Douze dialogues de bêtes/Celle qui en revient

, préfacier
Mercure de France (p. 169-181).

Celle qui en revient

Un salon paisible. Crépuscule d’hiver. Feu de bois dans la cheminée. La vieille chatte persane fait sa toilette, minutieuse en tout comme sont les personnes âgées. Elle y met le temps, elle n’a pas autre chose à faire. La chienne bull se rôtit le côté droit quand le gauche est cuit à point, puis le côté gauche quand le côté droit n’en peut plus…

À l’écart dans l’ombre, gît une chienne de berger, briarde osseuse, aux yeux couleur de feu, qui porte un collier neuf.

La vieille Chatte, à elle-même en se lavant. Elle radote mais avec une extrême distinction. — Ciel, un poil rebroussé… Dieux, un œuf de puce… Eh quoi, un brin d’herbe sèche… Fi, une crotte de puce… Ciel, un poil rebroussé… Dieux, etc., etc., etc.

Elle continue.

La Chienne Bull, haussant les épaules. — Si on vous disait que vous mourrez d’une méningite, Persane, vous ne le croiriez sans doute pas ?

La vieille Chatte. — Mon Dieu, le vétérinaire a bien prétendu l’autre jour que vous aviez une maladie de cœur ; après cela, ne peut-on tout croire ? (Se lavant.) Cieux, une trace de lait de ce matin…

Elle continue.

La Bergère, en sursaut. — Est-ce qu’il est tard ?

La Chienne Bull. — Je ne sais pas, pourquoi ? Vous avez faim ?

La Bergère. — Non.

La vieille Chatte. — Qui a parlé du dîner ? (Elle bâille.) Dès que l’on parle de manger, j’ai faim : c’est nerveux. (Se lavant.) Pouah, une écaille de sardine…

Elle continue. Silence.

La Bergère, brusque. — C’est la porte d’entrée qui se referme.

La Chienne Bull. — Mais non, voyons ! C’est à l’étage au-dessus. Qu’est-ce que vous avez à trembler comme ça ?

La Bergère. — Est-ce que je tremble ? je n’en savais rien.

La Chienne Bull. — Vous avez froid ? Approchez-vous du feu.

La Bergère. — Je n’ai pas froid.

La Chienne Bull. — Alors vous avez peur ?

La Bergère, tressaillant. — Peur ? je ne sais pas… Quelle heure peut-il être ?

La Chienne Bull, les yeux au ciel. — Ah ! la la… J’en ai une patience !… Vous tenez beaucoup à savoir l’heure ? Quand on se met à table, c’est qu’il est l’heure de manger, il est l’heure de se coucher quand on va au panier, et c’est l’heure de sortir quand on décroche du clou les colliers… Soit dit sans reproches, le vôtre est magnifique.

La Bergère. — Vous trouvez ? Il y a trois jours, j’avais pour collier un bout de corde qu’Il avait trouvée là-bas.

La Chienne Bull. — Où, là-bas ?

La Bergère, laconique. — Là-bas, d’où je reviens avec Lui… Où est-il ?

La Chienne Bull. — Qui ?

La Bergère, simple. — Lui.

La Chienne Bull. — Ah ! oui… Pardonnez-moi, mais je l’ai si peu vu depuis quelques années, que j’oublie encore son retour. Et pourtant je l’aime bien, vous savez ?

La vieille Chatte, qui est bleue. — Oui, moi aussi. Il est d’une jolie couleur. Une sorte de gris-bleu, bleu-gris… Une très jolie couleur. Quand s’en va-t-Il ?

La Bergère, palpitante. — Il va partir ? Pourquoi dites-vous qu’Il va partir ?

La vieille Chatte, surprise. — Dame, c’est dans l’ordre des choses. Il vient ici, me prend dans ses bras, fait sauter la Bull par-dessus la cravache, embrasse Celle qui nous garde ici et qui lui appartient, à Lui, puis au bout de quelques jours, Il s’en va. C’est ainsi. Ce fut toujours ainsi depuis… (elle cherche.) très longtemps. Alors je pense qu’Il va partir.

La Bergère, agitée. — Pas sans moi, pas sans moi !

Elle se lève et va flairer la porte.

La Chienne Bull, à la vieille Chatte. — Ça la reprend.

La vieille Chatte. — Quelle agitation ! Que de bruit ? (Se lavant.) Tiens, une miette de pain… Cette Bergère va tourner ainsi sans repos, et sans repos aller de la fenêtre à la porte, de la porte à la fenêtre. C’est nerveux.

La Chienne Bull. — C’est peut-être nerveux, mais c’est gênant pour les autres. Ah ! la maison ne vaut pas ce qu’elle valait la semaine dernière. Lui se couche tôt. Elle se lève tard. Elle sort avec Lui et néglige de m’emmener. Elle ne m’appelle plus le matin sur son lit, et puis Il nous a amené cette Bergère qui gronde à tout venant, serre la queue entre les jambes comme un chien trouvé et se cogne dans les meubles…

La vieille Chatte. — Oui… Il y a du vrai. J’ai surtout constaté qu’Il boit beaucoup de lait le matin. Tout juste s’Il m’en laisse un fond de tasse… (Elle bâille.) Aâh !… Je vous demande pardon, c’est parce que j’ai parlé du lait… C’est nerveux.

La Bergère, en arrêt contre la fente de la porte. — Où est-Il ? Il ne revient pas.

La Chienne Bull, excédée. — Oh ! Vous !… Il est allé dans des magasins avec Elle. Il est sorti avec Elle en taxi, en train de ceinture… Il est sorti, quoi ! On vous croirait née d’hier.

La Bergère. — Je ne comprends pas ce que vous dites. Votre tranquillité me confond. Il est sorti, dites-vous, et vous riez !

La vieille Chatte. — Ma chère, ce n’est point une tragédie, que je sache.

La Bergère. — Qu’en savez-vous ? Ignorez-vous donc ce qu’il y a de l’autre côté de la porte, hors de l’endroit où nous sommes, pour un moment à l’abri ?

La Chienne Bull. — Nous n’y pensons pas. Pourquoi songer à l’escalier froid, à l’oiseuse concierge, aux enfants criards qui lancent des toupies sur le trottoir, aux voitures qui surgissent et, surtout, aux flaques d’eau ?

La Bergère, qui tend l’oreille à tous les bruits. — Les flaques d’eau, ce n’est rien…

La vieille Chatte, frémissant d’horreur. — Rien ? Ah ! je pâme…

La Bergère. — Mais le reste…

La Chienne Bull. — Quel reste ?

La Bergère. — L’ennemi… L’embûche… La balle et l’éclat de fer, et ce bruit terrible qui remue l’air et les entrailles de la terre…

Elle se tait et tremble.

La Chienne Bull. — Pourquoi tremblez-vous toujours ?

La Bergère. — Je tremble ? Je ne savais pas. (Silence.) Où est-Il ? Comme Il tarde… L’heure est dangereuse. Ses amis qui étaient les miens, où sont-ils ? Tous, à la fois, sont-ils tombés comme les autres ? Ont-ils succombé si loin, que je ne flaire pas même, dans l’air, l’odeur de leurs plaies et de la sueur qui les mouille ? Ne peut-on m’ouvrir cette porte pour que j’aille à sa recherche, à Lui ?

Elle gratte le bas de la porte.

La Chienne Bull. — Hé là, vous, on ne gratte pas les bas des portes. Tout le monde sait ça.

La vieille Chatte, bas, à la Chienne Bulle. — Laissez-la, c’est nerveux.

La Bergère, cessant de gratter. — Oui, Il m’a dit : « Attends, reste là. » Par obéissance, j’y mourrais, plutôt que d’enfreindre son ordre. Mais je sens mon cœur vieillir et s’user d’attente, et j’ai peur.

Elle se couche et tombe dans une sombre rêverie, puis dans un sommeil fiévreux.

La Bergère, en songe. — Qui frappe ?… N’entrez pas, je veille ! Cette boue est mon lit, cette planche celui de mon maître. Il se repose. On ne passe pas. Quoi ? C’est pour marcher encore ? Nous voici. J’ai mal dans les reins et le ventre transi ; en quelques bonds cela passera… Mais Lui, voyez comme Il est pâle, et las… Cela passera. Le jour est loin, n’est-ce pas ? Je n’ai pas besoin de vos petites lanternes pour éviter ce ravin d’où monte une fétidité à laquelle, depuis tant de jours, je n’ai pu m’accoutumer encore… Ne me dis pas « chut ! » ô mon Maître, je suis muette. Tu m’as appris à vivre sans plus de bruit qu’une ombre. Où allons-nous ? Cela n’importe guère, puisque tu me guides et que je te protège…

Ha !… Ce coup de fouet dans l’air, je l’attendais, et les mouches de fer dans la boue… Jamais nuit ne fut plus froide, ni plus zébrée de brefs éclairs, crachés par des bouches invisibles… Quelque chose de mauvais s’avance sur nous, mon Maître, quelque chose que je perçois par mon ouïe, ma langue qui goûte l’air, mon poil en éveil ; quelque chose que je devine et dont je voudrais t’avertir. C’est une mauvaise nuit, crois-moi. La vase, sous l’eau du chemin, suce mes pattes et me retarde. Je ne veux pas te le dire mais j’ai peur… Ah ! j’en étais sûre ! Les voilà, mon Maître, les voilà ! Tu ne les sentais donc pas accourir ? C’est une bataille de plus pour nous, ce n’est que cela : je respire et tu souris.

Eh bien, qu’attends-tu ? Où ton arme, le feu, le bruit que ton poing darde, où ta magie familière ? Tes mains sont vides et retombent ?… À mon tour de t’apprendre la bataille, la mienne ! À la gorge, mon Maître ! Là, sous l’oreille, vois, comme je fais ! Juste dans la fontaine du sang… Que tu es beau, bondissant ! J’en tiens un, tu tiens l’autre. Celui que je lâche, il glisse mollement, la tête inclinée sur la fraise rouge qui bouillonne à son col. Ne laisse le tien qu’assoupli dans tes mains et comme enchanté par la mort. Besogne, mon Maître, et ne te retourne pas pour apercevoir, sur la plaine noire, qu’ils sont mille, et mille et mille autres renaissants. À l’aide, nos amis ! Ils sont trop ! Je n’en puis saigner qu’un à la fois, abandonnerez-vous mon Maître aux prises avec tous ces démons ?…

Seuls… seuls… seuls. Mon Maître, nous sommes seuls, toi et moi, contre tous. Han ! la main de celui-ci ne te frappera pas ; et que du moins la face de cet autre, monstre au poil blanchâtre, se masque — han ! — d’une pourpre qui la fera moins hideuse… Quoi ? Que cries-tu ? Ils t’emportent ? Ah ! pas sans moi, pas sans moi !… Qui me lie ? Maître, on m’étrangle ! Maître, attends-moi ! Maître, que ma vie s’éteigne sur ta poitrine ! Délivre-moi ! Tes mains que tu dresses et qui dégouttent dans l’air, je les laverai d’une salive qui guérit, si je t’atteins… Maître, ils me torturent, et ne savent pas que je hurle seulement de te voir diminuer et disparaître… Je puis laisser à leur piège tout ce qu’ils ont déchiré de moi, pour te suivre, te suivre, te suivre…

Elle s’éveille avec un long hurlement, et continue éveillée la lamentation de son rêve. La Chienne Bull et la vieille Chatte tremblent, sans comprendre… La porte s’ouvre, un soldat bleu se penche sur la Bergère et lui parle.

Le Soldat, tenant dans ses mains la tête de la Chienne. — Là, là, Bergère… Là, mon amie… Qu’as-tu rêvé, Bergère ? Tu sais bien que c’est fini, Bergère…

La Bergère, égarée, en pleurs. — Ah ! te voici, ah ! je te retrouve… Il y a un instant j’étais avec toi et je recommençais une de nos pires nuits… Combien de fois vais-je te perdre ? Donne tes mains, que je m’assure… Non, elles ne dégouttent point… Tes pieds que je flaire n’ont pas marché près du ravin… Te voilà riant, et tout parfumé de vie ! Et tu dis : « C’est fini… » Ô mon Maître, pas encore. Je t’ai trop souvent perdu. Nous avons trop longtemps habité un pays où l’âme n’a pas de repos, et où le corps désespéré veille malgré lui quand défaut l’âme. Aussi, pardonne-moi si pendant bien des jours je te donne à chacun de tes retours, au lieu des cris et des saluts d’allégresse qui te sont dus, ce qui m’emplit toute et déborde au moindre choc : la folle alarme, les bonds d’un cœur qui m’étouffe et tonne dans ma poitrine, la plainte contenue pendant tant d’heures écrasantes… Pardonne-moi, l’amour que je t’ai voué, ô mon Maître, n’a pas fini d’être triste…

Elle lui lèche les mains, se prosterne et continue de gémir tout bas.