Doutes sur quelques points/Édition Garnier


DOUTES

SUR

QUELQUES POINTS DE L’HISTOIRE DE L’EMPIRE[1]

(1753)

I.

Mundum tradidit disputationi eorum. Dieu abandonna la terre à leurs querelles. (Eccles., iii, 11.) N’est-ce pas là l’origine de toutes les dominations et de toutes les lois ? Quel était le droit de Pépin sur la France ? Quel était celui de Charlemagne sur les Saxons et sur la Lombardie ? Celui du plus fort.

On demande si Pépin donna l’exarchat de Ravenne aux papes. Qu’importe aujourd’hui qu’ils tiennent ces terres de Pépin ou d’un autre, ou de leur habileté, ou de la conjoncture des temps ? Quel droit avaient des ultramontains d’aller prendre et donner des couronnes dans l’Italie ? Il est très-vraisemblable que la donation de Pépin est une fable, comme la donation de Constantin.

Le pape Étienne III mande à Charlemagne, dans une de ses lettres, que le roi lombard Didier, qu’il avait auparavant appelé un abominable et un lépreux, lui a restitué les justices de saint Pierre, et qu’il est un très-excellent prince : or les justices de saint Pierre ne sont point l’exarchat de Ravenne. Et comment cet infidèle lépreux ou cet excellent prince aurait-il donné cette belle province, quand il n’y avait point d’armée en Italie qui le forçât à restituer au pape ce que ses pères avaient ravi aux empereurs ?

La donation de Charlemagne n’est guère moins suspecte, puisque ni Andelme, ni Aimoin, ni même Éginhard, secrétaire de ce monarque, n’en parlent pas. Éginhard fait un détail très-circonstancié des legs pieux que laissa Charlemagne par son testament à toutes les églises de son royaume. « On sait, dit-il, qu’il y a vingt et une villes métropolitaines dans les États de l’empereur. » Il met Rome la première, et Ravenne la seconde. N’est-il pas certain, par cet énoncé, que Rome et Ravenne n’appartenaient point aux papes ?

II.

Quel fut précisément le pouvoir de Charlemagne dans Rome ? C’est sur quoi on a tant écrit qu’on l’ignore. Y laissa-t-il un gouverneur ? Imposait-il des tributs ? Gouvernait-il Rome comme l’impératrice[2] reine de Hongrie gouverne Milan et Rruxelles ? C’est de quoi il ne reste aucun vestige.

III.

Je regarde Rome, depuis le temps de l’empereur Léon l’Isaurien, comme une ville libre, protégée par les Francs, ensuite par les Germains, qui se gouverna tant qu’elle put en république, plutôt sous le patronage que sous la puissance des empereurs ; dans laquelle le souverain pontife eut toujours le premier crédit, et qui enfin a été entièrement soumise aux papes.

IV.

Les prêtres ne se mariaient pas dans ce temps-là : je le veux croire. Tous les canons leur défendent le mariage. On craignit que les gros bénéfices ne devinssent héréditaires. Et les curés (surtout les curés de campagne), qui consument leurs jours dans les travaux pénibles, furent privés de cette consolation.

L’État y perdit de bons citoyens : on ne voit guère de meilleure éducation que celle des enfants des pasteurs en Angleterre, en Allemagne, en Suède, en Danemark, en Hollande. Des vues supérieures ont astreint l’Église romaine à des lois plus austères. Mais d’où vient qu’il est dit que le chantre de Saint-Jean de Latran et son fils étaient dans Rome à la tête d’un parti, du temps du pape Étienne III ? D’où vient que le pape Formose était fils d’un prêtre ? D’où vient qu’Étienne VII, Jean XV, étaient fils d’un prêtre ? Rien ne nous apprend que leurs pères avaient quitté ou perdu leurs femmes avant d’entrer dans les ordres.

V.

On regarde le xe siècle comme un temps affreux : on l’appelle le siècle de fer. En quoi donc était-il plus horrible que le siècle du grand schisme d’Occident, et que celui d’Alexandre VI ?

Théodora et Marozie gouvernèrent Rome : on installa des papes de douze ans, de dix-huit ans : Marozie donna le saint-siége au jeune Jean XI, qu’elle avait eu de son adultère avec le pape Sergius III. Mais je ne vois pas pourquoi tant d’historiens se sont déchaînés contre cet infortuné Jean XI. Il fut l’instrument de l’ambition de sa mère, et la victime de son frère. Il vécut, il mourut en prison. Il me paraît bien plus à plaindre que condamnable.

VI.

Il est bien peu important que ce soit ce Jean XI, fils de Marozie, ou son petit-fils Jean XII qui, le premier, ait changé de nom à son avènement au pontificat ; mais j’oserai disculper un peu la mémoire de ce Jean XII contre ceux qui l’ont tant diffamé pour s’être opposé à Othon le Grand. Il n’a certainement entrepris que ce qu’ont tenté tous les pontifes de Rome, quand ils l’ont pu, de soustraire Rome à une puissance étrangère.

Je paraîtrai hardi en disant qu’il avait plus de droit sur Rome que l’empereur Othon. Ce duc de Saxe n’était point du sang de Charlemagne. Jean XII était patrice. S’il avait pu chasser à la fois les Bérenger et les Othon, on lui eût érigé des statues dans sa patrie. On l’accuse d’avoir eu des maîtresses : étrange crime pour un jeune prince ! La plupart des autres chefs d’accusation intentés contre lui devant l’empereur et le peuple romain sont dignes de la superstitieuse ignorance de ces temps-là. On lui fait son procès pour avoir bu à la santé du diable : cette accusation ressemble à celles dont Grégoire IX et Innocent IV chargèrent Frédéric II.

VII.

Doit-on compter parmi les empereurs ceux qui régnèrent depuis Arnoud, bâtard de la maison de Charlemagne ? Jusqu’à Othon Ier, ils ne furent que rois de Germanie. Il semble que les historiens ne les aient mis au catalogue des empereurs que pour avoir une suite complète.

VIII.

Louis IV, surnommé l’Enfant, était-il bâtard comme son père ? On convient que ses frères n’étaient pas légitimes. Hubner le met au même rang que ses frères, sans aucune distinction. Il est dit dans les Annales de Fulde que la femme d’Arnoud vécut mal avec son mari, qu’elle fut accusée d’adultère. Il est rapporté que, dans l’assemblée de Forcheim, les seigneurs statuèrent qu’un de ces frères de Louis l’Enfant serait roi, s’il ne se trouvait point d’héritier né d’un mariage légitime.

Ces mêmes seigneurs, à la mort d’Arnoud, produisirent Louis, âgé de sept ans. Il faut donc le regarder comme légitime ; il faut donc dire dans les vers techniques : « Louis, le fils d’Arnoud », et non pas : « Louis, bâtard d’Arnoud. »

IX.

L’histoire moderne, et surtout celle du moyen âge, est devenue une mer immense, pleine d’écueils, où les plus habiles se brisent. Le très-savant auteur[3] de la Méthode pour étudier l’histoire répète encore la fable de l’adultère et du supplice de Marie d’Aragon, et du miracle opéré par une comtesse de Modène, tandis que cette fable est traitée d’absurde par Struvius, et qu’elle est si bien réfutée par Muratori.

Est-il possible qu’on trouve encore dans ses Tablettes chronologiques un archevêque de Mayence mangé par des rats[4] ! Mais ce ne sont pas là aujourd’hui les plus dangereux écueils de l’histoire.

Les Grecs et les Romains écrivaient tout ce qu’ils voulaient : on n’a aucun document qui les justifie, aucun qui les réfute : on les croit sur leur parole. Mais il faut à présent s’appuyer toujours sur des pièces originales. Il est plus difficile aujourd’hui d’écrire l’histoire d’une province que de compiler toute l’histoire ancienne.

X.

C’est dans le choix de ces monuments que consiste le plus grand travail. Il n’y a que trop de matériaux à examiner, à employer, à rejeter.

Combien de fois nous a-t-on répété que le concile de Francfort, sous Charlemagne, avait mal interprété l’adoration des images, ordonnée par le second concile de Nicée ! Cependant ce concile de Francfort condamne, au chapitre ii, non-seulement l’adoration, qui est un terme équivoque, mais servitium, le service, le culte, ce qui est la chose du monde la plus claire.

Que ce concile de Francfort ait été réformé depuis ; qu’on ait introduit dans le nord de l’empire de Charlemagne une discipline différente, des usages plus conformes à la piété éclairée : ce n’est pas ce dont il s’agit. Il n’est question que de faire voir ici que c’est un point de fait, une vérité constante que le concile de Francfort rejeta le culte des images.

XI.

Je trouve un diplôme d’Othon III, de l’an 998, dans lequel il condamne comme un mensonge la donation de Constantin et celle de Charles le Chauve, sans daigner dire seulement un mot des donations de Pépin, de Charlemagne, et de Louis Ier. Que doit-on en conclure ?

XII.

Je vois dans le Goldast une constitution de Frédéric Barberousse en faveur d’Aix-la-Chapelle : cette constitution rapporte tout au long une charte de Charlemagne.

Charlemagne s’y exprime ainsi : « Vous savez que, chassant un jour auprès de cette ville, je trouvai les thermes et le palais que Granus, frère de Néron et d’Agrippa, avait autrefois bâtis. » Voilà, dit-on, pourquoi Aix est appelée Aquisgrana.

Ce diplôme de Charlemagne ressemble au discours de Trimalcion dans Pétrone sur la guerre de Troie.

Le diplôme est-il faux, ou doit-on seulement accuser celui qui fit parler Charlemagne ?

Combien d’anciennes pièces non moins fausses ! combien de suspectes ! et qu’il est pardonnable de se tromper !

FIN DES DOUTES, ETC.
  1. Ces Doutes, auxquels l’auteur mit la date de 1753, formaient huit pages in-12, et furent distribués, en 1734, avec le second volume des Annales de l’Empire. La lettre au président Hénault, du 12 mai 1754, dit qu’ils se « trouvent à la fin du second tome ». Dans tous les exemplaires que j’ai vus, les Doutes, qui ne portent que sur des articles du premier volume, étaient reliés en tête du second. (B.)
  2. Marie-Thérèse, femme de l’empereur François Ier.
  3. L’abbé Lenglet-Dufresnoy. (K.)
  4. Voyez tome XIII, page 276.