Du Génie français

Du Génie français
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 9 (p. 107-141).
DU


GÉNIE FRANÇAIS





Historiens et publicistes, nous sommes tous sujets à d’étranges erreurs, fruits de nos préoccupations personnelles et des influences délétères que nos passions exercent sur notre jugement. Nous jugeons souvent des choses par mauvaise humeur politique ou sous le coup d’une déception. Nous les voyons souvent toute la vie telles qu’elles nous sont apparues un certain jour, à un moment donné et sous un rayon particulier, qui transfigurait ou décolorait leurs traits véritables. Notre jugement exagère alors un détail outre mesure, et prend un point isolé de tel ou tel caractère pour l’ensemble même de ce caractère. Cela est vrai surtout des jugemens que nous portons sur les peuples lorsque les révolutions sont venues ruiner nos espérances et mettre notre logique aux abois. Irrités des conséquences que tel ou tel défaut national a produites à une certaine minute, nous n’avons pas de peine à ne voir dans le passé qu’une longue série de conséquences fâcheuses engendrées par des défauts de même nature, comme auparavant nous ne voulions y voir qu’une longue série de conséquences heureuses que nos espérances étaient chargées de résumer et de couronner. Hélas ! la déception politique est semblable à toutes les autres déceptions ; elle augmente singulièrement notre clairvoyance sur certains points, et nous rend complètement aveugles sur d’autres. Bien des jugemens contradictoires ont été portés sur la France depuis quarante ans, et surtout depuis la révolution de février. Formulés ab irato sous le coup des événemens, ils se sont ressentis de leur origine, et en dépit des progrès de la science historique, ils expriment souvent bien plus la disposition d’âme, les espérances ou les mécomptes de l’écrivain que le génie même de la nation. Ils ne tiennent compte que d’un certain ordre de faits, ils exagèrent l’importance des détails, et, nés d’un incident qui, si considérable qu’il soit, est destiné avec le temps à perdre sa couleur propre et à se fondre dans l’océan de faits que contient l’histoire générale, ils ont tous quelque chose d’exclusif, de passionné, d’intolérant. Ils partagent les passions des vivans, ils n’ont pas l’impartialité de la contemplation. C’est à ces passions que nous voudrions nous soustraire un moment pour essayer de surprendre le génie de la France dans son essence même, dans ce qu’il a de fondamental, d’indestructible, de permanent, de supérieur à ses vicissitudes changeantes, d’identique à travers ses innombrables métamorphoses.

La France est le pays le plus facile à juger en apparence, le plus difficile à juger en réalité, et tous les jugemens qu’on a portés sur elle peuvent se ranger sous deux chefs principaux : la France est un pays monarchique, la France est un pays révolutionnaire. — Peuple révolutionnaire ! dit cet historien, qui fait dater la France de 1789, et qui oublie qu’elle a été la plus monarchique des nations ; peuple anti-religieux ! dit un autre, qui oublie que l’église a été soutenue, la papauté fondée par l’épée de la France, et la réforme arrêtée dans son développement par l’obstination de fidélité de la France aux vieilles institutions ecclésiastiques. — Peuple traditionnel, monarchique, et que les querelles malheureuses de soixante années pleines d’orages ont fait faussement juger ! se croient alors en droit de répondre certains publicistes. Hélas ! ce jugement n’est pas mieux fondé que les autres. La vérité est que la France, pays des contradictions, est à fois novatrice avec audace et conservatrice avec entêtement, révolutionnaire et traditionnelle, utopiste et routinière. Il n’est pas de pays où les choses meurent plus vite, il n’en est pas où leur souvenir vive plus longtemps. Oui, c’est un peuple révolutionnaire et traditionnel pour qui sait bien voir : révolutionnaire, parce que les métamorphoses y ont été plus nombreuses qu’ailleurs ; traditionnel, parce que sous toutes ces métamorphoses brille le même esprit méconnaissable en apparence.

Ces évolutions et transformations des choses ont un double caractère qui les rend tout à fait énigmatiques ; elles se présentent d’une manière si imprévue, si brusque, qu’elles surprennent le jugement et déconcertent la raison, et en même temps elles ont une apparence si singulière de simplicité et je dirais presque de bonhomie, que, le premier moment de surprise passé, vous vous étonnez de ne pas les avoir prévues et d’avoir pensé qu’elles pouvaient se produire autrement. Un autre fait non moins frappant, c’est la facilité inouïe avec laquelle la France change ses conditions d’exister et de penser ; nul effort, nulle tension des caractères, nul lent recueillement de ses forces, nul calcul préalable des difficultés de l’œuvre à accomplir ou de l’énergie de résistance qu’elle rencontrera. Comme un habile artiste qui sur son instrument parcourt avec le même indifférent enthousiasme toute la gamme des sentimens humains, le génie français passe sans transition d’un ordre d’idées à un autre avec une aisance qui confond le contemplateur, le remplit d’admiration, et en même temps l’alarme et quelquefois même le révolte. On admire la souplesse d’intelligence du peuple chez lequel de telles métamorphoses peuvent s’accomplir, on tremble pour sa conscience, on s’indigne de son facile oubli et de son apparente ingratitude. Chez les autres peuples, le temps est nécessaire pour opérer les révolutions politiques et morales ; on les voit poindre, se développer lentement, se greffer sur le passé ou usurper peu à peu sa place ; on saisit le point de transition d’un fait ou d’une idée à un autre fait ou à une autre idée. En France, rien de semblable ; on passe de Bossuet à Voltaire sans préparation et sans transition marquées ; tour à tour chevaleresque, bourgeoise, monarchique, catholique, révolutionnaire, athée, industrielle, la France porte chacun de ces costumes avec une aisance telle qu’on croirait qu’elle n’a jamais porté que celui-là, et joue chacun de ces rôles avec une telle perfection de sincérité, qu’on est tenté de croire que le dernier est réellement le seul qui lui convenait. On dirait l’âme d’un sceptique supérieur indifférent à toutes choses, parce qu’il les comprend toutes également, ou d’un épicurien transcendant aimant le changement par plaisir et la variété par goût des contrastes, ou encore l’âme d’un artiste pour qui les choses sont bonnes et morales selon le parti qu’il en peut tirer et les émotions qu’elles lui procurent. Il n’en est rien cependant, et ce génie français, si propre à déconcerter ses amis et ses ennemis, s’élève bien au-dessus de telles interprétations.

Ce n’est pas en France que le génie français a été le mieux jugé ; nous nous moquons très souvent des jugemens des étrangers sur notre compte, mais ils en savent sur nous plus long que nous-mêmes. Nous nous accordons des qualités et jusqu’à des défauts qui ne sont pas les nôtres. Ainsi il est généralement tenu pour certain que le peuple français est un peuple pratique et de bon sens, et cela est vrai dans une certaine mesure, mais dans quelle mesure ? Nous sommes pratiques, si l’on entend par ces mots une certaine tendance à réaliser en fait nos rêves les plus fuyans ou nos pensées les plus abstraites ; nous ne le sommes pas, si l’on entend par être pratiques conformer sa conduite aux faits existans, et former ses pensées d’après l’expérience extérieure. Il est également admis que le Français est sceptique et se complaît dans le scepticisme : pure calomnie que nous propageons par esprit de fatuité ; il n’est pas de nation où l’individu ait plus à cœur d’avoir une croyance précise, soit plus tourmenté lorsqu’elle lui manque, et fasse de plus sérieux efforts pour s’en forger une et se convaincre de la réalité des fantômes qu’a enfantés son esprit. Il en est de même de la proverbiale légèreté française. Nous ne sommes point légers, nous sommes téméraires et cyniques : téméraires devant les dangers et les difficultés de la vie, cyniques dans la défaite et devant le spectacle du mal. Au fond, notre prétendue légèreté, sous les deux formes qu’elle revêt, témérité et cynisme, contient la plus haute philosophie, celle de la résignation. Nous sommes donc légers si l’on veut, mais seulement dans les choses auxquelles toute la gravité du monde ne pourrait rien changer. Grâce à notre esprit militaire, à notre esprit révolutionnaire, nous passons pour un peuple aventureux, et néanmoins il n’y a pas de nation chez laquelle les habitudes aient autant de puissance. Enfin une opinion très répandue veut que le Français, être sans profondeur, n’ait aucun penchant aux spéculations abstraites, rêveries bonnes seulement pour les habitans des brouillards allemands. Or il n’y a pas de peuple chez lequel les idées abstraites aient joué un aussi grand rôle, dont l’histoire témoigne de tendances philosophiques aussi invincibles, et où les individus soient aussi insoucians des faits et possédés à un aussi haut degré de la rage des abstractions. Ce ne sont là que des détails et des nuances, et nous pourrions les multiplier. Ils nous suffiront pour justifier ce que nous avons avancé, que le Français ne se connaît pas lui-même et qu’il se calomnie sans le savoir. Lorsque les étrangers, dans leur amour ou dans leur haine de la France, prononcent leurs jugemens, souvent le Français refuse de les admettre. Ce Français qui tient surtout à se montrer par ses qualités secondaires, et qui s’ignore lui-même, s’étonne des complimens et des injures étranges qui lui sont adressés. — Peuple initiateur, peuple qui s’est chargé de faire pour les autres nations les expériences périlleuses ! disent les uns ; peuple ennemi des libertés d’autrui, tout prêt à sacrifier des victimes humaines à son Moloch de justice abstraite, sans souci des droits acquis ! disent les autres. Emphase allemande, vieille morgue anglaise ! répond le Français, qui ne comprend pas comment il a pu mériter ou cet excès d’honneur ou cette indignité. Et cependant il a tort : le génie de la nation à laquelle il appartient se retrouve bien mieux dans ces interprétations étrangères qui l’étonnent si fort que dans les opinions qu’il cherche à accréditer lui-même.

Un fait surtout est capable d’éclairer singulièrement sur les destinées de la France : ce sont les espérances qu’inspire la France à tous les partis européens sans distinction. Tous comptent sur son initiative ou sur son concours désintéressé pour faire triompher leurs illusions ou leurs rêves. L’absolutiste espère toujours que par un miracle notre nation retrouvera la tradition du droit divin ; le démocrate attend toujours de la France la parole magique qui soulèvera les peuples et les délivrera de la tyrannie ; le libéral anglais voit en nous les meilleurs agens de propagande pour le self government. Quels que soient les mécomptes que la France leur réserve, ils ne renonceront à aucune de leurs espérances, ils s’attacheront obstinément à la pensée que d’elle viendra leur salut ; ils compteront sur une de ces surprises, sur un de ces mouvemens imprévus dont la France a donné si souvent le spectacle, et lorsqu’ils sont déçus un instant dans leurs espérances, quels reproches amers, quelles paroles insultantes ils nous adressent ! On l’a vu dans les années qui ont suivi 1848. On dirait qu’entre eux et nous il y a un contrat écrit que nous avons déchiré, une promesse jurée que nous avons trahie. Or que signifie cet espoir que tous les partis mettent en nous, sinon que, dans leur pensée, la France est la seule nation capable de dévouement intellectuel, la seule qui soit capable de préférer des idées à des intérêts, et de sacrifier son repos au triomphe de la justice ? Mais plus significatif encore et plus propre à faire réfléchir est l’attachement du clergé catholique pour la France. Souvent repoussé, toujours surveillé avec méfiance, il ne se rebute jamais et supporte avec indifférence les contraintes qu’on lui impose et les dédains qu’on lui fait subir. C’est là, dis-je, un fait très significatif et qui porte à la méditation. Quelque jugement qu’on prononce sur le catholicisme, il n’en reste pas moins certain que le but qu’il poursuit est un but purement moral, que la cause qu’il cherche à faire triompher est purement idéale, qu’il rêve une société où tous les intérêts terrestres seraient subordonnés aux intérêts spirituels, qui n’existerait que pour la plus grande gloire de l’église, où la vie n’aurait d’autre raison d’être que Dieu même. Et pourtant cet idéal du catholicisme est tellement éloigné de notre manière de vivre et de penser, qu’il faut chercher ailleurs que dans la patience proverbiale du clergé catholique la raison de l’attachement tout particulier qu’il a conservé pour cette nation qui a tant fait pour lui, qui a tant fait contre lui, et des espérances qu’il ne cesse d’entretenir. Égarée, mais non perdue, telle est la pensée constante de l’église romaine sur la France. Un instinct secret l’avertit mystérieusement que cette France, catholique ou non, est vouée par nature au service des causes idéales, et que, même alors qu’elle s’est montrée furieusement athée, révolutionnaire, utopiste, ses excès et ses égaremens trahissaient un invincible amour de l’idéal. C’est cet instinct qui a guidé le plus hardi défenseur de l’église romaine qu’ait vu notre siècle, qui lui a montré dans les fureurs de la révolution le triomphe même du catholicisme, et qui lui a fait porter sur la France le jugement le plus étroit et en même temps le plus profond qui ait jamais été porté sur elle.

Nous avons maintenant trouvé le mot qui convient au génie de la France. La nation française est la nation idéaliste par excellence, celle dont les expériences et les révolutions ont eu le but le plus idéal, celle dont toute l’histoire trahit le mieux cette constante et glorieuse préoccupation. Essayons de retrouver, à l’aide de son histoire, les principaux caractères de ce peuple si mobile en apparence, si fidèle à lui-même au fond, extérieurement si sceptique, intérieurement si passionné, qu’on a toujours voulu faire passer pour épris de la réalité, et qui n’a jamais aimé que l’idéal, sous quelque forme qu’il se présentât, église, monarchie ou révolution.

Je demande pardon d’avance pour la singularité des assertions que je vais émettre, et je me résigne à subir l’accusation de paradoxe. Les Français passent pour le plus irréligieux des peuples ; mais leur histoire, lue avec attention, prouve, à chacune de ses pages, qu’ils sont un peuple essentiellement théocratique et théosophique. Ils l’ont été dès l’origine, et aujourd’hui encore, en plein règne de l’athéisme de la loi, il leur reste assez de cet esprit pour donner courage et espoir aux défenseurs de l’antique religion nationale. Je ne crois pas qu’il faille attacher aux instincts celtiques et aux croyances druidiques toute l’importance que certains historiens ont cru devoir récemment leur attribuer ; toutefois notre primitive histoire offre un fait très frappant : c’est le contraste que, sous le rapport de la religion, les Celtes présentent avec les autres Barbares. La religion des Germains n’est pour ainsi dire qu’une expression superstitieuse des profonds instincts de race. C’est un effort obscur et incohérent de l’esprit pour expliquer les forces naturelles, une philosophie rudimentaire. Rien n’y dépasse l’horizon de l’homme et de la nature : aucun pressentiment de ce qui constitue essentiellement la religion, c’est-à-dire la croyance à un monde surnaturel, ne s’y laisse apercevoir. Le culte de Tentâtes et de Hertha est une philosophie naturelle à l’état grossier. La religion d’Odin est une divinisation de la vie de combat chère aux Scandinaves. Un principe purement humain, recouvert d’une enveloppe religieuse, domine ces vieux cultes barbares et ces vieilles légendes runiques, qui n’offrent, de quelque côté qu’on les considère, que des symboles de la matière animée, des emblèmes de la force, des apologies de la vaillance et du combat. Sous ce vieux paganisme, on distingue très nettement le germe de ce grand système, conception essentiellement propre à l’esprit germanique, qui, sous diverses formes, s’est développé et précisé de siècle en siècle, et a fini par s’appeler du nom de panthéisme. La religion des Celtes n’est pas, comme celle des Germains ou des Scandinaves, une grossière philosophie naturelle ou un sauvage anthropomorphisme. Cette religion dépasse la nature, laisse l’homme soumis au sentiment auquel le soumet toute vraie religion, celui de la dépendance, et s’appuie sur la croyance à un monde surnaturel. Elle promet à l’homme des destinées ultérieures qui ne seront pas la continuation vulgaire de la vie actuelle, et, par ses dogmes de la métempsycose, de l’éternité et du progrès incessant de l’âme, elle semble à la fois un écho des grandes doctrines de l’Inde et une préparation du spiritualisme chrétien. Ainsi, chez nos ancêtres, le sentiment religieux, au lieu de se présenter à l’état d’instinct obscur, et d’être déterminé, comme chez tous les peuples barbares, par une admiration, une épouvante ou un étonnement de l’âme faisant effort sur elle-même pour s’expliquer le mystère de la nature, se présente à l’état de croyance, appuyé sur tout un corps de doctrines très complètes, très subtiles et très raffinées déjà ; mais ils n’ont pas seulement le sentiment religieux plus épuré, ils ont aussi l’esprit plus sacerdotal, si nous pouvons nous exprimer ainsi, et attachent une plus grande importance aux fonctions religieuses. Une singulière théocratie s’élève au-dessus d’eux. Les druides sont un collège de prêtres, une hiérarchie ecclésiastique, déjà un clergé. Dans cette société primitive, les dépositaires du pouvoir spirituel ont une plus grande importance que partout ailleurs dans le monde barbare. Ce n’est donc pas à tort qu’on attache aujourd’hui plus de prix qu’autrefois à ces origines celtiques et à cette vieille religion druidique qui nous révèlent bien clairement un fait, à savoir que si nos ancêtres n’avaient pas un sentiment de la nature aussi vif que celui des Germains, ils avaient bien davantage en revanche le sentiment d’un idéal plus dégagé du monde extérieur, plus purement métaphysique et moral.

Lorsque la religion changea, cet instinct théocratique persista et grandit encore en s’épurant. Nulle part les prêtres et les évêques du christianisme n’eurent une prise plus facile sur les populations de l’empire, et lorsque les Barbares se présentèrent en Gaule, c’est plutôt avec ce pouvoir désarmé de la parole divine et du sacerdoce qu’ils eurent à se mesurer qu’avec les lieutenans du pouvoir impérial. La lutte était trop inégale, et les Barbares furent vaincus. Ils furent comme surpris et ensorcelés par des paroles magiques, et montrèrent une soumission, une obéissance, un empressement à suivre les avis et les ordres des évêques et des prêtres qui témoignent à la fois et de la noblesse native de la nature humaine, même barbare, et de l’étendue d’influence du clergé dans la Gaule romaine. Sous cette tutelle religieuse, ils devinrent dès le premier instant ce qu’ils devaient être durant tout le moyen âge, les fils aînés de l’église, les soldats et les lieutenans de Dieu agissant par les armes françaises, comme disent les chroniques du temps : Gesta Dei per Francos. On ne vit point en France ce qu’on vit dans les autres royaumes barbares, en Angleterre et en Italie par exemple, des chefs barbares exerçant un pouvoir indépendant de l’église, résistant à la puissance ecclésiastique, ou s’obstinant avec un sauvage orgueil dans leurs anciennes habitudes de commandement et dans leur rôle de chefs de tribus. Dans les origines de la monarchie française, aussitôt après la mort de Clovis, on sent partout une action indirecte et mystérieuse autrement puissante que la hache et la framée franques, et qui de toutes parts enlace, presse dans un réseau invisible et serré le chaos de barbarie au milieu duquel agonisent les populations. On voit les chefs barbares passer comme des ombres sanglantes, s’agiter, s’égorger, jouer dans tous ses détails leur meurtrière pantomime ; mais ce n’est qu’une pantomime : la pièce véritable, sérieuse, se joue ailleurs. La monarchie française se fonde dans leur personne, mais à leur insu et presque sans aucune participation de leur volonté. Ils règnent et ne gouvernent pas ; des prêtres habiles, des créatures du clergé dirigent à des titres divers cette royauté débile, et malheur à tout ministre hostile au clergé ou représentant de quelque influence contraire à la sienne. Il est sûr d’être écarté, exilé, mis au secret dans un cloître, calomnié jusque dans la postérité la plus reculée, déclaré traître, ambitieux et ennemi de l’état. La France est fondée avec le concours d’une barbarie nominalement puissante, moralement sans empire, et cette barbarie s’étiole et s’énerve rapidement, comme étouffée sous les embrassemens du clergé. Lorsque la première dynastie de cette race conquérante dut céder la place à une famille nouvelle, les talens et l’énergie de ces nouveau-venus ne servirent pas moins bien les vues du clergé que les vices et la faiblesse de leurs prédécesseurs. C’est lui qui leur donna leur raison d’être et détermina la mission qu’ils devraient accomplir : établissement de la puissance temporelle des papes, conversion violente de l’Allemagne, idoles poursuivies et brisées jusque sur les bords de la Vistule et sur les rivages de la Mer du Nord. C’est au profit de l’église et sous l’inspiration de l’église que règnent et combattent les rois carlovingiens ; c’est à son triomphe et à son exaltation qu’ils travaillent. L’œuvre politique de Charlemagne tombe en ruine dès sa mort ; mais sur cette poussière l’église reste debout, vénérée et terrible, unique puissance, pouvant déjà à son gré faire et défaire toutes les autres, comme le prouvèrent les scènes qui accompagnèrent et suivirent la déposition de Louis le Débonnaire et la dissolution de l’empire carlovingien.

L’église ! c’est le grand mot de la France durant tout le moyen âge : désormais leurs destinées sont indissolublement unies. La France et l’église seront souvent en querelle, jamais en guerre ouverte. On se chicanera sur des points de détail, jamais sur une question importante et capitale ; même alors qu’on imposera des entraves à l’église, ce sera en l’aimant et en la conservant grande, en transportant son esprit sur le trône, comme fit saint Louis. Malgré le soufflet de Philippe le Bel à la papauté, lorsque les souverains français résisteront à Rome, ce sera bien moins en leur nom et par jalousie de leur pouvoir qu’au nom de l’église de France et par jalousie de ses franchises et de ses libertés. Ces querelles n’entraîneront point, comme en Allemagne, les graves questions des droits respectifs du pouvoir temporel et du pouvoir sacerdotal ; elles n’entraîneront point, comme en Angleterre, chez le peuple une hostilité sourde qui, un jour ou l’autre, finira par se traduire en une rupture ouverte, et chez les souverains en des résolutions sanglantes, pareilles au meurtre de Thomas Beckett. Les membres de l’église seront bafoués et raillés par les jongleurs et les faiseurs de fabliaux, lorsqu’ils laisseront apercevoir quelques faiblesses humaines en désaccord avec leur caractère sacré et leurs prétentions à la sainteté, mais l’église elle-même sera respectée : inoffensives railleries d’ailleurs, dont on a souvent, je le crois, exagéré l’esprit et la portée, bien moins dangereuses pour l’église que ces interprétations politiques des doctrines chrétiennes qu’Arnaldo de Brescia a prêchées en Italie, que ces sermons mystiques avec lesquels Eckart et Tauler transportent l’âme des populations du Rhin, ou ces prédications évangéliques dans lesquelles un Wicleff attaquera l’organisation ecclésiastique. Au moyen âge, la véritable résistance à l’église en France vient de l’église même et a un caractère tout ecclésiastique. La France est plus orthodoxe que toutes les autres nations, elle est la patrie de l’orthodoxie même. Elle attaque l’église dans ses abus humains et non dans ses principes ; elle lui résiste, non pour un motif impie, politique ou philosophique, mais pour un motif religieux, parce qu’elle ne trouve pas l’église assez religieuse, assez conforme à l’idéal de perfection qu’elle s’est créé. Si la papauté a besoin de secours temporels, l’épée de la France est à son service, et grâce à elle le suprême pontife est assuré de triompher de ses ennemis ; mais si elle a besoin de réprimandes, elles ne lui manqueront pas. Le champion par excellence de l’orthodoxie, saint Bernard, passera sa vie à demander la réforme des abus et à les réformer lui-même ; plus infaillible que la papauté, lorsque l’église sera divisée par les prétentions de pontifes rivaux, sans embarras ni crainte, le grand docteur fera cesser le scandale qui désole le monde chrétien et désignera d’un geste d’autorité le véritable pontife. Cette prétention de la papauté à l’infaillibilité, les docteurs français la déclareront, si cela devient nécessaire, contraire aux traditions et à l’orthodoxie, et la transporteront du pape au concile, et de Rome à l’église universelle. De saint Bernard à Gerson et à Pierre d’Ailly, la France n’a cessé de s’élever contre les abus ecclésiastiques, de demander la réforme de l’église, et cela non dans une pensée hostile encore une fois, mais par intérêt pour l’église, car la France du moyen âge, si prompte à s’élever contre l’injustice et le népotisme des prêtres, est d’une ardeur sans égale quand il s’agit de repousser leurs ennemis ; elle ne les persécute pas, elle les détruit entièrement. Le rationalisme naissant est écrasé dans son germe avec Abailard ; l’audacieuse hérésie des Vaudois est noyée dans le sang et ensevelie sous les ruines d’une civilisation charmante. Jean Gerson et Pierre d’Ailly, de la même main dont ils viennent de signer la déchéance de Balthazar Cossa, signent la condamnation des doctrines de Wicleff et le bûcher de Jean Huss. Tel est l’esprit religieux de la France du moyen âge ; dans ses persécutions comme dans ses cris de réforme, elle n’a jamais en vue que l’orthodoxie. Rien ne l’en fait dévier, ni les abus et les scandales contre lesquels elle s’élève, ni les pentes dangereuses de la rêverie monastique et les excès de la vie contemplative, ni ces sollicitations et ces inquiétudes de l’esprit humain qui remue sourdement avant de s’éveiller tout à fait et pour toujours.

C’est cette prétention permanente à l’orthodoxie qui a fait depuis son origine jusqu’à son déclin l’originalité de l’église française. S’il y a dans la chrétienté une église qui se soit attribué le droit d’infaillibilité, c’est l’église française. « Nous sommes les meilleurs juges de la vérité religieuse, » telle est la parole hardie que semblent répéter de siècle en siècle nos théologiens et nos docteurs depuis saint Bernard jusqu’à Bossuet. Cette prétention a eu deux grands résultats qui remplissent toute notre histoire : elle a donné à la France assez de liberté d’esprit pour empêcher la religion d’y dégénérer jamais en superstition, elle lui en a donné trop peu pour qu’il lui fût possible de rompre avec les vieilles habitudes et d’oublier les vieux enseignemens. Elle a empêché la France de tomber dans l’asservissement spirituel, elle lui a défendu en même temps de se délivrer jamais entièrement de la tutelle ecclésiastique. Elle lui a permis de résister à la papauté et de lui faire la leçon, elle a conservé et préservé contre les attaques les plus furieuses ou les mieux fondées, contre la renaissance, contre la réforme, contre le rationalisme et la révolution française, le catholicisme et les institutions catholiques. Le plus hardi champion de la papauté a senti sans l’expliquer cette prétention, qui lui paraît arrogante et illogique. Dans son livre sur l’église gallicane, il s’étonne de cette tendance à vouloir former une église séparée au sein de la grande unité catholique. « Il n’y a qu’une église universelle, dont le centre est à Rome, s’écrie-t-il ; ce n’est qu’en France que l’on ait entendu parler d’une église nationale. Qui a jamais entendu parler d’une église italienne, d’une église espagnole, d’une église polonaise ? » Cela est très vrai ; mais le raisonnement de M. de Maistre, fondé au point de vue philosophique, est bien léger au point de vue historique. Ce que M. de Maistre reproche à l’église française est précisément ce qui fait sa gloire. Si l’on n’a jamais entendu parler dans les autres pays d’une église nationale, c’est qu’il n’y a jamais eu au sein du catholicisme d’autre église que l’église gallicane qui ait eu une vie propre, qui ait tiré d’elle-même sa sève et ses doctrines, qui ait existé d’une manière indépendante et libre. Toutes ont plus ou moins dépendu de Rome, ont tiré de la ville éternelle leurs doctrines, leur règle de conduite, leur ligne politique, leur mot d’ordre ; toutes ont subi son influence et ont imité son esprit, imitations ou naïves, ou ardentes, ou fanatiques, ou même scandaleuses, et ayant par conséquent une certaine originalité qu’on ne peut nier, mais imitations véritables. Il n’en a pas été de même de l’église de France. Même aux pires époques et sous les influences les plus violentes, elle s’est toujours maintenue indépendante, et s’est réservé le droit de discuter et de rejeter les doctrines qu’on cherchait à lui imposer. Elle s’est toujours attribué une autorité religieuse à côté de l’autorité suprême. En un mot, elle n’a pas été seulement un rameau de l’arbre gigantesque grandi sur les ruines de l’ancien monde ; elle a été elle-même un grand arbre, possédant une vie particulière, tirant de la terre natale la sève destinée à alimenter ses rameaux et son riche feuillage, et cet arbre n’a cessé pendant de longs siècles de fleurir et de reverdir à chaque génération nouvelle avec une abondance surprenante qui témoignait des fertiles élémens du sol généreux dans lequel il plongeait ses racines. Mais sa dernière floraison a été la plus étonnante de toutes. À la veille du jour où la hache devait le frapper mortellement, montrer à nu ses fibres desséchées par la vieillesse, sa carie intérieure et ses cavernes creusées par le temps, la nature sembla réunir toutes ses forces, fit un suprême effort pour résumer dans ce dernier reverdissement d’automne tout le charme et toute la majesté des saisons expirées. On eut ce miracle si inattendu du XVIIe siècle, cette renaissance inespérée du système catholique un siècle après la réforme, et grâce à la France on put croire un instant que l’antique religion allait comme autrefois gouverner le monde, et que le grand schisme du XVIe siècle allait passer comme un mauvais songe. Le protestantisme battit en retraite humblement et presque en baissant la tête, comme s’il eût craint d’affronter tant de majesté ; le rationalisme, qui, sous le nom de système cartésien, venait de naître, fut rapidement absorbé dans les doctrines de l’église et couvert d’un manteau d’orthodoxie ; aucune puissance ennemie ne tint devant elle. Tel fut, résumé fidèle de tout son passé, le dernier grand jour de cette église française, l’institution qui a laissé chez nous les traces les plus nombreuses et les plus indestructibles vestiges.

Dans nul pays, le clergé n’a été autant mêlé qu’en France aux affaires politiques ; dans aucun, il n’a plus gouverné. L’église a été le principe de toutes nos institutions ; elle a été ensuite leur inspiratrice et leur conseillère, elle les a teintes de ses couleurs et marquées de son blason. La seule grande institution de notre pays après l’église est la monarchie, mais elle ne vient qu’en seconde ligne, et on peut dire qu’elle a été formée sur un modèle ecclésiastique, tant son caractère diffère du caractère des autres monarchies. Le dernier grand esprit de l’Allemagne avait remarqué que la monarchie française avait un caractère théocratique, et que nos rois avaient une certaine allure cléricale. Rien n’est plus juste ; quand on parcourt notre histoire, on croit apercevoir toujours étendue derrière le trône la main de ces évêques qui fondèrent et bénirent la monarchie française. Nos rois ne remplissent pas des fonctions, ils exercent un sacerdoce politique. Un roi de France ressemble plus à un pontife qu’à un chef d’état. Il se rapproche plus d’un pape que d’un roi d’Angleterre ou d’un empereur d’Allemagne. Ceux-ci sont bien de purs chefs temporels faits pour marcher à la tête de leurs armées ou pour dicter leurs volontés devant des conseils politiques ; l’épée, la couronne, la main de justice, sont les seuls insignes qui les distinguent. Ils ne veulent d’autre prestige que celui que donnent la possession et l’exercice de la force. Bien différens sont les rois français. Dans leurs qualités comme dans leurs défauts, ils trahissent un caractère formé par une éducation cléricale. À quelques exceptions près, ils ne se soucient point de batailler et de combattre comme les souverains germaniques. Bons généraux et mauvais soldats, ils frappent par leur intelligence beaucoup plus que par leur héroïsme. Les vaillantes prouesses, les beaux faits d’armes, les exploits chevaleresques ne sont pas leur affaire, et le grand Philippe-Auguste pourra paraître peu brillant à côté d’un Richard au cœur de lion et d’un Frédéric Barberousse. Les rois chevaliers et hommes d’armes, les héros ne nous ont d’ailleurs jamais porté bonheur ; nous en avons eu deux, le roi Jean et François Ier, et leurs grands coups d’épée ont failli avoir pour tout résultat de tuer à jamais la France. Rusés, patiens, politiques, temporisateurs comme des prêtres, les rois français ont remplacé le prestige que donne la force par le prestige que donne la majesté. Ils sont imposans, et leur plus grand souci est de travailler à l’être ou à le paraître. Autre contraste, la monarchie française est la seule qui ait eu la prétention d’être une monarchie à la façon biblique. Le roi s’attribue un pouvoir patriarcal. Il n’est pas le chef de ses sujets, il en est le père, et il réclame d’eux l’obéissance et la docilité que le père réclame de ses enfans. Les théories de pouvoir paternel, protecteur, qui partout ailleurs n’ont eu qu’un sens utopique, ont toujours eu en France une quasi réalité. Les utopies de Thomas Morus et d’Harrington n’expriment que des chimères individuelles, nées du dégoût de la réalité ; mais Salente exprime encore autre chose que les chimères de Fénelon, elle exprime une des tendances les plus marquées de l’esprit français, la tendance à la tyrannie débonnaire, à l’autorité facile, à la justice indulgente, toutes choses qui répondent à un idéal de gouvernement ecclésiastique, et qui ont été l’idéal du gouvernement de l’église à toutes les époques, depuis les apôtres jusqu’aux modernes jésuites et à leur république du Paraguay. Partout ailleurs enfin les doctrines du droit divin ont été considérées comme des innovations scandaleuses et se sont produites fort tard. Lorsque le chimérique Jacques Ier mit en avant ses prétentions au pouvoir divin, la politique Angleterre recula d’épouvante devant ces théories bénignes ; mais moins de cinquante ans après lui, Bossuet les formulait en France, dans un livre majestueux qui ne blessa personne et qu’aujourd’hui encore, après les déclarations des droits de l’homme et cinq ou six constitutions déchirées, nous lisons sans étonnement et sans colère, tellement ces théories sont conformes à nos instincts secrets, sinon aux idées que nous avouons. Cette doctrine du droit divin, qui consacre l’alliance du pouvoir sacerdotal et du pouvoir politique, qui imprime à la royauté un caractère religieux, est pour ainsi dire une des traditions de l’esprit français, et s’y est toujours maintenue obscurément et d’une manière latente. Nous n’avons pas poussé la superstition jusqu’à faire du roi une émanation de Dieu, mais jamais nous n’avons consenti à voir en lui un pur chef d’état. Nous lui avons toujours attribué un pouvoir mystérieux, un certain don des miracles, et l’infaillibilité que nous avons refusée quelquefois au pouvoir religieux, nous l’avons accordée et nous l’accordons sans trop de peine au pouvoir politique. Telle apparaît la monarchie française, l’unique pouvoir sérieux que la France ait jamais eu en dehors de l’église. Quoique séparée de l’église, elle s’est formée à son ombre, elle en porte la marque, elle en parle la langue. Si quelque chose rappelle sous une forme moderne les antiques monarchies orientales, émanations des théocraties, c’est bien la monarchie française.

Cette influence théocratique a été bien plus forte encore sur la noblesse française. Notre aristocratie semble n’avoir jamais eu de libre arbitre. Si elle songe à se rendre indépendante de la royauté, elle n’a jamais songé à se rendre indépendante de l’église, et c’est en partie à cette raison qu’elle a dû la mauvaise fortune de ne jamais devenir une classe politique. Nos rois, malgré leur titre de fils aînés de l’église, et quoique serrés de près par le subtil réseau de l’influence ecclésiastique, ont su résister à l’église et maintenir leur pouvoir séparé du sien. La royauté a su vouloir malgré l’église et contre l’église ; notre noblesse n’a jamais voulu que ce que voulait l’église. Elle a vécu, agi, combattu sous l’égide sacerdotale ; les actes les plus brillans de son existence et les taches les plus sanglantes de son histoire, elle les doit à l’inspiration du clergé. Elle a marché d’un élan sans égal aux croisades, elle s’est laissé mener sans répugnance au massacre des Albigeois. Nos nobles, si fiers, si brillans, si prompts à l’oppression, si détestés du peuple et des petits (ce que l’on ne rencontre dans aucun autre pays), n’ont été que les serviteurs et les exécuteurs des hautes œuvres du clergé. Vous rencontrez leur main et leur épée dans toutes les persécutions religieuses. Une fois ils ont eu l’occasion de se débarrasser de cette tutelle ; ils l’ont dédaigneusement laissé passer. Lorsque la réforme éclata, ils pouvaient, en adoptant le protestantisme, cesser d’être ce qu’ils avaient toujours été, de purs soldats, inutiles partout ailleurs que sur des champs de bataille. Ils pouvaient devenir une classe politique. Tout le leur conseillait, et l’exemple des aristocraties du Nord, et leur propre turbulence, et leurs propres convoitises. Ils laissèrent passer cette occasion unique, qui ne pouvait plus se représenter ; un petit nombre adopta la réforme, mais le grand nombre, après un moment d’hésitation, resta fidèle à la vieille cause. De même que leurs ancêtres n’avaient eu aucun scrupule de massacrer, pour plaire au clergé, leurs propres frères en chevalerie, les compagnons d’armes de Raymond de Toulouse et de Roger de Béziers, ils n’eurent alors aucun scrupule de massacrer les nobles protestans et d’aller se confondre dans les rangs de la ligue avec la populace des sacristies et les bourgeois des confréries, car la puissance du clergé sur la noblesse a été telle qu’elle a pu rompre le lien puissant qui réunit les aristocraties, la solidarité. Les destinées de la noblesse ont donc été enchaînées à l’église par les nœuds les plus étroits, nobles et prêtres ont partagé la même fortune bonne et mauvaise, comme le font les maîtres et les serviteurs d’une grande maison. Ils ont triomphé ensemble, périclité ensemble, et ont disparu le même jour. La dernière grande campagne du clergé, la guerre de Vendée, a été la dernière campagne de la noblesse française. Cette alliance, ou pour mieux dire cette servitude, a été tellement forte qu’elle dure encore.

C’est sur la noblesse française que cette influence sacerdotale a eu les conséquences les plus funestes, et cependant nous n’oserions prononcer un jugement trop sévère. De même qu’elle a imprimé à la monarchie un caractère quasi pontifical, elle a donné à la noblesse féodale un plus grand désintéressement des réalités politiques et un goût plus vif des choses du pur esprit. Chez les autres peuples, le féodal est un personnage dur, égoïste, anarchiste, prompt à venger ses insultes ou à prendre les armes pour augmenter son bien du bien d’autrui, lent à se mettre en mouvement s’il s’agit d’une affaire d’intérêt général ou d’une entreprise qui ne le touche pas directement, brutal comme un soldat et processif comme un légiste, populaire cependant (et c’est par là qu’il se rachète de ses vices) en ce sens qu’il est aussi grossier que ses vassaux, qu’il les tyrannise avec cette familiarité toujours chère à la populace, et qu’il n’y a entre eux et lui d’autre différence que celle du commandement à l’obéissance. La noblesse féodale française a exactement les mêmes défauts, sauf la grossièreté et la familiarité populaires. De très bonne heure elle a eu une éducation différente de celle de la nation, de très bonne heure elle a eu une grande supériorité d’intelligence et de manières, et c’est, je crois, à ses rapports très intimes avec le clergé et à son attachement pour lui qu’elle doit ce caractère. Le clergé lui a insufflé son esprit, qui peut être dangereux parfois, mais qui n’est jamais grossier ; il l’a chargé de ses causes, qui peuvent être oppressives, mais qui ne sont jamais vulgaires. De là une certaine allure réellement noble, une véritable élévation d’âme qui charment et attirent au milieu de la rude société qu’elle tyrannise. Cette supériorité réelle de la noblesse sur le reste de la nation s’est maintenue longtemps, et lui a permis à plusieurs reprises d’exprimer, aussi complètement qu’il est possible de le faire dans les conditions de la terre, les chimères idéales de son époque. Les nobles français ont eu au plus haut degré le génie de l’impraticable et le goût des belles choses inutiles ; artistes en guerre, en amour, en politique, en mondanités, ils ont réalisé le programme romantique : faire de l’art pour l’art. Jamais un vulgaire but politique ne les préoccupe, jamais ils ne cherchent un résultat banalement pratique ; ils sont héroïques pour le plaisir de l’être, et parce que l’héroïsme est une vertu qui sied bien à un gentilhomme. Point de passions amoureuses et politiques, cela est trop naturel et trop populaire, mais une galanterie raffinée, exquise, et dans l’intrigue une souplesse et une dextérité inexprimables. Ils vivent et se meuvent avec aisance dans le monde des superfluités élégantes, et tel est leur amour pour elles, qu’ils jugent tout exclusivement au point de vue de la grâce ; les vertus humaines ne les préoccupent qu’autant qu’elles sont susceptibles d’avoir une tournure élégante, et ce sont les seuls qui aient eu le talent d’élever certains vices à la hauteur de vertus véritables.

Si l’idéal constitue, ainsi que nous l’avons dit, le génie français, notre noblesse représente bien certaines parties de ce génie. Nous lui devons une chose très noble, la chevalerie, une chose charmante, la politesse. La chevalerie, idéal poétique du moyen âge, a été en France, et en France seulement, une demi-réalité. Si nos rois brillent plus par la majesté et l’habileté politique que par l’héroïsme militaire, nos nobles féodaux en revanche éclipsent ceux de tous les autres pays par leur bravoure et leur audace. Ils rendent au loin le nom de Franc synonyme de chrétien et d’Européen ; l’éclat qu’ils jettent est tel que les peuples résument en eux toute une religion, toute une moitié du monde, et la vie de vingt nations différentes. Normands et Flamands, Languedociens et Provençaux, les chevaliers d’origine française sont les seuls qui répondent à peu près à cet idéal de vie aventureuse, de vaillance, de courage désintéressé ou de sainteté militaire que réveille en nous le nom de chevalerie. En tenant compte de la distance qui sépare toujours les actes accomplis de l’idée qui leur donna naissance et le type réalisé du type idéal, on peut avancer sans crainte que nos chevaliers se sont approchés, aussi près que le permettent les conditions humaines, de la perfection chevaleresque. Ce sont eux qui ont décidé ce grand mouvement des croisades qui, pendant deux siècles, devait être la chimère idéale des nations, le rêve poursuivi par toutes les grandes âmes, et, mieux que tout cela, le moyen de satisfaction de tous les instincts élevés de l’humanité. Les autres peuples hésitèrent avant de se lancer à la poursuite de cette grande aventure ; Anglais, Allemands, Hongrois, Italiens, entrèrent successivement dans le mouvement comme entraînés par l’exemple ; mais l’exemple lui-même vint de la France. Là, nulle hésitation, nulle lenteur, nulle prudence, mais un grand élan spontané, unanime, désintéressé. Jamais chevalier du saint Graal ne s’est mis à la poursuite du temple mystérieux l’âme plus enivrée d’espérances infinies, l’imagination plus éprise de dangers à vaincre et de princesses captives à délivrer, que nos chevaliers de la première croisade marchant à la conquête du saint sépulcre. Dans un instant unique, ils dépassèrent tous les exploits imaginaires des poèmes chevaleresques, et éclipsèrent les noms des chevaliers fabuleux de la fabuleuse Table-Ronde ou de la cour apocryphe du Charlemagne légendaire. La piété sincère, la ferveur religieuse de Godefroy de Bouillon font paraître bien froides les sentimentalités dévotieuses des chercheurs du saint Graal, et les exploits de Tancrède et de Bohémond sont plus poétiques dans leur réalité que ceux de Lancelot ou de Tristan. Si la chevalerie réveille en votre esprit plutôt des idées d’aventures, de surprises imprévues, de fortunes magiques, que des idées de piété religieuse ou d’héroïsme guerrier, la France du moyen âge vous offrira encore dans les personnes de Robert Guiscard et de Roger, et des ducs de Trébizonde ou d’Athènes, compagnons du comte-empereur Baudouin, des types propres à satisfaire les exigences de votre imagination. Sous quelque aspect qu’on envisage la chevalerie, c’est la France qui en a fourni l’expression la plus complète, car c’est sur son sol seulement qu’elle a été autre chose qu’un beau rêve et une brillante chimère.

Il y a mieux, cet idéal lui-même appartient à la France, qui en a fait don à l’Europe entière. Cette France si peu féodale cependant, c’est elle qui a donné la première le modèle le plus achevé des institutions féodales, et qui a fait de la chevalerie leur couronnement. C’est par la France que les autres peuples ont connu la chevalerie : nos Normands français la transportèrent en Angleterre au milieu des rudes Saxons, qui eussent été incapables de la trouver dans leurs instincts farouches, et ils en couvrirent comme d’une guirlande de myrtes les sauvages trophées de la conquête. La réalité sombre de leurs exactions et de leurs violences nous apparaît et fut en effet voilée sous les splendeurs de cet héroïsme brillant, inconnu jusqu’alors aux populations conquises. Tout ce que l’Angleterre eut de chevalerie depuis le Plantagenet au cœur de lion jusqu’au prince Noir, la France peut le revendiquer comme lui appartenant. Elle brilla aussi, cette chevalerie française, au milieu des pâters de Sicile et sur les bords du golfe de Naples, et l’empire d’Orient la vit passer comme un éblouissant météore, comme un pittoresque tournoi. C’est en France que le code réel, la règle de la chevalerie, a été écrit. La langue d’oil était la langue vulgaire de la plupart des chevaliers de l’Europe, et la France fournit encore à la chevalerie européenne tout entière sa langue littéraire. C’est dans la langue d’oc que tous, sans exception, exprimèrent les soucis de leur âme, leurs préoccupations amoureuses, la partie idéale de leur vie en un mot. La France enfin a donné à la chevalerie sa littérature et les élémens mêmes de cette littérature. Les poèmes chevaleresques sont une des créations de l’esprit français ; ils nous appartiennent en entier, et comme conception et comme composition. Nous avons fourni le modèle de cette littérature que l’Europe a imitée à l’envi pendant plusieurs siècles, et les poètes de tous les pays ont chanté les exploits de héros étrangers et ennemis de leur race. Les deux sources légendaires auxquelles nos poètes nationaux et leurs rivaux des autres pays ont puisé sont françaises. La légende de Roland et des pairs de Charlemagne est la poésie d’un passé historique exclusivement français, et la légende du roi Arthur et de la Table-Ronde n’est-elle pas comme un ressouvenir obscur de nos origines ? Ainsi cette fleur idéale du moyen âge, la chevalerie, est née et a grandi en France ; c’est là qu’elle a répandu ses plus odorans parfums, c’est de là que sur l’aile du vent des orages et des violences féodales elle a transporté ses semences dans tous les pays, dans la brumeuse Angleterre, dans la barbare Allemagne, dans la mercantile Italie, jusque dans l’Espagne musulmane et dans le petit Portugal, création d’un chevalier français.

Cette chevalerie mourut rapidement dans tous les pays de l’Europe. Chaque peuple, arrivant tour à tour à la conscience et à la possession parfaite de son originalité, abandonna cette imitation étrangère ; mais elle était tellement un produit de notre génie national, qu’elle ne mourut chez nous qu’avec une lenteur étonnante, et qu’on en peut suivre la décrépitude maladive et les infirmités à travers les âges, jusqu’au siècle de Louis XIV. Elle râle dès la fin du XIIIe siècle, mais elle a de merveilleux retours à la santé, et sa vitalité est tenace. Elle épuise toutes les formes possibles avant de quitter la vie ; après avoir été une religion, elle devient une dévotion, puis une mode, puis un doux regret. Après avoir été l’idéal des vaillans et des nobles, elle devient la chimère des sots et des fous. Enfin, lorsqu’elle est bien morte, et que son nom même est oublié, elle trouve dans sa mort un nouveau principe de vie. Elle prendra une nouvelle forme, et les hommes lui donneront un autre nom, mais ce sera toujours elle qui cachera sa résurrection sous ses nouveaux déguisemens. Le même effort spontané, le même esprit d’ardeur élevée, le même idéal exalté vont se retrouver par miracle, à la fin du XVIIIe siècle, chez des fils de bourgeois et de paysans. Que disais-je donc que la chevalerie était l’œuvre de la noblesse française ? Nos nobles en ont été les représentans uniques pendant de longs siècles, ils en ont été une des expressions matérielles et de fait ; mais l’idéal lui-même de la chevalerie, dégagé de toute représentation extérieure, n’appartient à aucune caste : il est profondément populaire, il est sorti de l’âme et des instincts de la nation. Rien ne fait mieux comprendre que certaines scènes de la révolution combien la chevalerie est une création instinctive du génie national, et non l’apanage enviable d’une classe privilégiée. L’élan de la première croisade n’a rien de plus beau ni qui fasse plus d’honneur à la nature humaine que le mouvement des fédérations, les enrôlemens volontaires, la première victoire à Valmy, — scènes, dit un illustre étranger, que les dieux ont pu contempler avec joie, et qui ont pu leur donner une grande idée de leur ouvrage. Un historien contemporain remarque que sur le déclin de la féodalité, au XIVe et au XVe siècles, les bourgeois que le hasard ou la fortune élevait à la noblesse se transformaient avec une rapidité singulière ; mais plus étonnante encore est la facilité avec laquelle ces conscrits de 92, fils de cabaretiers, ménétriers, marchands de mules, se transformèrent en nobles et en rois. N’y a-t-il pas dans cette facilité de transformation quelque chose qui indique que l’aptitude chevaleresque n’est pas chez nous propre exclusivement à une classe, et qu’elle est une des aptitudes de la nation ? Nos mœurs et nos préjugés constatent ce don spécial. L’égalité que nous nous flattons d’avoir fondée n’est pas encore bien passée dans nos mœurs ; mais il est un point sur lequel elle est complète : nous ne reconnaissons ni supérieurs ni inférieurs devant une injure, et le droit de demander réparation des offenses est reconnu au plus humble individu. Ce détail de mœurs, auquel peu de personnes peut-être ont donné l’attention qu’il mérite, m’a toujours paru faire le plus grand honneur à notre nation ; il témoigne de la présence d’un élément chevaleresque dans l’esprit français, et indique que nous ne croyons pas aux âmes roturières et incapables de jouir des privilèges de la vaillance et de l’honneur,

La chevalerie, ai-je dit, est un des élémens indestructibles de l’âme française, et à travers mille transformations elle s’est continuée et se continue encore de nos jours. Où ne la retrouverait-on pas ? La politesse française, par exemple, que notre noblesse du XVIIe siècle a représentée avec un charme si puissant et si vrai qu’il nous saisit encore aujourd’hui, à deux cents ans de distance, et nous fait pardonner à cette noblesse tant de défauts trop réels, son inexcusable sécheresse de cœur, sa froide férocité, son manque absolu de pitié et de sympathie humaine, — cette politesse française est comme le dernier écho des âges chevaleresques. Les lois et les devoirs de courtoisie que les trouvères du moyen âge assignaient au chevalier sont encore, à quelques nuances près, les lois et les devoirs de ce qu’on appelle au XVIIe siècle l’honnête homme et le galant homme. La politesse française a un caractère particulier qui la distingue de la politesse des autres pays : c’est la plus impersonnelle, la plus abstraite, la plus métaphysique de toutes ; elle ne tient pas à un charme individuel, elle n’est pas inséparable de telle ou telle personne ; elle est une chose en soi, une sorte de type idéal extérieur à la société, et sur lequel cette société se conforme. On la contemple comme une œuvre d’art, on l’étudié comme un système. Elle a été pour nos pères une des occupations les plus importantes de l’existence. Une émulation étrange de courtoisie, de galanterie, de raffinemens d’esprit, tel est le spectacle piquant que donne la société du XVIIe siècle. L’esprit français s’est porté pendant un moment vers ces choses légères avec l’ardeur qui le distingue, les a comme usées en les perfectionnant, et les a rapidement élevées à la plus grande beauté qu’elles puissent atteindre. Dans cet idéal (c’en est un véritable) sont entrées bien des choses charmantes. La politesse française n’a pas été autant un dégrossissement laborieux de notre nature qu’une sorte d’ouvrage aimable, un peu artificiel, composé par des âmes éprises de délicatesse, une combinaison, un miel tiré des fleurs les plus rares. L’élément principal de cet amalgame est le vieil esprit chevaleresque, non pas dans ce qu’il a eu de passionné et d’ardent, mais dans ce qu’il lui restait à son déclin de douceur sénile et de noble enfantillage. À cet esprit, la renaissance a ajouté ses chimères pastorales et mythologiques, ses mascarades de princesses bergères et de princes pasteurs, tout ce qui dans cette politesse enfin est la part de l’imagination. La galanterie a été fournie par l’Espagne ; on lui a retiré tout ce qu’elle avait de trop violent, de trop excessif ; on l’a faite bienséante, et on lui a assigné pour rôle d’être non plus l’expression d’un cœur passionné, mais le délassement d’un honnête homme. L’esprit de conversation est venu de l’Italie, dont on a raffiné les concetti et revêtu les lazzis provoquans d’un costume décent. Ainsi s’est formée la politesse française comme une sorte de bouquet arrangé par des mains artistes : c’est la perfection dans l’artificiel, c’est l’idéal de la convention ; mais c’est positivement une chose idéale, et qui méritait de tenir la place qu’elle a tenue dans la vie de nos pères.

Voilà les institutions qui ont reflété la vie de la vieille France jusqu’à une époque très rapprochée de nous, car la jeune France est de date récente, et sur sa physionomie encore indécise on peut surprendre bien des traits de ressemblance avec l’antique portrait national. Je dis que ces institutions reflètent la vie de la France, et ces paroles doivent s’entendre dans un sens non métaphorique, mais strictement littéral. Mieux que les mœurs, elles expriment tous les grands instincts de l’âme française, et même elles les expriment seules. L’église, la monarchie, la noblesse, tiennent une très grande place dans l’histoire de la France ; la vie du peuple en tient une très petite. Il n’y a rien de remarquable dans la manière de vivre du peuple en dehors de ces grandes manifestations du génie national. L’existence ordinaire ne dépasse pas, chez nous, une honnête moyenne de vulgarité, et ne laisse rien deviner de ces instincts brillans que nous avons essayé d’analyser. La vie pratique, obscure, de tous les jours, n’est jamais entrée, dirait-on, dans les préoccupations de l’esprit français, et ce dédain ou cette insouciance du terre à terre a empêché l’originalité populaire de se dégager aussi vivement que dans les autres pays. Nous ne savons pas, comme les Anglais, extraire de la réalité grossière et des objets à portée de notre main la poésie qu’ils contiennent ; notre vie de famille est terne, et n’a pas cette douceur intime qui prête tant de charme à la vie domestique allemande. Les objets familiers n’excitent pas notre intérêt ; une cabane reste pour ses hôtes une habitation peu comfortable, le travail de chaque jour est une chaîne que la destinée nous condamne à porter. Il serait donc inutile de chercher dans nos mœurs de la vie ordinaire, comme nous le faisons pour les autres pays, une expression de notre génie. Si jamais mœurs populaires ont été plates et sans couleur, ce sont nos mœurs populaires ; mais ce fait est encore une confirmation de la thèse que nous soutenons. Le Français supporte, mais n’aime pas la réalité. Il subit la vie qui lui est faite, sans réagir contre elle pour l’embellir et la parer. Il se laisse emmaillotter par elle dans les liens de la routine ; il sépare son imagination des choses qui l’entourent. Il fait deux parts de sa vie, une part pour l’habitude, une part pour ce que j’appellerai l’utopie, faute d’un meilleur mot. Il étouffe et s’étiole dans la vie calme ; pour qu’il se retrouve lui-même, il lui faut les émotions inattendues, les brillans spectacles, les fêtes nationales, l’agitation bruyante. Alors il respire là où d’autres étouffent, et dans cette vie d’un moment, factice, exceptionnelle, fiévreuse, il reconnaît l’image fugitive de la vie qu’il aurait voulu mener. De là l’amour du Français pour les pompes extérieures du pouvoir, pour les parades militaires, pour toutes les charges et voltiges politiques et guerrières, pour les bruyantes émeutes et les répressions non moins bruyantes de ces émeutes. La vie politique et civile n’a peut-être été si faible en France que parce qu’elle présente au premier aspect trop de ressemblance avec la vie ordinaire ; elle demande la même lenteur, la même patience, le même courage uniforme et ennuyeux. Ce dédain de la vie vulgaire, cet amour des spectacles et des pompes, nous ont fait juger avec une sévérité méritée, mais qui, je crois, frappe à côté du vice réel. On l’a appelé vanité française, gloriole militaire, légèreté, étourderie de caractère ; je crois qu’il faudrait l’appeler plutôt dépravation du sentiment de l’idéal et impatience fiévreuse de la vie réelle.

Le peuple tient donc dans notre histoire beaucoup moins de place que les institutions, mais il a sa place cependant, une très glorieuse et à tous égards très surprenante. Nous avons dit que la vie vulgaire était terne en France, et que la vie exceptionnelle, au contraire, y était très brillante ; le même contraste se reproduit dans l’histoire politique. Le rôle politique du peuple n’a pas de marche régulière, ou du moins cette marche régulière n’a rien qui pique l’intérêt ; le peuple n’a qu’un rôle exceptionnel, mais celui-là surprend l’admiration. Ne parlez pas au peuple français d’intérêts mesquins, de petites intrigues, de luttes restreintes dans d’étroites limites ; il ne se dérange pas pour si peu. La nation reste inerte et muette devant ces querelles, comme si elle n’en était pas l’enjeu même. Le peuple semble ne comprendre que les grands intérêts et les grandes questions ; alors il se lève avec une spontanéité et une unanimité incomparables. Si la parole du précurseur : vox populi, vox Dei, a été réalisée quelque part, c’est en France. Le peuple remplit dans notre histoire une sorte de rôle providentiel, et vient mettre à néant toutes les combinaisons de ses ennemis et toutes les inductions de la sagesse humaine. Ce peuple, qui a toujours eu moins de moyens d’information que tous les autres peuples, moins de curiosité politique, qui n’a jamais eu le courage de défendre ses droits pied à pied, qui n’a jamais ressenti les salutaires terreurs que donnent à toute nation sage les empiétemens sans importance immédiate, apparaît souverain irrésistible dès que sa cause semble désespérée, et sa ruine près de se consommer. Alors il répare en un instant les maux quelquefois séculaires que sa paresse et son indifférence ont laissé grandir outre mesure. Ses apparitions ont un élan, une unanimité, une spontanéité tels qu’elles peuvent à bon droit s’appeler miraculeuses et idéales. Il en est ainsi de son apparition à la fin des guerres anglaises, lorsqu’il s’incarna et se résuma tout entier dans la personne de Jeanne d’Arc ; il en est ainsi de son unanimité à la fin du XVIe siècle, lorsqu’une opinion publique longtemps partagée, si bien partagée que les meilleurs esprits avaient peine à reconnaître où elle était réellement, se prononça nettement, de manière à ne laisser aucune ressource à l’esprit de faction ; il en est ainsi de ce frisson électrique qui parcourut toute la France en 1789, de cet élan avec lequel la nation s’engagea dans ses nouvelles destinées et mit fin à un passé longtemps aimé et longtemps méprisé. Jamais pareils souffles populaires n’ont passé sur aucun pays, et n’ont mieux déconcerté les projets des ambitieux et la vaine sagesse des sages. À chacun de ces mouvemens, les politiques et les puissans ont dû courber la tête, et ont senti comme le prophète passer le souille de l’esprit.

Voilà la nation française prise en masse, telle qu’elle a toujours été : patiente, résignée, supportant la réalité sans l’aimer, et même sans songer à lui demander toutes les joies et toutes les consolations qu’elle peut offrir, paresseuse à défendre jour par jour ses droits, indifférente pour tous les intérêts mesquins, ignorante de cette maxime, qu’il n’y a pas de petit intérêt, peu curieuse des choses qui ne peuvent pas enflammer son imagination ou exciter son admiration, mais toujours heureuse d’être arrachée pour un moment à sa vie ordinaire, d’assister à un beau spectacle, de participer à un acte plein d’éclat, et se réveillant aux heures de crise suprême avec une énergie, une certitude d’elle-même, une confiance quasi religieuse en ses destinées, qui surpassent les vertus des autres peuples. Ces réveils de l’esprit français sont toujours redoutables, et se sont multipliés singulièrement de nos jours, tandis qu’autrefois ils n’éclataient que lorsque le danger ou le mal avait comblé toute mesure. Il ne faut point trop médire de la fréquence de ces mouvemens, car ils indiquent que la France est plus en possession d’elle-même qu’elle ne l’était autrefois. La France n’a jamais eu d’éducation politique, et son seul talent en cette matière a toujours été de se sauver elle-même et de réparer ce que sa paresse avait laissé faire. Aujourd’hui elle est moins patiente, et on peut sans paradoxe regarder cette impatience comme une preuve du progrès de l’esprit public. La France, dans ses mouvemens périodiques, dont quelques-uns ont été si malheureux, se montre fidèle à son passé : n’ayant jamais témoigné de son existence politique que dans ces heures de surexcitation, elle continue à être ce qu’elle a toujours été. C’est une manière de faire son éducation, bizarre et dangereuse sans doute, mais tellement conforme à son génie et à son histoire passée, qu’on peut dire sans exagération que ce n’est qu’ainsi que la France prendra entière possession d’elle-même. Plus la fièvre se régularisera, moins elle sera intermittente, et plus cette éducation sera complète. Bien des années s’écouleront encore avant que cette surexcitation anormale se soit régularisée en une agitation incessante et salutaire ; mais si ce phénomène peut jamais s’accomplir, jamais vie politique n’aura été plus féconde, plus variée et plus émouvante que ne le sera celle de la France de cette époque. En attendant, je conseille à tous les gouvernemens de se méfier de ces réveils de l’esprit français, car ils sont plus fréquens que par le passé, et la force de l’habitude, qui fit la longue sécurité du pouvoir monarchique, s’est beaucoup usée depuis soixante ans.

Ainsi il ne faut chercher le génie de la France ni dans l’originalité de ses mœurs populaires, qui ont été de tout temps un peu effacées, ni dans sa vie politique, qui a toujours été intermittente et fiévreuse, et cependant là encore nous avons pu retrouver quelques traits de ce génie. Si les mœurs du peuple français manquent d’originalité, son esprit est des plus remarquables, et si son expérience politique a été faible, son activité intellectuelle a été immense. C’est par là qu’il doit être jugé. Le Français peut abdiquer ses droits et se tenir à l’écart des affaires qui touchent ses intérêts, mais jamais il n’a renoncé et ne renoncera, je l’espère, à ses droits de citoyen du royaume de l’esprit. Le droit d’initiative auquel il renonce si facilement dans la vie pratique, il l’exerce avec audace dans les choses de l’intelligence. Toujours on l’a vu, passionné pour des théories et des systèmes, raffiner sur les idées qui lui étaient familières, chercher de nouvelles combinaisons intellectuelles, découvrir de nouveaux horizons philosophiques. Les littératures de tous les autres peuples offrent des lacunes ; elles jettent un moment d’éclat, et puis s’éteignent pour renaître quelques siècles plus tard, ou même pour ne plus renaître du tout ; elles subissent en quelque façon le sort de tous les êtres animés qui ont une existence bornée, et dans cette existence deux ou trois courtes périodes de rayonnement ; elles sont le produit de la vie nationale, qui, à un moment donné, rassemble toutes ses forces pour donner une expression complète d’elle-même. La littérature française n’offre aucun de ces caractères. C’est un phénomène particulier dans l’histoire générale des littératures : elle n’a pas de lacunes, et depuis le XIIe siècle jusqu’à nos jours il n’y a pas eu chez nous un instant d’interruption dans le mouvement des esprits. Il n’y a pas non plus, quoi qu’on dise, d’époque qui résume plutôt qu’une autre la vie intellectuelle de la nation. Toujours variée et toujours changeante dans ses évolutions, cette littérature procède par métamorphoses, par contrastes, et se donne à elle-même un continuel démenti. À la littérature chevaleresque succède la littérature des fabliaux, qui en est la contre-partie. La riche littérature du XVIe siècle, hardie et tumultueuse, ne laisse en rien pressentir la littérature orthodoxe de l’époque de Louis XIV, qui elle-même a eu pour héritière l’hétérodoxe littérature du XVIIIe siècle, avec ses impiétés et sa philanthropie passionnée. Notre littérature, à toutes les époques, a été plutôt un libre produit de l’activité des esprits qu’un produit spontané et fatal des instincts nationaux, et elle participe ainsi des privilèges de l’intelligence, la liberté, le mouvement, la durée, l’incessant rajeunissement. Elle présente l’image d’une âme en travail sur elle-même, croyante à certaines heures, sceptique à certaines autres, s’épuisant en combinaisons ingénieuses qu’elle brise aussitôt qu’elle en a découvert le côté défectueux, tandis que les autres littératures présentent plutôt l’image de l’alchimie de la nature, qui procède par amalgames, affinités fatales, et qui épuise la matière et le temps pour former une création qui ne durera qu’un jour. Il y a de l’analogie entre le plaisir que font éprouver les œuvres littéraires des autres pays et le plaisir que fait éprouver la vue d’un beau paysage ou la contemplation d’un beau visage humain ; mais la littérature française ne traîne après elle aucune enveloppe de chair et de sang, et le plaisir qu’elle procure ne peut être senti que par l’intelligence. C’est la littérature du pur esprit, et sa grande préoccupation a toujours été la défense des droits de l’intelligence. De là vient qu’elle a été considérée à juste titre comme une des armes principales du progrès moderne.

C’est ici que le génie français prend sa revanche sur le génie des autres nations. Sa littérature a été un outil d’affranchissement spirituel plus puissant peut-être que ne l’aurait été l’initiative politique du citoyen. En restant dans la région des pures idées, elle n’a jamais été tenue à ces compromis auxquels oblige la vie politique. Libre dans le libre empire de l’abstraction, n’ayant aucune concession à faire, aucune réalisation immédiate à obtenir, se présentant avec innocence comme un pur délassement de l’intelligence, comme un noble amusement, elle a pu sans gêne formuler les théories les plus hardies, énoncer les principes les plus absolus, se permettre tous les excès de la logique. Aucune difficulté ne l’arrêtait dans ce domaine des abstractions sans corps si différent du domaine compliqué des réalités. Notre littérature passe pour pratique, parce qu’elle a toute l’activité du pur esprit, et surtout parce qu’elle n’est pas un produit passif de la vie nationale, un miroir aimable et poétique des mœurs populaires ; en réalité, elle est extrêmement abstraite, idéale et utopique. Elle est cependant pratique en ce sens qu’au lieu d’être comme partout ailleurs une conséquence des faits antérieurs, elle a toujours été un principe des faits à venir ; elle est pratique encore en ce sens que les sujets favoris sur lesquels elle a aimé à s’exercer sont ceux des constitutions politiques, des principes du gouvernement, de la discipline religieuse, des pouvoirs respectifs des sociétés laïque et ecclésiastique, des droits primitifs et inaliénables de l’homme, du mécanisme des institutions, du mensonge social. Seulement dans ces sujets de polémique elle n’a porté ni la modération ni la mesure et la circonspection qui distinguent l’esprit pratique. Les principes vrais ou faux qu’elle expose ont la rigueur géométrique. Pratique par les sujets qu’elle traite, notre littérature est essentiellement idéaliste par la manière dont elle les traite. Si la réalité ne peut s’accommoder de ses principes absolus, tant pis pour la réalité ! Périssent les colonies plutôt qu’un principe et le monde plutôt que la justice ! On pourrait reprocher sans doute à cet esprit bien des défauts ; en somme, le bien l’emporte sur le mal. C’est par cette activité intellectuelle que la Fiance a racheté cet abandon d’elle-même auquel elle s’est trop laissée aller dans la vie politique, c’est par là qu’elle s’est sauvée de la servitude. Sa littérature a tenu ferme et bon dans cette citadelle inaccessible de l’esprit où elle s’est logée, et où elle n’a eu à craindre ni compromis, ni concessions ; elle a arboré d’une main sûre le drapeau des droits de la conscience, elle a élevé au-dessus du temps et de l’espace, au-dessus des tyrannies passagères avec lesquelles elle a refusé de traiter, et des ignorances populaires qu’elle n’a pas voulu reconnaître, les droits éternels du genre humain.

Ce génie abstrait et idéal, qui se refuse avec tant d’obstination aux compromis, qui ne veut point reconnaître les nécessités des faits existans, aurait été très stérile dans tout autre pays, et n’aurait jamais enfanté que des utopies inutiles et inoffensives ; mais il n’en a pas été ainsi, grâce à deux qualités qui lui ont permis de réaliser ses chimères les plus ardentes et qui lui ont servi d’armes redoutables. Ces deux qualités sont l’ironie et la faculté de vulgarisation, que j’appellerai l’esprit prosaïque. Avec ces deux auxiliaires, le génie français a pu triompher de tous les obstacles, se rire de toutes les tyrannies, et ces armes sont bien celles du pur esprit. L’ironie était, comme on sait, l’arme du spiritualiste Socrate ; elle a été l’arme des platoniciens de tous les temps ; elle est toujours l’arme de toutes les nobles intelligences contre les insultes du fort et les oppressions des populaces. Rien n’est blessant comme le sourire d’un homme bien élevé, rien n’est terrible comme le rire d’un grand esprit. Et en effet qu’est-ce au fond que l’ironie ? Elle naît d’un sentiment profond de ce qu’il y a d’inharmonique, de discordant dans un caractère, dans un état social, dans une institution, d’une comparaison entre ce qui est et ce qui devrait être, entre la vérité et ce qui se donne pour la représentation de la vérité. L’ironie est de sa nature essentiellement idéaliste ; elle a le sens des réalités invisibles et ne se laisse pas abuser par les symboles. L’âne vêtu de la peau du lion peut passer aux yeux des populations épouvantées pour le lion lui-même ; mais l’ironie s’avance, et, par-dessous la dépouille empruntée, montre le pelage du ridicule animal. Aucune fausse représentation des choses idéales, aucun mensonge sacré ne tiennent devant elle. Elle n’a point de préjugés ni de préférences partiales pour telle institution ou pour telle doctrine, car elle sait que toutes ont leur place dans le royaume de l’esprit ; mais elle veut trouver une exacte conformité entre la chose représentée et la représentation extérieure. Elle n’est point, comme on l’a tant répété, un dissolvant, une ennemie de l’ordre social et des lois divines et humaines ; mais elle est, il est vrai, une ennemie irréconciliable de toutes les fausses lois divines et de tous les titres usurpés. Elle dit à la tyrannie : « Tu n’es point la royauté. » Elle dit à la simonie et à la persécution : « Vous n’êtes point la religion. » Elle dit à la famille fondée sur le droit d’aînesse : « Tu n’es point la famille patriarcale. » Habile à reconnaître les masques, elle les arrache et montre les vrais visages. Tel est l’esprit qui anime tous les grands écrivains français les plus divers, Rabelais et Montaigne, Pascal et Molière, Montesquieu et Voltaire, (et devant lequel aucun mensonge n’a pu longtemps tenir. L’ironie est un des traits les plus caractéristiques du peuple français, qui a été souvent dupe, mais qui ne l’a jamais été à son insu ; elle a été la consolation et la vengeance du serf contre l’oppression féodale, la défense du roturier contre l’insolence des privilégiés, l’apologie de la victime contre l’iniquité des juges. Grâce aux ressources qu’elle leur offrait, nos pères ont pu se passer de beaucoup de libertés. Qui pourrait dire la part qui revient dans notre histoire à l’influence de l’ironie, le bien qu’elle a produit, le mal qu’elle a empêché par la crainte salutaire qu’elle a répandue de tout temps ? Cette ironie est un don tellement noble et d’un tact si infaillible, qu’elle n’a jamais chez nous touché à rien de sacré, et attaqué aucune institution lorsqu’elle était d’accord avec son type idéal. Jamais chez aucun peuple l’église n’a reçu plus de quolibets, jamais chez aucun peuple elle n’a été autant respectée lorsqu’elle a été conforme à sa mission divine. Les railleries contre les rois n’ont pas empêché le peuple d’avoir la superstition monarchique la plus prononcée ; attaquée aux XIVe et XVe siècles, la royauté a été respectée malgré toutes ses fautes dès qu’elle a repris quelque éclat, de Louis XI à la mort de François Ier ; méprisée sous les derniers Valois, elle a été adorée au XVIIe siècle ; honnie et détruite à la fin du XVIIIe, elle s’est relevée avec Napoléon et a vu la nation entière à ses pieds. Jamais nos pères n’ont songé à contester à notre noblesse si détestée ses qualités réelles, le courage et la politesse ; au contraire on l’a tant admirée pour ces qualités, qu’au XVIIIe siècle toute la nation avait fini par modeler ses manières sur les siennes. Nos iniques parlemens eux-mêmes, toujours bafoués et méprisés, ont vu la popularité leur revenir dès qu’ils montraient une velléité d’indépendance et de justice. Si l’ironie a été redoutable chez nous, jamais elle n’a été injuste, et elle n’a attaqué avec fureur les anciennes institutions que lorsque la dernière parcelle de bien qu’elles contenaient en avait été enlevée, et qu’il n’en restait qu’un vain simulacre inutile à conserver plus longtemps.

Le second instrument d’action de cet esprit abstrait a été la faculté de vulgarisation. Le peuple français n’est point un peuple poétique et imaginatif ; c’est le peuple de la prose. Au premier abord, il semble qu’il y ait là une contradiction avec son génie, et que le peuple idéaliste par excellence dût être le plus poétique ; mais la contradiction n’est qu’apparente. Défiez-vous des peuples poétiques : ils ne sont rien moins que spiritualistes. La poésie est bien plus matérielle qu’on ne croit ; elle est bien plus une preuve de la richesse du tempérament que de la grandeur de l’esprit. La poésie est le langage naturel des émotions charnelles élevées, des brillantes périodes de la vie, des peuples naïfs aux sens jeunes et ouverts à toutes les impressions extérieures ; elle n’est pas le langage des hautes vérités métaphysiques, des périodes intellectuelles de la vie, des peuples assez familiers avec les idées pour se passer de ces fausses représentations appelées images et métaphores. La poésie s’allie très bien avec toutes les choses sensibles, avec les passions, avec la vie pratique, avec la rêverie, la santé et le bonheur. Si vos croyances sont chez vous à l’état d’instinct, assez mêlées à la chair et au sang pour n’en pouvoir être séparées, vos croyances sont loin d’être intellectuelles ; en revanche elles sont poétiques. Si les idées ne se présentent à vous que sous la forme d’images, vous avez un tempérament poétique, mais vous êtes l’esclave de vos sens. Enfin si la pensée se résout chez vous en rêverie, et s’il vous est plus facile d’imaginer que de contempler, votre esprit manquera d’énergie, mais vous êtes sacré poète par la nature. Rien de tout cela ne se retrouve et ne peut se retrouver dans le génie français. Ce n’est point la poésie, c’est la prose qui est le langage des idées. Elle seule les présente dépouillées, nues, sans aucun costume emprunté à la fantaisie individuelle ou au plaisir sensuel. Elle les présente pour ce qu’elles sont, pour des êtres purement métaphysiques, étrangers aux passions, inaccessibles aux accidens de la vie réelle, dont la beauté ne peut être connue par les sens.

Le peuple français, sous quelque point de vue qu’on le contemple, est un peuple métaphysique et abstrait. Il est idéaliste, non-seulement d’âme, mais de tempérament. Les choses sensibles ne paraissent pas avoir d’empire sur lui, et en tout cas ses œuvres ne les reflètent pas, ou n’en donnent qu’une incomplète impression. Notre sentiment de la nature est faible, et en dépit de nos modernes coloristes, le génie du pittoresque nous fait défaut. Notre poésie comme notre peinture frappe par une certaine beauté intellectuelle, quasi-abstraite, presque philosophique, plutôt que par l’éclat de l’imagination. Elle demande à être comprise plutôt qu’à être sentie. Elle crée des types généraux, parle un langage dépouillé et sévère, ne trahit l’influence d’aucun milieu ambiant et n’étonne par aucune singularité. Passions, personnages, sentimens, se meuvent dans un vide abstrait, en dehors de l’espace, en dehors du temps, séparés de la nature ; leur langage, à quelques nuances près, ne porte les couleurs d’aucune époque, et convient également aux hommes de tous les temps. Un écrivain subtil et profond, M. Sainte-Beuve, remarquait que jusqu’à la fin du XVIIIe siècle il était impossible de découvrir, à la lecture d’un auteur français, la nature de son tempérament. Cette marque abstraite se retrouve dans les caractères individuels : ils n’ont pas de saillie ni de relief, ils ne sont pas accusés, et même ils craignent de s’accuser et réfrènent autant qu’ils le peuvent leurs velléités d’indépendance. C’est en France seulement qu’un certain ridicule s’attache au mot d’original. On dirait que la nation entière a été coulée dans un moule unique. Nos passions elles-mêmes, c’est-à-dire ce qu’il y a dans l’homme de plus instinctif et de plus irrésistible, offrent la même physionomie ; elles doivent moins au tempérament que dans les autres pays ; ce sont des passions raffinées et métaphysiques, des passions de goût, de caprice, de tête, plutôt que des passions d’entraînement. Les vraies passions de la France sont des passions intellectuelles et morales, et c’est un spectacle instructif de voir l’ardeur, la fougue, la frénésie et la fureur que nous déployons alors. Jamais amant jaloux, dans ses noires rêveries et ses désespoirs, n’a commis plus d’actes de folie, n’a laissé briller plus de flamme sincère que le Français, lorsque quelqu’une de ses chimères abstraites était attaquée. Les guerres civiles de France dépassent en horreur celles de tous les autres peuples. Les haines de partis sont les seules qui soient irréconciliables. Rien ne semble nous coûter, ni le mensonge, ni la trahison, ni l’assassinat, lorsque nous sentons que quelqu’une des idées qui nous sont chères va nous échapper ; mais ce n’est que dans les passions intellectuelles que nous portons cet entraînement.

Enfin, chose étrange, le peuple français est le seul qui n’ait pas d’instincts de race. Jamais ce sentiment n’a eu sur lui aucune influence, et l’idée de patrie, qui lui est si chère, en a toujours été distincte. Gaulois ou Romain, peu lui importe ; il est homme avant tout, et imagine volontiers qu’il est semblable à tous les hommes et que tous les hommes sont semblables à lui ; il n’a jamais attaché grande importance aux différences nationales, et la pensée de chercher dans les instincts de race le principe de la grandeur ou de la faiblesse des peuples l’a toujours fait sourire. Il aime mieux croire à des influences empiriques, et invoquer le hasard ou la fatalité des circonstances. Il croit que l’homme est toujours l’homme sous toutes les latitudes, et que les mêmes principes lui sont applicables. De Là le caractère général de ses théories et de ses principes, dont la source ne se trouve pas dans la tradition historique, mais dans la pure raison, dégagée de toute préoccupation d’érudition ; de là aussi la violence de sa propagande. Le despotisme avec lequel il cherche à imposer ses opinions, et qui a .soulevé tant de fois contre lui la haine des autres peuples, n’a pas d’autre raison d’être que cette conviction, que les principes qui conviennent à une fraction de l’humanité conviennent à toute l’humanité, et qu’il n’y a d’autres différences entre les hommes que des différences d’ignorance, de mauvais vouloir, d’égoïsme ou de passions dont le temps et l’épée peuvent faire justice. Longtemps nous avons cru que l’église catholique convenait également à tous les peuples : de là les massacres du midi, la Saint-Barthélémy et les fureurs de la ligue. Sous Louis XIV, nous avions peine à comprendre que tous les peuples refusassent d’accepter le joug de notre monarchie ; de là l’injuste guerre de Hollande, le Palatinat deux fois brûlé. Sous la république et sous l’empire, étonnés que tout le monde n’acceptât pas avec reconnaissance nos principes libérateurs, nous avons essayé de briser les résistances qu’on nous opposait. On sait quel résultat a eu cette tentative.

Oui, on a eu raison de dire que le catholicisme était la religion de la France, si l’on consent toutefois à ne pas interpréter ce mot dans un sens exclusif. La France est catholique, si l’on donne à ce mot son sens étymologique : universalité, car elle ne conçoit pas de différences entre les nations, et tous les peuples ne sont pour elle que des agglomérations d’hommes semblables, réservés aux mêmes destinées, sortis d’une même origine. Il n’y a pas pour elle de séparation fondamentale, et les barrières qui divisent le genre humain n’ont pas plus de réalité que les colorations bleues ou vertes qui sur une carte géographique indiquent les frontières respectives des états. La France a épuisé sous toutes ses formes cet idéal catholique. Intérieurement, chez elle-même, par la monarchie, la centralisation, l’autorité en matière religieuse, elle a poursuivi et réalisé son rêve d’unité. Extérieurement elle a cherché à l’imposer aux autres peuples par la conquête. Une église universelle, un concile universel, une monarchie universelle, une sainte alliance universelle des peuples, une fraternité universelle, une humanité réconciliée, tels sont les mots d’ordre de la France aux différentes époques de son histoire. Cet esprit catholique, longtemps contenu dans des formules étroites, emprisonné dans des institutions monarchiques et ecclésiastiques qui lui donnaient une satisfaction relative, est allé se dégageant de siècle en siècle, corrodant ses liens, perçant les murs de sa prison, jusqu’à ce qu’un jour enfin, débarrassé de toute entrave, il se soit élancé, impatient d’une liberté longtemps désirée, à la conquête du monde. Il s’est présenté alors sans aucun des masques et des déguisemens que lui avait imposés le passé, pur esprit sans corps et d’autant plus terrible, insaisissable à des mains humaines, incompréhensible à l’expérience et à la sagesse traditionnelle, et lui-même insouciant de toute expérience et ne voulant relever que de la pure raison. La date à laquelle cet esprit fit sa tardive apparition est le XVIIIe siècle, et le nom qu’il prit alors et qu’il a gardé depuis est révolution française. Les premières paroles de ce génie enfin libre furent semblables aux bégaiemens qu’il avait articulés pendant tant de siècles. Il ne parla pas de droits antiques méconnus, de coutumes violées, de privilèges confirmés par le temps, de libertés locales, ni même de tradition nationale ; il parla de droits imprescriptibles, de charte du genre humain, de privilèges communs à tous les hommes. Il sembla renier son passé et se méconnaître lui-même ; mais au fond c’était bien toujours le même esprit catholique, amoureux de l’unité et de l’universalité, absolu, logique, intraitable, l’œil fixé sur des abstractions idéales et se détournant dédaigneusement des réalités imparfaites. Il proclama nettement ses principes abstraits comme supérieurs à toute histoire, antérieurs à la formation de toute société, comme la raison d’être et la fin de l’homme ; il déclara que tout le passé avait été un vain songe qui n’était même pas l’image prophétique de la vie véritable à laquelle l’homme était destiné, qu’il ne reconnaissait pas pour base des sociétés les faits violens sur lesquels elles étaient assises, et qu’elles devaient être fondées désormais sur son idéal de justice universelle. Mais tout en ruinant le passé de la France, la révolution n’était pas en désaccord avec lui. Quoiqu’elle semble le contredire, elle l’éclaire et le confirme. Rien ne ressemble plus en apparence à une usurpation que ce mouvement hardi et anarchique qui emporta l’ancien régime ; rien ne semble plus en contradiction avec cette ancienne société où l’église et la monarchie tiennent tant de place, qu’il n’y en a pas pour d’autres institutions : rien cependant n’est plus conforme au génie national. La révolution, c’est la prise de possession de ce génie par lui-même ; elle marque la date de son émancipation définitive, l’heure à laquelle il a mis fin à ses manifestations incomplètes et partielles. La date récente de cet affranchissement éblouit et trouble notre jugement. Si la vieille église et la vieille monarchie, au lieu d’expirer à la fin du siècle dernier, avaient péri il y a trois siècles par exemple, nous ne serions pas aussi embarrassés que nous le sommes pour expliquer notre histoire. Nous prendrions la monarchie et l’église françaises pour ce qu’elles furent, de belles expressions de notre génie : nous renouerions sans peine la chaîne de la tradition entre ce passé lointain et un passé plus récent ; mais la longévité de ces institutions, dont nous sommes presque contemporains, gêne l’observateur : la liberté du jugement est comme écrasée sous la masse des faits historiques. L’histoire que nous lisons ne parle et ne peut parler que de la monarchie et de l’église ; les livres qui forment notre littérature ont été écrits sous l’influence de la monarchie et de l’église. De quelque côté que nous tournions nos regards, nous n’apercevons que vestiges et souvenirs de l’ancienne société. Nous sommes d’hier, à proprement parler, et soixante ans à peine nous séparent de cette longue période de la vie nationale, la plus longue qu’ait parcourue aucun peuple, et pendant laquelle le génie national a gardé, sous divers costumes, la même physionomie. Cette physionomie a changé : en conclurons-nous que ce n’est plus le même peuple, et qu’un usurpateur, se décorant d’un faux titre, est venu prendre la place du maître véritable ?

La révolution est la plus récente manifestation du génie catholique de la France, et sera peut-être la dernière de toutes, car ce génie est apparu avec elle sous sa forme la plus absolue et la plus dégagée de toute entrave matérielle. Il s’est présenté à l’état d’idéal abstrait, n’ayant aucun souci des formes qu’il devrait revêtir, impatient de tout symbole trop étroit, immatériel comme un problème mathématique, et aussi imparfaitement exprimé par les divers gouvernemens qu’il s’est donnés qu’une vérité algébrique par les signes conventionnels qui composent sa formule. Il va donc essayant tous les costumes, brisant tous les moules, et, leur trouvant trop de ressemblance avec ceux qu’il a détruits, ou se sentant gêné par eux dans ses mouvemens, il les abandonne tour à tour. Notre moderne histoire se compose de ces essais successifs, de ces fiévreux tâtonnemens de la révolution à la recherche d’un corps, de cette lente élaboration des institutions qui devront être la nouvelle expression du génie français, comme la monarchie et l’église en ont été l’expression dans le passé. Combien de combinaisons ingénieuses n’a-t-elle pas essayées déjà, combien de tentatives téméraires, audacieuses et violentes ! Un long temps encore s’écoulera avant que n’apparaisse cette expression concrète de l’idéal politique le plus abstrait qui ait jamais été conçu.

Mais la révolution, avant d’être la dernière expression du génie national, en a été le principe, l’âme invisible. Avant de s’appeler de ce nom terrible, elle a joué son rôle humblement et d’une manière anonyme. Elle seule explique toutes les contradictions si nombreuses de notre histoire. Elle explique pourquoi l’église a été tant aimée, et pourquoi en même temps nos rois les plus populaires ont été ceux qui ont résisté à l’église ; pourquoi la féodalité a été tant haïe, et pourquoi la chevalerie a été toujours chère à l’imagination populaire ; pourquoi nos pères ont eu la superstition de la monarchie, et puis le mépris le plus profond de cette même monarchie ; pourquoi la réforme a été si vite adoptée et si vite abandonnée ; pourquoi notre littérature offre tant de contrastes, et se présente tantôt sous une forme noble et chevaleresque, tantôt sous une forme ironique et bouffonne, parfois sous une forme religieuse, parfois aussi sous une forme athée et irrévérencieuse. Tous ces contrastes s’expliquent dès qu’on connaît la nature de cet esprit français, qui se désillusionne aussi facilement qu’il s’abuse, qui poursuit toutes les apparences, mais n’est satisfait que par ce qui est absolu. Ces phénomènes indiquent la lutte de cet esprit contre son propre corps, la lutte d’un idéal abstrait, absolu, contre ses propres réalisations. Le génie français ne se reconnaît qu’imparfaitement dans ses propres créations ; il s’irrite contre elles après les avoir adorées, comme le sculpteur antique adora sa statue ; il les brise ou plutôt s’essaie à les briser, cherche une issue pour s’échapper, favorise tous les mouvemens qu’il croit propres à le délivrer, suit un instant tous les guides qui se présentent, et puis revient, après ces échappées et ces aventures, sous la tutelle des institutions qu’il avait voulu fuir. C’est ainsi que le peuple français a été le plus traditionnel et le plus révolutionnaire des peuples. La lutte a duré longtemps, et en vérité elle aurait duré plus longtemps encore, si les anciennes institutions n’avaient pas subi le sort de toutes les choses mortelles. Elle s’est terminée lorsque les vieilles ornières ont été effondrées et le vieil édifice détruit. L’année 1715 marque la fin de cette lutte. À partir de ce moment, l’esprit français, libre d’entraves, a dû chercher seul ses nouvelles destinées. Retenons bien ce détail important de notre caractère : le génie français, violent parce qu’il est absolu, est en même temps extrêmement timide, parce qu’il est abstrait. Il a été mécontent de ses institutions les plus populaires dès le premier jour, mais il ne s’en est jamais affranchi par lui-même ; c’est le temps qui s’est chargé de ce soin. On a eu tort de dire que la révolution avait hérité de l’ancienne monarchie. La révolution n’a rien trouvé devant elle. L’ancienne société était morte avec Louis XIV, et la naissance de l’esprit nouveau date du jour même du décès de cette société.

Résumons-nous en quelques mots. La civilisation française est une civilisation purement intellectuelle. Le génie français est la représentation parfaite de l’esprit idéaliste et métaphysique. La préoccupation d’un idéal supérieur à toutes les réalités et à toutes les nécessités et fatalités de la vie pratique remplit son histoire. Les vrais représentans de cette civilisation sont eux-mêmes les représentans des intérêts moraux de l’humanité, les prêtres et les philosophes. C’est sous l’influence spiritualiste du clergé que se sont formées nos institutions, et c’est à lui qu’appartenait le gouvernement de l’ancienne France, qu’il peut revendiquer à juste titre comme sa création. La nouvelle France est l’œuvre de ce clergé laïque qui, à toutes les époques, a prétendu représenter et a représenté en effet l’esprit humain et ses ambitions éternelles. Voilà toute notre histoire : sous une double forme, elle révèle le même génie. Il a ses défauts, ce génie, tout glorieux qu’il soit. Il est violent et peureux, ambitieux et sujet au découragement, despotique sous couleur de philanthropie, entêté malgré l’évidence ; mais son plus grand vice, c’est une tendance fatale à exagérer ses propres qualités. Exagérant son grand sentiment de l’idéal, il a toujours considéré l’idéal comme étant en dehors de l’homme et devant lui être imposé ; jamais il n’a cherché ni à le découvrir, ni à le placer en lui. Epris de son amour de l’unité, il n’a pas voulu admettre de dissidences, ni reconnaître de différences dans le monde. Aussi n’a-t-il jamais connu l’individu. Sa brillante civilisation, si intellectuelle, si morale, a été frappée d’une demi-stérilité par cet oubli et ce dédain. La société française, quoique fondée par les influences les plus pures, a eu en conséquence quelque chose d’artificiel ; elle a été toujours extérieure à l’homme, distincte de lui, comme l’habitation l’est de l’habitant, au lieu d’être intimement unie à lui, comme la chair l’est au squelette humain et le corps à l’âme. Aussi cette société n’a pas encore connu d’une manière durable les biens qui sont l’apanage de l’individu : la liberté politique, la science de la réalité, l’expérience pratique, la religion libre de formes extérieures et ayant son temple dans des cœurs vivans. Mais récriminer sur nos défauts ne nous apprendrait rien de plus sur notre génie ; nous apprendrions ce que nous ne sommes pas, et non ce que nous sommes et ce que nous avons été. Si à cette tendance invincible à l’idéal le génie français eût joint la confiance dans l’individu, ce génie serait le plus complet et le plus beau qu’aucun peuple eût possédé. C’est à l’Angleterre qu’il appartenait de faire cette découverte et de réaliser la civilisation fondée sur l’individu. Les deux nations ont eu ce privilège, et seules elles l’ont eu parmi les peuples modernes, d’arriver à donner une expression complète de leur être intime, et de réaliser en fait les deux tendances contraires qui partagent l’humanité, et dont l’union serait la perfection même.

Un dernier scrupule nous arrête. La France n’a jamais, disons-nous, connu l’individu ; elle lui a préféré un idéal universel de justice applicable à l’humanité. C’est à la fois sa gloire et son malheur. Elle a proclamé des principes libérateurs de l’humanité, et cependant ce n’est qu’à de rares intervalles qu’elle a pu jouir chez elle-même de la liberté politique. Nous ne voudrions pas qu’exagérant notre pensée, on crût pouvoir en tirer cette conclusion attristante, que la France est à jamais impropre à la liberté politique. Il n’est permis que dans une certaine mesure de chercher dans le passé de la France l’explication de son avenir, car la France est le pays des métamorphoses extraordinaires. Qui aurait jamais pu penser que le génie français parviendrait à dégager son idéal de justice humaine des institutions si longtemps chéries de l’église et de la monarchie, à substituer son catholicisme rationaliste à son catholicisme orthodoxe ? La métamorphose est si radicale, qu’on a de la peine à découvrir que sous ces deux formes si différentes est cachée la même idée. La France réserve au monde bien d’autres surprises. Et d’ailleurs ne possède-t-elle pas déjà la meilleure part de la liberté, la plus difficile à acquérir, la haine des préjugés, des conventions tyranniques, de l’injustice sociale ? Je ne sais si, comme le disent certaines personnes, la France est impropre à la liberté ; mais ce que je sais bien, c’est qu’elle est encore moins propre à la servitude. Notre grande civilisation intellectuelle nous a préservés contre ce danger, n’est un phénomène remarquable que la grande liberté d’esprit qui a pu coexister en France avec la plus grande soumission politique, et rien n’est pourtant plus explicable. L’obéissance est d’autant plus facile qu’elle ne coûte aucun effort ; il n’est dur de se soumettre que lorsqu’on reconnaît la supériorité de celui qui nous soumet. Telle est l’obéissance du Français. Il se soumet à la force, je défie qu’on le fasse croire à la force ; il se soumet au préjugé et à la coutume, je défie qu’on les lui fasse trouver raisonnables ; il paie ce qu’il ne doit pas, je défie qu’on le persuade de la réalité de sa dette. Cette liberté a existé chez nous de tout temps, et elle est si bien une de nos conditions d’existence, que nos monarques les plus absolus n’ont pas songé un instant à la contester et à la réfréner. La liberté d’esprit de nos pères surprend quand on considère les moyens d’oppression que le pouvoir avait à sa disposition. Et cette liberté d’esprit est une demi-liberté politique. Elle sert d’abord à consoler de bien des choses, ensuite elle pose certaines bornes infranchissables que tout gouvernement doit respecter. Aucun gouvernement ne doit compter ni sur notre crédulité, ni sur notre cécité morale, car, grâce à cette liberté, nos gouvernemens vivent dans une maison de verre. Nous voyons et nous entendons tout, et nous sommes en quelque sorte les surveillans de ce pouvoir qui se croit notre maître. Enfin, si nous ne sommes pas libres vis-à-vis de nos gouvernemens, nous le sommes à un point extrême vis-à-vis de nos concitoyens, et notre liberté sociale dépasse celle de tous les pays. Cette liberté d’esprit, qui compense déjà l’absence de tant d’autres droits, finira-t-elle par engendrer une liberté politique continue, ininterrompue, qui ne soit plus bornée à de courtes et irrégulières périodes d’affranchissement suivies de longues et régulières périodes d’abdication ? C’est le problème que résoudra le temps ; mais le résultat définitif de nos longues épreuves n’est pas douteux. Il serait par trop étrange que le peuple qui a conçu la pensée de l’affranchissement de l’humanité entière, qui a proposé à tous les autres peuples l’idéal de justice le plus élevé, ne pût accomplir une tâche beaucoup plus modeste, et arriver à jouir chez lui-même d’une liberté politique suffisante.


EMILE MONTEGUT.