Douze dialogues de bêtes/Elle est malade
Elle est malade
Une chambre à coucher, à la campagne. Un soleil d’automne à travers les stores baissés. Elle est étendue en robe de laine blanche sur une chaise longue et paraît dormir. Kiki-la-Doucette fait sa toilette sur une étroite console ; Toby-Chien veille, couché en sphinx sur le tapis, tout près d’Elle, attentif aux paroles de son maître qui quitte la chambre sur la pointe du pied.
Lui, sortant, très bas aux deux bêtes. — Chut ! ne la réveillez pas. Soyez sages. Je vais écrire en bas.
Toby-Chien, à Kiki-la-Doucette. — Qu’est-ce qu’il a dit ?
Kiki-la-Doucette. — Je ne sais pas. Des choses vagues. Des recommandations. Quelque chose comme : restez là, au revoir.
Toby-Chien. — Il a dit : « Chut. » Je ne fais pas de bruit pourtant.
Kiki-la-Doucette, ironique. — Ils sont étonnants ! « Pas de bruit », disent-ils, et là-dessus ils s’en vont d’un pas qu’un rat sourd entendrait de deux kilomètres.
Toby-Chien. — Il y a du vrai. (Il contemple celle qui dort.) Sa figure est encore bien petite. Elle dort. Si tu descends de cette console, ne fais pas trop « pouf » exprès, en tombant.
Kiki-la-Doucette, pincé. — C’est toi qui vas m’apprendre à sauter, à présent ? Ô donneur de conseils ! (Citant.) « L’excrément monte à cheval, et encore il s’y tient ! »
Toby-Chien. — Quoi ?
Kiki-la-Doucette. — Rien. C’est un proverbe oriental. Si je voulais, Chien, troubler le silence de cette chambre, je saurais habilement choisir, pour m’y laver, une chaise mal calée, dont les pieds martèleraient régulièrement : « Tic-toc, tic-toc, tic-toc » au rythme de ma langue. C’est un moyen que j’ai inventé pour me faire donner la liberté. « Tic-toc, tic-toc », dit la chaise. Elle, qui lit ou écrit, s’agace vite et crie : « Tais-toi, Kiki. » Fort de mon bon droit, je me lave innocemment. « Tic-toc, tic-toc. » Elle bondit affolée et m’ouvre grande la porte, que je tarde à franchir, d’un pas d’exilé… Dehors, je ris de me sentir supérieur à tous.
Toby-Chien, qui n’a pas écouté, bâillant. — Quelle triste semaine, hein ? On ne sait plus ce que c’est qu’une promenade. Depuis qu’Elle est tombée de son cheval, d’ailleurs, je n’ai pas mangé avec plaisir.
Kiki-la-Doucette. — Mon Dieu, on peut aimer les gens et soigner son estomac.
Toby-Chien, vivement. — Pas moi, pas moi ! Quand Elle est tombée de son cheval et qu’Elle a crié, j’ai senti craquer mon cœur.
Kiki-la-Doucette. — Aussi, cela ne pouvait pas finir autrement. On ne monte pas sur un cheval. Personne ne monte sur un cheval ! Je ne vois autour de moi qu’extravagance. Le cheval par lui-même est déjà une effrayante monstruosité.
Toby-Chien, indigné. — Par exemple !
Kiki-la-Doucette, péremptoire. — Si. J’en ai étudié un de très près…
Toby-Chien, à part. — Il me fait rire.
Kiki-la-Doucette. — … Le cheval du fermier qui pâturait dans le pré. Cette mouvante montagne, un mois durant, a empoisonné mes jours. Caché sous la haie, j’ai vu ses pieds pesants qui déforment le sol, j’ai respiré son odeur vulgaire, écouté son cri grinçant qui secoue l’air… Une fois qu’il mangeait les brindilles basses de la haie, un de ses yeux m’a miré tout entier, et j’ai fui !… De ce jour, ma haine fut si forte que j’espérai follement anéantir le monstre. « Je m’approcherai de lui, pensais-je, je me camperai fermement, et le désir de sa mort sera si fort dans mes yeux qu’il mourra peut-être, ayant rencontré mon regard… »
Toby-Chien, égayé. — Oui ?
Kiki-la-Doucette, poursuivant. — Ainsi fis-je. Mais le cheval, que j’attendais frémissant, souffla seulement sur moi par les naseaux un long jet de vapeur bleuâtre, infecte, qui me renversa dans des convulsions atroces.
Toby-Chien, qui se tord à l’intérieur. — Tu n’exagères pas ?
Kiki-la-Doucette, sérieux. — Jamais. Et c’est sur un cheval qu’Elle s’en va grimper, cramponnée à quatre ficelles, jambe de-ci, jambe de-là ?… Étrange aberration !
Toby-Chien. — Nous ne pensons pas de même, Chat. Pour moi, le cheval est, après l’homme, la beauté du monde.
Kiki-la-Doucette, vexé. — Et moi, alors ?
Toby-Chien, évasif et courtois. — Toi, tu es un Chat. Mais le cheval ! Elle sur un cheval ! groupe admirable, si haut dans l’azur que je ne le contemple qu’en renversant mon cou d’apoplectique ! Le cheval lui prête sa vitesse. Elle peut enfin lutter avec moi à la course, lorsqu’un galop aveugle m’emporte. Parfois, je les précède, toutes oreilles flottantes, la langue en drapeau, et devant moi chemine l’ombre cornue du cheval. Si je la suis, une poussière odorante m’encense, cuir chaud, bête moite, un peu de son parfum à Elle… La route file sous moi comme un ruban qu’on tire, jalonnée d’œufs de crottin. Ô joie d’être si petit et si rapide dans une grande ombre galopante ! À la halte, je souffle comme un moteur entre les quatre jambes de mon ami, qui penche sur moi sa bouche enchaînée et m’arrose d’un ébrouement amical.
Kiki-la-Doucette. — Évidemment, évidemment. Coursiers généreux, franchissant le mont et le val, et sous leurs fers le silex étincelle… Tu es le dernier des romantiques.
Toby-Chien. — Je ne suis pas le dernier des romantiques, je suis un petit bull venu au monde un soir entre les quatre pieds d’une jument alezane, qui ne s’est pas couchée pendant toute la nuit, tant elle craignait d’écraser ma mère et ses nouveau-nés. Un petit bull, c’est presque un enfant de cheval, ça couche contre les flancs tièdes, dans la chaude litière mêlée de crottin, ça boit dans les seaux de l’écurie, ça se lève au bruit des sabots et ça s’intéresse au lavage des voitures… Jusqu’au jour où Elle est venue me chercher, me choisir — moi, le plus beau, le plus camard, le plus carré de la portée ! — pour m’attacher à sa personne… (Soupirant.) Et voilà qu’Elle est couchée sans bouger. Je suis triste, car Elle a encore un petit linge autour de la cheville. Tu te souviens, quand Il l’a ramassée dans ses bras ? Il la tenait en l’air, Elle qui est si grande au-dessus de moi, comme un petit chien qu’on va noyer…
Kiki-la-Doucette, amer. — Je me souviens. J’étais en haut de l’escalier, irrité et curieux du tapage. Il est arrivé sur moi et m’a écarté du pied, ni plus ni moins qu’Il eût fait d’un meuble gênant…
Toby-Chien. — … C’est pour ça que tu es resté trois jours sans entrer dans cette chambre, sa chambre à Elle ?
Kiki-la-Doucette, hésitant. — Pour cela… et pour autre chose.
Toby-Chien. — Quelle chose ?
Kiki-la-Doucette. — La fièvre.
Toby-Chien, fanatique. — Sa fièvre sent encore meilleur que la santé des autres.
Kiki-la-Doucette, haussant les épaules. — Et on viendra parler du flair des chiens ! Les certitudes des Deux-Pattes reposent sur des fables enfantines. Tu sais bien que la fièvre…
Toby-Chien, bas. — Oui. Ça fait peur.
Kiki-la-Doucette. — Ça fait peur, froid sur le dos, dégoût dans les narines, inquiétude partout. Au seuil d’une chambre où il y a la fièvre, on s’arrête, on cherche quelqu’un, on craint ce qui est caché… Elle était couchée, seule et brûlante, et je l’ai regardée longtemps, prêt à fuir, en me disant : « Qui donc est avec elle sous les rideaux ? Qui l’oppresse et la tourmente, et la fait gémir endormie ? »
Toby-Chien, effrayé rétrospectivement. — Mais il n’y avait personne, dis ?
Kiki-la-Doucette. — Personne, sauf Lui, qui, penché, écoutait son sommeil. Lui, plus intelligent que tous les Deux-Pattes de la terre, obscurément averti d’une présence invisible, Lui, — et la Fièvre. Je l’ai contemplé, dominant ma répugnance. J’étais mélancolique et jaloux. « Faut-il qu’Il l’aime, pensais-je, pour l’approcher et la défendre, pour l’embrasser, tout imprégnée du mauvais charme ! Me prendrait-il contre son cœur, moi, si… »
Toby-Chien, impérieux. — Chut !
Kiki-la-Doucette. — Quoi ?
Toby-Chien. — Elle a bougé.
Kiki-la-Doucette. — Non.
Toby-Chien, attentif, la regardant. — Non… Elle n’a pas bougé, mais sa pensée a remué. Je l’ai sentie. Continue.
Kiki-la-Doucette, qui s’est ressaisi. — Je ne sais plus de quoi nous parlions.
Toby-Chien. — De la…
Kiki-la-Doucette, vivement. — Assez. Ne l’évoque plus. La fièvre, c’est le commencement de ce qu’on ne nomme pas.
Toby-Chien, frissonnant. — Oh ! oui. Je n’aime aucune bête immobile, tu sais de quelle immobilité je veux parler…
Kiki-la-Doucette, riant cruellement. — Moi non plus. Je ne puis manger que des oiseaux vivants, ou des souris très petites dont j’avale le cri…
Toby-Chien. — Pourquoi t’amuses-tu à me faire peur ? Je n’ai jamais bien compris chez toi cette vanité qui consiste à exagérer une cruauté très réelle… Tu me nommes le dernier des romantiques, ne serais-tu pas le premier des sadiques ?
Kiki-la-Doucette. — Ô Chien empoisonné de littérature, un éternel malentendu nous sépare. « Je suis un petit bull », répondais-tu, avec la sincérité obtuse qui me désarme. À mon tour, laisse-moi te dire : « Je suis un Chat. » Ce nom seul me dispense… Une haine est en moi contre la souffrance, la laideur, — une détestation impérieuse de ce qui choque ma vue ou simplement mon bon sens. Animé d’une juste colère, je me suis rué sur le chat du concierge qui traînait en criant une patte blessée… Jusqu’à ce qu’il se tût, j’ai…
Toby-Chien, suppliant. — Ne me le dis pas !
Kiki-la-Doucette, s’échauffant. — Ah ! comprends donc enfin ! Si le récit affaibli de ce que j’ai fait te bouleverse, comprends donc que j’ai voulu supprimer du monde, anéantir, en cette bête ensanglantée, l’image même, l’image menaçante de mon inévitable mort…
Kiki-la-Doucette, frissonnant du dos. — La claustration ne nous vaut rien… J’irais volontiers, sous le doux soleil sans force, « faire la bayadère » parmi le gravier sec et les feuilles comme des pommes frites. Dehors tout est jaune ! Mes yeux verts deviendront jaunes à force de mirer le soleil roux et les futaies enflammées. Je ne veux plus penser qu’à tout ce qui est jaune et joyeux, au froid et bel automne, à l’aube rouge dont la couleur reste aux feuilles des cerisiers… Viens ! éprouvons la vigueur de nos pattes, sentons jusqu’au fond de nous-mêmes notre jeunesse encore neuve… Peut-être que la mort ne viendra jamais ?…
Toby-Chien, l’arrêtant. — Que vas-tu faire ?
Kiki-la-Doucette. — Gratter à la porte et entonner la Plainte du séquestré.
Toby-Chien, désignant celle qui dort. — Et la réveiller sans doute ?
Kiki-la-Doucette, embêté. — Je chanterai à demi-voix.
Toby-Chien. — Et tu gratteras à demi-ongles ? Reste tranquille, Il l’a ordonné en partant.
Kiki-la-Doucette, hautain. — M’ordonne-t-il ? Il me prie. C’est la seule raison que j’aie de lui obéir, d’ailleurs.
Toby-Chien, bâillant. — Tu me fais bâiller.
Kiki-la-Doucette. — Non, mais tu t’ennuies. (Tentateur.) Tu penses à la liberté… Une poule a pu s’échapper du poulailler, quelle chasse…
Toby-Chien. — Tu crois ?
Kiki-la-Doucette. — Je dis : peut-être. Le terrier du lapin, as-tu fini de l’explorer ?
Toby-Chien, agité. — Non… il est si profond ! Je l’ai creusé hier, à m’y ensevelir… La terre collait à mon museau avec des poils de la bête…
Kiki-la-Doucette, de plus en plus méphistophélique. — Tu finiras cela demain… ou un autre jour.
Toby-Chien, triste. — Pourquoi pas l’an prochain ?
Kiki-la-Doucette. — Qu’est-ce que tu as ? Ta lèvre noire et vernie pend d’une aune et tes yeux de crapaud miroitent de larmes… Tu pleures ?
Toby-Chien, reniflant. — Non…
Kiki-la-Doucette. — Console-toi, sensible cœur. Tu retrouveras tes plaisirs et tes amis. En ce moment même la chienne du fermier croque des os dans la cuisine, pour tromper l’attente où tu la laisses, sans doute.
Toby-Chien, atterré. — La chienne… oh !
Kiki-la-Doucette. — D’ailleurs, elle n’est pas seule, le danois du garde lui tient compagnie.
Toby-Chien, révolté. — Ça n’est pas vrai.
Kiki-la-Doucette. — Vas-y voir.
Toby-Chien, après un bond vers la porte. — Non, ça ferait du bruit.
Kiki-la-Doucette. — C’est juste.
Kiki-la-Doucette, comme distrait, en mélopée presque insaisissable. — La chienne… la petite chienne… les os, la petite chienne… le lapin, le terrier… le danois, la petite chienne… les os du gigot, le poil du lapin…
Toby-Chien, supporte d’abord héroïquement son supplice, puis ses nerfs le trahissent et il hurle, tête levée, la longue plainte du chien abandonné. — Hôôôôôôô !…
Kiki-la-Doucette, du haut de sa console. — Tais-toi donc !
Toby-Chien. — Hôôôôôôô !! ôôôô…ôô !
Kiki-la-Doucette, à part. — Ça y est.