Douze dialogues de bêtes/L’orage
L’orage
Une suffocante journée d’été, à la campagne.
Derrière les persiennes mi-fermées, la maison se tait, comme le jardin angoissé où rien ne bouge, pas même les feuilles pendantes et évanouies du mimosa à feuilles de sensitive.
Kiki-la-Doucette et Toby-Chien commencent à souffrir et à deviner l’orage, qui n’est encore qu’une plinthe bleu ardoise, peinte épaissement en bas de l’autre bleu terne du ciel.
Toby-Chien, couché, et qui change de flanc toutes les minutes. — Ça ne va pas, ça ne va pas. Qu’est-ce que c’est que cette chaleur-là ? Je dois être malade. Déjà, à déjeuner, la viande me dégoûtait et j’ai soufflé de mépris sur ma pâtée. Quelque chose de funeste attend quelque part. Je n’ai rien commis que je sache répréhensible, et ma conscience… Je souffre pourtant. Mon compagnon, couché, frémit longuement et ne dort point. Son souffle pressé dénonce un trouble pareil au mien… Chat ?
Kiki-la-Doucette, crispé, très bas. — Tais-toi.
Toby-Chien. — Quoi donc ? Tu écoutes un bruit ?
Kiki-la-Doucette. — Non. Oh ! dieux, non ! Ne me parle même pas de bruit, d’aucun bruit ; au son seul de ta voix, la peau de mon dos devient semblable aux vagues de la mer !
Toby-Chien, effrayé. — Vas-tu mourir ?
Kiki-la-Doucette. — J’espère encore que non. J’ai la migraine. Ne perçois-tu pas, sous la peau presque nue de mes tempes, sous ma peau bleuâtre et transparente de bête racée, le battement de mes artères ? C’est atroce ! Autour de mon front, mes veines sont des vipères convulsées, et je ne sais quel gnome forge dans ma cervelle. Oh ! tais-toi ! ou du moins parle si bas que la course de mon sang agité puisse couvrir tes paroles…
Toby-Chien. — Mais c’est ce silence même qui m’accable ! Je tremble et j’ignore. Je souhaite le bruit connu du vent dans la cheminée, le battement des portes, le chuchotement du jardin, le sanglot de source qui est la voix continue du peuplier, ce mât feuillu de monnaies rondes…
Kiki-la-Doucette. — Le vacarme viendra assez tôt.
Toby-Chien. — Le crois-tu ? Leur silence, à Eux, m’effraie davantage. Qu’Il gratte le papier, Lui, c’est l’usage. Un usage révéré et inutile. Mais Elle ! tu la vois, prostrée en son fauteuil de paille ? Elle a l’air de dormir, mais je vois remuer ses cils et le bout de ses doigts. Elle ne siffle pas, ne chante pas, oublie de jouer avec les pelotes de fil. Elle souffre comme nous. Est-ce que ce serait la fin du monde, Chat ?
Kiki-la-Doucette. — Non. C’est l’orage. Dieux ! que je souffre. Quitter ma peau et cette toison où j’étouffe ! me jeter hors de moi-même, nu comme une souris écorchée, vers la fraîcheur ! Ô chien ! tu ne peux voir, mais je les sens, les étincelles dont chacun de mes poils crépite. Ne m’approche pas : un trait bleu de flamme va sortir de moi…
Toby-Chien, frissonnant. — Tout devient terrible. (Il rampe péniblement jusqu’au perron.) Qu’a-t-on changé dehors ? Voilà que les arbres sont devenus bleus, et que l’herbe étincelle comme une nappe d’eau. Le funèbre soleil ! Il luit blanc sur les ardoises, et les petites maisons de la côte ressemblent à des tombes neuves. Une odeur rampante sort des daturas fleuris. Ce lourd parfum d’amande amère, que laissent couler leurs cloches blanches, remue mon cœur jusque dans mon estomac. Une fumée lointaine, lasse comme l’odeur des daturas, monte avec peine, se tient droite un instant et retombe, aigrette vaporeuse rompue par le bout… Mais viens donc voir ! (Kiki-la-Doucette marche jusqu’au perron d’un pas ataxique.) Oh ! mais, toi aussi, on t’a changé, Chat ! Ta figure tirée est celle d’un affamé, et ton poil, plaqué ici, rebroussé là, te donne une piteuse apparence de belette tombée dans l’huile.
Kiki-la-Doucette. — Laisse tout cela. Je redeviendrai digne de moi-même demain, si le jour brille encore pour nous. Aujourd’hui, je me traîne, ni peigné ni lavé, tel qu’une femme que son amour a quittée…
Toby-Chien. — Tu dis des choses qui me désolent ! Je crois que je vais crier, appeler du secours. Il vaut mieux peut-être me réfugier en Elle, quêter sur sa figure le réconfort que tu me refuses. Mais Elle semble dormir dans son fauteuil de paille et voile ses yeux, dont la nuance est celle de mon destin. D’une langue respectueuse, promenée à peine sur ses doigts pendants, je l’éveille. Oh ! que la première caresse dissipe le maléfice !
Elle, criant. — Ah !… Dieu, que tu m’as fait peur ! On n’est pas serin comme cette bête… tiens ! (Petite tape sèche sur le museau du coupable, dont l’énervement éclate en hurlement aigus.) Tais-toi ! tais-toi ! Disparais de ma présence ! Je ne sais pas ce que j’ai, mais je te déteste ! Et ce chat qui est là à me regarder comme une tortue !
Kiki-la-Doucette, hérissé. — Si Elle me touche, je la dévore !
Elle, Toby-Chien, Kiki-la-Doucette, ensemble. — Ha !
Elle, angoissée. — Mon Dieu ! et les pommes !
Toby-Chien, invisible. — On me découperait les deux oreilles en lanières plutôt que de me faire sortir de là-dessous.
Kiki-la-Doucette, invisible. — Malgré moi, j’écoute, et c’est comme si je voyais. Elle se précipite et ferme les fenêtres. On court dans l’escalier… Aïe ! encore une flamme terrible… Et tout s’écroule par-dessus ! Plus rien… Sont-ils tous morts ? Entre les franges du fauteuil, j’aperçois, en risquant de mourir, les premiers grêlons, graviers glacés qui trouent les feuilles de l’aristoloche. La pluie maintenant, en gouttes espacées, couleur d’argent, si lourdes que le sable se gaufre sous leur chute…
Elle, navrée. — J’entends tomber les pêches, et les noix vertes !
Toby-Chien. — On dirait que j’ai un peu moins peur. Le bruit de la pluie détend mes nerfs malades. Il me semble en sentir sur ma nuque, sur mes oreilles, la ruisselante tiédeur. Le vacarme s’éloigne. Je m’entends respirer. Un jour plus blanc glisse jusqu’à moi sous cette bibliothèque. Que fait-Elle ? Je n’ose encore sortir. Si au moins le Chat bougeait ! (Il avance une tête prudente de tortue ; un éclair le rejette sous la bibliothèque.) Ha ! ça recommence. La pluie en paquets contre les vitres ! Le tablier de la cheminée imite le roulement d’en haut ; tout s’écroule… et Elle m’a donné une tape sur le nez !
Kiki-la-Doucette. — Goutte à goutte, de la fenêtre mal jointe, filtre un petit ruisseau brunâtre qui s’allonge sur le parquet, s’allonge, s’allonge et serpente jusqu’à moi. J’y boirais, tant j’ai soif et chaud. J’ai les coudes fatigués. Fatiguées aussi sont mes oreilles, de s’agrandir en girouettes vers tous les cataclysmes. Une peur nerveuse serre encore mes mâchoires. Et puis le siège de ce fauteuil trop bas m’agace les poils du dos. Mais c’est un soulagement déjà de pouvoir penser à cela, grâce à la trêve de silence qui descend sur la maison. Le souvenir du fracas bourdonne dans mes oreilles, avec le murmure affaibli du vent et de la pluie. Que fait-il, Lui que l’orage tourmente comme nous et qui n’a point paru pour réduire les éléments déchaînés ? Voici qu’Elle ouvre la porte sur le perron. N’est-ce point trop tôt ?… Non, car les poules caquettent et prédisent le beau temps en enjambant les flaques avec des cris de vieilles filles. Oh ! l’odeur adorable qui vient jusqu’ici, si jeune, si verte de feuillages mouillés et de terre désaltérée, si neuve que je crois respirer pour la première fois !
Toby-Chien, tout à coup. — Hum ! que ça sent bon ! ça sent la promenade ! Tout change si vite qu’on n’a pas le temps de penser. Elle a ouvert la porte ? Courons. (Il se précipite.) Enfin ! enfin ! le jardin a repris sa couleur de jardin ! Une tiède vapeur mouille mon nez grenu, je sens dans tous mes membres le désir du bond et de la course. L’herbe luit et fume, les escargots cornus tâtent, du bout des yeux, le gravier rose, et les limaces, chinées de blanc et de noir, brodent le mur d’un ruban d’argent. Oh ! la belle bête, dorée et verte, qui court dans le mouillé ! La rattraperai-je ? Gratterai-je de mes pattes onglées sa carapace métallique jusqu’à ce qu’elle crève en faisant croc ? Non. J’aime mieux rester contre Elle, qui, appuyée à la porte, respire longuement et sourit sans parler. Je suis heureux. Quelque chose en moi remercie tout ce qui existe. La lumière est belle, et je suis tout à fait certain qu’il n’y aura plus jamais d’orage.
Kiki-la-Doucette. — Je n’y tiens plus, je sors. Mes pattes délicates choisiront pour s’y poser, entre les flaques, de petits monticules déjà secs. Le jardin ruisselle, scintille et tremble d’un frisson à peine sensible, qui émeut les pierreries partout suspendues… Le soleil couchant, qui darde d’obliques pinceaux, rencontre dans mes yeux pailletés les mêmes rayons rompus, or et vert. Au fond du ciel encore bouleversé, une étincelante épée, jaillie d’entre deux nuages, pourchasse vers l’est les croupes fumeuses et bleuâtres, dont le galop roula sur nos têtes. L’odeur des daturas, qui rampait, s’envole, enlacée à celle d’un citronnier meurtri de grêle. Ô soudain Printemps ! Les rosiers se couronnent de moucherons. Un sourire involontaire étire les coins de ma bouche. Je vais jouer, le cou tendu pour éviter les gouttes d’eau, à me chatouiller l’intérieur des narines avec la pointe d’une herbe parfumée. Mais je voudrais qu’Il vînt enfin et me suivît, en admirant chacun de mes mouvements. Ne viendra-t-il pas se réjouir avec nous ?