Douze dialogues de bêtes/Préface
Préface
Il semble parfois que l’on naisse. On regarde. On distingue alors une chose dont le dessous des pieds a l’air d’un as de pique. La chose dit : oua-oua. Et c’est un chien. On regarde à nouveau. L’as de pique devient un as de trèfle. La chose dit : pffffffff. Et c’est un chat.
C’est là toute l’histoire du monde visible et, en particulier, de Toby-Chien et de Kiki-la-Doucette, mes filleuls. Ils sont si naturels — j’emploie naturels dans le sens applicable aux sauvages de l’Océanie — que toutes leurs attitudes concourent à une proposition très simple de l’existence. Ce sont des animaux dans toute la force du terme, des animos, si j’ose employer la vraie orthographe, capables de s’écrier, comme ceux de Faust :
Il ne connaît pas le pot,
Le pot à faire la soupe !
Vit-on jamais pareil sot ?
Donc, Madame, vous les avez situés où il fallait qu’ils fussent : dans le paradis terrestre qu’est l’appartement de M. Willy. Le caoutchouc et le palmier probables de votre salon donnent, toutes proportions gardées, l’impression de la violente flore édénique, et expliquent par quel transformisme leurs feuilles vont permettre à M. Gaston Deschamps — critique d’un « Temps » plus que passé — d’annoncer aux savanes (où il tutoya Chateaubriand) et au Collège de France, combien il peut aimer et comprendre un vrai poète.
Car vous êtes un vrai poète, et je veux affirmer cela volontiers sans m’inquiéter davantage de la légende dont les Parisiens ont coutume d’entourer chaque célébrité. Ils n’admirent point tant Gauguin et Verlaine pour ce qu’ils ont fait de génial que pour ce qu’ils eurent d’excentricité. De telle manière que certains, qui ne connaissent point le sentimentalisme sans nom, l’ordre, la pureté, les mille vertus intérieures qui vous guident, s’obstinent à répéter que vous portez les cheveux courts et que Willy est chauve.
Il faut donc que moi, qui vis à Orthez, j’apprenne au Tout-Paris qui vous êtes, et que je vous présente à tous ceux qui vous connaissent, moi qui ne vous ai jamais vue ?
Je dis donc que Mme Colette Willy n’eut jamais les cheveux courts ; qu’elle ne s’habille point en homme ; que son chat ne l’accompagne pas au concert ; que la chienne de son amie ne boit pas que dans un verre à pied. Il est inexact que Mme Colette Willy travaille dans une cage à écureuil et qu’elle fasse du trapèze et des anneaux de telle sorte qu’elle touche, du pied, sa nuque.
Mme Colette Willy n’a jamais cessé d’être la femme bourgeoise par excellence qui, levée à l’aube, donne de l’avoine au cheval, du maïs aux poules, des choux aux lapins, du séneçon au serin, des escargots aux canards, de l’eau de son aux porcs. À huit heures, été comme hiver, elle prépare le café au lait de sa bonne, et le sien. Il ne se passe guère de journée où elle ne médite sur ce livre admirable :
LA MAISON RUSTIQUE
DES DAMES
par
Mme Millet-Robinet.
Le rucher, le verger, le potager, l’étable, la basse-cour, la serre n’ont plus de secrets pour Mme Colette Willy. Elle a refusé, dit-on, de livrer son secret pour la destruction des courtilières à un grand homme d’État qui la priait à genoux.
Mme Colette Willy n’est rien d’autre qui ne soit pas ce que je viens d’écrire. Je sais que, pour l’avoir rencontrée dans le monde, certains s’obstinèrent à la compliquer. Pour un peu lui eussent-ils prêté les goûts des plus arriérés symbolistes. Et l’on sait combien déplaisantes furent ces robes de Muses, odieux ces bandeaux qui déversaient leur jaune sur des faces en coque d’œuf. Robes et bandeaux sont aujourd’hui relégués dans les tiroirs du Capitole de Toulouse, d’où l’on ne les tirera plus que pour hurler des alexandrins officiels en l’honneur de M. Gaston Deschamps, de Jaurès ou de Vercingétorix.
Mme Colette Willy se lève aujourd’hui sur le monde des Lettres comme la poétesse — enfin ! — qui, du bout de sa bottine, envoie rouler du haut en bas du Parnasse toutes les muses fardées, laurées, cothurnées et lyrées qui, de Monselet à Renan, soulevèrent les désirs des classes de seconde et de rhétorique. Elle est gentille ainsi, nous présentant son bull bringé et son chat avec autant d’assurance que Diane son lévrier ou qu’une Bacchante son tigre.
Voyez sa joue en pomme, ses yeux en myosotis, sa lèvre en pétale de coquelicot et sa grâce de chèvrefeuille ! Dites-moi si cette façon de s’appuyer à la verte barrière de son enclos, ou de s’étendre sous la tonnelle bourdonnante de grand Été, ne vaut pas la manière compassée que ce vieux magistrat de Vigny, cravaté à triple tour et roidi par des sous-pieds, imposait à ses déesses ? Mme Colette Willy est une femme vivante, une femme pour tout de bon, qui a osé être naturelle et qui ressemble beaucoup plus à une petite mariée villageoise qu’à une littératrice perverse.
Lisez son livre, et vous verrez combien ce que j’ai avancé peut être exact. Il a plu à Mme Colette Willy de ramener à deux charmants petits animaux tout l’arôme des jardins, toute la fraîcheur des prairies, toute la chaleur de la route départementale, tous les émois de l’homme… Tous les émois… Car, à travers ce rire d’écolière qui sonne dans la forêt, je vous dis que j’entends sangloter une source. On ne se penche point vers un caniche ou un matou sans qu’une sourde angoisse ne vous feutre le cœur. On ressent, à se comparer à eux, tout ce qui vous en sépare et tout ce qui vous en rapproche.
Dans l’œil du chien règne la tristesse d’avoir, dès les premiers jours de la Création, léché en vain le fouet de son irréductible bourreau. Car rien n’a attendri l’homme, ni la proie que lui rapporte un épagneul affamé ni l’humble innocence dont un labri veille sous les étoiles l’obscure douceur des troupeaux.
Dans le regard du chat luit un tragique effroi. « Que vas-tu me faire encore ? » semble-t-il demander, couché sur le fumier où le ronge la gale et le creuse le besoin de manger. Et, fiévreux, il attend qu’un nouveau supplice ébranle son système nerveux.
… Mais n’ayez crainte… Mme Colette Willy est très bonne. Elle a vite fait de dissiper les terreurs ataviques de Toby-Chien et de Kiki-la-Doucette. Elle améliore la race, tellement que chats et chiens finiront par comprendre qu’il est moins ennuyeux de fréquenter un poète qu’un candidat malheureux au Collège de France, ce candidat eût-il démontré plus copieusement encore que l’auteur des Mémoires d’outre-tombe a décrit sens dessus dessous la mâchoire des crocodiles.
Toby-Chien et Kiki-la-Doucette savent bien que leur maîtresse est une dame qui ne ferait de mal ni à un morceau de sucre ni à une souris ; une dame qui saute, pour nous ravir, à une corde qu’elle a tressée avec des mots en fleurs qu’elle ne froisse jamais et dont elle nous parfume ; une dame qui chante avec la voix d’un pur ruisseau français la triste tendresse qui fait battre si vite le cœur des bêtes.