je croy neantmoins qu’il n’y en a pas moins qui sont par les Magistratz meurtris contre les loix, que de ceux qui perdent la vie deue à la rigueur d’icelles. Ce qui provient de la coustume envieilli de ce Royaume. Car les subjectz sont par les Magistratz quelz qu’ilz soient (sans aucune forme de procez ou de jugement) fouettez en cete sorte toutes les fois qu’il vient en fantasie à quel qu’un d’eux. Ilz sont couchés tout le long du corps, le ventre contre bas en un lieu public, & les ministres les frappent sur les cuisses nues au dessus des genoux, au dessous des fesses avec un roseau tres-dur fendu par le milieu, espais d’un doigts, large de quatre, & long de deux aulnes. Ces bourreaux empoignans le baston des deux mains les battent tres-rudement, encor qu’on ne leur donne que dix, & au plus trente coups, car souvent la peau est dechirée dés le premier coup, & à aucuns les morceaux de chair sont arrachés, & y en a beaucoup qui meurent de cete bature ; & plusieurs aussi rachetent leur vie à grand’somme d’argent contre tout droit & equité à la volonté de ces exacteurs, & concussionaires. Car le desir de commander des Magistrats est si grand, qu’à peine quelqu’un peut estre maistre de ses biens, ains tous sont en continuelle crainte que leurs biens ne leur soient ravis par quelque calomnie. A cecy faut adjouster que comme ce peuple (ainsi que j’ay dit cy dessus) est tres-addonné aux superstitions, aussi est-il peu amateur de la verité ; car il ne faut par qu’aucun se fie en un autre sans grande prudence & consideration.

Les Roys espouventé de cete mesme crainte en ce temps se retiennent de sortir en public : & quand anciennement ils sortoient du palais, ilz ne l’osoient faire qu’en s’asseurant par mille industries ; car toute la Cour estoit en armes, disposant des gardes par les rues où il falloit passer, & aussi en celles par lesquelles il falloit retourner aux premieres : & non seulement il ne se laissoit pas voir, mais on ne sçavoit pas en quelle le lictiere il estoit porté, car on en portoit plusieurs. Vous eussiez dit qu’il marchoit non parmi des subjectz, mais parmi des ennemis tres-alterez du sang Royal.

Ceux qui sont nez du sang Royal, encor que comme j’ay dit cy dessus, ilz soient tous entretenus aux despens du thresor public, toutefois estant maintenant multipliez au nombre de soixante mille. & s’augmentant journellement, ilz sont à tresgrande charge à la Republique. Car d’autant qu’ilz sont tous reculez des charges publiques, il sont tous oisifz, & addonnez à une vie libertine, & quand ilz peuvent se portent inconsiderement à de plus grandes insolences. Le Roy se garde d’iceux non autrement que des ennemis : car ilz ont tousjours des gardes, & ne peuvent pas sortir de la ville, qui est assignée à un chascun pour sa demeure, sans permission du Roy : s’ilz le font, ilz font subjectz à des grandes punitions. Il n’est permis à aucun d’eux de demeurer aux villes Royalles de Pequin, & Nanquin.

Il ne semblera pas estrange à aucun que ceux qui ne se fient pas à leur citoyens & parens se défient des estrangers, soit qu’ilz viennent des lieux voisins ou des provinces plus esloigneez, desquelles ilz n’ont aucune cognoissance qu’obscure & fausse, qu’ilz apprennent de quelques-uns qui viennent en leur Royaume pour offrir les devoirs de subjection. Les Chinois ont honte d’apprendre quelque chose des livres des estrangers, ayans opinion que toutes les sciences se trouvent parmi eux seulz ; ilz tiennent & appellent tous les estrangers ignorans ou barbares. Et si quelquefois en leurs escris il se fait mention des estrangers, ilz en parlent de telle sorte comme si sans doute ilz n’estoient pas beaucoup differens des bestes brutes. Or tous les characteres avec lesquelz ilz dénotent ce nom des estrangers, sont quasi composez de lettres de bestes, & à peine les daignent ilz nommer d’un nom plus honorable que des diables.

Et si les Ambassadeurs des Royaumes voisins viennent pour faire offre de leur subjection au Roy, ou pour payer le tribut, ou pour traicter quelque autre affaire, à peine pourroit-on croire avec combien de soupçon ilz sont traictez. Car encor que de tout temps immémorial ilz aient esté leurs amis, neantmoins ilz les meinent prisonniers par tout le chemin, & ne leur laissent voir aucune chose. Ilz sont fermez sous plusieurs clefz dans l’enclos du palais des estrangers, comme dans des estables de bestes. Il ne leur est jamais permis de voir le Roy. Ilz traictent de leurs affaires avec peu de Magistratz. Mais hors des confins du Royaume il n’est permis à aucun, si ce n’est à certain temps & lieu, de negocier avec les estrangers ; ceux qui sont autrement sans permission publique, sont griefvement punis.

Les capitaines & soldatz, qui en temps de guerre & de paix font la garde, ont aussi leurs gardes, de peur qu'ilz n’excitent quelque remuement. Ilz ne commettent jamais des armeez nombreuses à un seul chef. Ilz sont tous souz la puissance du Senat des Philosophes. C’et lui qui paye les gage de l’armée & fournit les munitions, & ainsi les soldatz, & les apparelz & munitions de guerre ne sont pas souz mesmes chefz, à fin que par ce moyen on puisse mieux s’asseurer de la fidelité d’un chacun, Il n’y a gens plus vilz & faineans que les soldatz. Tous ceux qui manient les armes sont miserables, que ny l’amour de la patrie, ny la fidelité envers le Roy, ny le desir d’honneur les appelle aux armes ; mais la seule esperance de sustenter leur vie, non autrement qu’on faict avec un maistre mechanique. La pluspart sont esclaves du Roy, reduicz par leur propre meschanceté, ou les crimes de leurs ancestres, à une servitude continuelle. Ces mesmes, quand il n’y a pas exercice de guerre, practiquent tous les offices plus abjectz, comme de porte faix, muletier & tout autre service plus deshonneste. Les seulz chefz & capitaines acquierent quelque autorité parmi les autres. Leurs armes, tant offensives que defensives, sont du tout foibles & peu nuisibles, & n’ont qu’une apparence fardée, à fin qu’aux monstres de guerre ilz ne semblent estre desarmez. Ausquelles monstres (comme j’ay dit cy dessus) les soldatz & les chefs des soldats mesmes sont fouettez par les Magistratz Philosophes de mesme que les enfans en l’escole, sans aucun esgard de dignité ou condition.

Je fermeray ce chapitre (afin que je parle proprement) par deux folies des Chinois, qui ont pénétré esgalement par toutes les Provinces du Royaume, & principalement saisi plusieurs grands. L’une tasche de tirer de l’argent de quelque autre metal ; l’autre pour la conservation de vie, pensant de chasser la mort, aspire à l’immortalité. Ils content que les preceptes de l’une & de l’autre ont esté premièrement inventez, & puis donnez en tradition par certains anciens qu’ils tiennent au rang des Saincts, lesquelz ilz disent faussement apres avoir fait plusieurs actes vertueux & utiles au public estre volez au ciel en corps & en ame, lors qu’ils estoient las de vivre ça bas. Il y a en ce temps un nombre infini de livres de ces deux sciences, ou plus veritablement impostures, les uns imprimez les autres escrits a la main. Mais ceux-cy ont acquis plus d'authorité.

Et de la premiere espece de folie on ne peut rien dire avec plus de verité, sinon que ces Alchimistes tres-avares soufflent aussi tous leurs biens en fumée, tant s’en faut qu’ilz acquierent ceux qu’ils recherchoient avec tant d’ambition. Car les riches apres avoir consumé plusieurs milliers d’escus en l’aprest de cette tromperie, sont tous les jours à la veuê de tout le monde reduits à une extreme necessité. Mais ceux qui ont mieux rencontré en cete fraude, font tellement de l’argent faux, qu’ilz attirent à mesme erreur quelques-uns des plus ignorans & outre ce que delaissans tout exercice de lettres & de vertu, ilz soufflent jour & nuict leur fournaise, ils transcrivent aussi des livres à grands despens, & achetent plusieurs instrumens convenables à cest art, pour attirer les autres à quelque nouvelle tromperie, ou pour estre trompez eux mesmes. On trouve un nombre infini de Cyclopes pour servir & à cete fournaise & fausseté Vulcanienne : les uns desmentans la verité par la proprieté du corps & de l’habit, les autres aussi cachans la fausseté soubs un salle habit de mendiant. L’exercice continuel de ces gens, est d’aller vagabonds par tout ou l’esperance de gain les pousse, & de tromper les curieux de cest art avec des vaines promesses. Or toute la finesse de ces vagabonds consiste en cecy, sçavoir qu’ilz puissent à l’avance par quelque espreuve de leur art faire acroire qu’ilz peuvent mener à perfection ce qu’on espere ; car alors ilz espuissent les bources jusqu’au fond pour acheter tout ce qui est necessaire, & tous les instruments & meubles de Vulcain. Mais le jour mesme qu’on en doit recevoir le prix & thresor, les Harpies s’envolent, & ne paroissent jamais plus & ilz ne laissent rien que les bourses vuides, & les gages des debtes entre les mains des usuriers & Lombards. Et cette maladie de folie apporte cette phrenesie, qu’encore que quel qu’un ait par ce moien plusieurs fois perdu beaucoup de ses biens, neantmoins il n’est pas plus sage, ni se peut retenir ou empescher d’estre trompé par quelque autre charlatan plus cauteleux, qui l’abuse derechef avec des semblables promesses. Et ainsi plusieurs passent leur vie en ceste esperance, palles de souci, & attristez des vains successez de leur travail & folle despence, & toutes-fois ne se laissent jamais ramener à leur bon sens par leur parens & amis.

L’autre maladie de folie quelques-fois attachée avec la premiere. Et d’autant qu’une estude serieuse de sa nature tend à l’immortalité, aussi cette manie saisit les principaux personnages & plus souverains Magistrats. Iceux apres avoir acquis en ceste vie les dignitez & richesses qu’ilz pouvoient esperer, croient que rien ne leur defaut pour attaindre à la beatitude souveraine, que le moien de joindre ces choses ensemble avec l’immortalité ; & pour ceste cause rapportent tous leurs soins & efforts à ceste seule chose. Et certes en cette cour Royal de Pequin, où nous demeurons, il y a du tout peu de Mandarins, Eunuques, & autres principaux qui ne soient bien malades de ceste folie. Et pour ce qu’il n’y a pas faute de disciples, aussi n’y a il de maistres ; & d’autant plus chers que les susdits que le desir de l’immortalité de soy est plus grand, & excite des feux plus ardans en ceux qui en ont ambition. Or celui que ceste folie a une fois saisi, n’est pas plus aisément guéri que l’autre. Et encor que ces vendeurs d’immortalité paient tous les jours la debte de mortalité, ce n’est toutefois pas assez pour retirer les mortelz de ce desir desreglé d’immortalité : car ilz croyent que peut estre ilz seront plus fortunez, & que ce qui a esté nuisible aux autres, peut estre leur proufitera ; de fait on ne peut nullement leur faire croire que cela surpasse la puissance & industrie humaine.

J’ay leu aux Annales de la Chine qu’un Roy des plus anciens a esté tellement surpris de cete manie, qu’il recerchoit la vie immortelle avec grand danger & interest de la mortelle. Ce qui arrive souvent, que pendant qu’ilz cerchent une vie plus longue, ilz la rendent plus courte. Ce Roy par l’artifice de quelques imposteurs s’estoit préparé un breuvage, lequel ayant beu il pensoit entierement se rendre immortel, & ne pouvoit par aucun bon conseil ny raison d’un sien intime ami estre destourné de l’avaler. Ce que voyant cet ami, ainsi que d’aventure le Roy eut un peu destourne la teste, il prend secrettement le gobelet, & avale vistement ce breuvage. Le Roy soudain se met en colere, & ayant desja tiré son espee s’aprestoit pour le tuer, parce qu’il luy avoit desrobé le breuvage d’immortalité. Mais l’ami respondit sans crainte ; Et quoy pensez-vous qu’ayant beu ce breuvage d’immortalité on puisse encor arracher la vie ? Et en vérité si elle se peut oster, je n’ay commis aucun crime, car je ne vous ay pas desrobé l’immortalité, mais je vous ay delivré de tromperie. Ce qu’ayant dit aussitost le Roy s’appaisa, & loua la prudence de son amy, par laquelle il estoit retiré de son erreur. Or encor que les Chinois n’ayent jamais manqué d’hommes sages, qui ont tasche de nettoyer ses opinions des hommes de ces deux maladies d’esprit, que j’ay appellées folies ; ilz n’ont toutefois jamais peu empescher qu’elles n’ayent rampé plus avant, & ne soyent maintenant plus grandes qu’elles ne furent jamais, descouvrans cete peste qui en a infecté plusieurs par la contagion du mal.





Diverses sectes de fausse Religion entre les Chinois.


CHAPITRE X.


DE toutes les sectes des Ethniques, dont au moins nostre Europe a eu cognoissance, je n’en ay jusqu’à present leu aucune qui soit tombé en moins d’erreurs, qu’on lit le peuple de la Chine estre tombé ez premiers siecles de son antiquité. Car je lis en leurs livres que les Chinois dez le commencement ont adoré une supreme & seule deité, qu’ilz appelloient Roy du Ciel, ou d’un autre nom Ciel & Terre ; d’où il paroist que les Chinois ont creu que le Ciel & la terre estoient animez, & qu’ilz ont adoré leurs ames pour supreme deité. Au dessouz de cete deité ilz adoroient aussi divers esprits tutelaires des montaignes, fleuves, & quatre parties du monde. Ilz disoient qu’en toutes actions il falloit escouter ce que la raison dictoit, laquelle lumiere de raison ilz confessoient avoir receuë du ciel. Or nous ne lisons nulle part que les Chinois aient publié ces monstres de vices de ceste supreme deité & des espris ministres d’icelle, que noz Romains, Grecz, & Egyptiens, (cerchans aux dieux la defense des vices) ont divulguez. D’où l’on peut, non sans cause, esperer que par la bonté infinie de Dieu plusieurs de ces anciens Chinois ont esté sauvez en la Loy de nature, estans aydez particulierement de ce secours, que Dieu n’a accoustumé refuser à aucun qui fait (comme disent noz Théologiens) tout ce qui luy est possible. Et on peut voir clairement cela par leurs Annales depuis quatre mille ans & plus, ou ont lit plusieurs choses par iceux vertueusement faites au proufit de la patrie, & du bien public. Le mesme se peut voir par des livres des anciens Philosophes pleins de tres-grande doctrine, qui durent jusqu’au jourd’huy ; par lesquelz ilz enseignent aux hommes le chemin de la vertu par des préceptes tres-salutaires ; en quoy ilz ne semblent ceder à noz plus fameux Philosophes.

Mais d’autant que la nature corrompue, sans le secours de la grâce, se porte tousjours de mal en pis : en apres avec le cours des siecles ceste première lumiere a tellement esté obscurcie, que si d’aventure quelques-uns s’abstiennent du cult des faux dieux, il y en a peu de ceux-là qui d’une cheute plus grande ne tombent en l’Atheisme. Or en ce chapitre je poursuivray trois sectes de tous les Ethniques d’entre les Chinois. Car nous parlerons expressement en autre lieu des vestiges des Sarazins, Juifz, & aussi des Chrestiens en la Chine.

Les livres des Chinois comptent trois sectes au monde : car ilz n’en cognoissent pas d’autres. La premiere est des hommes lettrez, l’autre est Sciequia, ilz appellent la troisiesme Laucu. Tous les Chinois, & les autres peuples voisins qui ont les characteres des Chinois, font profession de l’une de ces trois. Or ces peuples sont les Japons, Corians, Leuqui & Cocincinois. La secte des lettrez est la propre des Chinois, & tres ancienne en ce Royaume. Cete-ci gouverne la Republiques plusieurs livres. & est estimée par dessus toutes les autres. Les Chinois ne font pas chois de la loy de cete secte, ains ilz la reçoivent ensemble avec l’estude des lettres : & n’y a aucun de ceux qui estudient, ou qui acquièrent des honneurs literaires, qui ne face profession d’icelle. Ilz recognoissent Confutius duquel j’ay parlé ci-dessus, pour auteur & Prince des Philosophes. Or cete secte n’adore pas les idoles, voire mesme elle n’en a pas. Elle adore une seule deité, pource qu’elle croit que toutes ces choses inférieures sont maintenues & gouverneez par icelle. Elle adore aussi les espris : adore un mais avec moindre cult, & leur attribue moins de puissance. Les vrais lettrez n’enseignent ni la manière de la creation du monde, ni l’auteur ni le temps d’icelle. J’ay dit les vrais, pource qu’il y en a quelques uns moins fameux, qui proposent certains songes, mais fabuleux, & qui n’ont aucune vrai semblance, & ausquelz aussi pour cest occasion on n’adjouste aucune foy. En cete loy il est discouru de la recompense des bons, & des mauvais : mais ilz croyent, la plus part qu’elle est donnée en ceste vie, & qu’elle revient ou à l’auteur, ou à sa posterité selon ses merites. Les anciens à peine semblent avoir douté de l’immortalité des ames, car ilz parlent souvent, & aussi long temps apres la mort, des trespassez & de ceux qui sont ez cieux : mais des peines des meschans qui sont aux enfers il ne s’en dit mot. Mais les nouveaux lettrez enseignent que les ames meurent ensemble avec les corps, ou peu apres : & ainsi seulement ilz ne donnent aucun lieu au ciel, ni aux enfers pour la punition des meschans. Cela semble trop dur à quelques-uns, & pource ilz asseurent que les seules ames des bons vivent apres la mort parce qu’ilz disent que les espris des hommes se renforcent par l’exercice de la vertu, & s’unissent de sorte qu’ilz peuvent en apres durer long temps. Ce que les meschans ne pouvant faire, que leurs ames aussi-tost qu’elles sont sorties du corps s’esvanouissent, & se reduisent comme en fumée.

L’opinion toutefois la plus commune de ce temps me semble estre tirée de la secte des idolatres, & avoir esté introduite depuis cinq cens ans. Icelle asseure que cet Univers est composé d’une seule & mesme substance, & que le Créateur d’iceluy ensemble avec la terre & le ciel, les hommes & les bestes brutes, arbres & plantes, & finalement les quatre Elementz sont un corps continu, duquel grand corps chasques choses sont chasque membre. Ilz enseignent par l’unité de cete substance de quel amour toutes choses doivent estre unies ensemble & que chacun peut parvenir à la ressemblance de Dieu, d’autant qu’il est une mesme chose avec luy. Nous taschons de refuter ces inepties non seulement par raisons, mais encor par les tesmognages de leurs anciens sages, qui ont escrit toute autre chose.

Encor que les lettrez, comme nous avons dit, recognoissent un souverain & seul Dieu, ilz ne luy bastissent neantmoins aucun temple, & n’ordonnent aucun autre lieu pour l’adorer ; ilz n’ont aussi en suite de cela nulz prestres ou ministres de religion nulles cérémonies solemnelles qui doivent estre observeez de tous, nulz commandemens aussi qu’il soit defendu de transgresser, & aussi il n’y a aucun surintendant des choses sacreez, qui ait charge d’expliquer ou publier la loy, ou de punir ceux qui pèchent contre icelle. Et pour-ce ilz ne récitent ni chantent rien privement ou publiquement. Ains ilz asseurent que c’est au Roy seul qu’appartient la charge de sacrifier à ce Roy du ciel, & de l’adorer. Et si quel qu’un usurpoit ces sacrifices, il seroit puni comme criminel de leze Majesté & usurpateur du devoir du Roy. Pour cet effect le Roy a deux temples, certes magnifiques, en chasque cour Royale de Nanquin & Pequin. L’un est dedié au ciel, l’autre à la terre, ie Roy souloit du temps passé sacrdifier lui mesme dans ces temples, maintenant les Magistratz plus relevez tiennent sa place, & tuent des beufz, & brebis en grand nombre au ciel & à la terre, & leur rendent beaucoup d’autres ceremonies. Les seulz premiers Mandarins & plus grandz du Royaume sacrifient aux espritz des montagnes, fleuves, & quatre régions de cet Univers ; & ce cult n’est permis à aucun homme privé. Les préceptes de ceste loy sont contenues en ce volume de quatre livres, & des cinq doctrines, & n’y a aucun autre livre aprouvé, si ce n’est quelques commentaires sur ces volumes.

Or il n’y a rien en cete secte de plus celebre, ni qui soit plus coustumierement practiqué de tous, depuis le Roy jusqu’au moindre, que les obseques funebres avec lesquelz tous les ans ilz renouvellent le service & funerailles de leurs peres & aieulx, desquelz nous avons parlé ci dessus. Ilz establissent leur obeissance en cela, sçavoir obeissans, comme ilz disent, à leurs ancestres defuncts, comme s’ils estoient vivans. Ils ne croient pas toutefois que les morts mangent les viandes qu’ils leur servent, ou qu’ils ayent affaire d’icelles : mais ils disent qu’ils leur rendent ce devoir, parce qu’il semble qu’ils ne leur peuvent par aucun cun autre moyen tesmoigner l’affection qu’ilz leur portent. Voire plusieurs asseurent que ces ceremonies ont esté establies plustost en consideration des vivans, que des mortz, à fin que les enfans & autres plus grossiers soyent enseignez comme il faut obeir aux peres & mères vivans, qu’ilz voyent estre mesme apres la mort honorez avec tant de devoirs par les plus sages & plus qualifiez. Et d’autant qu’ilz ne recognoissent en iceux aucune partie de deité, & qu’ilz ne demandent ou esperent rien d’eux, cela semble estre esloigne de toute meschanceté du cult sacrilege, & peut estre aussi exempt de toute tache de superstition, Encor qu’il me semble que ceux qui auront receu la loy de Jesus Christ, feroient du tout mieux de changer tout cela en ausmones, pour estre eslargies aux pauvres pour le salut des fidèles.

Le propre temple des lettrez est celuy de Confutius Prince des Philosophes Chinois. Ce temple lui est par l’ordonnance des loix edifie en chasque ville, au lieu que nous avons ci-dessus dit s’appeller Eschole de lettres Icelui est eslevé avec grans despens. Et tout joignant est le palais du Magistrat qui preside à ceux qui ont obtenu le premier degré des lettrez. Au lieu plus celebre du temple on void sa statue, ou au lieu d’icelle son nom descrit en lettres d’or capitales sur une belle table. A son costé sont dresseez les statues de quelques-uns de ses disciples, que les Chinois ont mis au rang des Sainctz, mais du plus bas ordre. Tous les Magistratz des villes avec les denommez Bacheliers s’assemblent à chasque pleine & nouvelle Lune en ce temple, pour rendre leurs submissions coustumieres à leur maistre, & l’honorer avec leur flechissement de genoux, cierges allumez, & parfums ordinaires. Ceux la mesmes tous les ans le jour de sa naissance, & autres certains temps assignez selon la coustume luy offrent avec grand appareil des viandes, protestans luy rendre actions de graces pour la doctrine qu’ilz ont trouvé en ses livres, par le moyen de laquelle principalement ilz ont obtenu les degrez de science, & acquis les Magistratures plus honorabies & profitables de la Republique. Or il ne luy font aucune priere, ni demandent ou esperent rien de lui, comme nous avons dit qu’ilz font à l’endroit des defuncts.

On void aussi des autres temples de cete secte consacrez aux espris tutelaires de chasque ville, & propres à chasque Magistrat des Presidiaux. En iceluy ilz s’obligent par serment solemnel de garder justice & equité, & de s’acquiter deuement de leurs devoirs ; cela se fait par chasque Magistrat quand premierement il entre en dignité, ce que nous appellons ici prendre le seau. Ilz offrent aussi à ceux-ci des viandes, & leur allument des parfums ; mais non avec mesme cult que dessus. Car ils recognoissent en ceux-ci une certaine puissance divine de punir les parjures, & recompenser les bons.

L’intention finale de cete secte de lettrez à laquelle tendent tous les preceptes de leur institution, est la paix publique & repos du peuple, l’œconomie aussi des familles, & la disposition particuliere de chacun à la vertu. Pour à quoy parvenir ilz donnent certes des préceptes convenables, & iceux tous approchans de la lumiere de nature innée avec nous, & la verité Chrestienne. Ilz celebrent cinq combinations ou liaisons, esquelles toute la discipline des devoirs des hommes est contenue. Icelles sont du pere & du filz : du mari & de la femme: du maistre & du serviteur : des freres aisnez ou puisnez entr’eux : finalement des compagnons ou des esgaux. Ilz croient seulz avoir atteint ces alliances, & estiment que les peuples estrangers les ignorent ou les mesprisent.

Ilz condamnent le celibat, & permettent la polygamie ou pluralité de femmes. Ilz expliquent fort amplement le second précepte de charité en leurs livres ; Ne fais à autrui, ce que tu ne veux estre faict à toy mesme. C’est merveille combien ilz louent hautement la pieté & obeissance des enfans envers pere & mere, & non moins la fidelité des serviteurs à l’endroit des maistres, & le respect des petis vers les grandz. Or pource qu’ilz ne defendent ou commandent rien de ce qu’il faut necessairement croire de l’autre vie pour estre sauvé, il y en a plusieurs qui avec cete leur secte en meslent deux autres, & estiment avoir receu une grande Religion, s’ilz ne rejettent aucune fausseté. Ceux-là nient que cete-ci soit une secte, mais une certaine Académie instituée pour la conduicte de la Republique. Et en verité tant s’en faut que les statutz de cete Academie (excepté peu de choses) soyent contraires à la Religion Chrestienne, ains mesmes elle est beaucoup aidée & accomplie par icelle mesme.

L’autre secte des Chinois s’appelle Sciequia, ou Omitofo ; mais encre les Japons elle est nommée Sciacca & Amidaba. Ilz ont tous deux les mesmes characteres. La mesme loy aussi est dit Sotoqui par les Japons. Cete loy est parvenue en la Chine de l’Occident, apportée du Royaume qui s’appelle Thencis ou Scinto : lesquelz Royaumes auiourd’hui d’un seul nom sont appellez Indostan, situez entre les fleuve d’Inde, & le Gange. Or elle est parvenue en ce lieu l’an de nostre Salut 65. Et je trouve par escrit que le Roy de la Chine mesme envoia des Ambassadeurs pour ce subject, ayant esté induict par songe à ce faire. Les Ambassadeurs apportèrent de ce Royaume là des livres en la Chine, & amenerent des interpretes, par lesquelz en apres ces livres ont esté translatez en langue Chinoise : car les auteurs de ceste secte ne vindrent pas, veu qu’ilz n’estoient pas lors en vie. D’où paroissant certainement que ceste doctrine est passée des Chinois aux Japons, je ne puis pas assez comprendre combien veritablement les Japons sectateurs de cette opinion asseurent que ces Sciacca & Amidaba mesmes sont passez la, & sont venus du Royaume de Siam : car c’est chose manifeste, par les livres des sectaires de cette opinion, que ce Royaume de tous temps cognu aux Chinois est fort esloigne de celui qu’ilz appellent Thiencio.

Par ceci il paroist que cette doctrine a penetré en la Chine, lors que l’Evangile commençoit d’estre cognue au monde, par la predication des Apostres. Sainct Barthelemi Apostre publioit la loy Evangelique en l’Inde superieure, qui est le mesme Royaume d’Indostan, & confiné de l’autre : mais l’Apostre Sainct Thomas espandoit les raions Evangeliques en l’Inde inférieure vers le Midy. D’ou on pourroit estimer que les Chinois esmeus par la renommée de la verité Evangelique, l’auroient recerchée vers l’Occident : mais que par la faute des Ambassedeurs, ou la malice des peuples ausquelz ilz parvenoient, au lieu de la verite, ilz ont receu le mensonge apporté de dehors.

Les auteurs de cete secte semblent avoir tire quelques-unes de leurs opinions de nos Philosophes : car ilz soustiennent qu’il y a quattre Elements. Mais les Chinois assez sottement disent qu’il y en a cinq, le feu, l’eau, la terre, les metaux, & le bois, desquelz ilz estiment que tout ce monde Elémentaire, les hommes, les bestes, les plantes & tous autres corps mixtes sont composez. Elle forge, Avec Democrite & autres, plusieurs mondes, mais principalement ilz semblent avoir emprunte la transmigration des ames de la doctrine de Pythagoras, & ont adjousté plusieurs autres mensonges à cestui-cy, pour farder la fausseté. Or tout cecy semble avoir pris quelque ombrage non seulement de nos Philosophes, mais aussi de la lumiere Evangelique. Car cette secte introduit quelque forme de Triade, par laquelle elle conte que trois Dieux sont en apres unis en une seule Deite. Elle establit des recompenses aux bons dans le Ciel, & des peines aux meschans dans les Enfers. Elle louë tellement le Celibat qu’elles semble rejecter les mariages. Ilz recommandent à Dieu leurs maisons, & familles, & vont en pèlerinage en divers lieux demandans l’aumosne. Les ceremonies profanes de ceste secte ont une grande ressemblance avec celles de nos Ecclesiastiques. Vous diriez que les cantiques qu’il chantent ne sont pas beaucoup différents de l’office que nous appelions Gregorien. En leurs temples aussi ilz mettent des images. Leurs Sacrificateurs vestent des habits du tout semblables aux nostres, que d’un mot Ecclesiastiques nous appelions pluvials. En recitant leurs prieres ils redisent souvent un certain nom, qu’eux mesmes confessent ne cognoistre pas ; icelui est prononcé comme Tolome. Ilz semblent peut estre avoir voulu honorer leur secte par l’autorité de l’Apostre Bartholomé.

Mais des nuages tres noirs de mensonges ont esteinct ceste ombre de verité. Car ilz ont confondu le ciel & la terre, le lieu destiné aux recompenses & aux punitions ensemble. Ilz n’ont assigné l’eternité des ames en aucun d’iceux : mais ilz veulent qu’après quelques espaces de temps, elles renaissent derechef en quelques-uns de ces mondes qu’ilz establissent en nombre ; & alors ilz leur permettent de faire penitence de leurs pechez si elles s’amendent, & autres telles fables, par lesquelles ilz ont merveilleusement affligé ce Royaume. Ilz rejettent de leurs tables l’usage de la chair, & de toute autre chose vivante ; mais il s’en trouve peu qui s’ordonnent ceste abstinence, & donnent facilement absolution de ces pechez & autres aux coulpables s’ilz font quelque aumosne ; voire mesme ilz asseurent de pouvoir par leurs prieres redimer ceux qu’ilz veulent des tourmens de l’enfer.

Nous lisons que cete secte du commencemment a esté receuë avec grand applaudissement, pour ce principalement qu’elle proposoit clairement l’immortalité de l’ame, & le prix d’une autre vie. Mais, comme remarquent tres-bien les Chinois lettrez de ce temps, tant plus cete secte semble approcher la verité de plus pres que les autres, d’autant plus a elle insensiblement par ses impostures espandu une plus salle contagion. Mais rien n’a tant abatu l’autorité de cete secte que ce que les lettrez objectent à ses sectaires à sçavoir que le Roy & les Princes qui ont les premiers embrasse cete croiance, sont miserablement peris de mort violente ; & que tout le reste a esté de mal en pis, & au lieu de la bonne fortune qu’ilz promettent à pleine bouche, sont tombez en des malheurs & diverses calamitez publiques. Et par ces commencemens cete secte est jusqu’au temps present comme par un flux & reflux divers de siecles, creuë & decreuë. Mais toutefois s’est augmentee de multitude de livres, soit qu’ilz vinssent nouvellement de l’Occident, soit qu’ilz fussent (ce qui est plus vraisemblable) composez au Royaume mesme de la Chine. Par ces allumettes ce feu s’est tousjours entretenu, & n’a jamais peu estre esteint. Mais par cete diversité de livres tant de confusion s’est peu à peu introduite en cete doctrine, que ceux-là mesmes qui en font profession à peine la peuvent demesler. Or les marques de son antiquité restent encor aujourd’huy en la multitude des temples, & desquelz plusieurs sont somptueux. En iceux on void des monstres desmesurez d’idoles de cuivre, de marbre, bois & terre joignant ces temples sont esleveez des tours de pierre, ou de brique, & en icelles sont encor auiourd’huy conservées des grandes cloches de fonte, & autres ornemens de grand prix.

Les Sacrificateurs de ceste secte sont appellez Osciami, ilz rasent tousjours leurs cheveux & leur barbe, contre la façon coustumiere du peuple. Ilz voyagent allans en partie en pelerinage, en partie menans une vie tres-austere ez montagnes ou ez cavernes. La plus grand’ part d’iceux toutefois, qui approchent de deux ou tros millions (à fin que je parle en Arithméticien) vivent dans les cloistres des temples, & sont entretenus des revenus & aumosnes qui leur sont esté du temps passé assigneez, encor qu’aussi ilz gaignent leur vie par leur propre industrie. Ces Sacrificateurs sont estimez, & sont en effect les plus vilains & ensemble les plus vicieux du Royaume. Car ilz sont tous procreez de la moindre lie du peuple ; car estans dez l’enfance vendus pour serviteurs aux Osciames plus anciens ; de serviteurs ilz deviennent disciples, & succedent aux offices, & benefices de leurs maistres ; qui est le moien qu’ilz ont trouve pour se multiplier & conserver. Car à peine s’en trouveroit un qui de son gré pour le desir d’une plus sainte vie se joingne à ces tres infames cœnobites. Ilz se rendent aussi par l’ignorance & mauvaise nourriture du tout semblables à leurs maistres, voire comme la nature panche aisement au mal, ilz deviennent de jour en jour pires. Ainsi ilz n’apprennent aucune honneste civilité ou lettres, si ce n’est quelques-uns, mais en fort petit nombre, qui ayans le naturel plus enclin aux lettres, apprennent quelque chose d’eux mesmes. Encore qu’ils n’ayent pas de femmes, ilz sont neantmoins si addonnes à luxure, qu’on ne les peut pas retirer qu’avec de grandes punitions de la salle conversation des femmes.

Les demeures communes des Osciames sont diviseez en plusieurs stations, selon la grandeur de chacun ; en chasque station il y a un administrateur perpetuel, auquel ses disciples qu’il a acheté pour serviteurs, autant qu’il veut ou en peut nourrir, succedent par droict hereditaire. Ilz ne recognoissent en ces lieux aucun superieur. Chacun bastit en sa propre demeure, & qui luy est assignée autant de cellules qu’il peut, & ce partout le Royaume ; mais principalement à la cour ; en apres ilz louent ces cellules à grand prix & proufit aux estrangers qui s’assemblent là pour leurs affaires. D’où provient que ces habitations communes semblent plustost des hosteleries publiques inquieteez par le grand bruit de ceux qui arrivent à chasque heure, & ausquelles on n’a aucun moindre soin que de l’adoration des idoles, ou de l’explication de ceste meschante secte.

La condition de ceux-ci encor que vile & abjecte n’empesche toutefois pas qu’ilz soient appellez aux funerailles, & quelques autres ceremonies, ou des bestes sauvages, oiseaux. poissons, & autres animaux sont mis en liberté, & ce pour faire quelque petit gain. Quelques sectaires plus religieux de ceste opinion les achetent vifs, afin qu’après ilz les remettent en liberté dans l’air, ez champs, ez eaux, estimans par cela meriter beaucoup.

Or en ce temps ceste secte n’a pas repris peu de vigueur, à laquelle on a renouvellé & eslevé plusieurs temples. Ceux qui y servent sont Eunuques, femmes, & peuple grossier, mais sur tous autres quelques-uns qui font profession d’estre plus religieux observateurs de cette discipline, qu’ilz appellent Ciaicum ; c’est comme si on disoit jeusneurs : car ilz ne mangent pendant toute leur vie en leur maison aucune chair ou poisson, & adorent, dans leur maison une multitude d’Idoles avec certaines prières à ce ordonnees ; & afin que l’espoir du gain ne manque jamais, ilz sont priez & conviez dans les maisons des autres à prix d’argent, pour y reciter leur service.

Les femmes aussi peuvent demeurer dans des semblables cloistres, mais separées des hommes. Elles rasent aussi leurs cheveux, & renoncent au mariage : les Chinois en leur langage les appellent Nicu, mais icelles aussi ne vont pas souvent ensemble, & au regard des hommes elles sont beaucoup en moindre nombre.

Je viens maintenant à la troisiesme secte de ceste religion profane, qui s’appelle Lauzu. Elle a pris son origine d’un certain philosophe lequel florissoit au mesme temps de Confutius. Ilz feignent que cestui-là a esté porté quattre-vingt ans au ventre de sa mere devant que de naistre, pour laquelle cause il est appelle Lauzu, c’est à dire vieil philosophe. Cestui-ci n’a laissé aucun livre de sa doctrine, ni ne semble avoir voulu introduire une nouvelle opinion. Mais quelques sectaires l’ont appellé estant mort Taufu (chef de secte) & ont escrit plusieurs livres ramassez de diverses sectes & mensonges d’un stile tres-elegant. Ceux-là aussi demeurent en leurs cloistres sans femmes, sont acheteurs de disciples, aussi abjects & meschans que ceux que nous avons dict ci-dessus. Ilz ne rasent pas leurs cheveux, ains les laissent croistre comme les laicz, n’estans en rien differens, qu’en ce que sur le nœud, avec lequel ilz ramassent leur perruque sur le sommet de la teste, ilz portent un bonnet de bois. Il y en a d’autres aussi qui estans sortis de mariage observent en leur maison plus religieusement leur discipline, & récitent tant pour eux que pour autruy des prieres à certain temps ordonnees. Ceux-là asseurent qu’entre les autres simulacres des faux dieux, ilz adorent aussi le Seigneur du ciel, mais content sottement qu’il est corporel,& qu’il luy est arrivé beaucoup de choses indignes. Je ferois recit de leurs resveries si cela n’estoit hors de mon dessein, mais toutefois on pourra par une chose faire jugement du reste. Ilz content que le Roy du ciel, qui règne aujourd’huy s’appelle Ciam, car celuy qui commandoit auparavant s’appelloit Leu. Cestui-ci estoit certain jour venu en terre porté sur un dragon blanc ; Ciam, qu’ilz disent avoir esté devin, le receut au festin, mais cependant que Leu mangeoit il monta sur le dragon blanc par lequel estant eslevé il occupa le Royaume celeste, & en bannit pour jamais Leu taschant d’y retourner. Mais toutefois il obtint du nouveau Roy du ciel de presider sur certaine montagne en ce Royaume, ou ilz disent qu’il vit maintenant despouillé de son ancienne dignité, & ainsi ilz confessent eux mesmes qu’ilz adorent pour Dieu un Tyran & usurpateur du Royaume d’autrui.

Outre ce Dieu du Ciel, ilz en forgent trois autres, desquelz ilz font l’un, sçavoir Lauzu mesme chef de la secte : & ainsi ces deux sectes se forment chacune à leur mode un Ternaire de Dieux, à fin qu’on cognoisse que le mesme pere de mensonge, auteur de toutes les deux, n’a pas encor quitté son ambitieux desir de ressembler à Dieu, Cete secte aussi traite des lieux ordonnez pour les punitions & récompenses, mais en la façon de parler ilz sont fort differentz des autres. Car ceux-ci promettent aux leurs un paradis auquel ilz seront mis en corps & en ame, & mettent en veue en leurs temples les images de quelques-uns, qu’ilz content fabuleusement estre ainsi volez au ciel. Pour acquérir cete felicite ilz prescrivuent quelques exercices, qui consistent en diverse manière de s’asseoir, & certaines prières, voire aussi medicamens, par lesquelz ilz promettent que leurs sectateurs peuvent, moiennant la faveur de leurs Dieux, acquerir la vie immortelle dans les cieux, ou pour le moins une plus longue vie dans un corps mortel. Par ces choses on peut aisement juger de la vanité de cest secte & meschanceté de ces resveurs.

Le devoir particulier des Sacrificateurs de cete secte est de chasser avec des prieres impies les diables hors des maisons, & ilz ont accoustumé de faire essai de cela en deux façons. Car ilz baillent des monstres horribles de diables peintz sur du papier jaune avec de l’encre, pour les attacher aux parois des maisons, apres ilz remplissent les maisons de cris si confus, qu’ilz semblent estre les diables mesmes.

Ilz s’attribuent encor un autre office : car ilz promettent de pouvoir tirer de la pluie du ciel en temps sec, & la retenir lors qu’elle est trop abondante, & se vantent encor de pouvoir destourner plusieurs autres malheurs particuliers ou publicz. Et en verité s’ilz faisoient ce qu’ilz promettent, ceux qui se laissent tromper auroient de quoy effacer leur faute. Mais veu que ces imposteurs tres-impudens mentent de tout, je ne scai quel pretexte ou quelle excuse peuvent alléguer des hommes qui autrement ne sont pas lourdz. Et certes si ce n’est que nous envelopions tout du seul nom de mensonge, il semble que quelques-uns d’iceux ont acquis la cognoissance des impostures de l’art magique.

Ces Sacrificateurs demeurent ez temples Royaux du ciel & de la terre, & sont presens aux sacrifices du Roy, soit que le Roy les fasse luy mesme, soit qu’il les accomplisse par les Magistratz denommez, par laquelle seule chose ilz n’acquierent pas peu d’autorité. Ilz composent les chantz musicaux de ces sacrifices avec tous ses instrumentz en usage parmi les Chinois, lesquelz semblent estre discordans & du tout de mauvais accord à ceux d’Europe si on les touche tous ensemble. Ilz sont aussi appellez aux obseques, ausquelz ilz vont revestus de vestemens précieux, jouans de la fleuste & autres instrumentz de musique. On les vient aussi cercher pour consacrer des maisons nouvelles, & pour mener la pompe des Penitentz par les rues. Les chefz des rues à certain temps ordonnent ceste parade aux despens communs de tout le voisinage.

Ceste secte recognoist un Prelat, qui est surnommé Ciam, laquelle dignité celui là a laissé par droict hereditaire à sa posterité, depuis mil ans jusqu’au temps present. Et ceste dignité semble avoir pris son origine d’un certain Magicien qui demeurait en certaine caverne de la province Quiamsi, en laquelle encor aujourd’huy demeurent ses descendans ; &, si ce qu’on dit est vrai, reduisent en des livres les prestiges de leur art. Ce leur President la plus part du temps demeure à Pequin, & est honoré du Roy. Car il est par icelui receu dans l’intérieur du palais pour consacrer le dedans, si d’adventure on a opinion qu’on y soit tourmenté des malins espritz. Il est porté par la ville sur une chaize ouverte, & fait porter devant soi tout l’appareil dont usent les souverains Magistratz, & reçoit tous les ans une bonne rente du Roy. Or j’ai appris de quel qu’un de nos nouveaux convertis que les Prélats de ce temps sont si ignorans, qu’ils n’entendent pas mesme leurs vers & coustumes sacrileges. Or ce Prelat n’a quasi aucune puissance sur le peuple, mais seulement sur les petits ministres de la doctrine de Taufu, & il a un pouvoir absolu dans leurs maisons. Or plusieurs de ces conventuels comme ils recerchent les moiens d’acquerir une plus longue vie, ainsi ilz travaillent à soufler l’Alchimie à l’exemple de leurs Sainctz, qu’ilz disent avoir donné les préceptes de l’un & l’autre art.

Et voila les trois poinctz principaux quasi de la superstition des Gentilz. Mais la vanité du genre humain ne s’arreste pas à ceux-ci, mais les ans coulans peu à peu chasque source a esté par les maistres des tromperies tirée en tant de destours, qu’il me semble que soubz ces trois noms, on pourrait bien encor nombrer trois cens sectes toutes differences l’une de l’autre. Et encor celles-ci aussi croissent tous les jours, & deviennent pires par les loix de jour en jour plus corrompues, par lesquelles les auteurs du mal font profession de lascher la bride à toute licence de vivre avec liberté.

Humvu chef de la famille qui regne auiourd’huy a ordonné par loi expresse, que ces trois loix fussent conserveez pour le soustien du Royaume ; ce qu’il a fait afin de s’acquérir la bien-vueillance de tous les sectaires : mais toutefois à condition que la secte des lettrez auroit l’administration de la Republique, & commanderait aux autres. D’ici provient qu’aucune des sectes ne tasche que d’abolir l’autre. Or les Roys honorent chasque secte, & les emploient au besoin à leurs affaires, reparent souvent les temples des uns & des autres, en erigent des vieux & des nouveaux. Mais les femmes des Rois, sont du tout plus addonneez à la secte des Idoles, & donnent à leurs ministres plusieurs aumosnes, & nourissent des conventz entiers hors l’enclos du palais, afin d’estre aideez par leurs prieres.

Une chose peut sembler incroiable, sçavoir la multitude des Idoles qui se voient en ce Royaume non seulement ez temples profanes qu’on expose souvent pour estre adorez au nombre de plusieurs mille, mais quasi aussi en chasque maison privée en un lieu à ce dedié selon la coustume de ce peuple, au marché, ez rues, navires, palais publicz ceste seule abomination de premier abord s’offre à la veue de chacun. Et toutefois c’est chose certaine qu’il y en a fort peu qui adjoustent foy aux inventions monstrueuses des idoles, mais seulement ilz se persuadent ceci, que s’ilz ne reçoivent aucun bien de ceste veneration externe des idoles, qu’aussi il ne leur en peut arriver aucun mal.

Or en ce temps ceste-ci est l’opinion la plus receuë & approuvée des plus sages & advisez ; que toutes ces trois loix sont unies en une, & qu’ensemble elles peuvent & doivent toutes estre observeez. En quoy ilz ne se trompent pas moins confusement que les autres, croians que ces questions de religion sont d’autant plus utiles au bien public, qu’il y a plusieurs façons de parler d’icelles. Et enfin ilz obtiennent toute autre chose que ce qu’ilz avoient esperé ; car cependant qu’ilz croient asseurement de pouvoir observer toutes ces trois loix, ilz se trouvent du tout estre sans loy, veu qu’ilz n’en observent aucune sincerement. Et ainsi il y en a plusieurs qui en fin confessent ingenuement leur irreligion. Et ceux qui se trompent eux mesmes par une fausse credulité, tombent la plus part tous esgalement ez erreurs tres-profonds de l’Atheisme.





Des Sarasins & Juifs, & en apres des vestiges de la foy
Chrestienne parmi les Chinois.


CHAPITRE XI.


NOus avons descrit au chapitre superieur les ceremonies & secte des Gentils de la Chine, qui sont propres à ce peuple, ou maintenant estimées leur estre propres ; maintenant je traicteray de celles que les Chinois ont tenues pour estrangeres & bastardes, & neantmoins ont eu quelque cognoissance d’un seul & vray Dieu. Je parleray premierement des Sarazins, en après des Juifs, & finalement des vestiges de la verité Chrestienne : & ce à fin que desormais ez livres suivans je joingne sans interruption la lumiere de l’Evangile maintenant de nostre temps apportée en la Chine avec l’ordre & suite de l’antiquité.

Plusieurs sectateurs de l’impieté de Mahomet sont venus en divers temps de la Perse du costé de l’Occident (soubs lequel nom je comprens le Royaume de Mogor, & autres qui parlent le langage Persan) jusques au Royaume de la Chine. Et certes principalement au temps que les Tartares commandoient aux Chinois, ilz semblent y estre passez en grand nombre ; car alors l’entrée en ce Royaume de ce costé estoit libre aux estrangers. Voire mesmes encor au jour-d’huy quelques marchands feignans venir en Ambassade viennent ensemble tous les ans de Perse, & tousjours quelques-uns d’iceux s’assemblent secrettement avec les autres Sarazins, encor qu’avec grand soin des Magistrats ilz soient tous renvoiez en leur pays. Mais nous parlerons plus amplement de ceci ci-dessous, lors qu’il viendra à propos de parler du voiage d’un de nostre Compagnie au Catay, c’est à dire, au Royaume de la Chine.

Tout est donc maintenant plein de ces Sarazins par quelle voie qu’ilz soient en fin venus (car ilz sont tous estrangers, exceptez fort peu) car ils se sont tellement multipliez par la suite des enfans ; qu’au jour d’huy on compte plusieurs milliers de familles dispersées en chaques provinces, & villes principales. llz ont en icelles leurs temples edifiées à grands frais, ausquelz ils font leurs prieres accoustumees, circoncisent les enfans, & font leurs autres cérémonies. Mais (au moins selon que jusqu’à present nous avons peu comprendre) ilz ne publient, ni se soucient de publier leurs inepties, ains quant au reste ils vivent entierement selon les loix Chinoises, si ce n’est qu’ils ne mangent pas de porc, & sont aussi fort ignorans de leur doctrine, & la pluspart mesprisez par les Chinois. Maintenant neantmoins on les tient pour naturels du pays & les Chinois ne prennent aucun mauvais soubçon d’eux comme des autres estrangers. Voire mesmes ilz sont admis sans aucun esgard aux estudes des lettres, & aux degrez & Magistratures publiques. Or il y en a plusieurs d’iceux lesquelz s’ilz acquièrent le degré des lettres Chinoises, quittent aussi la loy de leurs Ancestres, & ne retiennent du tout rien d’icelle que l’abstinence de la chair de porc, de laquelle ilz ont plustost naturellement horreur, qu’ilz ne s’en abstiennent par consideration de religion.

Nous avons aussi remarqué que les années passées l’ordure des Juifs s’est ensemble coulée en ces Royaumes ; cela nous fut principalement cognu parce que je vous conteray maintenant. Nostre Compagnie ayant ja demeuré quelques ans en la cour de Pequin, un certain Juifs de nation & profession vint visiter le Pere Matthieu Ricci, esmeu par la renommée d’iceluy, duquel & de ses compagnons il avoit leu beaucoup de choses en certain livre traictant de l’Europe escrit par un certain Docteur Chinois. Iceluy né en la Province à Honan, en la ville principale de Chaisamfu, estoit surnommé Ngay, & ayant esté jà enroollé en l’ordre des Licentiez estoit venus à Pequin, pour se presenter aux examens coustumiers du Doctorat. Ce Juif donc d’autant qu’il avoit leu en ce livre que les nostres n’estoient pas Sarazins, & qu’ilz ne cognoissent pas d’autre Dieu, que le Seigneur du ciel & de la terre, il ne fit aucun doute que nous ne fissions profession de la loy Mosaïque. Estant donc entré en nostre maison, il disoit avec un visage aleigre qu’il estoit d’une mesme loy que nous. Et certes des yeux, du nez, & autres traicts de visage il avoit une apparence exterieure du tout différente de celle des Chinois.

Le Pere Matthieu Ricci le mene donc dans l’Eglise. Sur l’autel estoit l’image de la Mere de Dieu, & de l’enfant Jesus, que Sainct Jean Precurseur adoroit à genoux - Car c’estoit le jour de la feste S. Jean Baptiste: & d’autant que le Juifs ne doutoit aucunement de nostre profession, il creut asseurement que c’estoit l’effigie de Rebecca, & ses enfans Jacob & Esau, & se baissant il fit la reverence à l’image, disant premierement qu’il n’avoit pas accoustumé d’adorer les images, mais toutefois qu’il ne pouvoit s’abstenir de faire honneur à ces Peres de sa nation. A chaque costé de l’autel estoient mises les effigies des quatre Evangelistes ; le Juif donc demande si c’estoient là quatre des enfans de celuy qu’on voyoit sur l’autel : le Pere dit qu’ouy, pensant qu’il parloit des douze Apostres ; car l’un croyoit de l’autre ce qui n’estoit pas. De là ayant mené cet homme en sa chambre, il commence de l’interroger plus attentivement qui il estoit, & d’entendre peu à peu qu’il estoit de l’ancienne loy. Or quant à luy il ignorait le nom de Juif, mais toutefois il confessoit qu’il estoit Israelite. D’où l’on peut juger que la separation des dix tribus esparses çà & là est passée jusqu’à l’extrémité de l’Orient. Il vid en après la Bible Royale de l’impression de Plantin, & comme il l’eust ouverte, il recognut les characteres Hebrieux, encor qu’il ne les sceut pas lire.

Les nostres entendirent par cetui ci, qu’en la ville Metropolitaine susdite, il y avoit dix ou douze familles d’israelites, & une tres belle Synagogue, qu’ilz avoient dernièrement bastie pour dix mille escus d’or, qu’en icelle ilz gardoient desja depuis cinq ou six cens ans en grande reverence les cinq livres de Moyse, sçavoir le Pentateuque en volumes confus. il asseuroit qu’en la ville capitale de la Province de Chequiam nommée Hamcheu, il y avoit beaucoup plus de familles avec leurs Synagogues. Et qu’en autres lieux il y en avoit aussi plusieurs, mais sans Synagogues, d’autant que peu à peu ilz mouraient tous.

Il racontoit beaucoup d’histoires du vieil Testament, semblables à celles d’Abraham, Judith, Mardochée, Hesther ; mais en prononçant les noms ilz estoient d’accens assez differens des nostres, & peut estre il approchoit plus de l’antiquité. Car il appelloit Hierusalem Hierusoloim, & le Messie Moscie. Il asseuroit que quelques-uns de sa tribu sçavoient parler la langue Hébraïque, & entre iceux son frere : quant à luy à cause que dez son enfance îl s’estoit addonné aux lettres Chinoises, qu’il avoit mesprisé cete estude, & donnoit assez à entendre que d’autant qu’il s’adonnoit serieusement aux sciences Chinoises, & préceptes des lettrez il avoit esté jugé indigne des assemblees des siens par le maistre de la synagogue, dequoy il ne se soucioit gueres, s’il aqueroit le degré de docteur car les Sarazins font le mesme, & ne craignent plus alors le prelat de leur secte.

Celui là mesme donna advis au Pere des reliques des Chrestiens, dont nous parlerons tantost : maintenant seulement des Juifs. Trois ans donc apres : car on n’a pas peu plutost, le Pere Matthieu Ricci envoia un de noz frères Chinois de nation en ceste ville Metropolitaine, à fin qu’il s’enquestast de la verité de ce que cet Israëlite luy avoit rapporté : & certes il trouva qu’il estoit des Juifs tout ainsi qu’il luy avoit dit. Il se fit aussi copier le commencement & la fin des livres qu’ilz gardoient en leur Synagogue : nous les avons en apres confrontez avec nostre Pentateuque, & avons trouve que c’estoit le mesme, & les mesmes characteres, si ce n’est que selon la façon ancienne ilz manquoient de points. Le Pere Matthieu Ricci avoit par le mesme frere nostre envoyé des lettres escrites en Chinois au maistre de la Synagogue, par lesquelles il l’asseuroit qu’il avoit à Pequin en la maison entièrement tous les livres du viel Testament : mais aussi les livres du nouveau Testament, qui contenoient les choses faictes par le Messie ; car il asseuroit qu’il estoit desja venu. Ici le maistre de la Synagogue fit instance, asseurant que le Messie ne viendroit pas devant dix mille ans. Le mesme rescrivit, parce qu’il avoit entendu beaucoup de choses de sa vertu par le tesmoignage de la renommée, que s’il vouloit s’abstenir de la chair de porc, & passer vers luy, qu’il luy resigneroit la dignité de maistre de la synagogue.

Apres cela trois autres Juifs de la mesme ville vindrent à Pequin, tellement disposez à recevoir la foy Chrestienne, que si leurs affaires leur eussent permis de sejourner là quelque peu de jours, ilz sembloient pouvoir estre baptisez. L’un d’iceux estoit son nepveu & premier filz de son frere ; nos Peres ayans receu ceux-ci fort humainement leur enseignerent beaucoup de choses que leurs Rabins mesmes ignoroient. Et estans instruictz touchant l’advenement du Messie, ilz adorerent tous son image posee sur l’autel, avec mesme ceremonie qu’ont accoustumé les Chrestiens. Ilz receurent des nostres un abrege de la doctrine Chrestienne, & autres livres de nostre religion parlans desja Chinois, & les emportèrent aux leurs. Ces trois se plaignoient de beaucoup de choses de leur loy : qu’elle tendoit maintenant à sa fin par l’ignorance du langage de leurs peres, & qu’en bref ilz seroient tous Sarazins ou Ethniques. Ilz disoient que ce maistre de leur synagogue estoit maintenant mort de vieillesse, que le filz, qui avoit esté par droict hereditaire mis en sa place, estoit jeune, & du tout ignorant de la loy. Ilz se plaignoient aussi qu’il leur sembloit malseant de n’avoir aucune image en un temple magnifique, ni aussi en leur maison aux oratoires privez. Que s’ilz voioient l’image de Jesus-Christ leur Sauveur dans leur temple, qu’ilz seroient fort enflammez du zele de la Religion. Ils se plaignoient principalement qu’on leur defendoit de manger la chair d’une beste qu’ils n’avoient pas tuée de leurs mains, ce que s’ilz eussent observé par les chemins, qu’ilz seroient jà mortz de faim. Qu’il leur sembloit aussi & à leurs femmes & parentz Ethniques que circoncir les enfans au huictiesme jour estoit une institution barbare & cruelle ; ce que s’il estoit permis par nostre loy de laisser, ilz la recevroient facilement, & qu’ilz n’apporteroient pas beaucoup de difficulté en l’abstinence de la chair de porc. Et voila quasi tout ce que jusqu’à present nous avons peu apprendre touchant les juifz.

Maintenant je commencerai de recueillir & poursuivre les reliques de la verité Chrestienne d’autant plus volontiers, que je scay que cela sera tres-agreable à nos Europeens. Nous avons appris ceci les anneez précédentes par ce mesme Juif, & quelques autres indices. Quand le Pere Mathieu Ricci eut entendu clairement que ce Licentié Chinois estoit de la loy ancienne des Juifz, il emploia son industrie, à trouver quelque marque plus evidente du Christianisme, que celle que nous avions jusqu’alors eue. Mais aussi long-temps qu’il a appelle les Chrestiens par ce nom, il n’a rien avancé : mais les descrivant peu a peu par divers passages de la loy, il a obtenu ce que principalement desiroit. Entre les Chinois il n’y a aucun usage de la croix, par ainsi le nom mesme en est incognu. C’est pourquoy les nostres luy ont imposé un nom Chinois, l’ayant emprunté du charactere qui signifie le nombre denaire, en forme d’une croix par ce signe + ; & peut estre cela n’est pas arrivé sans la providence divine, qu’il ait aujourd’huy donné à nostre croix le mesme nom qu’autresfois les anciens, contrainctz par le mesme defaut du langage, luy avoient jà auparavant imposé parmi les Chinois. Car les uns & les autres l’ont appelle Sçiecu, c’est à dire, charactere du nombre de denaire : & en cela ilz ne se sont pas beaucoup esgarez de l’exemple des lettres sacreez, esquelles la lettre T, est denotée, empruntant aussi une figure plus parfaicte de la croix.

Comme donc on parloit de la croix appellée par ce nom, cest Israelite raconta qu’en la Métropolitaine Caifumfu sa patrie, & en un autre port tres-fameux nommé Lincino de la Province Sciantum, & en la Province de Scian il y avoit quelques estrangers desquelz les predecesseurs estoient venus de Royaumes estrangers, & qu’ilz estoient adorateurs de la croix, & avoient accoustumé d’en signer leur boire & manger avec le doigt, mais que ni luy, ni ceux là ne sçavoient pourquoy ilz faisoient ceste ceremonie. Le tesmognage de cest Israelite s’accordoit à ce que les Peres avoient jà entendus de diverses personnes touchant ceste coustume de faire le signe de la Croix en divers lieux. Voire mesme qu’on signoit les petitz enfans du mesme charactere de ce signe salutaire au front avec de l’encre en divers lieux, pour les preserver des malheurs qui arrivent ordinairement aux enfans. Ce que Jerosme Rusellus dit en ses commentaires sur la Cosmographie de Ptolomée, parlant des Chinois, s’accorde aussi avec ceci. Et d’autant que nous parlons de l’usage de la croix parmi les Chinois, on ne doit aucunement passer sous silence une autre remarque d’icelle. Un de nos Peres a veu une cloche de fonte tres elegante à vendre entre les mains d’un Antiquaire, au sommet de laquelle une petite Eglise estoit gravée, & au devant de l’Eglise une croix, & aux environs quelques characteres Grecz. Celui qui l’a veu, la voulut acheter, mais ilz ne resteèrent pas d’accord du prix, & du depuis cet Antiquaire n’a jamais paru pour copier ces characteres.

Ce mesme Israelite adjoustoit que ces mesmes adorateurs de la croix prenoient une partie de la doctrine qu’ilz recitoient, au lieu de prieres, de leurs livres, & qu’elle estoit commune à tous les deux ; peut estre il vouloit dire les Psaumes de David. Il disoit qu’il y en avoit eu principalement plusieurs d'iceux ez Provinces Septentrionales, & si florissans en lettres & en armes, que les Chinois soupçonneux de nature avoient crainte qu’ilz n’attentassent quelque nouveauté. Il estimoit que les Sarazins, ennemis jurez du nom Chrestien par tout le monde, avoient esmeu ce soupçon seulement depuis soixante ans. Ceste crainte vint si avant, que comme ilz avoient peur que les Magistratz leur missent les mains dessus, ilz s’enfuirent tous deçà delà, & pour crainte de la mort les uns se firent Sarazins, les autres Juifz, plusieurs adorèrent les Idoles. Leurs temples ont esté changez en temples d’Idolâtres. Et nommoit le temple de la croix entre les siens, du nom qu’on l’a appelle depuis qu’il fut au service des Idoles. Depuis ce temps ilz sont tellement abatus de crainte, qu’ilz ne tiennent rien plus secret que d’estre issus de ce peuple. D’où est arrivé que lors que nostre frere se transporta là pour s’informer des restes du Christianisme, & apporter avec foy le nom des familles dont le Juif avoit faict mention, il n’y eut aucun d’eux qui s’osast avouër estre tel : parce peut estre que nostre frere au visage estoit recognu pour Chinois ; & avoient opinion que ce fust un espion envoié du Magistrat. Et jusqu’à present à cause du petit nombre des nostres, on n’a encor peu envoier là aucun Prestre d’Europe ; encor qu’il sera necessaire d’establir là une demeure pour chasser la vaine peur qu’ilz ont conceue, ce qui se fera un jour avec la grace de Dieu.

Ilz confondent toutes ces trois sectes des Barbares (comme appellent les chinois, d’un seul nom, & appelknr leurs sectateurs Hoei, Hoei, l’etymologie duquel nom nous est jusqu’à present incognue. Les plus sçavans toutefois en font distinction en ceste manière. Ilz appellent les Sarazins Hoei, s’abstenans de la chair de porc. les Juifz Hoei, qui aussi rejettent les nerfz de leurs tables, car ilz observent encor aujourd’huy ceste coustume introduite parmi ceste nation à cause du nerf frapé de la cuisse d’Israël : mais ilz appellent les adorateurs de la croix Hoei, qui refusent manger de la chair des bestes qui ont les ongles rondz ; car encor que tous les Chinois, Sarazins, & Juifz reçoivent en leurs tables les chevaux, muletz, & asnes, eux peut estre par la coustume de leur nation avoient horreur d’en manger. Il asseuroit aussi qu’on les appelloit avec d’autres noms. Car les Chinois les nomment aussi Hoei, adorateurs de la Croix. Mais non seulement les Chinois, mais aussi les Juifz appellent les Sarazins Hoei, faisans profession de trois loix : pource qu’ilz ont ramassé un meslange des Juifz, Chrestiens & Ethniques. Mais les Sarazins outre le nom vulgaire du peuple, duquel ilz appellent tous les Chrestiens Isai, c’est à dite, Jesuins, en ce Royaume mesme ils appellent aussi ces anciens professeurs de la croix Terzai. Je ne scay d’où provient la cause de ce nom, si ce n’est que j’ay ouy dire à un certain Armenien, que les Armeniens Chrestiens en Perse sont nommez de mesme nom. D’où peut estre on pourroit penser que ces adorateurs de la croix sont venus d’Armenie, & de l’Occident, peut estre en divers temps, & lors principalement que les Tartares avec des grandes armeez s’estoient jettez en la Chine, qu’ilz entrerent en ce Royaume : auquel temps il paroit que Marc Paul Venetien est ici parvenu.

Voila les principales remarques que nous avons trouveez de ce Royaume de la Chine. Mais toutefois nous pouvons rapporter les commencemens de la foy Chrestienne en ce Royaume plus haut, parce que nous avons faict recueillir des livres Chaldéens de la Province des Malabares, laquelle contrée on cognoist si clairement avoir esté Christianisée parle soin & diligence de S. Thomas, que les plus opiniastres mesmes n’en sçauroient douter. En ces livres done nous lisons tres-clairement que la foy Chrestienne a esté introduite en la Chine par le mesme Apostre, & plusieurs Eglises basties en ce Royaume. Et à fin qu’aucun ne vienne d’adventure à douter d’une chose de si grande consequence, je transcrirai ici les tesmoignages des mesmes livres traduitz de mot à mot du Chaldée en Latin, que le Pere Jean Marie de Campori de nostre Compagnie, qui depuis plusieurs anneez cultive ceste vigne, & fort docte en langue Chaldeane, a translaté par le commandement du Reverendissime Archevesque le Pere François Roitz Pasteur de ceste mesme Eglise de nostre Compagnie, & par les prières des nostres transcrit de sa propre main, à fin qu’ilz fussent inserez en ces memoires, de peur qu’un jour ceste mémoire si insigne d’antiquité ne perist. Il y a donc ainsi.

Au Breviaire Chaldeen de l’Eglise Malabarique de Sainct Thomas, il s’appelle Gaza c’est a dire thresor, en l’office de Sainct Thomas Apostre, au second nocturne, en une des leçons il y a ainsi mot pour mot : Par S. Thomas l erreur de l’idolâtrie s’est esvanouie des Indes. Par S. Thomas les Chinois & Ethiopiens ont esté convertu à la Verite. Par S. Thomas ils ont receu le Sacrement de Baptesme, & l’adoption des enfans. Par S. Thomas ils ont creu & ont confessé à la Vérite. Par S. Thomas ils ont creu & ont confessé le Pere, le Fils, & S. Esprit. Par S. Thomas ils ont garde la foy receue d’un seul Dieu, Par S. Thomas les splendeurs de doctrine vivifique sont parvenues a l’Inde universelle. Par S. Thomas le Royaume des cieux est volé & monté aux Chinois.

En apres en certaine Antienne il y a ainsi : Les Indiens, Chinois, Perses & autres Insulains, & ceux qui en Syrie, Armenie, Grece & Romanie offrent adoration à ton nom sainct en commemoration de S. Thomas.

Et en la somme des Canons synodaux, partie seconde, sermon sixiesme, chapitre dixneufiesme des canons establis sur les Evesques & Metropolitains, ensemble est le canon de Theodose Patriarche en ces mots.

Ces six chaizes chefs de Provinces, & Metropolitaines, sçavoir Hilam, Nziuin, Prath, Assur, Bethgarmi, & Halah, qui ont esté estimez dignes de se trouver presens à l’ordonnance du Patriarche, & ne sont pas esloignez, qu’ilz viennent comme les autres tous les quatre ans ensemble aupres du Patriarche. De mesme aussi tous les Evesques de la grande Province, sçavoir les autres Metropolitains, de la Chine, Inde, Pasé, des Mauzees, Xam, des Raziquees, d’Herione (c’est Cambaia) & Smarcandie (c’est Mogor) qui sont tres-esloignez, & que les montagnes excessives, & mers turbulentes ne permettent de passer comme ils voudroient, envoyent une fois tous les six ans des lettres de consension (c’est à dire communion)au Patriarche., Or quand les Portugais sont abordez à Cochin. S. Jacques gouvernoit ceste Eglise des montagnes Malabares qui signoit ainsi Metropolitain de l’Inde & de la Chine, comme il conste par les livres du nouveau Testament escrit de sa propre main, où au bas y a ainsi : Jaques Metropolitain de l’Inde, & de la Chine a escrit ce livre. S. Joseph apres le susdit S. qui est mort à Rome sousignoit de mesme façon. Joseph Metropolitain de toute l’Inde, & Chine ; Et c’est ici le plus ancien tiltre des Evesques de ceste Eglise.

Et ceci soit assez dict touchant tout le Royaume selon la briefveté proposée jusqu’à ce qu’on publie un volume entier de ces choses, ce que Dieu aydant se fera quelque jour. Commençons maintenant à parler de l’entrée de la Religion Chrestienne en ce Royaume, qui est ce à quoi nous avons principalement visé en cest œuvre.


Fin du premier livre.


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