Doctrine de la vertu (trad. Barni)/Eléments métaphysiques/Introduction/XIV


XIV.


De la vertu en général.


La vertu signifie une force morale de la volonté. Mais cela n’en épuise pas l’idée ; car on pourrait trouver aussi une force de ce genre dans un être saint (supérieur à l’homme), en qui nul penchant contraire ne ferait obstacle à la loi de sa volonté, et qui par conséquent suivrait volontiers cette loi en tout point. La vertu est donc la force morale que montre la volonté d’un homme dans l’accomplissement de son devoir, lequel est une contrainte morale exercée par sa propre raison législative, en tant qu’elle se constitue elle-même en un pouvoir qui exécute la loi. — Elle n’est pas elle-même un devoir, ou ce n’est pas un devoir de la posséder (car autrement il faudrait admettre une obligation au devoir), mais elle commande, et elle accompagne son commandement d’une contrainte morale (possible au point de vue des lois de la liberté intérieure), qui, devant être irrésistible, suppose une force dont nous ne pouvons mesurer le degré qu’au moyen de la grandeur des obstacles que l’homme se crée à lui-même par ses penchants. Les vices, ces fruits des coupables pensées, sont les monstres qu’elle est appelée à combattre : aussi cette force morale, ou ce courage[1] (fortitudo moralis) est-il pour l’homme le plus grand et même le seul véritable titre de gloire[2]. C’est proprement la sagesse, la sagesse pratique, car elle consiste à se donner pour but le but final de l’existence des hommes sur la terre. — Ce n’est qu’en la possédant que l’homme est libre, sain, riche, roi, etc., et n’a rien à craindre ni du hasard, ni du destin : il se possède lui-même, et l’homme vertueux ne peut perdre sa vertu.

On fait bien de vanter l’idéal de l’humanité considérée dans sa perfection morale, et tous les exemples du contraire que l’on oppose, en alléguant ce que les hommes sont maintenant, ce qu’ils ont été, ou ce qu’ils seront probablement dans l’avenir, ne peuvent rien ôter à la réalité pratique de cet idéal. L’anthropologie, qui se fonde uniquement sur des connaissances empiriques, ne saurait porter la moindre atteinte à l’anthroponomie[3], qui dérive d’une raison dictant des lois absolues ; et, quoique la vertu (dans son rapport aux hommes et non à la loi) puisse aussi çà et là être appelée méritoire et jugée digne d’une récompense, il faut pourtant, de même qu’elle est sa propre fin, la considérer comme étant à elle-même sa propre récompense.

Quand on considère la vertu dans toute sa perfection, on ne se la représente donc pas comme une chose que l’homme possède, mais comme une chose qui possède l’homme ; car dans le premier cas il semblerait que l’homme ait eu le choix (auquel cas il aurait encore besoin d’une autre vertu pour préférer la vertu à toute autre chose qui s’offrirait à lui). — Concevoir (comme cela est inévitable) plusieurs vertus, ce n’est pas autre chose que concevoir divers objets moraux, auxquels la volonté est portée par le principe unique de la vertu ; il en est de même des vices opposés à ces vertus. L’expression qui personnifie le vice et la vertu est un procédé esthétique, mais qui renferme un sens moral. — Une esthétique des mœurs n’est pas une partie de la métaphysique des mœurs, mais elle en est une représentation[4] subjective : en effet les sentiments qui accompagnent la force nécessitante de la loi morale, en rendent l’efficacité sensible ; tels sont par exemple le dégoût, l’horreur, etc., qui représentent d’une manière sensible[5] l’aversion morale, et servent de contre-poids aux mobiles purement sensibles.

Notes du traducteur modifier

  1. Als Tapferkeit.
  2. Kriegsehre, littéralement, gloire guerrière.
  3. C’est le mot même dont Kant se sert ; je le laisse tel qu’il est. J. B.
  4. Darstellung.
  5. Versinnlichen.

Notes de l’auteur modifier