Douze dialogues de bêtes/Une visite

, préfacier
Mercure de France (p. 117-132).

Une visite

Un après-midi à Paris, l’hiver. Un atelier tiède où crépite doucement un poêle en forme de tour. Kiki-la-Doucette et Toby-Chien, celui-ci par terre, celui-là sur un coussin sacré, procèdent à la minutieuse toilette qui suit les siestes longues. La paix règne.

Toby-Chien. — Mes ongles poussent plus vite ici qu’à la campagne.

Kiki-la-Doucette. — Moi, c’est le contraire.

Toby-Chien. — Tiens !

Kiki-la-Doucette, amer. — Ça n’a rien d’étonnant, d’ailleurs. Ici, Elle me les rogne, à cause des tentures… Enfin ! (Emphatique.) il faut subir ce qu’on ne peut empêcher.

Toby-Chien. — Qu’est-ce que tu fais aujourd’hui ?

Kiki-la-Doucette. — Mais… rien.

Toby-Chien, ironique. — Pour changer.

Kiki-la-Doucette. — Pardon, pour ne pas changer. Quelle est cette rage de changement qui vous possède tous ? Changer, c’est détruire. Il n’y a d’éternel que ce qui ne bouge pas.

Toby-Chien. — Voilà déjà bien trois heures que je suis éternel.

Kiki-la-Doucette. — Tu es sorti avec Elle, pourtant ? Vous êtes rentrés tous deux en tumulte, avec des bruits de grelots secoués, de robe froissée, des éternuements de joie… Tu étais nimbé d’air glacé, et j’ai senti le bout de son nez froid comme un fruit, quand Elle m’a embrassé sur mon front plat, où des rayures presque noires écrivent l’M classique qui, assure-t-Elle, signifie Minet et Miaou.

Toby-Chien. — Oui… on a bien couru sur le talus des fortifications. Et puis nous sommes allés dans un magasin.

Kiki-la-Doucette. — C’est gai, un magasin ?

Toby-Chien. — Pas souvent. Il y a beaucoup de gens pressés les uns contre les autres. Tout de suite je crains de la perdre et je colle, quoi qu’il arrive, mon museau à ses talons. Des pieds inconnus me poussent, me froissent, écrasent mes pattes. Je crie, d’une voix qu’étouffent les jupes… Quand nous sortons de là, nous avons l’air, Elle et moi, de deux naufragés…

Kiki-la-Doucette. — Les dieux me sauvent d’un sort pareil ! Cependant, pour moi, les instants ont coulé paisibles. Lorsqu’Elle n’est pas dans cette maison, rien ne trouble l’emploi du temps que m’imposa une hygiène bien entendue. Après mon déjeuner de foie rose et de lait, une joie puérile et sans cause me restitue quotidiennement l’âme d’un chaton encore vêtu de duvet fou. Expansif et le ventre lourd, je m’en vais vers Lui qui froisse de grands papiers noircis et m’accueille d’un silencieux sourire. Sur le même divan nous vautrons, Lui et moi, notre sieste oisive. Le papier qu’il tient me semble toujours le plus enviable, le plus craquant, et souvent je crève d’une patte impérieuse le journal-paravent qu’Il tend entre nous. Il s’exclame, et la joie me tord, renversé sur le dos en une espèce de danse horizontale qu’Il nomme : faire la bayadère. Et puis, je ne sais comment, tout languit à mes yeux, se voile et s’éloigne… Je veux me relever, gagner mon coussin, mais déjà mes rêves me séparent du monde… C’est l’heure bienheureuse où tu disparais avec Elle, où la maison se repose et respire lentement. Je gis au fond d’un noir et doux sommeil. Mes oreilles veillent seules et s’orientent, antennes sensibles, vers les bruits vagues de portes et de sonnettes. (Juste, on sonne. Toby-Chien et Kiki-la-Doucette tressaillent et rectifient leurs attitudes : le chat, assis, range autour de ses pattes de devant un panache de queue qui traînait ; le chien, couché en sphinx, lève un museau résolu.) Qu’est-ce que c’est ?

Toby-Chien. — Un fournisseur ?…

Kiki-la-Doucette, haussant les épaules. — Ce n’est pas la sonnette de l’escalier de service, voyons. Une visite ?

Toby-Chien, bondissant. — Veine ! on va prendre du thé et manger des gâteaux ! À su-sucre ! À pti-gâteaux !

Kiki-la-Doucette, sombre. — Et voir des dames qui crient, et qui me passent sur le dos des mains gantées, des mains en peau morte… Pouah !

Des voix féminines — sa voix aussi, à Elle. — Un grelottement cristallin ; la porte s’ouvre : entre, seule, une terrière anglaise minuscule, noir et feu, ravie d’elle-même, qui s’avance en faisant du pas espagnol.

La petite Chienne, du haut de sa tête. — Je suis la toute petite Chienne si jolie !

Toby-Chien n’a rien dit, médusé d’admiration et d’étonnement. Kiki-la-Doucette, indigné, a bondi sur le piano et assiste, malveillant et invisible.

La petite Chienne, étonnée de n’entendre point l’explosion admirative qui l’accueille partout, répétant. — Je suis la toute petite Chienne si jolie ! Je ne pèse que neuf cents grammes, mon collier est en or, mes oreilles sont en satin noir, doublées de caoutchouc luisant, mes ongles brillent comme des becs d’oiseaux, et… (Apercevant Toby-Chien.) Oh ! quelqu’un. (Silence.) Il est bien.

Mines, courbettes, effleurements de museaux.

Toby-Chien. — Comme elle est petite !

La petite Chienne. — Monsieur…, ne m’approchez pas.

Toby-Chien. — Pourquoi ?

La petite Chienne. — Je ne sais pas. Ma maîtresse sait pourquoi. Elle n’est pas là. Elle est restée dans l’autre chambre.

Toby-Chien. — Quel âge avez-vous ?

La petite Chienne. — J’ai onze mois. (Récitant.) J’ai onze mois, ma mère a été prix de beauté à l’exposition canine, je ne pèse que neuf cents grammes, et…

Toby-Chien. — Vous l’avez déjà dit. Comment faites-vous pour être si petite ?

Kiki-la-Doucette, invisible sur le piano. — Elle est laide. Elle sent mauvais. Elle a des pattes difformes et remue tout le temps. Et ce Chien qui fait des frais !

La petite Chienne, très bavarde et coquette. — C’est de naissance. Je tiens dans un manchon. Vous avez vu mon nouveau collier ? Il est en or.

Toby-Chien. — Et ça qui pend après ?

La petite Chienne. — C’est la médaille de ma mère, Monsieur, je ne la quitte jamais. J’arrive du Palais de Glace, j’y ai eu un succès fou. Figurez-vous que j’ai voulu mordre un monsieur qui parlait à ma maîtresse. Ce qu’on a ri !

Elle se tortille et pousse des cris d’oiseau.

Toby-Chien, à part. — Quelle drôle de créature ! Est-ce une Chienne vraiment ? (Il la flaire.) Oui. Elle sent la poudre de riz, mais c’est une Chienne tout de même. (Haut.) Asseyez-vous un instant, vous me faites mal au cœur en remuant comme ça…

La petite Chienne. — Je veux bien. (Elle se couche en lévrier miniature, les pattes de devant croisées pour montrer la finesse de ses doigts.) Vous étiez tout seul ici ?

Toby-Chien, regard vers le piano. — Tout seul de Chien, oui. Pourquoi ?

La petite Chienne. — Ça sent drôle.

Toby-Chien. — Ça sent le Chat, sans doute.

La petite Chienne. — Un Chat ? qu’est-ce qu’un Chat ? je n’en ai jamais vu. On vous laisse tout seul dans une chambre ?

Toby-Chien. — Ça arrive.

La petite Chienne. — Et vous ne criez pas ? Moi, dès que je suis seule, je crie, je m’ennuie, j’ai peur, je me trouve mal et je mange les coussins.

Toby-Chien. — Et on vous fouette.

La petite Chienne, outrée. — On me… Qu’est-ce que vous dites ? Vous perdez la tête, j’imagine. (Soudain aimable.) Ce serait dommage. Vous avez de beaux yeux.

Toby-Chien. — N’est-ce pas ? on les voit beaucoup. Ils sont grands, et puis ils avancent. Elle dit que j’ai des yeux de langouste. Elle dit encore : « Ses beaux yeux de phoque, ses yeux dorés de crapaud… »

La petite Chienne. — Qui, Elle ?

Toby-Chien, simple. — Elle.

La petite Chienne. — Je ne comprends pas tout ce que vous dites, mais vous êtes si sympathique ! Qu’est-ce que vous faites ce soir ?

Toby-Chien. — Mais… je dîne.

La petite Chienne. — Mon Dieu, je pense bien. Je voulais savoir si on reçoit chez vous, si vous sortez…

Toby-Chien. — Non, je suis déjà sorti.

La petite Chienne. — En voiture ?

Toby-Chien. — À pied, naturellement.

La petite Chienne. — Comment, naturellement ? Moi, je ne sors guère qu’en voiture. Montrez le dessous de vos pattes ? Quelle horreur ! on dirait la pierre à repasser les couteaux. Regardez les miennes. Satin dessus, velours dessous.

Toby-Chien. — Je voudrais vous voir à la campagne, sur les cailloux.

La petite Chienne. — Mais j’y étais, Monsieur, à la campagne, l’été dernier, et il n’y avait pas de cailloux.

Toby-Chien. — Alors, ce n’était pas la campagne. Vous ne savez pas ce que c’est.

La petite Chienne, vexée. — Si, Monsieur ! C’est du sable fin, du gazon en brosse fine qu’on balaye tous les matins, une chaise-longue sur l’herbe, de grands coussins frais en cretonne, du lait qui mousse, le sommeil à l’ombre, et de petites pommes roses charmantes pour jouer avec.

Toby-Chien, hochant la tête. — Non. C’est la route en farine blanche qui cuit les paupières et brûle les pattes, l’herbe grésillante et dure qui sent bon où je me gratte le museau et les gencives, la nuit inquiétante, — car je suis seul à les garder, Elle et Lui. Couché dans ma corbeille, les battements de mon cœur surmené m’ôtent le sommeil. Un Chien, là-bas, me crie que le Mauvais Homme a passé sur le chemin. Vient-il de mon côté ? Devrai-je, tout à l’heure, l’œil sanglant et la langue crayeuse, bondir contre lui et dévorer sa figure d’ombre ?…

La petite Chienne, frémissante et extasiée. — Encore, encore ! oh ! que j’ai peur !…

Toby-Chien, modeste. — Rassurez-vous, ça n’est jamais arrivé. Tout ça, oui, c’est la campagne, et aussi la côte interminable à l’ombre de la voiture, quand la soif, la faim, la chaleur et la fatigue rendent l’âme résignée et sans espoir…

La petite Chienne, fanatisée. — Et alors ?

Toby-Chien. — Alors, rien. On arrive tout de même à la maison, au seau plein d’eau sombre où l’on boit sans respirer (sa langue, dit-Elle, sa grande langue, fendue au milieu comme un pétale d’iris), pendant que des gouttelettes fines éclaboussent délicieusement les paupières douloureuses, les sourcils poudreux… Tout ça et bien d’autres choses, c’est la campagne…

Kiki-la-Doucette, sur le piano, rêveur. — Tout cela, oui, et les habitudes laissées l’an passé, qu’on retrouve moulées à sa taille comme un coussin marqué de l’empreinte d’un long sommeil… Tout cela, et les nuits libres, le petit rire triste de la chouette, qui seule chemine dans l’air aussi discrètement que moi sur la terre… Les rats d’argent pendus à la treille qui mangent les raisins sans cesser de me regarder… La cure d’amaigrissement sur la pierre du mur, ardente d’une chaleur noire, et d’où je me relève cuit, diminué, pâle, — mais svelte à faire envie aux matous de l’année… (Revenant à lui avec un regard meurtrier pour la petite Chienne.) Puisse-tu périr, bête puante, pour avoir évoqué ces joies révolues ! Ne vas-tu pas disparaître, pour que je quitte ce froid piédestal où s’engourdissent mes pattes ?

Toby-Chien, émoustillé, à la petite Chienne. — Laissons tout cela. Je ne saurais penser, quand vous êtes là, à autre chose qu’à vous. Je sens que je vous aime !

La petite Chienne, baissant les yeux. — D’amour ?

Toby-Chien. — Naturellement.

La petite Chienne. — Si vite !

Toby-Chien. — Nous avons déjà perdu beaucoup de temps.

La petite Chienne. — Mais… nous avons causé. J’y ai pris grand plaisir. Je comprends de moins en moins pourquoi on m’interdit la société des jeunes gens…

Toby-Chien. — Laissez-moi vous faire la cour.

La petite Chienne. — Qu’est-ce que c’est ?

Toby-Chien. — Voilà. Je commence. Dressé sur mes pattes raidies, je piétine, je vous cerne de petits cris mélodieux. Ma queue tortillée vibre, mes flancs, ravalés par une respiration inquiète, me font plus mince et, par un art involontaire, mes oreilles crispées semblent plantées derrière ma nuque…

La petite Chienne. — Ne m’approchez pas ! Je suis troublée…

Toby-Chien. — Déjà, pour l’emprise définitive et complète, ma patte puissante plie vos reins…

La petite Chienne, se dérobant. — Aïe ! brutal !

Toby-Chien, pressant. — C’est qu’aussi on n’est pas petite comme vous ! Vous ne pourriez pas monter sur un petit tabouret ?

Kiki-la-Doucette, irrité. — Je ne pardonne pas à mes yeux de se souiller à un tel spectacle ! Ces préludes parodient tristement nos sauvages amours… Cris d’égorgé, danses lascives, parade silencieuse où ma queue traîne en robe royale, étreintes où la volupté gémit martyrisée, devrai-je rougir de tout cela, à cause de ce couple… cynique ?

Toby-Chien, plus résolu que courtois. — Dites donc, espèce de petite allumeuse, ça va finir ce jeu de cache-cache ?… Viens donc, tu ne le regretteras pas…

La petite Chienne, terrorisée et tentée. — Mon Dieu ! c’est terrible ! faites de moi ce que vous voudrez…

Kiki-la-Doucette, debout sur le piano, formidable. — Vous n’allez pas faire ça ici, je pense ?

La petite Chienne, cherche d’où vient la voix effrayante, aperçoit la bête imprécatrice, le monstre inconnu et rayé, hérissé de moustaches et de sourcils, éclairé d’yeux qui lancent la mort… Elle s’enfuit en criant. — Au secours, au secours ! Il y a un tigre sur le piano !…

Elle s’évanouit dans les bras de sa maîtresse accourue, qui la console avec volubilité dans le langage coutumier : « Fifi ! Ma zézette ! ma gougounette blonde, la zigouillette et la troutrouille, ma gaguille, ma poule d’eau mauve, ma lolie et ma lélette », etc., etc., etc. La séance continue.