Espagne, les chefs de parti pendant la guerre civile/02



CABRERA.

De tous les hommes que la guerre civile espagnole a mis en lumière, il n’en est pas qui ait donné lieu à des jugemens plus contradictoires que Cabrera. Pour les uns, c’est un héros ; pour les autres, ce n’est qu’un misérable malfaiteur. Des deux côtés, il y a eu exagération et esprit de parti : Cabrera n’est réellement ni un Napoléon ni un Mandrin. Il a commencé, il est vrai, comme un voleur de grand chemin ; mais il aurait fini comme un grand homme, si la cause de don Carlos avait triomphé. Son nom a eu beaucoup d’éclat, mais sa véritable histoire est peu connue ; les détails positifs ont toujours manqué sur celle de ses actions qui ont fait le plus de bruit. On sait que les évènemens se présentent souvent en Espagne, faute d’informations précises, sous une forme confuse, mystérieuse, et comme des énigmes dont le temps peut donner le mot. Le caractère de Cabrera est encore un de ces mystères ; ce qui passe le plus pour certain sur ce sujet est faux ou du moins fort exagéré. Maintenant que sa carrière politique est finie et que le jour de la vérité est venu pour lui, nous avons cru qu’il ne serait pas sans intérêt de tracer, sur des renseignemens authentiques et inédits, une esquisse fidèle de sa vie.

Don Ramon Cabrera est né à Tortose, en 1809 ; il a maintenant trente-un ans. Ses parens étaient de pauvres marins. Son éducation fut d’abord celle de tous les enfans de sa classe en Espagne. Il passa ses premières années à jouer au bord de l’Èbre et dans les rues de Tortose, avec la liberté illimitée d’un jeune sauvage. Quand il fut un peu plus grand, on le destina à l’état ecclésiastique, et on le plaça comme clerc ou famulo chez un chanoine de la cathédrale, nommé don Vicente Presivia. Il n’y a point d’université à Tortose ; ceux qui veulent étudier pour entrer dans les ordres se placent ainsi chez des prêtres, qu’ils servent à peu près en domestiques, et qui leur enseignent en revanche le latin, la théologie et la philosophie d’Aristote.

Le caractère indépendant et dissipé du jeune Cabrera ne s’accommodait pas de cette vie studieuse et docile. Le bon chanoine épuisa en vain tous ses sermons pour le décider à garder quelque retenue ; de tous les écoliers de Tortose, c’était bien le plus licencieux comme le plus déguenillé. Son goût passionné pour les femmes le jetait à tout moment dans toute sorte de mauvaises aventures ; parlait-on de quelque maison escaladée, de quelque alguasil battu, c’était sur lui que retombait toujours la responsabilité du méfait. Il était paresseux, débauché, querelleur, effronté, enfin un franc tronero (vaurien), si bien que, quand vint pour lui le moment de solliciter le sous diaconat, l’évêque don Victor Saez le lui refusa.

Le voilà donc sur le pavé à vingt-quatre ans, sans état, sans argent, avec une réputation détestable, ne sachant que devenir. Alors arriva à Tortose la nouvelle de la mort de Ferdinand VII. C’était un grand bonheur pour l’écolier désappointé, qui s’empressa de profiter de l’occasion. Sept à huit jours après, vers la mi-octobre 1833, une conspiration fut découverte contre l’autorité de la reine Isabelle II ; Cabrera en était. Le général Berton, gouverneur de la ville, ordonna des poursuites ; le vicaire-général don Matéo Sanpons informa contre lui. Il parvint à s’évader et se sauva dans les montagnes, refuge habituel de tous ceux qui ont affaire à la justice dans les villes. Là il apprit que la forteresse de Morella était tombée au pouvoir d’une insurrection carliste, et il s’y rendit aussitôt pour s’enrôler.

Cette ville de Morella joue un grand rôle dans la vie de Cabrera ; elle a été successivement le berceau, le siége et le tombeau de sa fortune. C’est la capitale d’un petit pays nommé le Maestrazgo, parce que son territoire était autrefois une grande maîtrise d’un ordre de chevalerie. Le Maestrazgo est admirablement fortifié par la nature, et tout semble le désigner pour l’établissement d’une seigneurie féodale ou d’une république indépendante. Il fait partie de la haute sierra qui sépare les royaumes d’Aragon et de Valence ; des montagnes escarpées et presque toujours couvertes de neige y enferment de longs défilés et des vallées étroites. C’est dans une de ces vallées qu’est bâti Morella, sur un rocher qui se détache de la chaîne ; le château occupe la pointe de ce rocher, qui s’élève de plus de trois cents pieds au-dessus du sol. Deux percées donnent entrée dans la vallée, l’une par Monroyo, vers l’Aragon, l’autre par Villabona, vers le royaume de Valence. Cinq provinces confinent au Maestrazgo, comme des rayons autour d’un centre, l’Aragon, la Catalogne, le royaume de Valence, la Castille nouvelle et la Manche.

L’importance de ce point est très connue dans le pays ; c’est sur lui que durent naturellement se porter les premiers efforts de la révolte. Le baron de Herbès, ancien corrégidor de Valence, et l’alcade de Villaréal, don Joaquin Llorens, n’eurent pas plus tôt appris la mort de Ferdinand VII, que, se plaçant à la tête de quelques bataillons de volontaires royalistes, ils arborèrent l’étendard de Charles V, et se dirigèrent sur le Maestrazgo. Ces deux chefs, renommés par leur noble naissance et leur position sociale, exerçaient une très grande influence dans ces contrées ; leur prestige attira beaucoup de monde dans les rangs des rebelles. Le colonel don Victoria Sea, gouverneur de Morella, soit par sympathie d’opinions, soit qu’il ne se crût pas en état de se défendre, leur ouvrit les portes de la place, et ils y établirent le quartier-général de l’insurrection en faveur du prétendant.

Ce fut alors que Cabrera se présenta. On était dans les premiers jours de septembre 1833. Il arriva dans cette ville, où il devait régner un jour, en mauvais costume d’écolier, des alpargates aux pieds, et un bâton à la main. Comme il annonça qu’il savait écrire, on le fit caporal, et les armes manquant, on lui donna un fusil de chasse. Les bandes carlistes furent bientôt attaquées par le général Berton, à la Pedrera, en face de Morella. Le jeune recrue montra une véritable bravoure dans cette première affaire, et reçut pour récompense le grade de sergent. On avance vite au commencement des insurrections, et les premiers venus, en courant les plus grands dangers, ont aussi les plus belles chances.

Cependant le général Berton, à la tête d’une poignée de soldats, continuait à menacer Morella. Les engagemens se succédaient de jour en jour. La faction sortit de la place et alla au-devant des troupes de la reine ; elle fut battue une première fois par le général Berton, battue de nouveau et dispersée quelques jours après à Calanda, par une brigade que commandait le général Linares. Morella fut repris ; le baron de Herbès fut fusillé ; l’ancien gouverneur de la place, don Victoria Sea, eut le même sort ; les autres chefs et soldats se dispersèrent en diverses bandes. Cabrera, qui était déjà sous-lieutenant, se mit à la tête de douze ou vingt hommes de Tortose, sa ville natale, et se jeta dans les montagnes du Bas-Aragon, pour y tenir la campagne pour son propre compte.

On sait quel est le goût des Espagnols pour la guerre de partisans, la guerilla. Cabrera avait tout ce qu’il fallait pour réussir dans ce genre de guerre ; il était jeune, robuste, entreprenant et peu scrupuleux ; pauvre et proscrit, il n’avait rien à perdre ; c’était un guerillero parfait. Le Bas-Aragon est, d’ailleurs, le pays de l’Espagne où les bandes errantes se recrutent le plus aisément ; les habitans de ces montagnes sont presque tous contrebandiers ; les ladrones, les échappés des présides, viennent de toutes parts chercher un refuge au milieu d’eux. Une pareille population est naturellement vouée au brigandage, et quand elle rencontre un chef qui lui convient, elle se presse avec joie autour de lui, pour se livrer avec plus d’ensemble à la rapine. C’est ce qui a fait le premier succès de Cabrera.

Il importe de bien distinguer entre elles les trois grandes fractions de l’insurrection carliste en Espagne. En Navarre et dans les provinces basques, la cause de don Carlos s’identifiait, comme on l’a dit souvent, avec celle des libertés locales ; en Catalogne, cette cause était celle du fanatisme religieux, de l’esprit monacal ; en Aragon, le nom de don Carlos servait de cri de ralliement à ceux qui cherchaient un prétexte pour mener la vie hasardeuse du bandit. Ces trois tendances se sont manifestées par les chefs qu’a eus la faction pour ses trois armées : en Navarre, des hommes notables du pays ; en Catalogne, des prêtres ; en Aragon, un aventurier. Cette distinction explique bien des choses, et ne doit pas être perdue de vue par quiconque veut se faire des idées justes sur la guerre civile espagnole.

Ce qui a caractérisé de tout temps Cabrera, c’est l’horreur de l’obéissance et l’ambition d’être le maître partout où il est. Quelques jours après son arrivée à Morella, il avait déjà essayé de s’emparer du commandement, en suscitant une insurrection militaire. La fermeté du baron de Herbès avait fait avorter l’entreprise, et si Cabrera n’avait pas été fusillé, ainsi que son complice Valdès, c’était à l’indulgence de ce chef qu’il le devait. Quand il fut à la tête de sa guerilla, après la dispersion de la première armée carliste, il se donna, de son autorité privée, le titre de colonel. Puis il courut le pays dans tous les sens, pendant deux années, pillant, saccageant, menant joyeuse vie, et appelant à lui quiconque voulait le suivre. Il parvint ainsi à se former une petite bande, mais ce n’était pas encore assez pour lui, et il rêvait de plus hautes destinées.

Il y avait, quoi qu’il fît, un homme qui exerçait sur les montagnards du Bas-Aragon une bien plus grande influence que lui ; c’était le fameux Carnicer. Cabrera était jaloux de l’autorité et de la réputation de ce cabecilla ; il souffrait impatiemment de se voir dominé par lui. Un jour, Carnicer reçut du prétendant l’ordre de se rendre dans les provinces basques ; il partit en effet, mais au passage du pont de Aranda, il fut pris par un détachement des troupes de la reine et fusillé. Les bruits les plus graves ont couru à ce sujet contre Cabrera ; les uns ont dit qu’il avait provoqué l’ordre de rappel, pour se défaire d’un supérieur qui le gênait ; d’autres affirment que l’ordre était faux, et que Cabrera, après avoir ainsi attiré Carnicer au pont de Aranda, avait fait prévenir les christinos du moment de son passage. Il est encore bien difficile de se prononcer sur ce que cette accusation peut avoir de fondé ; tout ce qu’on en peut dire, c’est qu’elle est très répandue en Aragon, et qu’on en parlait jusque dans l’armée de Cabrera, au plus fort de sa fortune.

Quoi qu’il en soit, la mort de Carnicer donna à don Ramon le premier rang parmi les chefs de bandes qui battaient le pays. Il alla bientôt après, vers la fin de 1835, faire un voyage en Navarre, auprès de don Carlos, et il en revint avec un brevet régulier de colonel. C’est alors que son nom commença de prendre du retentissement. Il eut dans le royaume de Valence quelques engagemens heureux avec les généraux de la reine, et se fit ainsi une renommée de hardi guerillero. Un millier d’hommes environ servait sous ses ordres. Sa puissance croissante lui donnant de plus en plus les moyens de satisfaire ses goûts d’écolier, il se livrait au plaisir avec emportement au milieu des hasards de cette guerre. Partout où il était, et il a conservé cette habitude jusqu’au dernier moment, il y avait festin et bal. Il donnait à ses officiers l’exemple de bien boire et de danser gaiement. Il avait aussi trois ou quatre femmes dans chacun de ses cantonnemens, et ce qu’on raconte de ses débauches est vraiment incroyable.

Une des qualités les plus nécessaires d’un cabecilla, c’est le mépris du sang humain. Cabrera n’avait pas plus cette qualité que beaucoup d’autres, mais il l’avait autant que qui que ce soit. Le bandit espagnol n’estime son chef qu’autant qu’il le voit ne faire aucun cas de la vie d’autrui ; c’est dans le sang-froid à donner la mort qu’il place la dignité du commandement. Aussi cette vie si voluptueuse était-elle mêlée d’affreux épisodes qui mettaient Cabrera à une haute place dans l’estime de ses soldats. Nul ne fumait plus froidement le cigarito en donnant l’ordre de fusiller des prisonniers ; nul ne les regardait passer d’un œil plus sec et plus indifférent pendant qu’ils allaient à la mort. Cette cruauté de Cabrera, qui est devenue depuis proverbiale, était déjà bien connue, bien établie, à l’époque dont nous parlons, quand un tragique évènement, survenu à la fin de février 1836, vint, sinon la justifier, du moins lui servir d’excuse.

La vieille mère de Cabrera vivait très retirée à Tortose. Le brigadier Nogueras, commandant-général du Bas-Aragon, la fit enlever, et demanda au général Mina, qui était alors capitaine-général de la Catalogne, l’autorisation de la faire exécuter comme prévenue de conspiration. Mina donna l’ordre, et la pauvre femme fut tout uniment fusillée, sans autre forme de procès, en représailles, disait-on, des horreurs que son fils commettait tous les jours. Interrogé plus tard dans les cortès sur cet acte de barbarie sauvage, Mina a voulu soutenir qu’il y avait eu conseil de guerre, procès régulier, jugement, et que la conspiration avait été démontrée ; mais il lui fut impossible de le prouver, et la responsabilité du fait retombe tout entière sur Nogueras et sur lui.

Quoique brouillé depuis long-temps avec sa mère, Cabrera avait conservé pour elle cette affection reconnaissante que les mauvais sujets ont toujours pour la seule personne qui leur ait montré de l’indulgence dans leurs égaremens. Transporté de fureur à la nouvelle du crime qui venait d’être commis, il ordonna, dans un ordre du jour terrible, que trente-quatre femmes d’officiers christinos, qui étaient alors entre ses mains, fussent immédiatement fusillées. Il annonça en même temps que tous ceux qu’il prendrait à l’avenir les armes à la main seraient fusillés, et qu’il vengerait sans rémission le meurtre de sa mère sur les familles des chefs christinos. Cette épouvantable menace fut remplie à la lettre, surtout dans les premiers temps qui suivirent l’attentat de Nogueras, et l’ascendant de Cabrera s’accrut de tout le prestige que donne en Espagne une mission de vengeance religieusement exécutée.

Pendant les six premiers mois de 1836, il ne cessa pas de battre la campagne dans le royaume de Valence, où il se rencontra plusieurs fois avec le général Palarea. Au mois de juillet de la même année, il fut élevé par don Carlos au grade de maréchal-de-camp. Ses ennemis ont prétendu que, pour s’assurer de l’avancement, il avait placé une de ses anciennes maîtresses en qualité de servante chez le comte de Villemur, alors ministre de la guerre de don Carlos, et qu’il avait soin de lui faire passer de l’argent de temps en temps par un muletier pour qu’elle corrompît à son profit les conseillers du prétendant. Mais cette histoire pourrait bien n’être qu’une de ces suppositions habituellement inventées par l’esprit de parti pour expliquer une fortune dont on ne veut pas reconnaître les véritables causes.

La fin de 1836 fut remplie, comme on sait, par la fameuse expédition de Gomez au travers de l’Espagne. Cabrera s’y joignit avec sa bande, ainsi qu’un autre guerillero du pays, nommé Serrador, lorsque Gomez passa près de leurs montagnes. On ne sait pas bien ce qui se passa ensuite entre eux ; il paraît seulement certain qu’à son passage à Caceres, Gomez signifia à Cabrera et à Serrador qu’ils eussent à quitter son armée dans les vingt-quatre heures, ce qu’ils firent en effet. On a dit que les déprédations commises par les hordes indisciplinées qui les accompagnaient, avaient motivé cette brusque rupture de la part de Gomrez. Peut-être est-il plus naturel de l’attribuer à cette jalousie de commandement qui a toujours divisé les chefs carlistes. À son retour, Cabrera fit emprisonner Serrador, et devint définitivement le seul cabecilla de Valence et de Murcie.

Il ne tarda pas à être nommé commandant-général de ces deux provinces. Quand eut lieu, en mai 1837, la grande tentative de don Carlos sur Madrid, l’armée expéditionnaire, ayant à sa tête le prétendant lui-même, sortit de Navarre et traversa l’Aragon et la Catalogne dans une direction parallèle aux Pyrénées, pour aller faire sa jonction avec Cabrera. Le jeune commandant-général, dont cette marche attestait l’importance, attendit don Carlos avec ses troupes à Flix, sur la rive droite de l’Èbre ; l’armée royale passa le fleuve, et toutes les forces de l’Espagne carliste furent réunies. Le bonheur habituel de Cabrera voulut que le seul rival qui pût lui être encore opposé dans l’est de l’Espagne, le brave Quilez, commandant-général carliste de l’Aragon, fût tué en combattant courageusement dans l’affaire qui eut lieu, le 24 septembre, à Herrera, entre le général Buerens et l’armée expéditionnaire. Quelques jours après cette brillante affaire, l’armée était devant Madrid.

Cabrera, qui marchait à l’avant-garde, montra une grande intrépidité. Il s’avança jusqu’à une des portes de la ville, la porte d’Atocha, et couronna de ses tirailleurs les hauteurs qui la dominent. De son quartier-général, on put reconnaître avec une lunette l’infante Luisa Carlotta, qui regardait l’armée royaliste du balcon du palais. Chacun sait ce qui arriva dans cette circonstance décisive. Au moment où l’armée s’attendait à recevoir l’ordre d’entrer dans Madrid, le 15 août, don Carlos donna au contraire l’ordre de la retraite. Ce n’est pas ici le lieu d’examiner ce qui amena cette résolution si singulière et si inattendue. Il doit nous suffire de dire qu’elle excita au plus haut degré le mécontentement d’une grande partie de l’armée, et particulièrement de Cabrera. « À l’avenir, s’écria-t-il devant tous ses officiers en recevant l’ordre du prince, je n’en ferai qu’à ma tête : Yo haré a mi cabeza. » Et il a tenu sa promesse.

Dès que le mouvement de retraite fut commencé, il repartit avec ses divisions vers le royaume de Valence, laissant don Carlos s’en retourner dans les provinces comme il pourrait. Sa réputation militaire s’était accrue dans cette campagne de toute l’irritation qu’avait causée l’insuffisance du prétendant. Chacun disait que si le général Cabrera avait commandé l’armée, on serait entré dans Madrid, et c’était à qui raconterait le plus de faits d’armes de ce jeune héros. Depuis ce jour, il a toujours occupé la scène. L’année 1838 a été funeste aux armes de don Carlos. Elle a été très favorable au contraire à Cabrera, qui semblait s’élever à mesure que la cause carliste s’abaissait en Navarre. Chaque pas fait en avant par l’armée d’Espartero était compensé par un succès de l’heureux partisan, et les regards s’habituaient peu à peu à se porter sur lui.

Depuis long-temps, il convoitait la place de Morella, pour en faire sa place d’armes. On apprit tout à coup, au mois de février 1838, qu’il venait de s’en rendre maître. Voici des détails authentiques sur ce coup de main, dont les circonstances ont été complètement inconnues jusqu’ici.

Un artilleur, nommé Pedro, avait déserté des troupes de la reine Christine, et avait pris du service sous Cabrera. Un jour, cet homme, qui avait fait partie de la garnison de Morella, se plaça sur le chemin de don Ramon ; et, portant la main à son berret : Général, dit-il, je m’engage à prendre Morella avec la moitié d’une compagnie, si votre excellence veut la mettre à ma disposition. — Tu l’as, répondit le général frappé de son air résolu ; quand ce ne serait que pour récompenser ta bonne volonté. Peu d’instans après, Pedro partait pour Morella avec sa petite troupe, qui se composait de quarante hommes d’infanterie, commandés par un lieutenant. Il était environ sept heures du soir, et la nuit était close quand il arriva au pied du rocher que surmonte la citadelle.

Il s’occupa aussitôt de chercher dans les ténèbres le point par où il avait souvent escaladé ou descendu le rocher, pendant qu’il était à Morella. La nuit était froide, les vivres étaient rares ; le lieutenant et ses soldats commençaient à murmurer, quand ils virent Pedro suspendu à plusieurs pieds de hauteur au-dessus de leurs têtes, et grimpant comme un singe le long du pic. En moins de trois quarts d’heure, il était arrivé au pied du rempart, qu’il escalada comme le reste. Les sentinelles s’étaient blotties dans leurs guérites, contre la rigueur de la saison ; Pedro rampe jusqu’à la première guérite, décharge son mousquet à bout portant dans la poitrine du factionnaire, et s’empare de son fusil. À cette détonation, le poste accourt ; mais l’audacieux Pedro ne s’effraie pas : il fait feu sur le premier qui se présente, et l’étend raide mort en criant de toutes ses forces : Vive Charles V ! Les autres, croyant le château au pouvoir des carlistes, prennent la fuite en jetant leurs armes ; l’alarme se répand d’étage en étage dans le château, et ce cri retentit de toutes parts : Les carlistes ! les carlistes !

Cependant Pedro ne perdait pas de temps ; il fermait avec soin toutes les issues de la terrasse dont il s’était si heureusement emparé. Après s’être barricadé du mieux qu’il avait pu, il aidait le lieutenant à s’élever avec des cordes jusque sur le rempart, puis le sergent, puis la plupart des hommes qui les accompagnaient ; les autres étaient partis à la hâte pour aller porter à Cabrera la nouvelle de la miraculeuse ascension de leur chef. La petite troupe passa la nuit sur la terrasse, s’étonnant de n’être pas attaquée, et attendant l’arrivée de forces supérieures ; elle ne savait pas jusqu’à quel point sa victoire était complète. Le gouverneur de la place, gagné par la panique qui avait saisi la garnison, avait fait ouvrir les portes de la ville à deux heures du matin, et avait évacué Morella avec tout son monde, laissant le château désert.

Au point du jour, les habitans de Morella, qui étaient presque tous carlistes, et qui savaient le départ de la garnison, se répandirent dans les rues, en criant : Viva Carlos quinto ! viva la religion ! viva la Virgen ! viva Cabrera ! Mais le prudent Pedro se gardait bien de descendre de sa forteresse, et les habitans ne savaient à quoi attribuer le silence extraordinaire que gardaient les maîtres du château, quand arriva aux portes de la ville un groupe de cavaliers au galop : c’était Cabrera qui était accouru avec son état-major dès la première nouvelle du succès. Tout fut bientôt expliqué ; les prisonniers de la citadelle furent délivrés et portés en triomphe, et le drapeau de Charles V flotta victorieusement sur Morella. Pedro devint capitaine et chevalier de Saint-Ferdinand ; mais dans le retentissement qu’eut au loin la prise de la place, sa gloire disparut dans celle de son général.

Il est vrai que, si Cabrera avait pris par lui-même peu de part à cette prise, il en eut davantage à l’organisation qui suivit. Dès qu’il fut en possession de ces murs si désirés, il entreprit d’y fonder le siége d’un véritable gouvernement et d’une véritable armée. De tous côtés affluaient vers lui Espagnols et étrangers ; peu instruit des choses militaires et administratives, il eut du moins le bon sens de suivre les conseils de ceux qui avaient l’expérience de ces matières. Des officiers instruits, Français pour la plupart, furent préposés par lui à l’instruction de ses troupes. Il fit établir à Cantavieja une fonderie de canons, sous la direction d’un nommé Etchevaster, qui lui avait été envoyé par don Carlos ; on y fondait les canons à la manière des cloches, et on obtenait ainsi de fort bonnes pièces. Des fabriques de poudre et d’armes furent montées à Mirambel, à Morella même, et dans la plupart des villages du Maestrazgo. Des fortifications furent ajoutées à celles qui existaient déjà dans tout le pays.

Les christinos voyaient avec impatience ces travaux d’organisation, et ne songeaient qu’à reconquérir la position qu’ils avaient perdue par une surprise. Leur tentative ne fut que l’occasion d’un nouveau succès pour Cabrera.

Ce fut vers la fin du mois de juillet 1838 que le général Oraa, à la tête de l’armée constitutionnelle du centre, se mit en marche sur Morella. Ses forces étaient d’environ vingt mille hommes, divisés en trois corps. Le premier, que commandait Aspiroz, aborda les montagnes du Maestrazgo au nord par Alcaniz ; le second, sous les ordres de Van Halen, se réunit à Téruel vers l’ouest ; le troisième, que conduisait le brave général Pardiñas, prit position au sud-est, à Castellon de la Plana.

Ces trois colonnes, qui occupaient les trois pointes d’un triangle dont Morella était le centre, reçurent l’ordre de se porter en même temps sur Morella et les forteresses voisines. Ce mouvement s’exécuta avec précision, mais avec une extrême lenteur. Quand une des colonnes était arrêtée dans sa marche par les travaux que Cabrera avait fait construire en avant des villages qu’elle rencontrait, les deux autres en étaient aussitôt instruites avec ordre de ralentir leur mouvement, tant on mettait de soin et de crainte à bien entourer dans son fort cet ennemi si redouté. On perdit ainsi beaucoup de temps à s’attendre les uns les autres, et les munitions rassemblées à grands frais diminuèrent d’autant.

De son côté, lorsqu’on lui annonça l’approche d’Oraa, Cabrera avait laissé dans la place ses meilleurs soldats pour la défendre, et en était sorti avec un corps de trois mille hommes pour tenir la campagne. Il occupa avec cette troupe les hauteurs qui entourent Morella, et quand les christinos y pénétrèrent, il les harcela de toute sorte, en se jetant à l’improviste sur leurs derrières et en tiraillant le long des colonnes en marche, à la manière des Arabes. Aucune règle de tactique ne présidait à cette guerre de surprises ; seulement, des signaux convenus étaient échangés entre les assiégés et leurs défenseurs du dehors, par le moyen de fusées de diverses couleurs, et servaient à donner quelque ensemble à leurs opérations.

Cabrera s’était d’ailleurs réservé un moyen plus simple encore de communiquer avec l’intérieur de la place. Presque tous les soirs, pendant la durée du siége, un jeune homme se détachait des avant postes des carlistes campés sur les hauteurs, et se glissait dans l’ombre jusque sous les murs de la ville. On lui jetait du haut des murs une corde à nœuds, et il se hissait ainsi dans Morella. Ce jeune homme, c’était Cabrera lui-même, si l’on en croit les récits des carlistes enthousiastes de cette audace de leur chef ; il s’assurait ainsi de l’état de la garnison à qui il apportait les nouvelles du dehors, et retournant par le même chemin au milieu des ténèbres, il se retrouvait le lendemain au milieu de sa petite armée pour donner quelque alerte à l’ennemi.

Arrivé devant la place, Oraa attendit encore huit jours son artillerie qu’il avait laissée à Alcaniz. Il passa ce temps à pousser des reconnaissances dans tous les sens, et à se retrancher dans ses positions. Enfin, le huitième jour, il ouvrit le feu, et trois jours après la brèche était praticable ; mais au lieu de donner l’assaut immédiatement, les christinos attendirent encore, et dans l’intervalle les assiégés s’avisèrent d’un singulier moyen de défense, qui montre bien la nature de cette guerre.

La place de Morella était pleine d’une immense quantité de bois qui provenait des charpentes de plus de cent maisons appartenant à des constitutionnels et détruites par les carlistes. On entassa ce bois sur la brèche et on y mit le feu. Des tourbillons de flammes s’élevèrent à une hauteur prodigieuse et illuminèrent de leurs reflets la ville et la citadelle. En quelques heures, la brèche devint un vaste brasier qui projetait autour de lui une chaleur ardente et qui aurait dévoré quiconque se serait hasardé à le franchir.

Cependant les soldats de Cabrera, qui rôdaient sans cesse autour des avant-postes, criaient ironiquement aux assiégeans : Voyons si vous ne monterez pas à l’assaut cette nuit, on a pris la peine de vous éclairer ! L’assaut eut lieu en effet, mais sans succès ; plus de deux cents hommes furent mis hors de combat tant par les balles que par le feu de la brèche, et les soldats brûlés criaient en fuyant devant cet horrible incendie : Cabrera est un démon et Morella un enfer ! — Cabrera es un demonio y Morella un infierno.

Les carlistes avaient soin d’entretenir nuit et jour leur feu ; un second assaut fut tenté, qui échoua comme le premier. La disette se mit dans l’armée d’Oraa ; quand les provisions furent épuisées, on mangea les chevaux. La démoralisation amena l’indiscipline. Oraa ordonna un assaut général ; mais cette tentative désespérée fut encore repoussée. Enfin, les christinos, laissant un grand nombre de morts sous les murs de la place, parmi lesquels l’ancien gouverneur de Morella, qui s’était laissé enlever le château si sottement, levèrent le siége le 18 août ; la brèche brûlait toujours.

Elle s’éteignit pour laisser rentrer Cabrera. L’heureux général revint en triomphateur dans sa ville délivrée. Jamais roi d’Espagne n’avait été reçu avec de tels transports d’enthousiasme. Toutes les cloches sonnaient à grandes volées. Des fanatiques se jetaient à genoux sur son passage. Un journal qui s’imprimait à Morella, sous le titre de Periodico de Aragon, Valencia y Murcia, et dont le rédacteur, qui était un vieux prêtre, allait prendre tous les soirs les ordres de Cabrera, fit une relation pompeuse du siége, et termina son article par ces mots : Nous tous, vaillans soldats de l’armée et habitans de cette héroïque et fidèle cité, nous pensons que le roi ne saurait mieux faire que de décerner, après une si grande victoire, à l’immortel Cabrera, le titre de comte de Morella.

Le titre ainsi demandé fut accordé avec le grade de lieutenant général, par décret daté d’Oñate, 2 septembre 1838. Don Carlos n’avait rien à refuser au vainqueur de l’armée du centre. Ramon, l’écolier Ramon, put signer de ce nom sonore : El conde de Morella.

Don Carlos lui écrivit en outre, pour le féliciter de cette victoire, une lettre autographe dont voici la traduction

« Mon cher Cabrera,

« Grande a été la satisfaction que j’ai eue pour la très glorieuse victoire que tu viens de remporter et pour la complète déroute des ennemis de la vraie félicité de notre chère Espagne, de mes droits légitimes et de Dieu même ; grande aussi a été ma joie d’avoir ce nouveau motif de récompenser tes services non interrompus, ta fidélité constante, ton amour, ton zèle et ton désintéressement. Je dois de grandes graces à Dieu, qui m’a donné un brave serviteur comme toi et qui l’a revêtu d’une valeur, d’une constance et d’une fidélité si grande, d’une telle application à la fin principale de notre entreprise. Soutiens-toi toujours constant et chaque fois plus ferme dans nos solides principes ; sois le couteau (el cuchillo) des impies et des destructeurs des royaumes et des trônes, et tu me donneras la satisfaction de te récompenser comme je le désire. J’ai appris que tu as été sur le point de me donner un grand chagrin et de te perdre ; je t’ordonne de ne point t’exposer témérairement, car s’il t’arrivait quelque malheur, outre la douleur que j’en aurais, ce serait une grande perte pour moi et pour une cause qui n’est rien moins que celle de la religion. Que Dieu continue à t’accorder des victoires comme par le passé, que la très sainte Vierge des douleurs, notre généralissime, te couvre de sa mante, te protége, te dirige, te défende, et nous donne de nous voir bientôt tranquilles à Madrid, après avoir vaincu tous nos ennemis. Adieu ; je t’estime et je t’aime. « Carlos. »


Le bruit de la levée du siége de Morella se répandit promptement dans toute l’Espagne. C’était le plus grand succès et le plus inattendu que les carlistes eussent obtenu depuis long-temps ; Cabrera devint plus que jamais le héros de son parti. On a vu comment cette grande renommée lui était venue, et ce qu’il avait fait pour la gagner. Les lenteurs d’Oraa avaient la plus grande part dans ce qui était arrivé. Quant à Cabrera, il n’avait eu d’autre mérite que d’attaquer l’ennemi à tort et à travers, sans plan et sans ordre, comme un brave guerillero qu’il était.

Il ne songea même pas, après son succès, à poursuivre l’armée d’Oraa. Cette armée se retirait dans le plus grand désordre en se débandant ; elle ne se rallia qu’à Alcaniz. Si les carlistes, profitant de leurs avantages, avaient suivi les christinos l’épée dans les reins, il en serait sorti bien peu des défilés étroits qu’ils avaient à traverser ; mais ce n’est pas ainsi qu’on fait la guerre en Espagne, et Cabrera avait d’autres affaires.

Le lendemain de sa rentrée dans Morella, il rassembla toutes ses forces, laissa la ville sans défense, et partit du côté opposé à celui par où fuyait Oraa ; un seul bataillon fut mis à la poursuite des assiégeans. Si l’armée constitutionnelle, avertie de ce départ, était revenue sur ses pas, elle serait infailliblement entrée dans la ville sans coup férir, d’autant plus que la brèche était toujours ouverte ; mais Oraa n’aurait eu garde d’en concevoir seulement la pensée. Ses soldats dispersés ne songeaient qu’à dévaster le pays qu’ils traversaient, et qui garda, long-temps après leur passage, l’aspect d’une solitude désolée. Le bataillon qui les suivait leur tua ce qu’il voulut, et leur fit deux cents prisonniers, qui furent fusillés pour avoir osé marcher contre Morella. Quant à Cabrera, où allait-il ? C’est ce qu’on va voir.

Quelques jours après la levée du siége, des dames de Valence se baignaient dans la mer, le long de la belle côte qui est à quelque distance de la ville. Comme on ne sait jamais rien à temps en Espagne, la plus parfaite confiance régnait dans la ville et dans les environs. Le journal constitutionnel de Valence contenait les plus beaux récits sur la valeur (bizarria) que les christinos déployaient au siége de Morella, et un feu d’artifice avait été préparé par les habitans pour célébrer la prise de cette place redoutée. On assurait déjà que Cabrera avait été tué, et on s’en réjouissait. Les portes de la ville étaient ouvertes ; tout respirait la joie et la paix sous ce ciel si doux et si pur, qu’il suffit de voir la lumière et de respirer l’air pour être heureux.

Tout à coup des cris s’élèvent et s’approchent, et les baigneuses effrayées voient d’affreux cavaliers soulever en courant, du bout de leurs lances, les mantilles qu’elles avaient laissées sur le rivage. Los, facciosos ! los facciosos ! À ce cri terrible, tout fuit ; les portes de la ville se referment. C’était en effet un escadron de Cabrera qui précédait le reste de son armée. On dit que le chef de cette troupe, don Ramon Moralès, ancien garde-du-corps, eut pitié des pauvres femmes qui avaient été ainsi surprises. Pendant qu’elles se cachaient de leur mieux derrière les rochers, il ordonna à ses soldats de se retirer et leur assura galamment qu’elles n’avaient rien à craindre. — Ah ! quel dommage, disaient-elles en sortant du bain et en regagnant la ville au plus vite, qu’un tel cavalier soit un factieux : que lastima que tal caballero sea un faccioso !

Cependant Cabrera mettait à feu et à sang cette magnifique huerta de Valence, qui est si célèbre par sa richesse. De tous les points de l’horizon s’élevait la fumée des villages incendiés. Le bruit des cloches et le son des tambours appelèrent bien les Valenciens à la défendre, mais nul ne se hasarda contre l’ennemi. Pendant deux jours entiers, les carlistes pillèrent à leur aise ; puis ils repartirent pour Morella aussi vite qu’ils étaient venus, poussant devant eux de longues files de chevaux et de mulets qui portaient leur butin. D’immenses quantités de blé furent déposées à la citadelle ; de grands troupeaux de bœufs et de moutons furent parqués dans les montagnes voisines ; quant à l’argent, il fut partagé entre les soldats et les chefs. On comprend maintenant qu’une pareille expédition avait dû être plus goûtée des barateros qui composaient la plus grande partie de l’armée de Cabrera, que la poursuite et la destruction d’un corps d’armée.

La terreur que cette sanglante apparition a laissée derrière elle ne s’est pas encore aujourd’hui effacée à Valence. Une aventure qui a eu lieu long-temps après le passage de Cabrera, et que tout le monde raconte en Espagne, en donnera une idée. Un négociant de Valence attendait un navire chargé de contrebande ; du bord de la mer, il voyait ce navire louvoyer à distance, mais sans oser aborder, parce que les douaniers couvraient le rivage. Il imagina alors de courir à toutes jambes vers la ville, en criant à tue-tête : Cabrera ! Cabrera ! À ce nom, bientôt répété de tous côtés par la population épouvantée, les douaniers se sauvent et courent à leur tour vers la ville ; une panique générale se répand ; de tous les points de la huerta, chacun accourt avec ce qu’il peut emporter de plus précieux. Les portes de Valence demeurèrent fermées pendant trois jours à la suite de cette alerte. Un énorme encombrement d’hommes, de femmes, de mulets, se forma sous les murs ; il en sortait des cris de désespoir, et de prière, mais les habitans refusaient d’ouvrir, craignant d’introduire avec les fugitifs le terrible dévastateur. À la faveur de ce désordre, le navire débarqua ses marchandises, et les Valenciens en furent quittes cette fois pour la peur.

Nous avons laissé Cabrera à Morella. Nous le retrouvons, à quelques jours de là, près de Falset. Falset est une petite ville fortifiée au-delà de l’Èbre, à vingt lieues environ au nord de Morella, comme Valence en est à trente lieues vers le sud. La promptitude dans les mouvemens est le premier mérite d’un chef de bande, en ce qu’elle lui permet de se porter inopinément sur les points où il est le moins attendu ; Cabrera a eu long-temps ce mérite au plus haut degré, et cela suffit pour expliquer sa réputation militaire auprès des Espagnols.

Il marchait donc sur Falset, dans l’espoir de mettre à sac cette place et d’y faire encore du butin, quand il dut au hasard une nouvelle victoire qu’il ne cherchait certainement pas. Le général Pardiñas, qui commandait la troisième division de l’armée du centre, n’avait pu voir sans indignation la retraite de l’armée devant une bicoque défendue par quelques milliers de bandits ; il nourrissait dans son ame le désir violent de prendre sa revanche, et quand il apprit que le nouveau comte de Morella était près de lui, il s’empressa de marcher à sa rencontre. Cabrera avait trois mille hommes ; Pardiñas en amena six mille, ne doutant pas qu’avec de pareilles forces il ne culbutât l’ennemi.

Cabrera ne présentait jamais la bataille en pleine campagne, mais il la refusait rarement. Dès qu’il apprit l’arrivée de Pardiñas, il alla au-devant de lui. Les deux armées se rencontrèrent le 1er octobre 1838, entre Flix et Maella. Pardiñas déploya sa division sur une seule ligne ; Cabrera en fit autant. De part et d’autre, cette disposition était une faute ; mais le tort était grand surtout du côté de Cabrera, qui, ayant moins de forces que son adversaire, s’exposait à être débordé à droite et à gauche, et attaqué sur les deux flancs en même temps que de front. Selon toutes les apparences, sa division devait être détruite ; ce fut celle de Pardiñas qui le fut entièrement.

Le combat s’engagea avec acharnement. Les soldats christinos se battaient avec l’énergie que donne le désir de venger un échec, les carlistes avec cette confiance qui naît de l’habitude de la victoire. Au bout de deux heures de feu, les troupes de Cabrera durent céder devant des forces supérieures ; l’aile gauche commença à plier, et le mouvement de retraite ne tarda pas à se propager sur toute la ligne. Cabrera furieux s’élance en avant. « Lâches ! s’écrie-t-il, vous m’abandonnez ; eh bien ! je saurai mourir seul au milieu de l’ennemi. — Non pas seul, mon général, lui répond le colonel d’un escadron aragonais qui soutenait la retraite, mais avec vos Aragonais ! » À ces mots, le colonel fait volte-face, et son escadron se précipite avec tant de rage sur l’aile gauche de l’ennemi, qu’il la disperse en un clin d’œil.

Le brave Pardiñas, voyant le désordre se mettre dans cette partie de ses troupes, se porte aussitôt sur le lieu du danger, à la tête de son état-major. En le voyant venir, le colonel aragonais court à lui et lui porte à la gorge un coup de lance qui le renverse mort. En même temps, l’état-major, assailli par la cavalerie carliste, tourne bride. Cabrera, qui était parvenu à rallier les fuyards, arrive avec toutes ses forces, mais sa présence n’était déjà plus nécessaire. En apprenant la mort de leur malheureux général, les soldats de Pardiñas s’étaient assis par terre, levant leurs fusils la crosse en l’air, et criant qu’ils se rendaient. On les fit tous prisonniers ; ils étaient cinq mille, le reste avait été tué. De cette belle division, il ne se sauva en tout qu’une quarantaine de cavaliers.

Ainsi s’est passée cette fameuse affaire de Maella, la plus désastreuse pour les christinos de toutes celles qui ont eu lieu pendant cette guerre. Le général Pardiñas, qui y périt, était un des meilleurs officiers de l’armée constitutionnelle ; issu d’une des plus nobles familles de Galice, il avait embrassé par goût l’état militaire ; nommé député aux cortès de 1837, il avait volontairement quitté les bancs de la chambre pour les rudes travaux de l’armée. Il était âgé de trente cinq ans quand il mourut. Cette action a été racontée autrement dans le temps par les journaux espagnols ; mais ce que nous venons de dire est la vérité, telle qu’elle nous a été attestée par des témoins oculaires. Ce n’est point par le nombre, comme on l’a dit, que Pardiñas a été accablé, puisqu’il avait plus de monde que son ennemi ; c’est par un de ces malheureux hasards de la guerre qui tournent quelquefois contre les plus braves.

Cette bataille qu’il avait gagnée presque sans le savoir, mit le comble à la renommée de Cabrera. L’épouvante se répandit jusque dans Sarragosse. À tout moment, on s’attendait à le voir arriver sous les murs de cette ville, dont la population prit les armes. Il ne parut pas. Après quelques tentatives isolées sur Caspe et d’autres petites villes sans importance, il avait repris tranquillement le chemin de ses montagnes, sans s’inquiéter des suites qu’aurait pu avoir sa victoire. Nul doute que s’il s’était présenté après un tel succès sur les derrières de l’armée d’Espartero, il n’eût opéré une diversion puissante ; mais ce n’était pas sa manière. Son unique soin fut de se défaire en détail des prisonniers qu’il avait faits. Les habitans de Sarragosse ayant manifesté leur crainte et leur colère, selon leur habitude, par l’exécution de quelques carlistes enfermés dans le château, Cabrera ordonna par représailles qu’il serait fusillé dix christinos pour un carliste, et les deux partis s’arrangèrent si bien, que, de représailles en représailles, les cinq mille y passèrent presque tous.

Ce moment est l’époque la plus brillante de la vie de Cabrera. De son royaume de Morella, il occupait et tenait en respect un bon tiers de l’Espagne ; son armée était devenue forte de quinze mille hommes de troupes à peu près régulières, dont huit cents chevaux. Il avait quarante pièces de canon, plusieurs forteresses et trois braves lieutenans, Forcadell, Llangostera et Polo. Tout obéissait et tremblait autour de lui. Il ne reconnaissait aucune autorité, pas même celle du roi. Son nom était invoqué avec respect d’un bout de l’Espagne à l’autre, par toute la population carliste ; enfin, il était comte, ce qui devait l’étonner beaucoup lui-même. Cinq ans avaient suffi pour porter à ce haut point de grandeur le pauvre écolier de Tortose.

Jusque-là la fortune avait semblé conduire par la main le jeune aventurier, mais le moment était venu où elle devait renverser cet échafaudage de pouvoir et de renommée encore plus rapidement qu’elle ne l’avait élevé. Quand on vit en présence l’un de l’autre les deux plus grands champions des deux causes qui divisaient l’Espagne, on s’attendit généralement à un choc redoutable. Le duc de la Victoire était commandant général des troupes de la reine ; don Carlos, par un décret daté de Bourges, le 9 janvier 1840, réunit le commandement de l’armée de Catalogne à celui de l’armée d’Aragon, de Valence et de Murcie, dont était depuis long-temps investi le comte de Morella. L’effectif de ces deux armées réunies était d’environ 30,000 hommes ; on pouvait donc compter sur une résistance sérieuse de la part de Cabrera, et le parti carliste fondait de grandes espérances sur son chef favori. Tout à coup une fatale nouvelle vint frapper ce parti comme un coup de foudre : Cabrera n’était plus que l’ombre de lui-même, il était malade, il était mourant.

On ne sait pas précisément à quelle époque remonte cette maladie de Cabrera. On croit cependant que c’est dans les premiers jours de novembre 1839 qu’il en ressentit les premières atteintes. Le bruit a couru qu’il avait été empoisonné, d’autres ont dit qu’il avait eu le typhus. Il a eu autour de lui jusqu’à quatorze médecins à la fois, médecins espagnols, il est vrai, et dont le plus habile était un chanoine de Valence, nommé Sevilla, sans qu’aucun ait pu assigner le véritable caractère de son mal. Ce mal, c’était l’épuisement. Nous avons dit qu’il avait gardé dans son élévation les joyeuses habitudes de sa première jeunesse ; les excès auxquels il se livrait tous les jours, unis aux fatigues de la guerre et aux nombreuses blessures qu’il avait reçues par tout le corps, avaient ruiné à la longue sa constitution. Il résista à une première crise, mais un plus grand danger l’attendait à sa convalescence. Habitué à satisfaire tous ses caprices, il reprit trop tôt son genre de vie ; le vin, les femmes et les danses ardentes de l’Espagne qu’il aime avec passion, achevèrent d’user ses forces, et amenèrent de nombreuses rechutes.

Dans cet état, il commandait encore. Ceux qui l’entouraient cachaient de leur mieux son abattement à la population et à l’armée. Plusieurs fois on fit sonner les cloches dans tout le Maestrazgo, pour célébrer sa guérison imaginaire. Pour mieux donner le change, un de ses lieutenans prenait ses habits, montait son cheval, et passait au galop dans les villages qui lui étaient soumis. Quand cette ruse ne fut plus possible, il se montra lui-même de temps en temps dans une litière, et tel était le culte qu’on lui portait, que ces apparitions relevaient un peu le courage de tous. Mais le plus souvent, il vivait retiré et invisible comme un despote d’Orient, et la démoralisation gagnait en son absence ceux qui étaient habitués à compter sur lui comme sur un dieu.

Les formidables préparatifs d’Espartero n’en continuaient pas moins, et il devenait évident pour tous qu’il serait bien difficile à Cabrera, même en lui supposant toute son énergie, de résister à des forces si considérables. Cabrera le voyait aussi bien qu’un autre, malgré son état maladif ; et, se tournant alors du côté de don Carlos, il lui envoya à Bourges messages sur messages, dans les mois de janvier et de février, pour lui faire connaître sa position et l’inviter à venir à son secours d’une manière ou d’une autre. Don Carlos lui écrivit plusieurs lettres en l’appelant son cher Ramonet, du petit nom d’amitié qu’il lui donnait dans des temps plus heureux, et en l’invitant à se bien garder de toute marotade ; il créa de plus une décoration particulière pour les troupes de Catalogne, d’Aragon, de Valence et de Murcie. Mais ce fut là le seul appui que le prétendant put donner à sa dernière armée ; les puissances du Nord s’étaient définitivement retirées de lui, et il fut impossible de rien obtenir d’elles, malgré de très grands efforts.

Enfin, dans les derniers jours de mars, une grande diversion dans les provinces du nord fut résolue pour dégager Cabrera. Il était trop tard. La paix avait jeté de trop fortes racines dans ces provinces pour qu’elle pût être ébranlée. Les officiers espagnols carlistes, réfugiés en France à la suite de don Carlos, s’évadèrent en foule des dépôts qui leur avaient été assignés ; mais, arrivés sur la frontière, ils ne trouvèrent aucune sympathie dans ces populations jadis si ardentes pour la guerre. Le gouvernement français fit arrêter les chefs désignés, entre autres le général Elio, qu’il fit enfermer dans la citadelle de Lille ; un nouvel émissaire de Cabrera, le colonel Gaeta, fut arrêté aussi et enfermé dans la citadelle de Brest. Une tentative d’insurrection eut lieu dans les provinces ; les chefs, les armes et l’argent manquèrent elle avorta misérablement.

Cependant le temps marchait, et la belle saison était revenue. Au mois d’avril, Espartero s’est mis en mouvement, mais l’attente générale a été déçue, et il n’a rencontré nulle part l’ennemi qu’il cherchait. Il a assiégé et emporté successivement Castellote, Segura, Cantavieja ; Cabrera n’y était pas. Il a mis le siége devant Morella, cette ville chérie du guerillero, cette capitale de sa comté féodale, cette forteresse où il avait aimé si long-temps à se croire inexpugnable ; Cabrera n’y était pas. Morella, démantelé par une artillerie terrible, s’est rendu à discrétion le 31 mai ; tout le Maestrazgo a été occupé presque sans coup férir par les troupes de la reine ; Cabrera n’y était pas. Jamais déchéance plus complète n’avait succédé à de plus fastueux antécédens ; on aurait dit une illusion qui s’effaçait au premier choc de la réalité.

L’armée de Cabrera, emmenant son général, a passé l’Èbre au commencement de juin, et s’est repliée sur la Catalogne. Quand le général O’Donnell l’a attaquée à la Cenia, Cabrera est sorti de son lit pour reparaître encore une fois sur le champ de bataille ; il s’est comporté bravement, et a eu son cheval tué sous lui. Ce n’était là qu’un adieu : cette action, où périt le frère d’O’Donnell, a été la dernière. Depuis long-temps, Cabrera voyait qu’il ne pouvait plus tenir ; il n’a plus songé dès-lors qu’à se réfugier en France. Il a passé près de trois semaines à Berga, où il a fait commencer, sans le finir, le procès des assassins du comte d’Espagne ; puis, quand l’armée d’Espartero s’est approchée de ce dernier rempart de la faction en Espagne, il s’est remis en marche pour la frontière.

Il a commencé par envoyer devant lui ses deux sœurs, qu’il paraît aimer beaucoup. Ces deux jeunes femmes, dont l’une a dix-sept ans et l’autre quinze, sont entrées en France à la fin de juin, accompagnées de la femme de l’intendant militaire carliste Labandero ; on les a trouvées nanties d’une somme de cinquante mille francs en or. L’une est la femme de Polo, l’autre devait épouser un autre aide-de-camp de Cabrera, nommé Arnau. Le gouvernement leur a assigné pour résidence la ville de Bourg, département de l’Ain, où elles s’occupent, dit-on, à cultiver des fleurs.

Un nouvel adversaire est venu enfin consommer le désastre de Cabrera, en y assistant : ce dernier vainqueur n’est rien moins que la reine Isabelle elle-même. Partie de sa capitale, pour venir prendre les eaux à Barcelone, elle a traversé hardiment les contrées qui tremblaient naguère devant le comte de Morella. L’ascendant de la royauté est si grand en Espagne, que la présence de cette jeune fille faible et maladive a plus fait qu’une armée pour la pacification du pays. Les troupes factieuses qui ont voulu s’opposer à son passage, ont été écrasées ; les cris d’enthousiasme et d’amour qui l’ont accueillie dans les villes, ont retenti dans les campagnes en armes, et ses plus terribles ennemis ont disparu devant la poussière que soulevait la roue rapide de sa voiture. Le 30 juin, elle est entrée à Barcelone au milieu des fêtes ; quatre jours après, le 4 juillet, Berga était pris par Espartero, et le 6, à cinq heures du matin, Cabrera se réfugiait en France, avec 10,000 hommes.

Il n’y avait sur la frontière que deux cents soldats français, quand toute cette armée s’est présentée. Les christinos ne la suivaient pas, et on ne tirait pas un coup de fusil. Une dernière discussion s’est engagée sur le territoire français entre ceux qui voulaient entrer et ceux qui ne le voulaient pas. Les gendarmes s’étant saisis de Cabrera, au milieu même de ses troupes, son beau-frère Polo lui a offert de le délivrer et de rentrer en Espagne avec lui : il s’y est obstinément refusé. Il a dit lui-même que, s’il avait voulu, il aurait pu tenir encore six à sept ans dans les montagnes, mais qu’il avait reculé devant l’idée de sacrifier inutilement ses troupes. D’ailleurs, après avoir formé une armée, il lui répugnait de faire la guerre en partisan. Son armée est entrée en France par colonnes et dans le plus grand ordre ; ces dix mille Aragonais, dont la plupart frémissaient de se rendre ainsi sans combattre, pleins de respect encore pour les derniers ordres de leur chef, se sont laissés désarmer sans résistance par une poignée d’hommes.

Le moment où Cabrera s’est éloigné de la frontière, prisonnier volontaire du gouvernement français, a présenté une scène touchante ; ses soldats couraient en foule au-devant de lui pour le voir encore un moment de plus, agitant leurs bonnets en l’air et criant vive Cabrera ! et ces rudes visages, qui n’avaient jamais pâli dans les plus horribles épisodes de cette guerre, étaient couverts de larmes. Lui-même pleurait en se séparant pour jamais des compagnons de sa puissance. Ainsi a fini la guerre civile espagnole. Avec Cabrera sont entrés Forcadell, Llangostera, Polo, Palillos, Burjo, tous les chefs aragonais. Les Catalans ont essayé de tenir quelque temps encore, et n’ont pas voulu abandonner la partie sans brûler du moins leur dernière amorce ; mais, après quelques jours de lutte, ils ont été forcés de passer la frontière à leur tour. À part quelques bandes éparses, l’est de l’Espagne est maintenant libre de factieux, comme les provinces du nord.

L’étonnement a été grand en France quand on a vu Cabrera. Petit et maigre, avec une barbe très peu fournie, il a l’air d’un jeune homme doux et faible. Ses cheveux sont très noirs et son teint très brun. On dit qu’avant sa maladie, son regard avait un éclat singulier ; aujourd’hui, cet éclat semble s’être affaibli. Il regarde rarement en face son interlocuteur, et jette souvent les yeux autour de lui avec une sorte d’inquiétude. Sa physionomie est intelligente, sans être précisément remarquable ; quand il sourit, son visage prend une expression de finesse naïve qui n’est pas sans grâce. Il est extrêmement simple dans ses manières, même un peu embarrassé. Il paraît souffrant, et n’a plus cette extrême mobilité qui le portait autrefois, dit-on, à changer sans cesse de place. Son attitude, légèrement courbée, semble indiquer que sa poitrine est altérée.

Tel est l’homme à qui le hasard des évènemens a fait une si grande place dans l’histoire de ces dernières années. Nous allons compléter ce portrait par quelques détails sur son caractère.

Cabrera n’a jamais eu aucune opinion politique. Il a embrassé la cause de don Carlos, parce que c’était celle qui pouvait le mener à la fortune ; il aurait suivi tout autre parti qui lui aurait donné plus de chances de succès ; il l’a bien prouvé en ne tenant aucun compte des ordres qu’il recevait du prétendant. On dit qu’il lui est quelquefois arrivé d’écrire de sa main au bas d’un ordre qu’il recevait de don Carlos : Recibido pero non ejecutado todo por el servicir de vuestra magestad (reçu, mais non exécuté, le tout pour le service de votre majesté), et de le renvoyer ainsi à son auteur.

Il a toujours détesté les prêtres et les moines, ce qui est étrange pour un prétendu défenseur de la religion. Tout ignorant qu’il était, il connaissait assez d’histoire pour savoir que les prêtres avaient toujours voulu dominer en Espagne, et il était trop jaloux de son autorité pour s’accommoder de ces prétentions. Peut-être aussi se souvenait-il qu’il n’avait pas pu entrer dans les ordres, et conservait-il quelque rancune contre ceux qui portaient l’habit ecclésiastique. Quelques anecdotes feront connaître sa façon d’agir avec eux.

Un jour il s’aperçut qu’un prêtre qu’il employait dans la perception des impôts, avait fait payer deux fois la même somme à un paysan ; il le fit fusiller. L’évêque de Mondoñedo, président de la junte carliste d’Aragon, écrivit à don Carlos pour se plaindre de cette violation inouie des priviléges du clergé. — Des prêtres, disait-il, ne pouvaient être exécutés que sur un ordre exprès du roi, et après avoir été condamnés par les juges ecclésiastiques. — Don Carlos écrivit lui-même à son général, pour lui recommander plus d’égards envers les ministres de l’église. — L’évêque de Mondoñedo en a imposé à votre majesté, répondit Cabrera ; je n’ai pas fait fusiller un prêtre, mais bien un mauvais larron. Autrefois les mauvais larrons étaient crucifiés ; aujourd’hui je les fais fusiller ; los tiempos cambian las costumbres, les temps changent les mœurs.

Lorsque l’armée du centre marchait sur Morella, il fit engager tous les habitans qui se croiraient inutiles à évacuer la place : Je donnerai des armes, dit-il, à tous ceux qui resteront. Tout le monde resta, excepté les femmes, les enfans et environ cinquante moines franciscains. Quelques jours après que le siége fut levé, les moines revinrent et reprirent possession de leur couvent. Cabrera leur fit donner l’ordre de se rassembler sur la place d’armes ; il s’y rendit lui-même, et leur dit brusquement : Vous devez vous rappeler que vous vous êtes vous-mêmes jugés inutiles ; ainsi repartez ; il n’y a ici que des braves. Les moines savaient qu’il n’y avait rien à répliquer : ils défilèrent sans mot dire. Cabrera les suivit jusqu’à la porte de la ville, et leur cria pendant qu’ils sortaient : Gardez-vous de revenir, car vous ne sortiriez pas si aisément.

L’évêque de Mondoñedo réclama encore auprès de don Carlos ; don Carlos écrivit de nouveau, et Cabrera répondit : — Il est possible, bien que je ne le comprenne pas, que les moines soient utiles au service de votre majesté lorsqu’elle sera à Madrid ; mais je puis l’assurer qu’ici ils ne me servent à rien, si ce n’est à consommer des rations que j’aime autant garder pour ceux qui se battent journellement pour la bonne cause. — Quelques jours après, il destitua l’évêque de ses fonctions de président de la junte, et en nomma un autre.

Nous avons déjà parlé de la cruauté de Cabrera. Nous avons dit qu’il fallait faire la part, pour le bien juger sous ce rapport, des préjugés et des mœurs de son pays. On a voulu faire de lui un être féroce toujours altéré de sang humain ; c’est aller trop loin. Ceux qui le connaissent bien disent qu’il n’a jamais versé de sang sans motif. Il est insensible, mais il n’est pas cruel pour le plaisir de l’être. Il y a un mot qui a fait bien du mal à l’Espagne ; c’est le terrible mot de représailles. Ce mot explique tous les meurtres de Cabrera. Les constitutionnels traitaient les révoltés comme des brigands et les égorgeaient sans pitié ; à leur tour, les révoltés le leur rendaient. Les têtes se montent aisément en Espagne ; chaque parti croit et raconte des horreurs de son ennemi, et s’excite, par ces récits souvent imaginaires, à en faire autant. On va loin ainsi de part et d’autre. Il est vrai pourtant de dire que Cabrera, surtout quand il était irrité, pouvait compter parmi les plus sanguinaires.

Naturellement gai, il se mettait en colère avec une extrême facilité, et il était alors tout-à-fait hors de lui. Ses officiers l’excitaient d’ailleurs dans ses emportemens, au lieu de le retenir. On raconte que, quelques jours avant l’arrivée d’Oraa devant Morella, il avait réuni dans un dîner tout son état-major. Dès le commencement du repas, la conversation tomba sur ce qu’on ferait des prisonniers après les engagemens qui allaient avoir lieu. Il fut convenu d’abord que les chefs seraient fusillés sans pitié ; puis, le dîner s’avançant et les imaginations s’échauffant par le vin, des chefs on passa aux officiers, puis aux sous-officiers ; à la fin du repas, il était décidé qu’on ne ferait aucun quartier, même aux simples soldats. Cabrera prenait part à ces orgies et s’enivrait comme les autres ; il se croyait ensuite lié par sa parole, et exécutait par fanfaronnade ce qu’il avait juré dans un moment de transport.

Quant à ses talens militaires, on a vu aussi ce qu’il faut en penser. En Espagne, où la chouannerie est nationale, on conçoit qu’il ait passé pour un habile général ; partout ailleurs, il serait considéré comme n’ayant aucune connaissance de la guerre. Il eut du bonheur sans doute, beaucoup de bonheur ; mais le hasard ne suffit pas pour expliquer un succès comme le sien. Il faut encore qu’il ait eu les qualités qui font réussir dans son pays. Il a été, dans l’origine de son élévation, d’une activité presque fabuleuse ; il excellait surtout dans l’art précieux pour un partisan de prendre vite les résolutions les plus imprévues. Les malentendus, les surprises, les terreurs paniques, ont joué un grand rôle dans l’échafaudage de sa fortune ; mais il en est de même pour tout guerillero, et les plus célèbres faits d’armes de Mina n’avaient pas d’autre caractère.

Ce qui a été réellement remarquable chez lui, c’est son instinct organisateur. Quelque informe qu’ait été sa création du Maestrazgo, elle atteste des facultés rares chez un écolier devenu général. Il n’est pas, sous ce rapport, sans quelque ressemblance avec Abd-el-Kader. La préférence obstinée qu’il a montrée dans les derniers temps pour un séjour prolongé à Morella, tandis qu’il avait paru répugner précédemment à coucher deux nuits de suite dans le même lieu, fais voir qu’il avait pris goût aux soins d’un établissement durable. Il est permis de croire qu’il aurait fondé quelque chose, s’il avait eu plus de temps, s’il n’avait pas été arrêté par la maladie, et si l’on n’avait pas déployé contre lui toutes les forces d’une nation organisée. Bien des principautés se sont fondées au moyen-âge qui n’avaient pas jeté d’aussi fortes bases en si peu d’années.

Sa manière de recruter était fort simple. Quand les enrôlemens volontaires ne suffisaient pas, il envoyait un fort détachement dans un village quelconque soumis au gouvernement de la reine, et faisait afficher le bando suivant : Los mozos de este pueblo que no se presenten en el termino de las 24 horas, seran arcabuseados por detras como traidores (les jeunes gens de ce village qui ne se présenteront pas dans les 24 heures seront fusillés par derrière comme traîtres). Les soldats obtenus par ce moyen étaient appelés minones. Il agissait avec non moins de cérémonie quand il avait besoin d’argent : il tombait à l’improviste sur un bourg du pays ennemi et frappait impartialement d’une contribution égale carlistes et christinos. Un jour, à Caspe, quelques personnes notables, connues par leur adhésion au prétendant, vinrent réclamer auprès de lui contre cette égalité : « Je ne reconnais pour amis, répondit-il, que ceux qui me suivent le fusil sur l’épaule, et si je fais une différence entre ceux qui ne me suivent pas, ce n’est pas en faveur de ceux qui se disent mes partisans, et qui ne veulent pas se priver pour moi. »

Il était généralement très aimé de la population de ses domaines. Autant il était cruel et exacteur pour tout le pays qui ne reconnaissait pas son autorité, autant il était protecteur et bienveillant pour celui qui lui était soumis. Souvent brusque et hautain avec ses officiers, il se montrait toujours affable, prévenant même, envers les paysans. Il laissait carte blanche à ses troupes pour piller à leur gré hors de ses frontières ; mais dans le sein de son petit royaume, nul n’était admis à frapper la moindre contribution sans son ordre. Complètement étranger à tout système régulier de police et d’administration, il était pourtant parvenu, par la terreur, à établir autour de lui une administration assez honnête et une police assez sévère. Il livrait les diverses directions aux hommes les plus habiles et les plus spéciaux qu’il avait pu rencontrer, puis il les faisait surveiller avec soin, et à la première prévarication, il les mettait à mort sans miséricorde.

Il n’y a jamais eu autant d’argent dans le Maestrazgo que pendant sa domination. Tout ce qu’il en recueillait dans ses excursions ou dans celles de ses lieutenans, au travers des provinces environnantes, il le dépensait dans le pays. On a dit qu’il avait amassé des sommes énormes pour son propre compte ; s’il l’a fait réellement, ce ne peut être que depuis bien peu de temps, car il était naturellement prodigue et peu occupé de l’avenir.

Quand le premier effroi qui avait suivi le désastre de Pardiñas fut passé, la cause carliste recommença à décroître en Navarre. Les troupes constitutionnelles cernaient de plus en plus le quartier royal, et l’armée qui entourait le prétendant ne comptait plus les jours que par des défaites. Des divisions mortelles éclatèrent alors dans son sein ; un fort parti se forma sourdement pour la paix ; le général en chef Maroto se mit lui-même à la tête des désabusés. Cabrera entretenait, dit-on, une correspondance secrète avec Arias Tejeiro, ministre de don Carlos : il dut souvent être averti de ce qui se passait dans les provinces. Il persista pourtant à ne tenter aucun effort pour dégager le prétendant, et passa dans cette inaction l’année 1839 tout entière. Il était évident qu’il ne songeait désormais qu’à se fortifier à part, pour jouir en paix de sa merveilleuse fortune et se maintenir indépendant, quoi qu’il arrivât.

Mais ses intérêts étaient loin d’être aussi distincts de ceux de don Carlos qu’il voulait bien le croire. Il s’en aperçut quand arriva à Morella, à la fin du mois de septembre 1839, la nouvelle de la convention de Bergara et de l’entrée de don Carlos en France. Plusieurs chefs de son armée, ayant reçu des lettres des chefs navarrais, qui les engageaient à suivre l’exemple donné par les provinces, parurent hésiter et prêter l’oreille aux idées d’accommodement. Cabrera en fut promptement informé, car il avait organisé dans son camp un vaste système d’espionnage, et il craignit de voir s’écrouler sa puissance, qui ne reposait que sur la guerre. Voici comment il s’y prit pour couper court à toute tentative de ce genre.

Il fit inviter un jour tous ses officiers à se rendre auprès de lui. Quand ils furent réunis, il prit la parole, et leur demanda du ton le plus naturel quel était leur avis sur des propositions de transaction qui lui étaient faites, et s’il ne leur paraissait pas à propos de les accepter. Forcadell, le plus bouillant d’entre eux, s’écria, dès les premiers mots, qu’il aimerait mieux sortir sur-le-champ que d’entendre parler de traiter. « Eh bien ! sors, » lui répondit Cabrera avec emportement, en lui montrant la porte. Forcadell se leva en effet, et sortit. Il fut suivi par Llangostera. Cabrera alla fermer la porte sur eux, et revint s’asseoir à sa place, en disant : « Nous n’avons pas besoin de fous ici. » Puis il recommença à exprimer des doutes et à consulter les assistans sur ce qu’il y avait à faire. Chacun se crut alors autorisé à donner son avis, et quelques-uns exprimèrent des désirs de conciliation.

Dès que le conseil fut levé, Cabrera fit fusiller tous ceux qui avaient paru incliner vers un accommodement. Dans le nombre se trouvait le gouverneur de Cantavieja. Puis il publia un ordre du jour portant que quiconque dans l’armée prononcerait seulement le mot de transaction, serait immédiatement puni de mort.

Il ne borna pas là ses précautions. Il ordonna qu’en dehors d’une ligne tracée autour de ses positions, il y aurait une lieue de solitude absolue. Tous ceux qui habitaient cet espace reçurent l’ordre d’en partir sur-le-champ, et il fut interdit à qui que ce fût d’y mettre le pied sous peine de mort. Les patrouilles parcouraient sans relâche l’intervalle condamné ; tous ceux qui y étaient trouvés, carlistes ou christinos, étaient fusillés sans rémission.

Toute communication fut coupée par ce moyen énergique entre Cabrera et le reste de l’Espagne, si bien qu’on fut long-temps sans savoir même ce qu’il était devenu. Les uns le disaient mort, les autres en fuite, tandis qu’il se tenait renfermé sous la protection de ce formidable cordon sanitaire, comme si le monde entier eût été pestiféré. On pouvait bien partir pour Morella, mais rien n’en revenait, pas un seul homme, pas le moindre bruit. Ainsi se passa le mois d’octobre 1839 et une partie du mois de novembre.

Quand Cabrera sortit de ce silence effrayant, il était sûr de son armée. La terreur avait raffermi les résolutions chancelantes. Aidé des conseils du baron de Raden, ancien lieutenant-colonel d’artillerie au service de Hollande, qui avait défendu Anvers contre les Français, il avait ajouté encore aux fortifications qui devaient rendre ses positions imprenables. Chaque défilé, chaque pointe de rocher était couvert de retranchemens. Un demi-cercle de châteaux-forts, dont les plus redoutables étaient Morella et Cantavieja, hérissait les montagnes. Dernier débris de l’armée de Navarre, le général Balmaseda était venu le rejoindre avec cinq cents chevaux. La mort tragique du comte d’Espagne, immolé sur un premier soupçon de transaction, avait achevé de lui donner confiance et sécurité, en lui assurant l’appui de l’armée carliste de Catalogne.

De son côté, Espartero, vainqueur de don Carlos et pacificateur des provinces du nord, s’avançait avec soixante-dix mille hommes et soixante-dix pièces de canon. Il avait amené avec lui l’ancien chef carliste aragonais Cabanero, qui venait d’embrasser la cause de la reine, et qui adressa une proclamation à ses compatriotes pour les engager à l’imiter. Mais cette proclamation n’eut aucun écho, Cabrera y avait mis bon ordre d’avance. L’hiver survint alors, les montagnes du Maestrazgo se couvrirent de neige, les défiles devinrent impraticables. Par un dernier hommage à la réputation militaire de Cabrera, Espartero s’arrêta. Il plaça son quartier-général à Las-Matas, au centre du demi-cercle que formaient les châteaux fortifiés de l’ennemi, à une lieue seulement de l’un d’eux, Castellote. Là, il se fortifia à son tour, fit ouvrir des routes pour ses convois, établit des hôpitaux pour ses malades, des magasins pour ses munitions, et attendit patiemment le retour du beau temps.

La conduite de Cabrera dans les derniers momens qui ont précédé sa chute sera fort diversement jugée. Lui-même attribue sa prompte défaite à sa maladie ; d’autres diront qu’amolli par deux ans de pouvoir, il a manqué d’énergie ; d’autres enfin, qu’il a toujours été au-dessous de sa fortune, et que sa faiblesse a paru dès qu’il n’a plus été protégé par le hasard. Ces trois explications sont sans doute également vraies. Sa maladie n’a été que le signe de son affaissement sous l’excès de sa prospérité, et il y a eu dans son mal quelque chose de celui de Mazaniello. On a peine à comprendre, en le voyant, que la destinée ait pu le choisir, lui si jeune et si chétif en apparence, pour le mettre à la tête d’une des plus terribles insurrections de lazzaroni que l’histoire ait jamais vues, et pour soumettre à ses moindres volontés ces forts Aragonais que rien n’avait pu encore subjuguer.

Quelques jours avant l’entrée de Cabrera en France, le 25 juin, une autre troupe et un autre général passaient aussi la frontière, du côté de Bayonne. Cette fois, ce n’était plus le chef qui entraînait ses soldats sur le territoire étranger ; c’étaient les soldats qui avaient forcé leur chef à y chercher un asile. Poursuivis l’épée dans les reins par les généraux de la reine, accueillis à coups de fusil par les habitans des campagnes, ils avaient fait cent lieues en dix jours, sans pain, sans habits, sans chaussures, presque sans munitions, mais non sans avoir souvent fait face à l’ennemi, quoiqu’ils ne fussent en tout que quinze cents. Ces hommes de fer, qui ont effrayé la ville de Bayonne de leur aspect farouche et sauvage, avaient brisé leurs armes à la frontière plutôt que de les livrer à l’étranger. Ils avaient pour général l’indomptable Balmaseda.

Balmaseda est l’homme vraiment fort de cette guerre. C’est lui qui a le premier deviné Maroto, lui qui est seul resté debout dans la débâcle de l’armée de Navarre. Né en Castille d’une famille distinguée, il était lieutenant-colonel à la mort de Ferdinand. Il prit aussitôt les armes pour don Carlos, et ne les a quittées qu’au dernier moment. Doué d’une haute taille et d’une force herculéenne, il a toujours fait la guerre en partisan, à la tête d’un corps de cavalerie qui répandait partout la terreur. On a vu qu’il avait été rejoindre Cabrera après la convention de Bergara ; mais ils ne purent pas s’entendre, et il le quitta bientôt. Il revint le trouver vers le milieu de l’hiver, pour l’inviter à l’aider à faire pendre Segarra, qui commandait l’armée de Catalogne, et qu’on soupçonnait déjà de la défection qu’il a réalisée plus tard. Cabrera ne voulut pas l’écouter. Alors, las de ne trouver dans les généraux carlistes que des traîtres ou des danseurs, — c’est ainsi qu’il les appelle, — il essaya de s’établir à part à Beteta ; mais il n’y put réussir, et c’est de là qu’il a été récemment contraint de partir pour se jeter en France à marches forcées.

Cabrera a eu sur Balmaseda l’avantage de se donner de bonne heure un centre d’opérations où il revenait toujours ; mais si Balmaseda avait été moins inquiet, moins nomade, et que le sort l’eût appelé, au lieu de l’élève du chanoine don Vicente, à être le chef de 30,000 hommes, il est probable qu’il aurait fait une autre fin. Aussi parle-t-il avec dédain du comte de Morella : « Il se trouvera bien en France, dit-il amèrement ; il pourra y faire de la musique à son aise ; qu’on lui donne une guitare, et il ira chanter par les chemins. »


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