Doctrine de la vertu (trad. Barni)/Eléments métaphysiques/Partie 2/Chapitre 1/S1/$32

Éléments métaphysiques de la doctrine de la vertu (seconde partie de la Métaphysique des moeurs), suivis d'un Traité de pédagogie et de divers opuscules relatifs à la morale
Traduction par Jules Barni.
Auguste Durand (p. 130-132).


B.
du devoir de reconnaissance


La reconnaissance consiste à honorer une personne pour un bienfait qu’on en a reçu. Le sentiment qui est lié à ce jugement est un sentiment de respect pour le bienfaiteur (pour celui qui oblige), tandis que le sentiment de celui-ci pour son obligé rentre dans celui de l’amour. — Même une simple bienveillance de cœur, ne se manifestant par aucun effet extérieur, mérite dans l’obligé le nom de devoir de vertu ; car il faut faire ici une distinction entre la reconnaissance active[1] et la reconnaissance purement affective[2].

§ 32.


La reconnaissance est un devoir, c’est-à-dire qu’elle n’est pas seulement une maxime de prudence, ayant pour but d’exciter chez les autres une plus grande bienveillance par le témoignage de l’obligation qu’on leur doit pour les bienfaits qu’on en a reçus (gratiarum actio est ad plus dandum invitatio) ; car alors nous n’userions de la reconnaissance que comme d’un moyen pour d’autres fins personnelles ; mais elle est une nécessité immédiatement imposée par la loi morale.

En outre, la reconnaissance doit être spécialement considérée comme un devoir saint[3], c’est-à-dire comme un devoir dont la violation (en offrant un exemple scandaleux) peut détruire dans son principe même le mobile moral qui nous invite à la bienfaisance. En effet, on appelle saint tout objet moral à l’égard duquel aucun acte ne saurait acquitter entièrement l’obligation contractée (où l’obligé reste toujours obligé). Tout autre devoir est un devoir ordinaire[4]. — Il n’y a aucun moyen de s’acquitter d’un bienfait reçu, parce que celui qui le reçoit ne peut refuser à celui qui l’accorde le mérite et l’avantage d’avoir été le premier à témoigner sa bienveillance. – Mais aussi, même sans aucun acte extérieur (de bienfaisance), la simple bienveillance de cœur à l’égard d’un bienfaiteur est déjà une espèce de reconnaissance. On appelle gratitude[5] un sentiment de ce genre.

Quant à ce qui est de l’extension de la reconnaissance, cette vertu ne s’applique pas seulement aux contemporains, mais aussi aux ancêtres, même à ceux qu’on ne peut signaler avec certitude. C’est aussi la raison pour laquelle on regarde comme une chose convenable de défendre, autant que possible, les anciens qui peuvent passer pour nos maîtres, contre les attaques, les accusations et les mépris dont ils sont souvent l’objet. En revanche, c’est pure sottise que de leur supposer, à cause de leur ancienneté, une supériorité de talents et de bonne volonté sur les modernes, et de mépriser par comparaison tout ce qui est nouveau, comme si le monde était condamné par les lois de la nature à déchoir sans cesse davantage de sa perfection primitive.


§ 33.


Pour ce qui est de l’intensité[6] de cette vertu, c’est-à-dire du degré d’obligation qu’elle impose, on doit l’estimer d’après l’utilité que l’obligé a retirée du bienfait et d’après le désintéressement du bienfaiteur. Le moindre degré est de rendre au bienfaiteur des services équivalents, s’il est dans le cas de les recevoir (pendant sa vie), ou, à son défaut, aux autres hommes. C’est encore de ne regarder jamais un bienfait reçu comme un fardeau dont on serait bien aise de se débarrasser (sous prétexte que l’obligé est dans une position d’infériorité à l’égard de son bienfaiteur, et que cela blesse son orgueil). Il faut l’accepter au contraire comme un bienfait moral, c’est-à-dire comme nous offrant l’occasion de pratiquer cette vertu qui à la profondeur[7] d’une intention bienveillante joint la tendresse de la bienveillance même (l’attention donnée, en vue du devoir, aux moindres obligations), et de cultiver ainsi la philanthropie.

Notes du traducteur modifier

  1. Thätige.
  2. Affectionnelle.
  3. Heilige.
  4. Gemeine.
  5. Erkenntlichkeit.
  6. Intension.
  7. Innigkeit.

Notes de l’auteur modifier