Douze dialogues de bêtes/Le dîner est en retard

, préfacier
Mercure de France (p. 55-72).

Le dîner est en retard

Un salon à la campagne. La fin d’une journée d’été. Kiki-la-Doucette, Toby-Chien, dorment d’un somme peu convaincu, oreilles nerveuses, paupières obstinément serrées. Kiki-la-Doucette ouvre ses yeux presque horizontaux, couleur de raisin, et bâille d’une gueule féroce de petit dragon.

Kiki-la-Doucette, hautain. — Tu ronfles.

Toby-Chien, qui ne dormait pas pour de vrai. — Non, c’est toi.

Kiki-la-Doucette. — Pas du tout. Moi, je fais ronron.

Toby-Chien. — C’est la même chose.

Kiki-la-Doucette, dédaignant la discussion. — Dieu merci ! non. (Un silence.) J’ai faim. On n’entend pas remuer les assiettes à côté. Est-ce qu’il n’est pas l’heure de dîner ?

Toby-Chien, se lève et étire longuement ses pattes de devant, les coudes en dehors ; il bâille et darde une langue héraldique au bout frisé. — Je ne sais pas. J’ai faim.

Kiki-la-Doucette. — Où est-Elle ? Comment n’es-tu pas dans ses jupes ?

Toby-Chien, embarrassé, mordillant ses ongles. — Elle est dans le jardin, je crois ; Elle ramasse des mirabelles.

Kiki-la-Doucette. — Des boules jaunes qui pleuvent sur les oreilles ? Je sais. Tu l’as donc vue ? Elle t’a grondé, je parie… Qu’est-ce que tu as fait encore ?

Toby-Chien, gêné, détournant sa figure plissée de crapaud sympathique. — Elle m’a dit de retourner au salon, parce que… parce que je mangeais aussi des mirabelles.

Kiki-la-Doucette. — C’est bien fait ! Tu as des goûts ignobles, — des goûts d’homme.

Toby-Chien, froissé. — Dis donc, je ne mange pas du poisson gâté, moi !

Kiki-la-Doucette. — Tu lèches des choses plus dégoûtantes.

Toby-Chien. — Quoi, par exemple ?

Kiki-la-Doucette. — Des choses… sur la route… pouah !

Toby-Chien. — Je comprends. Ça s’appelle des « sales ».

Kiki-la-Doucette. — Tu dois te tromper.

Toby-Chien. — Non. Quand j’en flaire un, un superbe et bien roulé, un sans défaut, Elle se précipite, l’ombrelle en l’air, et crie : « Sale ! »

Kiki-la-Doucette. — Tu n’as pas honte ?

Toby-Chien. — Pourquoi ? Ces fleurs de la route plaisent à mon nez subtil, à ma langue gourmande. Ce que je ne comprendrai jamais, c’est ton épilepsie joyeuse sur les grenouilles mortes ou sur cette herbe, tu sais…

Kiki-la-Doucette. — La valériane.

Toby-Chien. — Peut-être bien… Une herbe, c’est pour purger.

Kiki-la-Doucette. — Je n’ai pas, comme toi, que des pensées excrémentielles. La valériane… tu ne peux pas comprendre… Je l’ai vue, Elle, pour avoir vidé une flûte de vin fétide qui saute dangereusement, rire et délirer comme je fais sur la valériane… La grenouille morte, si morte qu’elle semble un maroquin sec en forme de grenouille, c’est le sachet imprégné d’un musc rare, dont je voudrais embaumer ma fourrure…

Toby-Chien. — Tu parles bien… Mais Elle te gronde et dit qu’après tu sens mauvais, et Lui aussi.

Kiki-la-Doucette. — Ce ne sont que des Deux-Pattes, l’un et l’autre. Tu les imites, pauvre être, et te diminues d’autant. Tu te tiens debout sur tes pieds de derrière, tu portes un manteau lorsqu’il pleut, tu manges — fi ! — des mirabelles et ces grosses boules vertes que laissent choir parfois les mains malveillantes des arbres, quand je passe dessous…

Toby-Chien. — Des pommes.

Kiki-la-Doucette. — Probablement. Elle les cueille et te les lance dans l’allée, en criant : « Pomme, Toby, pomme ! » Et tu te rues avec des manières indécentes de fou, la langue et les yeux en dehors, jusqu’à perdre haleine…

Toby-Chien, renfrogné, le museau sur ses pattes. — Chacun prend son plaisir où il le trouve.

Kiki-la-Doucette, bâillant, montre ses dents en aiguilles, le velours rose et sec de son palais. — J’ai faim. Le dîner est sûrement en retard. Si tu allais la chercher ?

Toby-Chien. — Je n’ose pas. Elle m’a défendu de venir. Elle est là-bas au fond de la combe, avec un grand panier. La rosée tombe et mouille ses pieds, et le soleil s’en va. Mais tu sais comme Elle est : Elle s’assied dans le mouillé, regarde en avant d’Elle comme si Elle dormait ; ou bien se couche à plat ventre, siffle, et suit une fourmi dans l’herbe ; ou arrache une poignée de serpolet et la respire ; ou appelle les mésanges et les geais, qui ne viennent jamais, d’ailleurs. Elle porte un arrosoir lourd, qu’Elle verse, en mille fils d’argent glacé qui me donnent le frisson, sur les roses ou dans le creux de ces petites auges de pierre au fond du bois. Tout de suite je m’y penche, pour voir la tête du bull bringé venir à ma rencontre, et pour y boire l’image des feuilles, mais Elle me tire en arrière par mon collier : « Toby, c’est l’eau des oiseaux ! » Elle ouvre son couteau et vide des noisettes, cinquante noisettes, cent noisettes, — et oublie l’heure. Cela n’en finit pas.

Kiki-la-Doucette, narquois. — Et toi, pendant ce temps-là ?

Toby-Chien. — Moi… Eh bien ! je l’attends…

Kiki-la-Doucette. — Je t’admire !

Toby-Chien. — Quelquefois, accroupie, acharnée, Elle gratte la terre, peine, sue, et je m’anime tout autour, dans la joie d’une besogne utile qui m’est si familière. Mais son odorat faible la trompe ; Elle fouit de faux terriers où je ne sens ni la taupe ni la musaraigne aux pattes rosées. Qui m’expliquera le peu de fermeté de ses desseins ? Voilà qu’Elle tombe sur son derrière, brandissant une herbe à racine chevelue, et s’écrie : « Je la tiens, la rosse ! » Je me couche dans le mouillé, et je tremble. Ou je pousse mon nez — Elle dit mon groin — contre la terre, pour y reconnaître des odeurs compliquées… Sais-tu seulement, toi, démêler trois, quatre odeurs embrouillées, tressées, fondues : une de taupe, une autre de lièvre qui a passé vite, une autre d’oiseau qui s’est couché…

Kiki-la-Doucette. — Oui, je le puis. Mon nez sait tout. Il est petit, régulier, large entre mes deux yeux, délicat au bout chamois de mes narines ; le frôler d’une herbe, l’ombre de la fumée le chatouillent jusqu’à l’éternuement. Il ne s’emploie pas à démêler l’odeur des taupes enchevêtrée à celle des… lièvres, dis-tu ? Mais je puis rester pendant des minutes à enivrer mon nez — Elle dit : « Son si joli nez en velours de coton » — d’une trace de chatte contre les buis… Mon nez est charmant. Il n’y a point de jour, depuis que mes yeux sont ouverts, où l’on ne m’ait dit sur mon nez quelque vérité flatteuse. Le tien… C’est une truffe grenue. Et quelle mobilité ridicule l’agite ! Au moment même où je te parle…

Toby-Chien. — J’ai faim. On n’entend pas les assiettes.

Kiki-la-Doucette. — … ta truffe se promène sur ton visage et plisse d’un pli de plus ce museau mal équarri…

Toby-Chien. — Elle dit : « Son museau carré, sa truffe plissée » si tendrement !

Kiki-la-Doucette. — … Et tu ne songes qu’à la nourriture.

Toby-Chien. — Et toi, c’est ton estomac vide qui grogne et se plaint et me querelle.

Kiki-la-Doucette. — Mon estomac est charmant.

Toby-Chien. — Mais non, c’est ton nez, tu l’as déjà dit.

Kiki-la-Doucette. — Mon estomac aussi. Il n’y en a pas de plus gourmet, de plus fantasque, de plus solide et délicat ensemble. Il digère des arêtes de sole, des esquilles d’os de poulet, mais la viande suspecte le retourne, — c’est à la lettre.

Toby-Chien. — À la lettre, en effet. Tu as l’indigestion mouvementée.

Kiki-la-Doucette. — Oui, toute la maison s’en émeut. C’est qu’aux premières affres de la nausée une grande détresse s’empare de moi, car la terre mollit sous mes pas. Les yeux dilatés, j’avale précipitamment une salive abondante et salée, tandis que m’échappent d’involontaires cris de ventriloque… Et puis voici que mes flancs houlent, autant et mieux que ceux de la chatte en gésine, et puis…

Toby-Chien, dégoûté. — Si ça t’est égal, tu me raconteras le reste après dîner.

Kiki-la-Doucette. — J’ai faim. Où est-il, Lui ?

Toby-Chien. — Là. Dans son cabinet. Il gratte le papier.

Kiki-la-Doucette. — Oui, comme toujours. C’est un jeu. Les Deux-Pattes s’amusent aux mêmes choses, indéfiniment. J’ai souvent essayé, comme Lui, de gratter finement le papier. Mais c’est un plaisir qui dure peu, et je préfère le journal déchiqueté en lambeaux nombreux, qui bruissent et volent. D’ailleurs, il y a sur sa table, à Lui, un petit pot dont je ne flaire pas sans horreur l’eau violette et bourbeuse, depuis qu’une curiosité assez inconsidérée me conduisit à y tremper la patte. Cette patte que tu vois, — aristocratique et forte, barbue, entre les doigts, d’un poil inutile qui proclame la pureté de ma race, — cette patte garda huit jours une souillure bleuâtre, et ne perdit que lentement la dégradante odeur de lame d’acier rongé de jus acide…

Toby-Chien. — Cela sert à quoi, ce petit pot ?

Kiki-la-Doucette. — Il y boit, sans doute.

Silence.

Toby-Chien. — Elle ne revient pas. Pourvu qu’Elle ne se soit pas perdue, comme moi un jour dans la rue, à Paris !

Kiki-la-Doucette. — J’ai faim.

Toby-Chien. — J’ai faim. Qu’est-ce qu’on mange ce soir ?

Kiki-la-Doucette. — J’ai vu un poulet. Il a crié stupidement et saigné rouge dans la cuisine. C’était plus sale par terre qu’un pipi de chat, et même qu’un pipi de chien ; pourtant on ne l’a pas fouetté. Mais Émilie l’a mis dans le feu, pour lui apprendre. J’ai un peu léché le sang…

Toby-Chien bâille. — Du poulet… Mes lèvres tremblent et se mouillent. Elle me dira : « À z’os, à z’os ! » et me jettera la carcasse…

Kiki-la-Doucette. — Que tu parles mal ! Il dit : « À p’tit os, à tos ! »

Toby-Chien, surpris. — Mais… non, je t’assure, c’est bien : « À z’os » qu’Elle dit…

Kiki-la-Doucette. — Lui parle mieux qu’Elle.

Toby-Chien, incompétent. — Ah ?… Dis-moi, les oiseaux, est-ce que ça a le goût du poulet ?

Kiki-la-Doucette, dont les yeux brillent bleu soudain. — Non… C’est mieux… c’est vivant. On sent tout craquer sous les dents, et l’oiseau qui tressaille, et la plume chaude, et la petite cervelle exquise…

Toby-Chien. — Oh ! tu me dégoûtes ! Toutes les petites bêtes, quand elles remuent, m’inquiètent, et d’ailleurs les oiseaux sont doux…

Kiki-la-Doucette, sec. — N’en crois rien, ils ne sont doux qu’à manger. Ce sont des êtres bruyants, infatués, stupides, uniquement comestibles… Tu connais les deux geais ?

Toby-Chien. — Pas très bien.

Kiki-la-Doucette. — Les deux geais du petit bois. Ceux-là… ils rient, poussent des « tiac » sardoniques quand je me promène, parce que je porte une sonnette au cou… J’ai beau tenir raide ma tête et poser mes pattes doucement, ma sonnette sonne, et les deux créatures s’esclaffent en haut du sapin… Que je les tienne un jour !…

Il couche latéralement ses oreilles et lève le poil de son dos en arête de poisson.

Toby-Chien, pensif. — Positivement, il y a des moments où je ne te reconnais plus. On cause tranquillement, et soudain tu te hérisses en rince-bouteilles. On joue gentil, je te jappe au derrière des ahouahoua pour rire, et tout d’un coup, on ne sait pas pourquoi, peut-être parce que mon nez a frôlé cette toison qui bouffe en culotte de zouave, te voilà bête sauvage, crachant un souffle qui fume, et qui me charges comme un chien inconnu ! Est-ce que cela ne peut pas s’appeler un mauvais caractère ?

Kiki-la-Doucette, mystérieux, les yeux presque fermés. — Non pas. Un caractère seulement. Un caractère de Chat. C’est en de tels moments irrités que je sens, à n’en pas douter, l’humiliante situation qui nous est faite, à moi et à tous ceux de ma race. Je me souviens d’un temps où des prêtres en longues tuniques de lin nous parlaient courbés et tentaient, timides, de comprendre notre parole chantée. Sache, Chien, que nous n’avons pas changé ! Peut-être y a-t-il des jours où je suis plus pareil à moi-même, où tout m’offense justement, un geste brusque, un rire grossier, le fracas d’une porte, ton odeur, l’inconcevable audace que tu as de me toucher, de me cerner de bonds circulaires…

Toby-Chien, patient, à part. — Il a sa crise.

Kiki-la-Doucette, tressaillant. — Tu as entendu ?

Toby-Chien. — Oui, la porte de la cuisine. Et celle de la salle à manger, à présent. Et le tiroir aux cuillères… Enfin, enfin, aaah ! (Il bâille.) Je n’en puis plus. Mais où est-Elle ? Le gravier ne crie pas ; la nuit va venir.

Kiki-la-Doucette, ironique. — Va la chercher.

Toby-Chien. — Et Lui ? D’ordinaire, il s’inquiète, il demande : « Où est-Elle ? » Il gratte le papier. Il a dû boire toute l’eau violette du petit pot bourbeux. (Il étire avec soin toutes ses pattes, en commençant par celles de devant.) Ah ! je me sens vif et creux ! On va manger. Respire la fumée odorante qui glisse sous la porte ! Jouons !

Kiki-la-Doucette. — Non.

Toby-Chien. — Cours, je te poursuivrai sans te toucher.

Kiki-la-Doucette. — Non.

Toby-Chien. — Pourquoi ?

Kiki-la-Doucette. — Je n’ai pas envie.

Toby-Chien. — Oh ! que tu es ennuyeux ! Regarde, je saute, je m’encapuchonne comme un petit cheval, je cherche à saisir ma queue coupée, je vire, vire… Dieux ! la chambre tourne… Non, c’est fini.

Kiki-la-Doucette. — Quel être insupportable !

Toby-Chien. — Insupportable toi-même ! Prends garde, je vais te charger comme Elle fait quand Elle est gaie, et qu’Elle crie : « Hà chat ! »

Kiki-la-Doucette, sans se lever encore, ouvre toute grande, devant Toby qui tournoie, une patte griffue, tachée en dessous de rose et de noir comme une fleur épineuse. — Si tu oses !…

Toby-Chien, délirant. — Oui, j’ose ! Houah ! Houah ! hà chat, hà chat !

Kiki-la-Doucette, exaspéré, bondit, crache et se suspend au tapis de la table. Chute lente du tapis, écroulement de la lampe et des bibelots. Silence épouvanté. Les deux bêtes, aplaties sous un fauteuil, attendent le châtiment.

Lui, paraissant au seuil du cabinet de travail, son porte-plume dans la bouche, comme un mors. — Tonnerre de Dieu ! Qu’est-ce qu’il y a encore ? Cette ménagerie de malheur a tout chambardé ici. Où est Madame ? Quelle boîte ! on ne peut jamais dîner à l’heure… (etc., etc., etc.).

Les deux coupables, qui savent l’innocuité de telles foudres, demeurent plats comme deux pantoufles et se regardent en riant muettement à travers les franges du fauteuil. La porte du jardin s’ouvre.
Elle entre, son panier plein de mirabelles musquées, les mains poissées de leur sucre, les cheveux sur les yeux. Elle reste atterrée devant le désastre.

Elle. — Oh ! ils se sont encore battus ! Dieu, quelles sales bêtes ! (Sans conviction.) Je les donnerai, je les vendrai, je les tuerai…

Mais les deux bêtes, traînées sur le ventre en une humilité exagérée, rampent jusqu’à Elle et parlent à la fois.

Kiki-la-Doucette. — Vrrrr… Vrrrain… te voilà… il est bien tard… C’est Toby qui m’a chargé… C’est lui qui a tout cassé… Je crois que l’inanition lui donnait le délire. Tu sens bon l’herbe et le crépuscule. Tu t’es assise sur du serpolet. Viens… Dis à ton Maître, à Lui, qu’il m’emporte sur son épaule vers la viande qui sera trop cuite. Tu vas découper le poulet très vite, n’est-ce pas ? Tu me garderas les peaux grillées ? Si tu veux, je tendrai jusqu’au plat une patte en cuiller qui sait ramasser les plus menus débris et les porter à ma bouche, de ce geste humain qui vous fait tant rire, Lui et Toi. Viens…

Toby-Chien. — Uiii… uiii… Te voilà ! Enfin, enfin ! Je m’ennuie tant sans toi ! Tu m’as exilé, tu ne m’aimais plus… C’est la lampe qui est tombée toute seule. Viens… J’ai très faim. Mais je consentirai joyeusement à ne pas dîner, si tu veux m’emmener toujours, partout, même dans le crépuscule qui me rend triste, je te suivrai, heureux, mon nez fervent au ras de ta jupe courte…

Elle, désarmée, et d’ailleurs indifférente au cataclysme. — Regarde, comme ils sont jolis !