Douze dialogues de bêtes/Sentimentalités

, préfacier
Mercure de France (p. Personnages-38).

PERSONNAGES

Kiki-la-Doucette, chat des Chartreux.
Toby-Chien, bull bringé.

Lui.

Elle,


seigneurs de moindre importance.

Sentimentalités

Le perron au soleil. La sieste après déjeuner. Toby-Chien et Kiki-la-Doucette gisent sur la pierre brûlante. Un silence de dimanche. Pourtant, Toby-Chien ne dort pas, tourmenté par les mouches et par un déjeuner pesant. Il rampe sur le ventre, le train de derrière aplati en grenouille, jusqu’à Kiki-la-Doucette, fourrure tigrée immobile.

Toby-Chien. — Tu dors ?

Kiki-la-Doucette, ronron faible. — …

Toby-Chien. — Vis-tu seulement ? Tu es si plat ! Tu as l’air d’une peau de chat vide.

Kiki-la-Doucette, voix mourante. — Laisse…

Toby-Chien. — Tu n’es pas malade ?

Kiki-la-Doucette. — Non… laisse-moi. Je dors. Je ne sais plus si j’ai un corps. Quel tourment de vivre près de toi ! J’ai mangé, il est deux heures… dormons.

Toby-Chien. — Je ne peux pas. Quelque chose fait boule dans mon estomac. Cela va descendre, mais lentement. Et puis ces mouches, ces mouches !… La vue d’une seule tire mes yeux hors de ma tête. Comment font-elles ? Je ne suis que mâchoires hérissées de dents terribles (entends-les claquer !) et ces bêtes damnées m’échappent. Hélas ! mes oreilles ! hélas ! mon tendre ventre bistré ! ma truffe enfiévrée !… Là ! juste sur mon nez, tu vois ? Comment faire ? je louche tant que je peux… Il y a deux mouches maintenant ? Non, une seule… Non, deux… Je les jette en l’air comme un morceau de sucre. C’est le vide que je happe… Je n’en puis plus. Je déteste le soleil, et les mouches, et tout !…

Il gémit.

Kiki-la-Doucette, assis, les yeux pâles de sommeil et de lumière. — Tu as réussi à m’éveiller. C’est tout ce que tu voulais, n’est-ce pas ? Mes rêves sont partis. À peine sentais-je, à la surface de ma fourrure profonde, les petits pieds agaçants de ces mouches que tu poursuis. Un effleurement, une caresse parfois ridait d’un frisson l’herbe inclinée et soyeuse qui me revêt… Mais tu ne sais rien faire discrètement ; ta joie populacière encombre, ta douleur cabotine gémit. Méridional, va !

Toby-Chien, amer. — Si c’est pour me dire ça que tu t’es réveillé !…

Kiki-la-Doucette, rectifiant. — Que tu m’as réveillé.

Toby-Chien. — J’étais mal à l’aise, je quêtais une aide, une parole encourageante…

Kiki-la-Doucette. — Je ne connais point de verbes digestifs. Quand je pense que, de nous deux, c’est moi qui passe pour un sale caractère ! Mais rentre un peu en toi-même, compare ! La chaleur t’excède, la faim t’affole, le froid te fige…

Toby-Chien, vexé. — Je suis un sensitif.

Kiki-la-Doucette. — Dis : un énergumène.

Toby-Chien. — Non, je ne le dirai pas. Toi, tu es un monstrueux égoïste.

Kiki-la-Doucette. — Peut-être. Les Deux-Pattes — ni toi — n’entendent rien à l’égoïsme, à celui des Chats… Ils baptisent ainsi, pêle-mêle, l’instinct de préservation, la pudique réserve, la dignité, le renoncement fatigué qui nous vient de l’impossibilité d’être compris par eux. Chien peu distingué, mais dénué de parti pris, me comprendras-tu mieux ? Le Chat est un hôte et non un jouet. En vérité, je ne sais en quel temps nous vivons ! Les Deux-Pattes, Lui et Elle, ont-ils seuls le droit de s’attrister, de se réjouir, de lapper les assiettes, de gronder, de promener par la maison une humeur capricieuse ? J’ai, moi aussi, mes caprices, ma tristesse, mon appétit inégal, mes heures de retraite rêveuse où je me sépare du monde…

Toby-Chien, attentif et consciencieux. — Je t’écoute, et je te suis avec peine, car tu parles compliqué et un peu au-dessus de ma tête. Tu m’étonnes. Ont-Ils coutume de contrarier ta changeante humeur ? Tu miaules : on t’ouvre la porte. Tu te couches sur le papier, le papier sacré qu’Il gratte : Il s’écarte, ô merveille, et te livre sa page déjà salie. Tu déambules, le nez froncé, la queue en balancier agitée de secs mouvements, visiblement en quête de méfaits : Elle t’observe, rit, et Il annonce : « la Promenade de dévastation ». Alors ? D’où vient que tu récrimines ?

Kiki-la-Doucette, de mauvaise foi. — Je ne récrimine pas. D’ailleurs, les subtilités psychologiques te demeureront à jamais étrangères.

Toby-Chien. — Ne parle pas si vite. Il me faut le temps de comprendre… Il me semble…

Kiki-la-Doucette, narquois. — Ne te presse pas : ta digestion en pourrait pâtir.

Toby-Chien, fermé à l’ironie. — Tu as raison. J’ai de la peine à m’exprimer aujourd’hui. Voici : il me semble que, de nous deux, c’est toi qu’on choie ; et, cependant, c’est toi qui te plains.

Kiki-la-Doucette. — Logique de chien !… Plus on me donne, plus je demande.

Toby-Chien. — C’est mal ! C’est de l’indiscrétion.

Kiki-la-Doucette. — Non ; j’ai droit à tout.

Toby-Chien. — À tout ? Et moi ?

Kiki-la-Doucette. — Tu ne manques de rien, j’imagine ?

Toby-Chien. — De rien ? Je ne sais. Aux moments où je suis le plus heureux, une envie de pleurer me serre les côtes, mes yeux se troublent… Mon cœur m’étouffe. Je voudrais, à ces minutes d’angoisse, être sûr que tout ce qui vit m’aime, qu’il n’y a nulle part dans le monde un chien triste derrière une porte, et qu’il ne viendra jamais rien de mauvais…

Kiki-la-Doucette, goguenard. — Et alors, il arrive quoi de mauvais ?

Toby-Chien. — Ah ! tu ne l’ignores pas ! C’est fatalement à cette heure qu’Elle survient, portant une fiole jaune où nage l’horreur… tu sais… l’huile de ricin ! Perverse, insensible, Elle me maintient entre ses genoux vigoureux, desserre mes dents…

Kiki-la-Doucette. — Serre-les mieux.

Toby-Chien. — Mais j’ai peur de lui faire mal… et ma langue épouvantée connaît enfin la fadeur visqueuse… Je suffoque, je crache. Ma pauvre figure convulsée agonise, — et la fin de ce supplice est longue à venir… Tu m’as vu, après, me traîner mélancolique, la tête basse, écoutant dans mon estomac le glouglou malsain de l’huile, et cacher dans le jardin ma honte…

Kiki-la-Doucette. — Tu la caches si mal !

Toby-Chien. — C’est que je n’en ai pas toujours le temps.

Kiki-la-Doucette. — Elle a voulu — j’étais petit — me purger avec l’huile. Je l’ai si bien griffée et mordue qu’Elle n’a pas recommencé. Elle a cru, une minute, tenir le démon sur ses genoux. Je me suis roulé en spirale, j’ai soufflé du feu, j’ai multiplié mes vingt griffes par cent, mes dents par mille, et j’ai fui, comme par magie.

Toby-Chien. — Je n’oserais pas. Je l’aime, tu comprends. Je l’aime assez pour lui pardonner même le supplice du bain.

Kiki-la-Doucette, intéressé. — Oui ? dis-moi ce que tu ressens. La vue seule de ce qu’Elle te fait dans l’eau me remplit de frissons.

Toby-Chien. — Hélas !… Écoute, et plains-moi. Quelquefois, lorsqu’Elle est sortie de son bassin de zinc, vêtue de sa peau toute seule, — une peau sans poils et douce que je lèche avec respect, — Elle ne remet pas tout de suite ses peaux de linge et d’étoffe. Elle reverse de l’eau chaude, y jette une brique brune qui sent le goudron et dit : « Toby ! » Cela suffit ; mon âme me quitte déjà. Mes jambes flageolent. Quelque chose, sur l’eau, brille, qui danse et m’aveugle, une image en forme de fenêtre tortillée… Elle me saisit, pauvre corps évanoui que je suis, et me plonge… Dieux !… Dès lors je ne sais plus rien… je n’espère qu’en Elle, mes yeux s’attachent aux siens, durant qu’une tiédeur étroite colle à moi, épiderme sur mon épiderme…

Brique mousseuse, odeur de goudron, eau piquante dans mes yeux, dans mes narines, naufrage de mes oreilles… Elle s’excite, Elle m’étrille d’un cœur allègre, ahane, rit… Enfin, c’est le sauvetage, le repêchage par la nuque, pattes battant l’air et cherchant la vie ; — la serviette rude, le peignoir où je goûte une convalescence épuisée…

Kiki-la-Doucette, impressionné au fond. — Remets-toi.

Toby-Chien. — Dame, rien que de le raconter… Mais toi-même, si narquoisement curieux de mes malheurs, ne m’es-tu pas apparu, un jour, terrassé sur une table de toilette, au-dessous d’Elle qui, armée d’une éponge…

Kiki-la-Doucette, très gêné, queue battante. — Une vieille histoire ! Ma culotte de zouave était salie. Elle a voulu la nettoyer. Je l’ai persuadée que je souffrais atrocement sous l’éponge…

Toby-Chien. — Que tu es menteur ! Elle t’a cru ?

Kiki-la-Doucette. — Heu… pas tout le temps. C’est de ma faute. Renversé sur le dos, j’offrais le ventre candide, les yeux pardonnants et terrifiés d’un agneau à l’autel. Je perçus, à travers ma culotte floconneuse, un fraîchissement à peine !… puis rien d’autre… l’épouvante me prit, je craignis ma sensibilité abolie… Mes gémissements rythmiques s’enflèrent, puis décrurent — tu connais la puissance de ma voix ! — puis montèrent encore comme une clameur marine : j’imitai le petit veau, l’enfant fouetté, la chatte en amour, le vent sous la porte, grisé peu à peu de mon propre chant… Si bien qu’Elle avait depuis longtemps fini de me souiller d’eau froide, et que je gémissais encore, les yeux au plafond, devant Elle, qui riait sans tact et criait : « Tu es menteur comme une femme ! »

Toby-Chien, convaincu. — Ça, c’est embêtant.

Kiki-la-Doucette. — Je lui en ai voulu pendant toute une après-midi.

Toby-Chien. — Oh ! pour bouder, tu t’en acquittes. Moi, je ne peux jamais. J’oublie les injures.

Kiki-la-Doucette, pince-sans-rire. — Et tu lèches la main qui te frappe. Connu !

Toby-Chien, gobeur. — Je lèche la main qui… Oui, c’est tout à fait comme tu dis. C’est une jolie expression.

Kiki-la-Doucette. — Elle n’est pas de moi. La dignité ne t’étouffe pas. Ma parole ! souvent j’ai honte pour toi. Tu aimes tout le monde, tu accueilles d’un derrière plat toutes les rebuffades, ton cœur est avenant et banal comme un jardin public.

Toby-Chien. — N’en crois rien, mal élevé. Tu te trompes, toi, l’infaillible, — aux manifestations de ma politesse. Voyons, franchement, veux-tu que je gronde aux mollets de ses amis à Lui, de ses amis à Elle ? Des gens bien vêtus qui savent mon nom (il y a beaucoup de gens que je ne connais pas qui savent mon nom) et me tirent bonnement les oreilles ?

Kiki-la-Doucette. — Je hais les nouveaux visages.

Toby-Chien. — Je ne les aime pas non plus, quoi que tu dises. J’aime… Elle et Lui.

Kiki-la-Doucette. — Moi, j’aime Lui… et Elle.

Toby-Chien. — Oh ! il y a longtemps que j’ai deviné ta préférence. Il y a, entre toi et Lui, une espèce d’entente secrète…

Kiki-la-Doucette, souriant, mystérieux et abandonné. — Une entente… oui. Secrète et pudique, et profonde. Il parle rarement, gratte le papier avec un bruit de souris. C’est à lui que j’ai donné mon cœur avare, mon précieux cœur de chat. Et Lui, sans paroles, m’a donné le sien. L’échange m’a fait heureux et réservé, et parfois, avec ce bel instinct capricieux et dominateur qui nous fait les rivaux des femmes, j’essaie sur lui mon pouvoir. À Lui, quand nous sommes seuls, les oreilles diaboliques pointées en avant, qui présagent le bond sur son papier-à-gratter ! À Lui le tap-tap-tap des pattes tambourinantes à plat au travers des plumes et des lettres éparses ! À Lui aussi le miaulement insistant qui demande la liberté, — « l’Hymne au bouton de porte », dit-il en riant ; ou encore « la Plainte du séquestré ». Mais à Lui seul aussi la contemplation tendre de mes yeux inspirateurs qui pèsent sur sa tête penchée, jusqu’à ce que son regard appelé cherche et rencontre le mien dans un choc d’âmes si prévu et si doux que je clos mes paupières sous une honte exquise… Elle… s’agite trop, me bouscule souvent, me vanne dans l’air pattes réunies deux par deux, s’énerve à me caresser, rit haut de moi, imite trop bien ma voix…

Toby-Chien, ému d’indignation. — Je te trouve difficile. Assurément, je l’aime, Lui, qui est bon, qui détourne les yeux de mes fautes pour n’avoir pas à me gronder. Mais Elle ! C’est ce que je vois au monde de plus beau, de plus cher, et de plus incompréhensible. Son pas m’enchante, ses yeux variables me dispensent le bonheur et la tristesse. Elle est pareille au Destin et n’hésite jamais ! Les tourments même, de sa main… Tu sais comme Elle me taquine ?

Kiki-la-Doucette. — Durement.

Toby-Chien. — Non pas durement, mais finement. Je ne puis rien prévoir. Ce matin, Elle s’est penchée comme pour me parler, a soulevé mon oreille de petit éléphant, et a jeté dedans un cri pointu qui est descendu au fond de ma cervelle…

Kiki-la-Doucette. — Horreur !…

Toby-Chien. — Était-ce bon ? Était-ce mauvais ? Maintenant encore j’hésite. Cela a déchaîné en moi une folie circulaire de nervosité… Presque chaque jour, sa fantaisie exige que je fasse le « poisson » : soulevé dans ses bras, Elle étreint mes côtes jusqu’à la suffocation, jusqu’à ce que ma bouche muette s’ouvre comme celle des carpes qu’on noie dans l’air…

Kiki-la-Doucette. — Je la reconnais bien là.

Toby-Chien. — Soudain je me sens libre et vivant, vivant par le miracle de sa seule volonté ! Que la vie alors me paraît belle ! Comme je mâchouille sa main pendante, l’ourlet de sa robe !

Kiki-la-Doucette, méprisant. — Le joli jeu !

Toby-Chien. — Tout le bien et tout le mal me viennent d’Elle… Elle est le tourment aigu et le sûr refuge. Lorsque, épouvanté, je me jette en Elle, le cœur fou, que ses bras sont doux, et frais ses cheveux sur mon front ! Je suis son « enfant-noir », son « Toby-Chien », son « tout petit h’amour »… Pour me rassurer Elle s’assoit par terre, se fait petite comme moi, se couche tout à fait, pour m’enivrer de sa figure au-dessous de la mienne, renversée dans sa chevelure qui sent bon le foin et la bête ! Comment résister alors ? Ma passion déborde, je la fouis d’une truffe énervée, je cherche, trouve, mordille le bout croquant et rose d’une oreille — Son oreille ! — jusqu’à ce qu’Elle crie, chatouillée : « Toby ! c’est terrible ! au secours, ce chien me mange ! »

Kiki-la-Doucette. — Saines joies, brutales et simples… Et tu t’en vas, ensuite, faire la cour à la cuisinière.

Toby-Chien. — Et toi à la chatte de la ferme…

Kiki-la-Doucette, sec. — Assez, je te prie, ceci ne regarde que moi… et la petite Chatte.

Toby-Chien. — Une jolie conquête ! Tu devrais rougir, une chatte de sept mois !

Kiki-la-Doucette, excité. — Un fruit vert, une baie sauvage, te dis-je ! Et personne ne me la volera. Elle est svelte autant qu’une rame à pois…

Toby-Chien, à part. — Vieux polisson !

Kiki-la-Doucette. — … Longue et balancée sur de longues pattes, elle va du pas incertain des vierges. Le dur travail des champs — elle y chasse le mulot, la musaraigne, voire la perdrix — a durci ses jeunes muscles, assombri un peu sa figure d’enfant…

Toby-Chien. — Elle est laide.

Kiki-la-Doucette. — Non point laide ! mais bizarre : un museau de chèvre aux narines roses, coiffée d’oreilles d’âne à la mode paysanne, des yeux latéraux, couleur d’or ancien, dont le regard vif trébuche souvent dans un piquant strabisme… De quel cœur elle me fuit, confondant sa pudeur avec l’effroi ! De mon côté, je passe lentement, on dirait indifférent, drapé dans ma robe splendide dont les rayures l’étonnent… Elle y viendra ! À mes pieds, la petite Chatte enamourée, qui aura jeté toute contrainte et se roulera sous moi comme une écharpe blanche !…

Toby-Chien. — Moi, je veux bien, tu sais. Ici, les choses de l’amour me laissent relativement froid. L’exercice physique… mes soucis de gardien… je ne pense guère à la bagatelle.

Kiki-la-Doucette, à part. — La bagatelle ! commis-voyageur, va !

Toby-Chien, sincère. — Et puis je peux bien t’avouer… Tu vois comme je suis petit… Eh bien ! par une guigne invraisemblable et pourtant vraie, je ne rencontre aux alentours que de jeunes géantes. La chienne de la ferme, une grande diablesse bâtarde aux yeux jaunes, m’accueillerait comme elle accueille… n’importe qui. Dévergondée, oh ! ça… mais bonne fille, odorante, et cette espèce de charme exténué et canaille, ces regards affamés de louve douce… Hélas !… je suis si petit… Chez les voisins, je connais encore une danoise placide, vertigineuse comme une alpe ; une bergère qui n’a jamais le temps à cause de son métier ; une chienne d’arrêt nerveuse qui mord tout à coup, mais dont les yeux sauvages promettent l’ardeur… Hélas, hélas ! J’aime mieux n’y plus penser. C’est trop fatigant. Revenir surmené et non satisfait, battre la fièvre toute la nuit… Assez…

J’aime… Elle et Lui, dévotement, d’une passion émue qui me grandit jusqu’à Eux ; elle suffit d’ailleurs à occuper mon temps et mon cœur. L’heure de la sieste passe, Chat, mon méprisant ami, que j’aime pourtant, — et qui m’aimes. Ne détourne pas la tête ! Ta pudeur singulière s’emploie à cacher ce que tu nommes faiblesse, ce que je nomme amour. Crois-tu que je sois aveugle ? Lorsque je reviens avec Elle vers la Maison, j’ai vu vingt fois, derrière la vitre, ta figure triangulaire s’éclairer et sourire à mon approche. Le temps d’ouvrir la porte : tu avais déjà remis ton masque de chat, ton joli masque japonais aux yeux bridés… Peux-tu le nier ?

Kiki-la-Doucette, résolu à ne pas entendre. — L’heure de la sieste passe. L’ombre conique des poiriers croît sur le gravier. Tout notre sommeil est parti en paroles. Tu as oublié les mouches, ton estomac inquiet, la chaleur qui danse en ondes sur les prés. Le beau jour lourd s’en va. Déjà l’air s’émeut, et courbe vers nous l’odeur des pins dont le tronc fond en larmes claires…

Toby-Chien. — La voici. Elle a quitté son fauteuil de paille, étiré ses bras gracieux, et je lis l’espoir d’une promenade dans le mouvement de sa robe. Tu la vois, derrière les rosiers ? Elle casse de l’ongle une feuille de citronnier, la froisse et la respire… Je lui appartiens. Les yeux fermés, je devine sa présence…

Kiki-la-Doucette. — Je la vois. Elle est tranquille et douce… pour un instant. Je sais surtout qu’Il la suivra de près, en quittant son papier ; Il sortira en l’appelant : « Où es-tu ? » et s’assoira, fatigué, sur le banc. Pour Lui, je me lèverai avec politesse et j’irai carder de mes ongles la jambe de son pantalon. Silencieux, pareils, heureux, nous écouterons tomber le jour. L’odeur du tilleul deviendra sucrée jusqu’à l’écœurement, à l’heure même où mes yeux de voyant s’agrandiront, noirs, et liront dans l’air des Signes mystérieux… Là-bas, derrière la montagne pointue, un calme incendie, plus tard, s’allumera, une vapeur ronde, d’un rose glacé dans le bleu cendreux de la nuit, un cocon lumineux d’où éclora le tranchant éblouissant d’une lune coupante qui voguera, fendant les nuages… Et puis, ce sera le moment d’aller dormir. Il me prendra sur son épaule, et je dormirai (car ce n’est pas la saison de l’amour) sur son lit, contre ses pieds soigneux de mon repos. Mais le petit matin me verra frissonnant, rajeuni, assis face au soleil, dans le nimbe d’argent dont m’encense la rosée, et semblable, en vérité, au dieu que je fus.