Documents diplomatiques français (1871-1914), série 1, tome 3/201

Dangers auxquels s’exposerait la Porte en bravant les Puissances.
Documents diplomatiques français (1871-1914), série 1, tome 3, Texte établi par Sébastien Charléty (Commission de publication des documents diplomatiques français), Imprimerie nationale (p. 168-169).

201.

M. de Freycinet, Ministre des Affaires étrangères à M. Tissot, Ambassadeur de France à Constantinople.

D. n° 165.
Paris, 8 juillet 1880.

Depuis la réunion de la Conférence de Berlin, j’ai cru devoir à diverses reprises vous demander de représenter au Sultan et à ses conseillers à quels dangers l’Empire ottoman serait exposé par eux si, obéissant à d’imprudentes suggestions et refusant d’ouvrir les yeux sur les changements considérables qui se sont produits dans l’attitude de l’Europe vis-à-vis de la Sublime Porte, ils s’obstinaient à résister aux recommandations des Puissances médiatrices. Pour vous mettre en mesure de faire une plus vive impression sur Abdul Hamid et ses Ministres, et de donner ainsi plus de force aux conseils amicaux du Gouvernement de la République, je vous ai en même temps fourni des indications précises sur certains projets qui montrent à quel point les Puissances prennent au sérieux l’acte de Berlin et comptent le voir mettre en pratique sans trop de retards. Mon télégramme du 29 juin dernier, dans lequel je vous apprenais que la Russie avait proposé à l’Angleterre de fournir un corps de débarquement de 20.000 hommes pour assurer la prompte exécution de l’arrêt de la Conférence, contenait la plus significative de ces indications[1]. Vous m’avez fait savoir, le 1er juillet[2], que le Ministre des Affaires étrangères du Sultan avait été fort ému par les révélations d’un danger auquel jusqu’alors il n’avait pas cru, mais tout ce que vous a dit Abeddin Pacha au cours du long entretien que vous avez eu avec lui à cette date prouve malheureusement que son émotion n’a pas été assez profonde encore pour l’arrêter dans la voie périlleuse où il est engagé. Il n’en est que plus essentiel d’insister auprès de lui dans le sens des avertissements que nous avons cru devoir lui donner.

Ainsi que vous le verrez dans la copie ci-annexée d’une dépêche très confidentielle du comte de Saint-Vallier[3], l’exactitude des renseignements que je vous avais transmis au sujet de la proposition faite par le Gouvernement russe au Cabinet anglais a été confirmée à notre Ambassadeur par son collègue d’Angleterre. Lord Odo Russell a, il est vrai, ajouté que la réponse du comte de Granville à la suggestion du prince Lobanoff avait été évasive, et M. de Saint-Vallier m’apprend que l’Ambassadeur de Russie à Berlin cherche à atténuer la portée de la démarche faite à Londres, en déclarant que le prince Lobanoff avait émis une idée personnelle, sans instructions de son Gouvernement. Mais le fait seul que l’Ambassadeur de Russie en Angleterre a cru pouvoir entretenir le Cabinet britannique d’une proposition semblable n’est pas moins un symptôme très grave, dont la Porte ottomane aurait tort de méconnaître l’importance.

D’autre part, le comte de Saint-Vallier m’a fait savoir à la date du 5 de ce mois[4] que l’Autriche et l’Angleterre, se préoccupant des velléités de résistance révélées par toutes les manifestations connues des sentiments qui animent le ministère ottoman, ont, dès les premiers jours de juillet, pressenti le Cabinet de Berlin pour savoir si dans le cas où la Turquie adopterait un parti extrême, l’Allemagne serait disposée à prendre part à une démonstration navale, en vue d’appuyer les efforts que pourrait tenter la Grèce pour entrer en possession des territoires qui lui ont été attribués. C’est le prince de Hohenlohe lui-même qui a mis confidentiellement notre Ambassadeur au courant de cette démarche, et lui a fait en même temps connaître sa réponse dont le sens était que l’Allemagne ne refuserait pas l’appui de son pavillon à une démonstration de ce genre, et qu’elle serait prête à participer ainsi, dans une certaine mesure, à une entreprise combinée entre les Puissances pour assurer l’exécution des décisions de la Conférence.

Il serait peut-être utile que vous fissiez part de ce renseignement confidentiel au Ministre des Affaires étrangères de Turquie, et reveniez avec lui sur les indications de même nature que vous lui avez déjà données pour combattre les funestes illusions auxquelles on se laisse encore aller dans l’entourage du Sultan.


  1. Voir ci-dessus n° 183.
  2. Voir n° 188.
  3. M. de Saint-Vallier avait été avisé le 28 juin par le prince de Hohenlohe de la démarche faite à Londres par le prince Lobanoff auprès de Lord Granville (télégr. de Berlin du 28 juin, 7 h. 10 s.). Le télégramme auquel M. de Freycinet fait allusion ici avait été expédié de Berlin le 30 juin à 4 h. 38 s. Dès le 7 juillet, dans sa dépêche n° 250, le Ministre avait fait part à M. Challemel-Lacour des atténuations du comte Sabouroff.
  4. Voir ci-dessus n° 192.