Henri Laurens, éditeur (p. 83-100).

VI


Donatello, admirable dessinateur et bon connaisseur en peinture (puisque ses amis peintres le consultent avec anxiété sur leurs œuvres), très capable de concevoir et de réaliser de belles idées d’architecture, puisque c’est lui qui compose les portes de la sacristie de l’église San Lorenzo ainsi que leurs chambranles, ce qui même est l’occasion d’une brouille avec son vieil ami Brunelleschi, jaloux de ses prérogatives d’architecte en chef de ce temple, Donatello, dis-je, est avant tout, on peut même dire exclusivement et passionnément statuaire. Il se spécialise avec un esprit de suite que nous pouvons déclarer très beau en présence des résultats, bien que nous ayons une tendance à approuver et à admirer plutôt l’universalité des grands artistes de son temps. Par là on pourrait encore le considérer comme un des artistes les plus modernes qui soient, si c’était définir un artiste favorablement que de prendre comme éléments de la définition les limitations de son talent. Heureusement Donatello s’élève au-dessus des catégories par l’intensité de son œuvre.

En vertu de cette prédilection pour la sculpture pure ou de son accaparement par elle, Donatello devait être amené à prendre un collaborateur habituel pour les ensembles qu’on lui demandait d’exécuter, les tombeaux, et autres édifices religieux ou civils. Il ne pouvait penser à Brunelleschi, car celui-ci avait lui-même une œuvre trop vaste et trop personnelle à accomplir ; puis cette collaboration de deux esprits souverains aurait pu faire un de ces ménages où les deux éléments ont trop de qualités et de trop hautes, pour bien s’accorder. Il trouva parfaitement l’homme qui était nécessaire en Michelozzo, sculpteur habile, mais simplement sage, et en revanche architecte plein de goût, de finesse et de modération.

Avec Michelozzo il exécuta plusieurs grands monuments funéraires, entre autres, au baptistère, celui du pape déposé Jean xiii, ami des Médicis qui lui consacrèrent ce fastueux souvenir ; puis celui du cardinal Brancacci, qui fut exécuté à Florence et transporté par mer à Naples, sa destination (église Sant’Angelo di Seggio di Nido) ; celui de Jean de Médicis (1428). Il fit encore, dans une période postérieure, avec la collaboration de Michelozzo, le tombeau de Bartolommeo Aragazzi. Tous ces monuments comportent, outre de belles figures des défunts, des statues allégoriques, des motifs d’anges ou d’enfants, se combinant avec les colonnes ou les draperies, etc. Celui qui approfondira l’étude des œuvres de Donatello trouvera encore dans ce cycle bien des sujets d’admiration, mais la nécessité où nous sommes de nous borner à apprécier l’ensemble et dégager les idées générales nous empêche d’insister sur les détails de toute cette partie de l’œuvre.

Toutefois il est un travail, parmi ceux entrepris avec Michelozzo, que nous devons étudier plus spécialement, car il est d’une grande importance dans la carrière de Donatello, en même temps que d’une beauté incomparable : c’est la décoration de la chaire extérieure à la cathédrale de Prato. On peut dire sans exagération que c’est une des créations les plus délicates, les plus spirituelles et les plus harmonieuses de tout l’art italien. C’est cependant une chose bien simple dans si sobre opulence : une ample chaire circulaire appliquée contre un des angles de l’édifice, supportée par un pilastre et surmontée d’un auvent conique. Mais dire la finesse, le goût qui règnent dans les moindres linéaments de l’agencement est chose impossible. Il y faudrait un livre, et le livre ne vaudrait pas un simple coup d’œil jeté sur l’œuvre ou même sur sa photographie. Voir l’œuvre en place est un enchantement. Rien que la proportion, la hauteur où elle a été si justement placée, l’ambiance, l’atmosphère même qui semblent avoir été des éléments de collaboration voulus, tout cela est merveilleux.

Les bas-reliefs d’enfants joueurs dont Donatello a décoré l’ouvrage sont parmi les chefs-d’œuvre de la verve humaine. Leur vie turbulente, leurs groupements d’une composition extraordinaire, leur brillante forme, l’animation de leur expression, tout cela est non seulement égal, mais supérieur à tout ce que l’art antique nous a laissé en ce genre, et qui avait pu fournir un point de départ à notre sculpteur. Ces petits personnages bruyants, lumineux, lisses comme de la chair saine, dansant, chantant, jouant des instruments, ont une portée singulière dans l’œuvre de Donatello. C’est l’autre pôle du sombre talent qui fit surgir les écrasantes apparitions des prophètes. Ils font retentir l’air de leurs cris comme les prophètes ébranlent la terre sous leurs pas pesants. C’est la gaîté de Donatello qui se donne libre carrière. D’un citoyen de Florence fort laid, il a fait un terrible pleureur sur les fautes humaines ; de gamins des rues florentines, il fait le sourire de la nature qui s’insinue au milieu des plus graves préoccupations, comme les herbes folles et fleuries poussent entre les joints du granit. Ces gamins danseurs et chanteurs auraient pu continuer leur ronde pendant le prêche du plus sombre prédicateur. Peut-être le bruit figuré de leurs cris, de leurs sistres, de leurs buccins et de leurs tambourins se mêlait-il aux laves épandues, sur la foule terrifiée, par un Savonarole, et cela fit-il très bien. La joie de ces sublimes galopins se teinte d’ailleurs d’un peu d’âpreté. Nous avons déjà plus haut pris une comparaison avec les choses de la musique ; nous la reprenons ici, et elle y est particulièrement de mise. Nous l’empruntons au même maître, car si l’on cherche les équivalents humains de Donatello, on ne peut mettre à réquisition que les plus illustres exemples : les enfants que Donatello a pétris, soit dans le marbre de cette chaire de Prato, soit dans la tribune des orgues de la cathédrale de Florence et ceux qui jouant avec des guirlandes ornent la sacristie ; enfin, dans les bas-reliefs qui sont au musée national, et dans bien d’autres œuvres encore, sont les accès de gaîté plastique du sévère et fougueux statuaire, comme les scherzos sont les accès de gaîté musicale de Beethoven dans ses symphonies. Il demeure toujours un peu d’abstraction et d’effroi.

Le répertoire d’enfants, d’êtres vifs et gracieux, créés par Donatello est fort vaste, et le catalogue détaillé en serait long. Une personnification toute particulière, saisissante et multiple, y tient une très grande place. C’est l’invention du caractère de Saint Jean-Baptiste, qui, dans l’œuvre, apparaît plus souvent sous les traits d’un enfant que sous ceux d’un jeune homme, d’un homme fait ou d’un vieillard, bien que ces trois aspects existent également. Le patron des Florentins, indépendamment de l’occasion toute naturelle et incessante de commandes qu’il offrait aux artistes en renom, a, sans contredit, intéressé Donatello en lui-même, pour les idées qu’il évoquait, pour ce mélange de grâce et de sauvagerie, de méditation et d’ardeur, dont l’imagination des fidèles est arrivée peu à peu à constituer sa physionomie de légende. Une vaste gamme d’expressions, depuis la douce mélancolie d’un enfant prédestiné jusqu’à l’ascétisme du jeune garçon déjà presque un jeune homme (la statue si sublimement gauche du palais Martelli), a été fournie par ce thème.

Il en est même un qui, tout frêle et plein de douceur, fait frissonner. C’est le Giovannino du musée national, ce petit Saint Jean en haut-relief de profil qui fait passer dans notre esprit, brusquement, l’impression composée de l’enfance et de la mort. Nous avons déjà fait une allusion à ceci ; expliquons-nous franchement. Vasari a une parole significative. Il dit en propres termes, en parlant d’une œuvre de Donatello, qu’elle est si accomplie que, pour les hommes de l’art, il paraît impossible qu’elle ne soit pas moulée sur nature. Peut-être, direz-vous, n’y entend-il pas malice et est-ce sous sa plume une simple image ? Mais dans sa biographie de Verrocchio, voici un passage qui doit donner à réfléchir : « Andréa se plaisait à mouler en plâtre… Andréa moulait ainsi des mains, des genoux, des jambes, des bras et des torses, afin de les copier tout à son aise. De son temps on commença à mouler à peu de frais les têtes de ceux qui mouraient ; aussi voit-on dans chaque maison de Florence une infinité de portraits ainsi exécutés, si naturels et si bien faits qu’ils paraissent vivants. Nous devons avoir une grande obligation de ce procédé à Andréa, qui fut un des premiers à le mettre en pratique. »

Rien n’est plus net. On voyait du temps de Donatello un moyen d’art dans le moulage employé avec discernement et habileté, et si nous n’avions pas ce document décisif, l’espèce d’étrange et spéciale saveur de certaines œuvres, notamment de ce petit Giovannino, serait un témoin tout aussi irrécusable, car il est des degrés où nos sens ne nous trompent point. La même impression se dégage, non moins poignante, de l’effroyable et splendide Saint Jean-Baptiste, vieux celui-là, de la cathédrale de Sienne. Cette expression funèbre de la tête ravagée, cette sorte de cachexie qui ne peut pas être imitée, qui crie sa nature purement physiologique, tout cela révèle l’œuvre dans laquelle le moulage sur nature entre comme élément matériel.

Et le résultat est étrangement beau quand c’est un Donatello ou un Verrocchio qui l’emploie. Donatello, avec son merveilleux désintéressement et sa conscience artistique si exemplaire, ne peut être suspecté d’avoir cédé à la tentation de recourir à un moyen facile, expéditif, économique, comme le feront les artistes peu scrupuleux. Avec sa science profonde, son habileté technique qui ne connaît pas les difficultés et qui au contraire pose et résout en se jouant les plus désespérants problèmes de l’art, il ne peut être soupçonné non plus d’avoir profité d’une ressource qui permet aux ignorants d’esquiver les obstacles. Il faut donc qu’il ait vu dans l’emploi du moulage en certains cas déterminés, un moyen de faire plus beau encore. Et en effet, dans ces cas, il y a une beauté que l’empreinte directe de la mort seule peut donner.

La formule qui résume toute cette discussion serait donc la suivante. Le moulage, entre les mains d’un artiste autorisé par son génie, peut devenir l’étape d’une création véritable. Le grand artiste peut et doit l’employer quand cela fait bien. Mais il faut, comme Donatello, qu’il soit aussi capable de pouvoir s’en passer que d’oser s’en servir.

L’indice de cette critique très spéciale, de cette sélection très voulue, se rencontre justement dans les très nombreux bustes d’enfants qui fleurissent et sourient dans l’œuvre de Donatello. Il en est qui visiblement ont cette troublante séduction morbide. Il en est en revanche (comme ceux de l’église des Vanchettoni et comme le célèbre enfant riant de la collection Miller) qui sont tout à fait exécutés d’après la vie. Tous ont un charme qui a saisi les spectateurs les plus difficiles comme les plus naïfs. À quoi tient-il ? À la fascination irrésistible de la jeunesse, de la pureté sans arrière-pensée ? Pas absolument à cela. Aucun de ces enfants n’est complètement, même les plus polis et les plus vermeils, dépourvu soit de méditation, soit d’un peu de fièvre, imperceptibles traces chez les uns, et allant chez les petits danseurs de Prato jusqu’à la violence nerveuse. Mais il y a le miracle de la forme, et aussi, je ne sais, la tristesse persistante déguisée sous la grâce, la tristesse, le plus sûr attrait de l’art, mais j’entends la tristesse de l’artiste, et ici, plus explicitement, celle de l’homme qui n’a pas eu d’enfants.

On a cru constater chez Donatello une sorte de résistance à exprimer la beauté de la femme. Cette constatation prétendue n’est qu’une niaiserie. La beauté tendre et juvénile de la Vierge dans le bas-relief de l’Annonciation de Santa-Croce ; la beauté fine, pure, un peu mièvre, de la célèbre Sainte Cécile en bas-relief ; la beauté aimable et souriante de plusieurs madones avec enfants (par exemple celle de l’église de la Trinité et celle de la Via dei Martelli, si fière d’être mère, si pensive, si pénétrée) ; la beauté altière enfin, la beauté féroce de Judith ; voilà suffisamment de quoi répondre, et nous laissons de côté les figures allégoriques des grands tombeaux cités.

Maintenant il est possible que Donatello ait pensé avoir mieux à faire que de modeler des fadeurs pour plaire aux bourgeoisies dégénérées qui viendraient après lui. Il est vraisemblable que l’énergie chez la femme lui ait semblé plus digne d’être étudiée et glorifiée par son outil. Ce qui le fait penser, c’est qu’il a mis un soin tout particulier à deux œuvres parmi ses plus originales. Je veux parler de la Madeleine ou de la Sainte Marie Égyptienne du Baptistère, et du fameux groupé de Judith.

Cette œuvre, que le sculpteur exécuta pour la seigneurie de Florence et que la mordante malice des citoyens de Florence retourna contre elle après l’expulsion des Médicis, en l’installant sur la place avec cette devise : « Exemplum salutis publicæ vives posuere, » cette Judith est une conception très à part, Donatellesque à l’extrême, et qui n’a d’analogue dans aucun art. Elle est jaillie telle quelle, sans précédent même lointain dans l’art antique, et depuis personne n’a osé s’en inspirer, même parmi ceux qui se font des bénéfices avec les hommages qu’ils rendent à leurs grands devanciers. La facture de cette œuvre est, en quelque sorte, implacable comme l’idée elle-même. Le bronze qui donne la durée à cette forme si polie et si ferme, à ces draperies magistrales, semble être ici un métal plus dur que de coutume. Au surplus, Vasari insiste sur la beauté de la fonte, sur les soins inouïs avec lesquels Donato la répara. La préméditation visible avec laquelle l’artiste a fait tenir deux figures dans l’espace d’une seule donne à l’œuvre un caractère très original. Cela contribue du reste beaucoup à la rendre plus dramatique. La victime n’est déjà plus rien, cet Holopherne alourdi par l’amour et la mort. La femme est tout. Elle se lève, sereine et terrible, comme la vengeance elle-même, d’entre les jambes du guerrier, et elle marche dessus avec une tranquille férocité. Ce surgissement a vraiment quelque chose de foudroyant et d’obsédant à la fois. Bien plus, Judith s’acharne après ces misérables et trop confiants restes. Il lui reste encore, pour parachever sa mission, à trancher une tête, et son beau visage, qui n’a plus souci de mentir, prend une expression aiguë et cruelle dont on n’a peut-être pas assez souligné, dans les critiques, le satirique accent. Il entrait bien dans l’âpre et malin esprit de Donatello de rendre dans une œuvre aussi décisive que la Judith la grandeur occasionnelle de l’héroïne et la permanente méchanceté de la femme.

Je voudrais encore, sans suivre rigoureusement les chronologies, dire quelques mots de diverses autres figures isolées, qui semblent former un cycle, comme les figures du Campanile et d’Or San Michele en forment un autre, et comme nous pourrions en composer un autre encore avec les figures d’enfants, et un encore avec les œuvres en bas-relief (San Lorenzo, Padoue, etc.). Ne pouvant dénombrer ici toutes ces figures isolées, réparties maintenant entre les divers musées d’Europe et quelques collectionneurs (d’un mot je dois mettre en garde contre les admirations trop hâtives et les trop complaisantes attributions), je me bornerai à citer deux ou trois des plus belles.

Le David (notez en passant comme tout cela se tient, comme ce choix de sujets répond bien à une tournure d’esprit, David, Judith, Saint Jean-Baptiste, comme cela n’est pas pris au hasard), le David en marbre du Musée national a été l’objet de critiques. Il est élégant et d’un arrangement recherché. Pour le bien apprécier, il me semble qu’il faudrait simplement le considérer comme un caprice chevaleresque. Il deviendrait alors pour nous ce qu’il est réellement, une jolie œuvre qu’on n’est surpris de trouver sans portée que parce que Donato nous habitue aux choses profondes. Mais le David de bronze est un des chefs-d’œuvre de l’art plastique. Les plus beaux Apollons antiques, même ceux des époques archaïques si triomphants dans la ferme plénitude de leur forme, ne sont pas plus parfaits de modelé que cette figure. Que dire du naturel de la pose, de la souplesse du mouvement, du goût nerveux et exquis régnant dans les détails, cette coiffure si heureuse, ces jambières, la mitre du Goliath, cette plinthe si parfaitement travaillée et qui rappelle l’apprentissage chez les orfèvres ? Enfin de l’expression de beauté calme, et un peu bestiale, si bien choisie ? Rien. Admirer en silence. C’est le mieux.

Il est curieux de comparer de telles créations avec les morceaux de pur réalisme qui se rencontrent parfois dans l’œuvre de Donatello. Prenons par exemple le fameux buste polychrome du Musée national à Florence, dit Buste de Niccolo da Uzzano. Il paraît que les dates ne concordent pas pour que ce soit le portrait de ce personnage dont l’histoire d’ailleurs ne se soucie plus guère.

Quel que soit donc son nom, l’homme étudié dans ce buste fut le prétexte d’un morceau prodigieux, d’une apparition de nature presque inquiétante. Pourtant il nous touche infiniment moins que les œuvres de Donatello où sont unies la beauté d’exécution et l’invention imprévue, telles que ce merveilleux David. Il nous faut non seulement la main de l’artiste, mais encore son cœur. Ce buste d’homme, c’est son observation ; le David, c’est son rêve.

Pareil jet de verve éblouissante, pareille perfection d’exécution règnent dans la joviale petite statue de Cupidon ou de Mercure, ce délicieux « voyou » florentin, qui se moque de tout, avec le cynisme d’un jeune dieu, avec le débraillé d’un petit prince débauché.

Ce sont de telles inventions qui donnent à notre maître une place si unique dans l’art, parce qu’elles unissent à la vivacité de l’imagination, à l’impression de surprise qui s’enfonce en vous comme la flèche lancée par ce diabolique et charmant archer, le prodige d’un métier incomparable, d’une science certaine, d’une main si souple et si ferme qu’elle peut caresser toutes les subtilités ou planter comme un roc toutes les vigueurs. Certains ont la science et la technique. Ils sont froids. Certains n’ont que l’imagination et l’intention exquises. Ils faiblissent. Donatello a tout.