Don Juan (Hoffmann)

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Traduction par Henry Egmont.
Contes fantastiques d’Hoffmann, Texte établi par Perrotin, Perrotintome III et IV (p. 245-271).

DON JUAN,
Aventure romanesque d’un voyageur enthousiaste.



Les sons aigus d’une cloche et le cri retentissant : l’on va-a-a commencer ! me réveillèrent du doux sommeil qui s’était emparé de moi. J’entends un bourdonnement confus de contre-basses, de violons qui s’accordent, des coups de timbale, le son d’une trompette, un hautbois qui donne un la clair et soutenu. Je me frotte les yeux. Le diable, toujours à l’affût, m’aurait-il donc grisé ? — Non ! je suis dans la chambre de l’hôtel où je suis descendu hier au soir à moitié brisé. Un magnifique gland de sonnette pend précisément au-dessus de mon nez : je le tire violemment, le garçon paraît.

« Mais, au nom du ciel ! que signifie cette musique enragée si près d’ici ? Est-ce qu’il y aurait un concert dans la maison ?

» Son excellence (j’avais bu du vin de Champagne à dîner, à la table d’hôte !) ne sait peut-être pas encore que cet hôtel est attenant au théâtre. Cette porte en tapisserie donne sur un petit corridor d’où vous entrez immédiatement au nº 23, la loge des étrangers.

» Quoi ? — théâtre ? — loge des étrangers ?…

» Oui, la petite loge des étrangers, qui contient deux ou trois personnes au plus, et ne sert que pour les personnes de distinction, toute tapissée en vert, grillée sur le devant, tout près du théâtre. S’il plaît à son excellence ?… Nous jouons aujourd’hui Don Juan du célèbre monsieur Mozart, de Vienne. Nous porterons en compte le prix d’entrée, un thaler huit gros. »

Le garçon, en prononçant ces derniers mots, ouvrait déjà devant moi la porte de la loge, tant j’avais mis de précipitation à me diriger vers le corridor au mot de Don Juan. — La salle était spacieuse, décorée avec goût, et splendidement illuminée pour une localité aussi modeste. Les loges et le parterre étaient combles.

Je m’assurai, aux premiers accords de l’ouverture, que j’allais, grâce à un excellent orchestre, jouir de ce chef-d’œuvre dans toute sa perfection, pour peu que les chanteurs s’y prêtassent de leur côté. — L’andante me fit concevoir l’horreur et la nuit funèbre de l’affreux regno del pianto1, je me sentis pénétré du glacial pressentiment de la désolation infernale. La fanfare joyeuse de la septième mesure de l’allégro sonna à mes oreilles comme un cri de joie et de triomphe poussé par le génie du crime ; je voyais des démons tout en flammes s’élancer du sein des ténèbres et menacer de leurs griffes brûlantes des groupes dansant avec l’ardeur et l’imprévoyance de la jeunesse sur un mince plancher au-dessus d’abîmes sans fond. Le conflit de la nature humaine avec les puissances occultes et fatales qui l’assiègent et méditent sa ruine apparut clairement aux yeux de mon esprit.

Enfin l’orage s’apaise, le rideau se lève. Leporello, transi et plein d’humeur, se promène enveloppé dans son manteau, devant le pavillon, au milieu d’une épaisse nuit. — Notte e giorno faticar2 !… C’est donc en italien ? Quoi ! dans ce lieu allemand de l’italien ? Ah che piacere ! je vais donc entendre tous les récitatifs, tout l’opéra tel que le grand maître l’a imaginé et conçu du fond de son âme ! —

Voilà Don Juan qui se précipite hors de la maison. Derrière lui, Donn’Anna retenant le séducteur par son manteau. Quelle femme ! Elle pourrait être plus grande, avoir une taille plus élancée, une démarche plus imposante, mais quelle tête ! — Des yeux d’où la colére, l’amour, la haine, le désespoir s’échappent comme d’un foyer brûlant en de lumineuses gerbes d’étincelles rayonnantes qui allument au fond de notre être un incendie spontané et inextinguible ! Les tresses dénouées de sa brune chevelure serpentent en anneaux flexibles sur ses épaules. Sa blanche robe de nuit découvre traîtreusement des charmes qu’on ne saurait entrevoir sans danger. Son cœur, oppressé par l’épouvantable attentat, palpite avec violence… Et puis — quelle voix ! Non sperar se non m’uccidi3. Ces sons, articulés avec une vibration métallique, sont des éclairs ardents au milieu de la tempête qui gronde dans l’orchestre. — C’est en vain que Don Juan veut s’arracher à son étreinte. Le veut-il en effet ? Pourquoi ne repousse-t-il pas cette femme d’une main vigoureuse, et ne s’enfuit-il pas ? La conscience de son forfait lui ôte-t-elle la force d’agir, ou bien est-ce la lutte intérieure de son amour et de la passion du mal qui l’arrête et le décourage ?

Le vieux Padre a payé de sa vie son attaque imprudente au sein de l’obscurité contre cet adversaire redoutable. Don Juan et Leporello, pendant leur dialogue en récitatif, s’avancent davantage vers la rampe. Don Juan entr’ouvre son manteau, et laisse voir un magnifique costume de velours rouge avec des broderies en argent. C’est une figure imposante et altière. Son visage est d’une mâle beauté ; un nez proéminent, des yeux perçants, les lèvres délicatement modelées. Au-dessus des sourcils, le jeu bizarre d’un muscle frontal, plus rapide que l’éclair, donne par moments à sa physionomie quelque chose de méphistophélique qui, sans troubler l’harmonie de ses traits, fait naître pourtant un frisson involontaire ; c’est comme s’il était doué de la puissance fascinatrice qui distingue le serpent à sonnettes, comme si un de ses regards jeté à une femme devait lui nier la faculté de se soustraire à ses desseins et l’obliger en quelque sorte, par une obsession diabolique, à consommer elle-même sa propre ruine.

Long et fluet, avec une veste à raies blanches et rouges, un chapeau blanc surmonté d’une plume rouge, et un manteau court de même couleur, Leporello se trémousse autour de lui. Les traits contractés de son visage expriment un singulier mélange de bonhomie, d’astuce, de cupidité et d’effronterie sardonique. La tête et la barbe grisonnante de l’acteur produisaient un vif contraste avec la noirceur de ses sourcils. On devine que le vieux drôle est vraiment fait pour servir de second à Don Juan.

Ils se sont sauvés avec bonheur en escaladant un mur. — Des torches brillent ; on voit reparaître donn’Anna, suivie d’Octavio, un petit homme coquet, paré et compassé, âgé de vingt et un ans tout au plus. En qualité de fiancé de donn’Anna, il était probablement logé dans la maison, puisqu’on a pu l’avertir si promptement. Il aurait pu, au premier bruit qu’il entendit, accourir, et peut-être sauver le vieillard : mais il fallait d’abord qu’il s’ajustât de pied en cap ; et d’ailleurs, il n’aime pas se hasarder à sortir la nuit.

Ma qual mai s’offre, o Dei, spettacolo funesto agl’ occhi miei4. — C’est plus que du désespoir inspiré par un crime affreux qu’expriment les tons lamentables et déchirants de ce récitatif et du duo suivant. Les sons brisés et haletants qu’exhale cette poitrine oppressée n’ont-ils pas d’autre mobile que l’odieux attentat dont elle devait être seule victime, et qui cause la mort de son père ? Oui, une lutte intérieure et dévorante peut seule en produire de semblables… Pendant la scène où la grande et maigre donn’Elvira, offrant encore les traces visibles d’une beauté passée, mais des plus remarquables, invective le perfide Don Juan : Tu nido d’inganni,… et dans le moment où le compatissant Leporello fait cette remarque judicieuse : parla come un libro stampato5, il me sembla que quelqu’un se plaçait derrière moi ou à mon côté. L’on pouvait aisément avoir ouvert la porte de la loge et s’y être glissé sans bruit. — Je crus sentir un coup de poignard m’entrer dans le cœur. J’étais si heureux de me trouver seul dans la loge, et libre d’embrasser, comme avec des bras de polype, de toutes mes fibres sensitives, ce chef-d’œuvre si parfaitement représenté, afin de m’identifier avec lui ! Un seul mot, qui aurait pu être en outre une sottise, m’aurait douloureusement arraché à l’enivrement sublime de cette extase poético-musicale. Je résolus de ne faire aucune attention à mon voisin, et, tout entier au spectacle, de me soustraire à la moindre question, de ne pas échanger un seul regard. La tête appuyée dans ma main, le dos tourné au nouveau venu, je tenais donc les yeux fixés sur la scène.

La suite de la représentation répondait à son brillant début. La friponne et galante Zerlina rassurait le bénêt de Mazetto avec des mines et des façons ravissantes de grâce. Dans l’air impétueux : Fin ch’han dal vino calda la testa6, Don Juan laissa voir à nu le fond ulcéré de son âme, son ironique mépris pour ces pygmées qui l’entourent et dont il se joue, et le besoin qui le tourmente de se jeter à la traverse de leurs mesquines actions. Là surtout se fit remarquer son étrange froncement de sourcils.

Les masques paraissent ; leur trio est une prière qui monte aux cieux en purs et lumineux rayons. — Et puis, le rideau du fond s’ouvre tout-à-coup : oh ! quelle ardeur de plaisir ! les coupes s’entrechoquent, les paysans et toutes sortes de gens masqués conviés à la fête de Don Juan se croisent et se confondent dans un tumulte joyeux. — Mais voici les trois conjurés pour la vengeance ! Tout prend un aspect plus solennel, jusqu’à ce que les quadrilles se forment.

. . . . . . . . . . . Zerlina est sauvée ! Et dans le finale orageux et retentissant, Don Juan s’avance bravement, l’épée nue à la main, au-devant de ses ennemis. Il fait sauter des mains d’Ottavio sa frêle épée de parade et se fraye un passage à travers cette vile canaille qu’il culbute comme le vaillant Roland triomphant de l’armée du tyran Cymork, de sorte qu’ils tombent les uns sur les autres de la manière la plus divertissante.

J’avais déjà cru sentir plusieurs fois derrière moi une haleine douce et chaude, et distinguer le frôlement d’une robe de soie. Cela me fit bien soupçonner la présence d’une femme ; mais, tout-à-fait absorbé par les visions poétiques que le drame faisait surgir devant moi, je n’y arrêtai pas mon attention. Quand, à la fin de l’acte, on eut baissé le rideau, je me détournai pour voir ma voisine. — Non ! — aucun mot ne saurait exprimer ma surprise : donn’Anna, revêtue absolument du même costume sous lequel elle venait de paraître sur le théâtre, était auprès de moi, et, de son œil expressif, fixait sur moi un regard pénétrant. Je restai béant et muet d’étonnement. Sa bouche, à ce qu’il me sembla, se contracta alors en un sourire doucement ironique, où je vis se réfléchir en quelque sorte ma sotte figure. Je sentais la nécessité de lui adresser la parole, et cependant je ne pouvais remuer ma langue glacée par la stupéfaction, je dirais presque par la terreur. Enfin, enfin ces mots sortirent presque involontairement de ma bouche : « Comment se fait-il que vous soyez ici ? » À quoi elle répliqua aussitôt dans le plus pur toscan, que si je ne parlais ni ne comprenais l’italien, elle se verrait privée du plaisir de mon entretien, attendu qu’elle ne savait pas d’autre langue. — Ces douces paroles résonnèrent à mon oreille comme un chant mélodieux. Tandis qu’elle parlait, la vive expression de son regard s’exaltait encore, et chaque éclair qui jaillissait de ses yeux d’un bleu foncé enflammait tout mon être d’une telle ardeur, que le sang bouillonnait dans mes artères, et que je sentais toutes mes fibres tressaillir.

C’était donn’Anna indubitablement. Il ne me vint pas à l’esprit de peser la possibilité du fait de sa présence simultanée sur le théâtre et dans la loge. Mais, ainsi qu’une foi sincère nous fait admettre le caractère merveilleux, la liaison surnaturelle des coïncidences les plus étranges qu’un rêve heureux nous présente, — ainsi dans le voisinage de cette femme extraordinaire, je tombai dans une espèce de somnambulisme, grâce auquel je découvris les rapports mystérieux qui m’unissaient à elle si intimement, que même son apparition sur la scène n’avait pu la séparer de moi. — Quel plaisir j’éprouverais, mon cher Théodore, à te transmettre ici mot pour mot le dialogue intéressant qui s’établit entre la signora et moi. Mais en voulant transcrire en allemand ses discours, je ne trouve que des mots rebelles et impuissants, que des tournures pesantes, pour rendre ce qu’elle énonçait dans l’idiôme toscan avec une grâce et une aisance incomparables.

En l’entendant parler de Don Juan et de son propre rôle, il me semblait que la profondeur de ce chef-d’œuvre se dévoilât à mes yeux pour la première fois, et j’embrassais d’un libre regard les perspectives nouvelles d’un monde fantastique. Elle me dit que la musique était son âme, sa vie, et que souvent en chantant il lui semblait lire dans les mystérieuses obscurités de la pensée des choses que ne pouvait exprimer aucun langage. « Oui, poursuivit-elle l’œil étincclant et d’une voix plus accentuée, j’en conçois passagèrement une idée nette et précise, mais tout ce qui m’entoure reste froid et mort, le charme se brise : et tandis qu’on applaudit à outrance une roulade compliquée, une fioriture difficile, une crispation glaciale étreint mon cœur brûlant ! — Mais toi, — toi, tu me comprends : car je sais que tu as aussi pénétré dans ces régions merveilleuses et romantiques, peuplées par les célestes magies des tons.

» Comment ! femme incompréhensible et sublime, tu me connaitrais ?

» Le rôle de *** dans ton dernier opéra, ce rôle si profondément empreint de la frénésie enchanteresse d’un amour éternellement passionné, n’est-il pas de ta création ? — Je t’ai compris ; ton âme tout entière c’est révélée à moi dans l’harmonie de cette partition. — Oui (ici elle prononça mon prénom), je t’ai évoqué dans mes chants, ainsi que je me retrouve moi-même dans tes mélodies. »

La clochette du théâtre se fit entendre. Une pâleur subite décolora le visage non fardé de donn’Anna. Elle porta la main à son cœur, comme si elle ressentait une douleur aiguë, et elle se leva pour sortir, en disant à voix basse : « Malheureuse Anna ! c’est à présent que tu touches au moment le plus terrible… »

Le premier acte m’avait ravi ; mais, après cette scène si miraculeuse, la musique me causa une impression toute différente el indicible. C’était comme une réalisation merveilleuse dès long-temps enviée des rêves les plus séduisants d’un monde supérieur ; comme si les pressentiments les plus intimes et les plus extatiques de l’âme rélégués dans les notes se formulassent en d’étranges accords d’une manière sensible et positive. — Pendant la scène de donn’Anna, un souffle chaud et caressant vint m’effleurer et me fit tressaillir d’une volupté enivrante ; mes yeux se fermèrent involontairement, et je crus sentir un baiser de flamme embraser mes lèvres ; mais cette illusion était l’effet électrique d’une modulation prolongée avec un accent d’aspiration suprême, avec l’élan impatient du cœur vers l’infini, vers l’éternité !…

Le finale avait commencé sur un ton d’insolente allégresse : Già la mensa e preparata !7Don Juan était attablé folâtrant entre deux jeunes filles, et il faisait sauter bouchon sur bouchon, afin de se livrer à l’influence des esprits fermentant dans leurs étroites prisons. C’était une petite chambre avec une grande croisée gothique dans le fond, à travers laquelle on voyait la nuit. Déjà, pendant qu’Elvira reprochait à l’infidèle ses serments trahis, de vifs éclairs sillonnaient les ténèbres, de sourds et lointains grondements annonçaient l’orage. Bientôt l’on entend frapper violemment à la porte. Elvira, les jeunes filles se sauvent, et aux effrayants accords du monde souterrain des esprits, l’on voit entrer le terrible colosse de marbre, auprès duquel Don Juan semble un pygmée. Le plancher tremble sous les pas sonores du géant. Don Juan crie à travers le fracas de la tempête, les éclats de la foudre, les hurlements des démons, son terrible Nò ! l’heure de sa chute a sonné. —

La statue disparaît, une épaisse vapeur obscurcit la chambre, et d’effroyables fantômes surgissent de toutes parts. Don Juan se débat dans les tourments de l’enfer, et, par intervalles, on l’aperçoit luttant contre les démons. Une explosion comme si la terre croulait !… Don Juan, les démons ont disparu on ne sait comment. Leporello est étendu seul dans un coin de la chambre. — Quelle sensation de bien-être produit alors l’arrivée des autres personnages qui cherchent en vain Don Juan, soustrait à la vengeance des hommes par les puissances souterraines ! Il semble que de ce moment seulement on échappe au monde terrible des esprits infernaux.

Donn’Anna était entièrement changée. Une pâleur mortelle couvrait son visage. Elle avait les yeux éteints, la voix tremblante et inégale ; mais l’effet n’en fut que plus déchirant dans le duetto avec son galant fiancé, qui, maintenant que le ciel l’a heureusement relevé du périlleux emploi de vengeur, ne songe plus qu’à procéder promptement à la noce.

Le chœur fugué avait magnifiquement complété l’ensemble et couronné le drame. Je courus à ma chambre dans l’exaltation la plus extrême qui m’ait jamais transporté. Le garçon vint me prévenir que le souper était servi, et je le suivis machinalement. — Il y avait brillante société à cause de la foire, et la représentation de Don Juan était le sujet de toutes les conversations. On loua en général les Italiens et le pathétique de leur jeu. Cependant, de petites remarques malicieuses jetées cà et là me prouvèrent qu’aucun d’entre eux ne soupçonnait l’intime et mystérieuse signification de ce chef-d’œuvre des opéras.

Don Octavio avait beaucoup plu. Pour donn’Anna, la plupart l’avaient trouvée trop passionnée. Il fallait, disaient-ils, se modérer un peu sur la scène, et ne pas tant s’abandonner à son émotion. Un des convives dit que le récit de l’attentat l’avait vraiment consterné. La-dessus il prit une prise de tabac, et, d’un air de finesse stupide tout-à-fait indéfinissable, il regarda son voisin, qui prétendait que l’Italienne était, du reste, une très-belle femme, mais trop occupée de sa mise et de sa parure. Dans cette même scène, une boucle de ses cheveux, selon lui défaite à dessein, avait projeté sur le demi-profil de son visage une ombre pittoresque ! Un autre alors se mit à fredonner tout bas : Fin ch’han dal vino… Sur quoi une dame remarqua que c’était de Don Juan qu’elle était la moins satisfaite. L’acteur, disait-elle, avait été beaucoup trop sérieux, beaucoup trop sombre, et il n’avait pas bien su rendre le caractère frivole et extravagant du rôle. L’explosion du dénouement fut fort admirée. — Excédé d’un pareil verbiage, je me sauvai dans ma chambre.

DANS LA LOGE DES ÉTRANGERS, Nº 23


Je me trouvais si à l’étroit, si étouffé dans cette chambre sourde ! — A minuit, je crus entendre ta voix, mon Théodore. Tu prononças distinctement mon nom, et il me sembla entendre un léger bruit froisser la portière en tapisserie. Qu’est-ce qui m’empêche de fouler encore une fois le lieu témoin de mon étrange aventure ? Si j’allais te voir, toi, et elle qui remplit tout mon être ! — Il est si facile d’y transporter cette petite table, deux flambeaux, et ce qu’il faut pour écrire…

Le garçon apporte le punch commandé. La chambre est vide, il s’étonne : mais la portière ouverte… il arrive dans la loge et me considère d’un air douteux. Hésitant à m’interroger, sur mon signe, il pose la boisson sur la table, et se retire non sans tourner plusieurs fois la tête. — J’appuie mes coudes sur le bord de la loge, et je contemple la salle déserte, dont l’architecture, magiquement éclairée par mes deux flambeaux et bigarrée de reflets étranges, offre un aspect fantastique. Soudain le rideau tremble agité par le courant d’air qui traverse la salle… S’il allait s’enlever ! Si Donn’Anna venait à paraître poursuivie par d’effrayants fantômes ? — « Donn’Anna ! » m’écriai-je involontairement. Ce cri retentit et s’éteint dans le vaste espace, mais il a réveillé les esprits assoupis des instruments de l’orchestre. Un son confus, tremblottant, plane dans l’air, et semble répéter en murmurant le nom chéri !… Je ne puis me défendre d’un sentiment de mystérieux effroi. Pourtant ce frissonnement nerveux me cause une certaine sensation de bien-être.

Je parviens enfin a mattriser mes idées, et je me sens en état, mon cher Théodore, de t’esquisser au moins comment je crois avoir saisi, seulement d’à présent, la juste et profonde signification du sublime chef-d’œuvre du grand maître. — Il n’appartient qu’au poète de comprendre le poète ; les esprits romantiques seuls peuvent apprécier les œuvres romantiques ; l’âme exaltée et initiée par une sainte consécration aux mystères de la poésie est seule capable de comprendre le langage inspiré de ses élus ! Si l’on considère le poème en lui-même, sans y attacher aucun sens allégorique et en n’ayant égard qu’au scenario, il est à peine concevable que Mozart ait pu composer, créer une pareille musique pour si peu. Un bon vivant, adonné avec excès au vin et aux filles, qui, par jovialité, invite à un joyeux souper la statue de pierre d’un vieillard qu’il n’a tué qu’en défendant sa propre vie : en vérité, il n’y a pas là-dedans grand chose de poétique, et, je l’avoue consciencieusement, un tel homme n’est guère digne que les puissances souterraines le protègent comme un suppôt privilégié de l’enfer ; qu’une statue de marbre, vivifiée par l’esprit éternel, se donne la peine de descendre de son piédestal pour exhorter le pécheur à se repentir avant sa dernière heure ; enfin que Satan mette en campagne ses soldats les plus aguerris pour ajouter une horreur solennelle à son entrée dans le sombre royaume.

Va, crois-moi, Théodore ! Don Juan fut doué par la nature, comme son enfant gâté le plus chéri, de tout ce qui rapproche le plus l’homme de la divinité. Elle le distingua de la tourbe vulgaire, et je dirais presque des ouvrages de pacotille qui sortent bruts de l’atelier, sans plus de valeur qu’un simple zéro, lequel n’acquiert d’importance que par le chiffre dont on le fait précéder. C’est ainsi que Don Juan est prédestiné à dominer et à vaincre. — Une riche et robuste organisation corporelle, le germe déposé dans son sein des pressentiments les plus surhumains, un caractère magnanime, une intelligence vaste et rapide ! — Mais ce qui rend affreuse la condition de l’homme déchu, c’est qu’il reste exposé aux embûches du démon, même en usant de toutes ses facultés pour embrasser l’infini, que lui propose pour but sa nature spirituelle. Ce conflit entre l’essence divine et les tentations de l’enfer constitue l’idée de la vie terrestre, de même que du triomphe de la première résulte la notion de la vie céleste et bienheureuse. — Don Juan respirait l’ardeur de jouir, conséquence naturelle de son organisation physique et intellectuelle ; et le feu du désir qui faisait bouillonner incessamment le sang dans ses veines, excitait chez lui une passion insensée et infatigable pour toutes les apparitions du monde terrestre, qu’il espérait en vain devoir combler le vide de son cœur !

Or, qu’y a-t-il sur cette terre qui excite à un plus haut degré que l’amour la sensibilité intime de l’homme ? l’amour dont l’action mystérieuse et toute-puissante exalte ou pervertit jusqu’aux éléments de notre être ; il n’est donc pas étonnant que ce soit à l’amour surtout que Don Juan ait demandé de calmer la soif brûlante qui consumait sa poitrine, ni que ce soit par là que le diable ait mis le grapin sur lui. — L’esprit malin suggéra perfidement à Don Juan la pensée que l’amour, la jouissance de la femme, pouvait réaliser déjà sur la terre ce que notre esprit n’imagine que comme une promesse de la vie future, ce qui provoque cette appétence infinie de notre âme, d’où ressort son affinité avec la nature divine.

Sans cesse sacrifiant une belle femme à une autre plus belle, épuisant la coupe du plaisir jusqu’à satiété, poursuivant dans l’ivresse de la volupté le désenchantement de ses sympathies successives, toujours croyant s’être trompé dans son choix, et espérant toujours découvrir quelque part la source idéale de cette félicité entrevue en rêve, comment Don Juan n’eût-il pas à la fin trouvé la vie terrestre plate et insipide ! Mais comme il méprisait souverainement les hommes, ce fut contre la créature qu’il avait comblée de sa prédilection que se révoltèrent toutes les puissances de son âme si amèrement déçue.

Dés-lors Don Juan ne vit plus pour but dans la possession de la femme l’assouvissement de sa sensualité, mais une audacieuse ironie contre la nature et le Créateur. Sa rébellion, je le répète, fut dirigée surtout contre les femmes, par suite de son profond dédain pour les triviales tendances de cette vie, auxquelles il se sentait supérieur, et par amère dérision pour les hommes qui prétendaient obtenir d’un amour heureux et de l’union bourgeoise dont il est le précurseur, la satisfaction, même incomplète, des désirs plus vastes que la nature a déposés pour leur malheur au fond de leur sein. Il résolut donc de braver hardiment, en ennemi déclaré, cet être inconnu, l’arbitre suprême des destinées, dans lequel il ne vit plus qu’un monstre avide de nos souffrances et se faisant un jeu cruel de décevoir et de confondre les êtres pitoyables créés par lui dans un accés d’humeur moqueuse. — Dans la séduction d’une épouse adorée, dans la perturbation violente d’un amour partagé, Don Juan ne vit plus désormais qu’autant de victoires remportées sur ce génie pervers et jaloux, et qui l’élevaient toujours davantage au-dessus de sa misérable condition, en dépit de la nature et de Dieu lui-même ! Aussi n’aspire-t-il que de plus en plus à sortir de cette vie, mais il n’a plus que l’enfer en perspective. — La séduction d’Anna avec les circonstances qui l’accompagnent est le point culminant de la route fatale où Don Juan se fait gloire d’avancer. —

Donn’Anna sert de pendant à Don Juan comme douée des plus hautes faveurs de la nature. Ainsi que Don Juan était primitivement un homme plein de facultés nobles et puissantes, ainsi c’est une femme prédestinée dont l’âme pure est restée vierge des atteintes du démon. Tous les efforts de l’enfer ne peuvent consommer que sa perdition terrestre.

Dès que cette œuvre fatale fut accomplie, Satan ne put différer plus long-temps de remplir son rôle de vengeur, en exécution des arrêts du ciel. — Don Juan invite ironiquement le vieillard qu’il a tué à assister en effigie à son joyeux souper ; et l’esprit divin, compatissant au sort de l’homme déchu et s’intéressant à lui en ce moment suprême, ne dédaigne pas de venir lui-même, sous un aspect terrifiant, l’engager à se repentir. Mais cette âme est tellement pervertie, tellement aigrie contre la Providence, que l’espérance même de la béatitude éternelle ne peut y allumer, hélas ! aucune étincelle capable de la guider dans une voie meilleure !…

Tu auras sans doute été frappé, mon Théodore, de l’emploi du mot séduction à l’égard d’Anna ; et je vais en peu de mots, aussi clairement que je puis le faire à cette heure où les sentiments et les idées dont mon âme déborde trouvent tout langage impuissant, je vais te dire sous quel aspect se présentent à mon esprit dans l’œuvre musicale, et sans aucun égard au texte qu’elle revêtit, le contraste et le rapport des deux natures engagées dans cette lutte, je veux dire Don Juan et Donn’Anna.

J’ai déjà indiqué plus haut les points de contact entre Anna et Don Juan. Elle avait sans doute été destinée par le ciel à révéler à Don Juan la tendance divine de sa nature, et, en l’arrachant au désespoir de ses efforts stériles, à le sauver par l’amour même dont Satan s’était servi pour le corrompre. — Pourquoi la vit-il trop tard ! à l’apogée de sa criminelle carrière, et quand il ne pouvait être animé que de l’envie diabolique de consommer sa perte. — Elle ne put pas s’y soustraire ! Quand Don Juan paraît sur la scène en s’enfuyant, elle a déjà succombé !… Une ardeur de sensualité surhumaine, le feu de l’enfer brûlait dans ses veines, et toute résistance eût été inutile. Don Juan, Don Juan seul pouvait l’embraser d’une aussi luxurieuse frénésie, et l’induire à pécher avec le plus damnable emportement !

Mais, lorsque le séducteur songe à s’enfuir, après avoir consommé son odieux attentat, la pensée de sa perte vient la saisir comme un monstre armé de griffes venimeuses, et lui infliger d’indicibles tourments. — La mort de son père, tué de la main de Don Juan, son union avec le froid, l’efféminé, le vulgaire Don Ottavio, qu’elle avait cru aimer autrefois, l’amour même dont la flamme destructive ravage le fond de son âme, — cet amour qui lui parut si radieux dans le moment de la suprême jouissance, et qui maintenant brûle son sein comme la haine la plus envenimée : tout cela lui cause une fiévre délirante. Elle sent qu’il n’y a que la ruine de Don Juan qui puisse calmer les tortures mortelles dont son cœur est dechiré. Mais ce doit être aussi son arrêt de mort sur cette terre !

Voilà pourquoi elle provoque sans cesse à la vengeance son morne fiancé ; elle-même poursuit le traître, et ce n’est que lorsque les puissances souterraines l’ont entrainé enfin dans l’abîme, qu’elle recouvre une apparence de tranquillité. — Mais elle refuse de céder encore aux instances de son futur impatient : Lascia, o caro, un anno ancora allo sfogo del mio cor8 ! Elle ne doit pas survivre aussi long-temps. Jamais Don Ottavio ne pressera dans ses bras celle que sa pieuse vocation préserva de se voir consacrée à Satan par une union maudite. —

Combien tout cela fit sur moi une impression énergique et profonde dans les accords déchirants du premier récitatif, au sujet de la surprise nocturne ! — La scène même de Donn’Anna, au deuxième acte, Crudele !… laquelle envisagée superficiellement ne se rapporte qu’à Don Ottavio, exprime par de mystérieuses assonances, par les plus étranges corrélations toniques, cette disposition secrète de l’âme morte à toute espérance terrestre. En effet, que signifie dans le même air cette singulière prévision jetée là par le poète, peut-être à son insu : Forse un giorno il cielo ancora sentirà pieta di me9 !

— Deux heures sonnent ! — Je sens glisser sur moi une haleine tiède et électrique, je respire l’odeur subtile du délicat parfum italien qui me révéla hier la présence de ma voisine ; j’éprouve une sensation de béatitude infinie qui me semble ne pouvoir s’épancher que dans l’harmonie du chant. Un courant d’air plus rapide parcourt la salle, les cordes du piano de l’orchestre ont frémi… Ciel ! je crois distinguer à une immense distance la voix d’Anna portée sur l’aile des accords prolongés d’une symphonie aérienne : Non mi dir bell’ idol mio10 !

Ouvre-toi, monde inconnu et lointain des essences spirituelles, Dschinnistan, région de féerie, tout peuplé de sublimes merveilles, où l’âme ravie trouve dans l’émotion ineffable d’une douleur céleste, ainsi que dans le ravissement le plus voluptueux, la réalisation suprême de tous ses pressentiments humains ! laisse-moi parcourir le cercle magique de tes séduisantes apparitions ! Que le rêve qui sert de messager entre toi et l’homme, tour à tour présage de terreur et de consolation, vienne, tandis que le sommeil enchaîne mon corps sous ses liens de plomb, dégager mon esprit et lui donner l’essor dans tes champs éthérés ! —

CONVERSATION DU DINER À LA TABLE D’HOTE EN GUISE DE DESSERT


Un homme entendu, faisant fortement claquer ses doigts sur le couvercle de sa tabatière : — C’est pourtant désolant de ne pouvoir plus compter de long-temps sur un opéra passablement exécuté. Aussi voilà le résultat de cette maudite rage d’exagération !

Figure de mulatre : — Oui, oui ! je le lui ai répété assez souvent ! Le rôle de Donn’Anna l’émouvait toujours au suprême degré. Hier soir, elle était même tout-à-fait comme possédée. On assure qu’elle est restée évanouie durant tout l’entr’acte, et après la scène du deuxième acte, elle a eu des attaques de nerfs.

Un insignifiant : — Oh ! racontez-nous…

Figure de mulatre : — Eh bien oui, des attaques de nerfs, et si violentes qu’elle n’a pas pu être transportée hors du théâtre.

Moi : — Au nom du ciel ! cela n’aura pas, j’espère, de suites dangereuses, et nous entendrons bientôt la signora ?

L’homme entendu à la tabatière, prenant une prise : — Difficilement ; car la signora est morte cette nuit, à deux heures précises.

NOTES DU TRADUCTEUR

1. Le royaume des pleurs, l’abîme du désespoir. (Le Dante.)

2. Se fatiguer la nuit, le jour, etc.

3. N’espère pas me fuir, à moins que tu ne me tues.

4. Mais quel affreux spectacle, ô dieux, s’offre à mes regards !

5. Elle parle comme un livre. — Tu nido d’inganni : va ! puits de malice et de trahisons !

6. Jusqu’à ce que le vin leur ait échauffé la tête…

7. Déjà la table est prête, le souper est servi.

8. Ô mon ami, laisse-moi une année encore pour soulager les blessures de mon cœur.

9. Peut-être un jour le ciel aura encore pitié de moi !

10. Ne m’accuse pas de cruauté, mon doux ami…