Droit international et guerre navale - Les croisières et le blocus - Les sous-marins

Droit international et guerre navale - Les croisières et le blocus - Les sous-marins
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 28 (p. 758-771).
DROIT INTERNATIONAL
ET
GUERRE NAVALE

LES CROISIÈRES ET LE BLOCUS
LES SOUS-MARINS

Parmi les ruines faites par la guerre, il en est une à réparer sans plus attendre. C’est la ruine du droit international dont les conférences de La Haye travaillaient à édifier le monument sur la base fondée il y a seize ans par l’empereur de Russie, pour l’honneur de l’humanité et le profit commun des peuples. La restauration est urgente ; elle doit se faire au bruit du canon, parce qu’elle assurera ainsi à l’édifice la solidité et la stabilité qui lui manquaient, et que, toute expérience faite, les travaux accomplis dans les loisirs de la paix sont impuissans à lui donner. La tâche de cette restauration incombe aux neutres, et à eux seuls. Ils sont les juges du camp. A eux de déclarer ce que valent les signatures des États au bas des actes internationaux. Leur déclaration vaudra pour le présent et pour l’avenir.

Parmi les règles du droit international, il s’agira seulement ici de celles qui régissent, sur mer, les relations entre neutres et belligérans. Rappelons ce qu’était le droit maritime international avant la guerre ou du moins ce qu’il eût dû être, d’après les conventions unanimement acceptées.

La guerre navale est hérissée de difficultés dans les questions de droit, parce que le champ d’opérations n’appartient à personne ou plutôt appartient à tous, et que les belligérans y sont en contact avec les neutres autant qu’entre eux, De plus, le conflit des droits s’y complique de la compétition des intérêts pécuniaires.

Entre belligérans, les rapports sont simples : combats et destruction entre navires de guerre ; poursuite et capture de bâtimens de commerce, suivant le droit de prise, accepté sur mer comme moyen d’affaiblir et de ruiner l’adversaire, qui fait traiter un navire comme un territoire ennemi, et en étend même la conquête à sa cargaison.

Avec les neutres, la question se complique. Le droit pour les neutres est, en principe, la liberté de poursuivre toutes leurs opérations commerciales du temps de paix. Le devoir est de ne favoriser, de ne gêner en rien, les opérations militaires des belligérans. Le devoir ne souffre pas d’exception ; mais il impose au droit deux restrictions importantes : interdiction de ravitailler les belligérans en contrebande de guerre, obligation d’interrompre toute relation avec les ports bloqués. Les neutres sont tenus de se soumettre aux visites destinées à constater leur nationalité, la nature de leur cargaison, leur port de destination.

La déclaration de Paris du 16 avril 1856, premier jalon de la législation positive actuelle, a résolu en son temps les principaux problèmes. Il est curieux de voir combien de choses ont changé depuis soixante ans.

Le premier article, qui supprime la course et les corsaires, a été une concession de la France, où le souvenir des Jean Bart et des Surcouf est populaire. La course avait certainement donné lieu à de regrettables abus ; mais combien les pires violences des corsaires ne doivent-elles pas sembler anodines aujourd’hui !

Le dernier article, en imposant au blocus la condition d’être effectif, a été une concession de l’Angleterre, qui avait parfois abusé des blocus fictifs pour capturer les neutres. Qui pouvait prévoir les difficultés que le torpilleur créerait au blocus effectif, et l’impossibilité absolue où le sous-marin mettrait de satisfaire, même d’apparence, aux exigences de la déclaration ?

Les deux autres articles :

« Le pavillon neutre couvre la marchandise ennemie, à l’exception de la contrebande de guerre ;

« La marchandise neutre, à l’exception de la contrebande de guerre, n’est pas saisissable sous pavillon ennemi, » ne donnent lieu qu’à des contestations sur leur objet, qui a varié avec la nature des munitions d’artillerie, et sur leur portée, qui change avec la difficulté du blocus.

La plupart des pays maritimes se sont ralliés à la déclaration de Paris, et tous l’ont respectée en fait. Les États-Unis ont refusé d’y adhérer, pour la raison spéciale qu’ils en jugent les dispositions insuffisantes. Ils reconnaissent la propriété privée comme inviolable, sur mer comme sur terre, qu’elle soit belligérante ou neutre indifféremment. On sait le grand rôle que tiennent les légistes, dans la constitution politique des États Unis.

Les conventions de La Haye ont développé les dispositions de la déclaration de Paris dans le sens de la limitation des droits des belligérans. L’adoption future de la doctrine des États-Unis a même été prévue au cours des conférences.

Les garanties données à la cargaison ennemie indûment saisie sur un navire neutre, ou à la cargaison neutre indûment saisie sur un navire ennemi, par l’intervention du tribunal des prises qui transforme la saisie provisoire en confiscation, ont été augmentées. L’appel est maintenant ouvert, contre le jugement du tribunal des prises, devant une Cour internationale siégeant à La Haye.

La nécessité, de tout temps reconnue, d’assurer la sécurité des personnes sur les navires capturés, n’avait pas à retenir l’attention des Congrès. Les formalités de la visite, coup Me canon de semonce, stoppage, pavillon national arboré de part et d’autre, ont été définies en vue d’adoucir la gêne imposée aux navires visités. Les délégués aux Congrès ont même eu la coquetterie d’insérer la clause, en apparence superflue :

« Toutes les opérations de visite doivent être faites avec la plus grande courtoisie et modération. »

Ils ont au contraire négligé l’addition plus importante :

« Elles ne seront précédées de l’envoi d’aucune torpille, » qui aurait été, comme le principal, signée par l’unanimité des États représentés.

Le droit de visiter ainsi les navires neutres, pour saisir la contrebande de guerre, est corrélatif à celui que possèdent les particuliers, dans les pays neutres, de confectionner tout objet commandé par un belligérant, sans se préoccuper de sa destination, et de l’expédier à ses risques et périls. L’État neutre, qui, en tant qu’État, n’enverrait aucune contrebande de guerre, n’exerce, sur son territoire, aucune police au profit d’aucun des belligérans. Cette vieille règle, établie par la coutume, a été confirmée à La Haye dans les termes suivans : « Une puissance neutre n’est tenue d’empêcher aucune exportation ou transit d’armes ou de munitions de guerre. » Il est admis que, pour le transit par mer, les belligérans, qui ont sur la mer les mêmes droits que l’expéditeur de la contrebande de guerre, n’ont qu’à en user, pour s’opposer au ravitaillement direct de leur adversaire.

Le droit est moins manifeste, et la question se complique, lorsque le transit s’opère d’un port neutre à un port neutre, pour être de là transmis, soit par mer, soit surtout par terre, au belligérant qui est le destinataire véritable. La voie prise ainsi pour éluder la visite des croiseurs a reçu le nom de voyage continu ; voyage par étapes conviendrait mieux.

Le droit de s’opposer au voyage continu par une saisie n’a été accordé à La Haye, d’une manière générale, que pour la contrebande absolue. Les croiseurs ne peuvent saisir la contrebande conditionnelle qu’au cas où le port destinataire réel est soumis au blocus.

La distinction entre deux sortes de contrebande de guerre et entre deux sortes de droits attachés, soit au cas de simple croisière, soit au cas de blocus, a toujours été difficile à faire. Les deux questions s’enchevêtrent. Leur solution commune ne s’obtiendra pas, sans une décision radicale que semble exiger aujourd’hui l’intervention des sous-marins contre les escadres de blocus.

La contrebande absolue est celle dont la destination aux besoins de la guerre ne peut faire doute, les objets qui la constituent n’ayant pas d’emploi dans la vie civile.

La contrebande conditionnelle comprend les objets qui servent à la fois aux besoins de l’armée et à ceux de la population civile. De la totalité des importations, une partie est de la contrebande de guerre, et non l’autre. Reste à établir la répartition, soit d’après la personnalité du destinataire, l’achat direct par l’État indiquant contrebande de guerre, soit par les statistiques commerciales des diverses années, soit par tout autre moyen à découvrir.

Les États belligérans font au début des hostilités, s’ils ne l’ont pas faite antérieurement, la déclaration des objets qu’ils classent, soit dans la contrebande absolue, soit dans la contrebande conditionnelle. Cette déclaration fait autorité pour leurs croiseurs et pour leurs tribunaux de prise. Elle ne lie naturellement en rien la Cour internationale appelée à se prononcer en dernier ressort sur la validité des prises. Dès leur apparition, les listes de contrebande de guerre peuvent faire surgir la protestation des puissances neutres, dont la guerre entrave le commerce. Le désir d’éviter les conflits diplomatiques et de ménager l’opinion publique conduit parfois à restreindre singulièrement la liste de la contrebande conditionnelle. Le cas du coton dans la guerre actuelle en est un exemple remarquable.

Le pouvoir de la croisière est, comme on voit, limité, et, de plus, toujours incertain.

Le blocus supprime toutes les difficultés, parce qu’il donne le droit de saisir les cargaisons tout entières, neutres et ennemies, contrebande ou non-contrebande de guerre ; de saisir même le navire neutre qui tente de forcer le blocus. C’est le moyen unanimement concédé, et tenu jusqu’ici pour seul efficace, de s’opposer au ravitaillement de l’ennemi.

La rigueur des droits conférés au blocus s’explique par les origines, quand le blocus complétait par mer l’investissement d’une place assiégée et devait s’opposer surtout à l’introduction des vivres et a la sortie des bouches inutiles. Le forcement du blocus a gardé le caractère d’opération militaire en faveur d’un belligérant. L’examen des papiers du bord prouvant la destination vers un port bloqué suffit pour justifier la saisie d’un navire neutre, mais sa saisie seulement ; la destruction n’a jamais été ni autorisée, ni prévue.

Tel était, dans ses traits généraux, le droit maritime international au mois d’août 1914. Il n’avait d’autre garantie que l’honneur des États qui avaient collaboré à sa préparation, et les quarante-quatre signatures dont est revêtue la convention de 1907 ; mais, dans les cinq parties du monde, il n’en était pas moins tenu pour inviolable.

Le courant des idées vers l’adoucissement des rigueurs de la guerre avait pénétré dans les Congrès. L’adoption prochaine de la théorie américaine sur le respect de la propriété privée avait été prévue à La Haye. On y avait discuté la suppression de la contrebande de guerre, qui aurait fait du blocus l’unique privilège attaché à la maîtrise de la mer.

La férocité n’avait pas été mise en discussion.

La guerre a déjoué de suite toutes les prévisions, sur terre comme sur mer.

Sur terre, le rêve de l’Allemagne était le pillage de Paris à la fin d’août, et celui de Pétrograd deux mois plus tard. Sa préparation militaire, aussi merveilleuse que fut cynique son mépris des traités, ne la conduisit qu’au brusque arrêt de son attaque brusquée et au piétinement sur place le plus contraire à ses plans d’opération.

Dans la guerre navale, qui nous intéresse, l’erreur initiale allemande, vraiment digne de son K majuscule dans la qualification de « Kolossale, » fut la croyance obstinée, jusqu’au 5 août, que l’Angleterre bornerait son effort à de stériles protestations. Le désappointement dont le chancelier de l’Empire n’a point su retenir l’expression en porte témoignage.

L’Allemagne avait préparé la guerre navale contre la France. Sa flotte cuirassée, plus forte de moitié que la nôtre, devait nous bloquer dans nos ports. Elle avait, quinze années durant dédaigné le sous-marin, arme du faible, bon pour nous, inutile au maître des mers. Quand, en Europe, ses cuirassés furent bloqués, et, au loin, ses croiseurs voués à une destruction prochaine, il ne lui resta plus, pour faire encore figure de puissance navale au large de ses estuaires, qu’une trentaine de sous-marins, les uns passables, les autres assez bons, et une dizaine d’autres, un peu meilleurs, en construction, tant pour elle que pour l’Autriche. Elle avait, de plus, des chantiers capables d’en construire assez vite, à la condition de se résigner à les faire assez petits et de former le personnel a mesure. La chute fut lourde, succédant au rêve d’hégémonie. Rageusement, les sous-marins furent lancés en avant. Contre les escadres, qui enserrent dans leurs ports paquebots, cuirassés et croiseurs allemands, l’attaque du sous-marin est des plus légitimes ; c’est une attaque redoutable, comme l’a montré, le 23 septembre, la destruction de trois croiseurs anglais par le petit U-9. La mer est grande. Les navires de guerre y occupent peu de surface et s’y dérobent volontiers aux surprises. Ce qui s’y rencontre partout, ce sont les bâtimens de commerce, paquebots à vapeur, cargos de toute taille, simples chalutiers, tous rivés aux routes fixées par leur pacifique trafic. Pour garder à l’Allemagne une contenance devant le monde, en faisant souvent parler d’eux, les sous-marins reçurent l’ordre de tout frapper indistinctement. Bon nombre de bâtimens neutres, hollandais, norvégiens, suédois ou danois, ont été leurs victimes, tout comme d’authentiques anglais et français.

L’influence matérielle de ces destructions sur l’issue de la guerre est évidemment nulle ; elle le serait encore, si la proportion actuelle, du cinq centième sur l’ensemble des entrées et des sorties en Angleterre, venait à être dépassée. L’effet moral a déçu l’Allemagne, parce que les neutres se sont sentis lésés et menacés et que le Es ist nicht wahr allemand n’est plus ici de saison.

Au point de vue du droit international, si l’on consulte les conventions de La Haye, leur silence est éloquent. Dans les Congrès, chaque délégué aurait regardé comme une injure à son pays, l’hypothèse qu’il pût se prêter à de semblables opérations. Le savant jurisconsulte, qui y a représenté la France avec tant d’autorité, a signalé occasionnellement l’incapacité où sont les torpilleurs de participer à certaines opérations de croisière, due à l’impossibilité où ils seraient de recevoir à bord tout le personnel d’un paquebot. Bien des années auparavant, dès l’apparition des premiers torpilleurs, la question se discutait dans nos cercles maritimes. L’avis unanime était que tous les pays de la terre s’accorderaient à mettre hors la loi les torpilleurs qui couleraient les paquebots. On faisait même au pays qui a vu naître la loi de Lynch l’honneur de le placer à la tête de la croisade.

La guerre sous-marine allemande restera comme un incident sans lendemain, un cauchemar, si l’on veut, dans les annales de l’humanité.

Voyons maintenant les enseignemens de la guerre au sujet des institutions existantes et de leurs modifications futures. Ces enseignemens portent principalement sur deux points : l’importance du rôle de la contrebande de guerre et la difficulté, ou même l’impossibilité du blocus.

Tous les pays, ceux d’Europe tout au moins, sont maintenant tributaires de l’étranger pour leur matériel de guerre. Les métaux rares comme le nickel et le chrome et même des métaux usuels comme le cuivre, indispensables à la fabrication des armes, ne sont fournis qu’en faible quantité par la métallurgie européenne. Des matières non moins nécessaires, coton, caoutchouc ; sont le produit exclusif des pays tropicaux. Le pétrole ne se trouve ni en France, ni en Angleterre, ni en Allemagne. Prenons pour exemple le coton, à cause de l’importance de son rôle militaire et parce qu’on a quelques données, plus ou moins exactes, sur le chiffre de sa consommation.

Les poudres de guerre sans fumée, en usage maintenant dans les canons et fusils, ont pour principal élément constitutif le coton nitrifié par une macération dans un bain d’acides. À ce titre, le coton est bien une contrebande conditionnelle. Il est utilisé indubitablement dans la vie civile ; mais il n’y est pas aussi journellement indispensable que le pain ou la viande. Les filatures peuvent être arrêtées, surtout quand la guerre n’est prévue que pour une courte durée. Les Allemands auraient renoncé à renouveler toute leur lingerie, et même à la blanchir, plutôt que de s’exposer à manquer de poudre. Le coton devient alors contrebande de guerre absolue.

L’Allemagne aborda la guerre avec un énorme matériel d’artillerie approvisionné d’un fort contingent de munitions confectionnées, sans s’être préoccupée d’avoir à beaucoup fabriquer de munitions nouvelles. Son stock total de coton, le 1er août 1914, a été estimé à deux cent mille tonnes au maximum. Sa consommation de coton journalière, en cartouches de fusil et gargousses de tout calibre, n’est pas inférieure à mille tonnes. Elle ne soutient donc la guerre, depuis longtemps, que grâce à un réapprovisionnement continu.

Il aurait été de bonne politique, dès le début, de déclarer le coton contrebande de guerre. Ce n’a pas été fait. Les cargaisons expédiées des États-Unis, à destination directe de l’Allemagne, ont été, il est vrai, saisies, non pas confisquées, mais acquises par l’exercice d’un droit de préemption. Les importations directes en Allemagne ont été remplacées par un commerce interlope opérant le voyage continu à travers les pays neutres. Les statistiques commerciales en font foi. Au courant de mars, les importations d’Amérique en Allemagne ont été plus faibles de 29 717 tonnes en 1915 qu’en 1914 ; mais elles ont été plus fortes de 27 303 tonnes dans les pays Scandinaves la Norvège n’y entrant à peu près pour rien. Comme la Hollande passe pour s’enrichir de la guerre, dans de très fructueuses affaires, il est vraisemblable que le commerce de l’Allemagne avec le pays du coton a été plus actif en 1915 qu’en 1914.

A en juger par la vivacité des réclamations qu’adresse l’Allemagne au gouvernement de Washington, son ravitaillement en coton ne serait plus aussi parfait qu’au mois de mars. C’est sans doute la conséquence des mesures de représailles, qui ont été prises à la suite de la menace, faite en février, de développer la guerre des sous-marins contre les paquebots, et dont le détail n’a pas été publié. Il y aurait quelque naïveté à compter sur l’horreur causée par la destruction du Lusitania pour guérir les cotonniers américains de l’empressement à vendre aux Allemands ce que ceux-ci acceptent de payer un bon prix. Là où l’intérêt pécuniaire entre en jeu, les principes d’humanité subissent malheureusement une éclipse.

De la question de la contrebande de guerre, passons à celle du blocus.

Le Congrès de La Haye a simplement fait sienne la déclaration de Paris :

« Le blocus doit être effectif.

« Il doit être déclaré ou notifié, »

en ajoutant quelques précisions. On entend aujourd’hui par blocus effectif, celui qui est effectué par une force navale assez puissante, pour que le bâtiment neutre ne puisse risquer de franchir la ligne interdite avec des chances raisonnables de succès.

Ou le Congrès était bien mal renseigné, ou il était peu clairvoyant, quand il a considéré comme une opération réalisable, en 1907, le blocus ainsi décrit. La situation avait changé depuis 1856. Le sous-marin avait fait son apparition et même atteint un certain épanouissement.

La théorie du blocus est restée faussée par le souvenir de la marine à voiles et du temps où les navires de guerre, approvisionnés pour six mois et faciles à ravitailler, pouvaient stationner pendant des années à l’orée d’une rade ou d’un estuaire. C’est le temps où, devant Brest, l’escadre anglaise sillonnait la mer de ses bordées et la resillonnait, tant que durait la brise, sans perdre de vue l’Iroise et le goulet :


Où l’amiral Ganteaume
Allait de Brest à Bertheaume,
Et, par le même vent d’Est,
Revenait de Bertheaume à Brest.


Ces temps sont aussi loin que la bataille de Salamine.

Déjà, en 1856, les exigences du moteur à vapeur auraient fait du blocus une opération difficile. Nous avons à cet égard les enseignemens de la campagne d’automne en 1870. A partir de 1880, la menace des torpilleurs aurait souvent obligé une escadre de blocus à prendre le large chaque nuit. Le neutre aurait pu risquer de franchir la ligne interdite, avec des chances raisonnables de succès.

Dès 1895, après le succès du premier Gustave-Zédé, suivant celui du Gymnote, en présence des premiers tâtonnemens pour obtenir un périscope, on comprenait en France que le glas sonnait pour les opérations de blocus. L’aptitude du sous-marin à rejeter l’ennemi loin des côtes était si bien appréciée qu’il a été, bien à tort, construit toute une série de petits sous-marins sans autre utilisation possible que d’empêcher le blocus de nos ports.

Il n’était pas nécessaire d’attendre l’exploit accompli, le 23 septembre, contre l’Aboukir, le Cressy et le Hogue, à l’entrée de la Mer du Nord, pour cesser de parler de blocus effectifs ; mais, ce jour-là, ce qui n’était qu’une vérité spéculative est entré dans le domaine des faits indiscutables. Désormais les escadres de blocus, à supposer le nom de blocus conservé avec une acception nouvelle, resteront à très longue distance du port bloqué. Elles se tiendront là aux aguets, dissimulant leur position avec autant de soin qu’elles en mettaient autrefois à manifester leur présence. Le navire neutre sera bien empêché de mesurer les chances qu’il peut avoir de franchir avec succès la ligne interdite.

Le blocus effectif n’existe plus. Il a rejoint le combat d’abordage.

Ces considérations sommaires sur la contrebande de guerre et sur le blocus pourront donner à réfléchir, à ceux qui croyaient possible de supprimer la notion de contrebande de guerre en même temps que le droit de capture. Une telle décision équivaudrait à mettre fin aux croisières et à s’en tenir uniquement aux blocus pour empêcher les ravitaillemens. La conclusion contraire est mieux indiquée.

Un autre résultat des événemens est d’avoir bien mis en lumière l’influence immédiate des progrès de la construction navale sur la nature des opérations militaires et leur répercussion indirecte sur la législation maritime. Trois sortes de questions, indépendantes aux yeux du profane, sont en réalité liées étroitement les uns aux autres et le seront de plus en plus. Pour nous en tenir au présent, reprenons l’exemple des sous-marins.

Les sous-marins, qui interdisent le blocus effectif à toute escadre soucieuse de sa sécurité, sont au contraire capables d’exécuter cette opération sans aucun danger particulier pour eux-mêmes. Le blocus de côtes aussi peu étendues que celles de l’Allemagne serait un jeu pour les nombreuses flottilles de sous-marins que possèdent l’Angleterre et la France. Il exigerait l’emploi de la dixième partie de ces flottilles, avec les précautions de rigueur contre les mines, la surprise des torpilleurs, des aéroplanes, etc., mais sans rien à craindre de la part des sous-marins allemands. Le blocus par les sous-marins n’a été ni déclaré, ni effectivement opéré, parce que l’interprétation la plus large du droit international ne permet au sous-marin d’arrêter aucun bâtiment de commerce neutre ou belligérant.

Bien avant la guerre, longtemps même avant la mise en chantier du premier sous-marin allemand, l’incapacité, pour les sous-marins actuels, d’être autre chose qu’une arme de combat contre les navires de guerre était admise, comme elle l’avait été pour les torpilleurs. Dans les milieux techniques, au loisir d’une causerie entre deux études de navires, on avait la curiosité de chercher à quoi peut tenir le destin des empires et de calculer le nombre de sous-marins nécessaire, relève comprise, pour encercler l’Angleterre, dans son splendide isolement d’alors, du plus effectif, mais du plus inadmissible des blocus. Le nombre était grand. L’opération était celle que l’Allemagne, moins scrupuleuse, aurait tentée, si elle avait eu la patience d’en attendre l’heure avant de risquer sa tragique entreprise. On s’en doute maintenant en Angleterre.

Si la taille des sous-marins, atteignant un jour celle des croiseurs, leur permettait d’arraisonner un bâtiment sans redouter la réponse d’un obus, et de recueillir ses passagers et son équipage dans les circonstances qui lui imposeraient l’obligation de le détruire, alors on parlera, en droit, de leur action contre le commerce de l’ennemi et la contrebande des neutres.

Le mot ne se trouve pas, qui désignerait, dans la législation maritime, une succession d’actes comme la destruction accomplie sur le Lusitania et celle qui avait été tentée quatre mois auparavant sur l’Amiral-Ganteaume. Il n’y a aucun blocus, là où les chances de succès sont de cinq cents contre une, en risquant de franchir la ligne interdite. Il n’y a pas de croisière, là où il n’y a ni visite des navires, ni sécurité assurée à leur personnel. Le mot zone de guerre a été mis en avant en Allemagne ; mais guerre est une chose, et crime en est une autre. Dans le camp adverse, on a parlé de pirates ou de forbans ; ce n’est pas plus juste. Les pirates, de nationalité barbaresque pour la plupart » ne coulaient nullement leurs prises ; ils respectaient avec soin la vie des prisonniers, qui étaient pour eux du butin. Les forbans, gens sans nationalité, coulaient la prise après pillage et noyaient souvent l’équipage avec elle ; ils avaient, comme excuse, le soin de leur sécurité, parce qu’ils redoutaient les dénonciations, qu’ils se savaient traqués sans merci et pendus sans miséricorde. Les Allemands à l’œuvre sur leurs sous-marins agissent bien comme les forbans, mais ils ont une nationalité, dont ils sont vraisemblablement fiers, et ils ne courent nullement le risque de la corde ; s’ils ont un nom dans la langue allemande, il faudra l’accepter sans essayer de le traduire.

Lorsque l’on considère l’attitude actuelle de ceux des quarante-quatre signataires de la convention de 1907 qui n’ont pas été entraînés dans la guerre, c’est-à-dire l’indifférence des neutres pour leur signature en face des violations du droit, on est tenté de conclure que la pratique des conférences internationales n’a pas résisté à l’épreuve de la guerre et que le généreux effort de 1899-1907 n’a conduit qu’à la faillite. Le principe même des Congrès de la paix serait alors définitivement abandonné.

Ce serait mal préjuger de l’avenir.

Le besoin d’apaisement, le désir mondial de concorde, qui suivront le naufrage de la Weltpolitik, feront apprécier plus haut que jamais, en tout pays, tout ce qui peut, en quelque mesure, écarter le péril de la guerre, et associeront plus intimement les chefs d’Etat à la pensée de celui qui a inspiré la première tentative de règlement pacifique dans les conflits internationaux.

Si les conventions n’ont réussi, ni à adoucir les rigueurs de la guerre, ni même à les maintenir dans leurs limites séculaires, l’échec est uniquement dû à leur silence sur un point capital, celui des sanctions. Aux yeux du juriste de métier, l’absence de sanction peut annuler pratiquement le droit lui-même. Les délégués aux conférences de La Haye se sont-ils fait scrupule de mettre en doute la résolution de leurs États respectifs à faire honneur à leur signature ? Une telle illusion aurait été surprenante ; elle est, en tout cas, dissipée. Il n’y aura plus de conventions, sans des sanctions appropriées pour en commander le respect.

C’est ici que les neutres peuvent assurer l’avenir, en prononçant, pour le présent, leur dernier mot, qu’ils n’ont point dit encore.

La tâche des États neutres est facilitée depuis trois mois par la réprobation générale dont a été frappée l’action des sous-marins contre des paquebots inoffensifs. Les voix les plus éloquentes se sont élevées, voix d’orateurs ou d’hommes politiques, voix d’hommes d’État célèbres dont le nom est sur toutes les lèvres, protestant avec une véhémence croissante, à la fois contre la violation des conventions signées par leur propre pays, et contre celle de tout ce que la conscience des peuples appelle les lois divines et humaines. L’heure n’est plus aux débats puérils sur le blocus effectif, le voyage continu ou les catégories de contrebande de guerre.

Parmi les chefs d’État, celui que son importance politique désigne pour le premier rôle, en dehors même de son autorité personnelle de jurisconsulte, a été porté dans l’arène par la force des choses. Il a des vies de compatriotes à protéger ; il a des morts de compatriotes à venger. Quiconque a foi dans le droit international suit avec un intérêt passionné le duel diplomatique engagé entre Washington et Berlin.

Dans les notes qu’il a tenu, dit-on, à rédiger de sa plume, le président Woodrow Wilson s’élève au-dessus des textes plus ou moins imparfaits et des conventions plus ou moins incomplètes. Il remonte aux sources du Droit, ars boni et æqui. Aussitôt dégagé des circonlocutions de courtoisie, son langage rappelle celui des fondateurs de la raison écrite. Gaius, qui a gravé pour les siècles la définition du jus gentium, « quasi quo jure omnes gentes utuntur, » ne désavouerait pas l’invocation aux « règles de la loyauté, de la raison, de la justice et de l’humanité considérées par l’opinion moderne comme impératives. » Ulpien, qui attribuait aux animaux eux-mêmes le respect du jus naturale, n’aurait pas flétri plus vigoureusement que la note du 13 mai l’attentat dont les Américains du Lusitania furent victimes. Non plus que les conventions de La Haye, ni Gaius, ni Ulpien, n’ont donné la sanction de leurs préceptes. Ils disaient le Droit. Le préteur se chargeait de l’application. Les juges de paix de France s’attribuent volontiers, à ce qu’on assure, les prérogatives du préteur, devant l’insuffisance d’un texte. Le président de la grande république sera le préteur lui-même. Il trouvera pour le présent, et il fixera ainsi pour l’avenir les sanctions propres à assurer le respect du droit international, dont le nom traduit le vieux mot de jus gentium.

La guerre est la ressource suprême, devant laquelle doit hésiter la sagesse d’un chef d’Etat. Elle est aujourd’hui la tâche redoutable des puissances qui y ont été acculées. Sans oser préjuger des résolutions que dictera au président Wilson la haute conscience de ses devoirs envers son pays et envers le monde civilisé, il est permis de rechercher comment les congrès internationaux auraient pu parfaire leur œuvre et la pourront parfaire un jour.

L’engagement, tout en gardant la neutralité militaire, de rompre les relations commerciales avec tout belligérant coupable de fouler aux pieds les règles consacrées par un accord commun, est suffisant pour en assurer le respect.

A défaut d’effet préventif, une telle sanction débarrasserait actuellement la diplomatie du réseau de difficultés où elle s’agite.

Un moyen plus radical, mais terriblement proche de la guerre, serait l’expulsion hors des frontières de tout ressortissant de l’Etat violateur du droit, marchandises et citoyens.

De plus habiles peuvent trouver mieux. Les congrès futurs, éclairés par l’expérience de 1914-1915, décideront en dernier ressort.

Les accords les plus formels trouveront toujours leur meilleure garantie dans l’honneur des contractais


E. BERTIN.