Doctrine de la vertu (trad. Barni)/Eléments métaphysiques/Introduction/XIII


XIII.


principes généraux de la métaphysique des mœurs qui doivent être suivis dans l’étude d’une doctrine pure de la vertu


1o Il ne peut y avoir pour un devoir qu’un seul principe d’obligation ; et, quand on en apporte deux ou plusieurs preuves, c’est un signe certain, ou bien qu’on n’en a pas encore de preuve suffisante, ou bien que l’on prend pour un seul et même devoir plusieurs devoirs différents.

En effet, toutes les preuves morales, en tant que preuves philosophiques, ne peuvent se faire qu’au moyen d’une connaissance rationnelle fondée sur des concepts[1], et non, comme celles que fournissent les mathématiques, par la construction de concepts. Ces dernières admettent plusieurs preuves pour une seule et même proposition, parce que dans l’intuition à priori il peut y avoir plusieurs manières de déterminer les propriétés d’un objet, qui toutes reviennent au même principe. – Si par exemple, pour établir le devoir de la véracité, on allègue comme preuve d’abord le préjudice que le mensonge occasionne aux autres hommes, et ensuite aussi l’indignité[2] dont se frappe le menteur et l’atteinte qu’il porte au respect de lui-même, la première preuve porte sur un devoir de bienveillance, non sur un devoir de véracité, et par conséquent ce que l’on établit par là, ce n’est pas le devoir qu’il s’agit de prouver, mais un autre. – Que si, en alléguant plusieurs preuves en faveur d’une seule et même proposition, on se flatte de compenser par le nombre des raisons le manque de poids de chacune d’elles en particulier, c’est là un expédient tout à fait indigne d’un philosophe, et qui dénote une absence complète de loyauté et de bonne foi ; – en effet on a beau juxta-poser diverses raisons suffisantes, les unes ne donneront pas aux autres ce qui leur manque en certitude, ou même en probabilité. Il faut que ces raisons, formant une série unique de principes et de conséquences, s’élèvent jusqu’à la raison suffisante : elles ne peuvent prouver qu’à cette condition. — Et pourtant c’est là le procédé ordinaire de l’art oratoire.

2o On ne doit point chercher la différence de la vertu et du vice dans le degré suivant lequel on pratique certaines maximes, mais seulement dans la qualité spécifique de ces maximes (dans leur rapport avec la loi) ; en d’autres termes, ce fameux principe (d’Aristote) que la vertu consiste dans un juste milieu entre deux vices opposés, est faux[Note de l’auteur 1]. Proposera-t-on, par exemple, une bonne économie domestique comme le milieu à suivre entre deux vices, la prodigalité et l’avarice : si on la considère comme une vertu, on ne peut lui assigner pour origine ni l’amoindrissement successif du premier de ces deux vices (arrivant à l’épargne), ni l’augmentation des dépenses restreintes par le second, comme si, partant de points opposés, ces deux vices finissaient par se rencontrer au sein d’une bonne économie. Au contraire, chacun d’eux a sa propre maxime, qui est nécessairement en contradiction avec celle de l’autre.

Par la même raison, on ne peut considérer en général aucun vice comme une pratique excessive de certaines actions (e. g. prodigalitas est EXCESSUS in consumendis opibus), ou au contraire comme une pratique trop bornée de ces actions (e. g. avaritia est DEFECTUS, etc.). Car, comme on ne détermine point ainsi le degré, et que c’est de là pourtant qu’on fait dépendre la question de savoir si la conduite est ou non conforme au devoir, on ne saurait définir aucun vice par ce moyen.

3o Les devoirs d’éthique ne doivent pas être estimés d’après le pouvoir qui appartient à l’homme de satisfaire à la loi, mais au contraire cette puissance morale doit être estimée d’après la loi, qui commande catégoriquement ; ils ne dépendent point par conséquent de la connaissance empirique que nous avons des hommes, tels qu’ils sont, mais de la connaissance rationnelle qui nous les fait concevoir tels qu’ils doivent être pour être conformes à l’idée de l’humanité.

Les trois maximes que nous venons d’indiquer comme devant présider à l’exposition scientifique d’une doctrine de la vertu, sont opposées à ces vieux apophthegmes :

1. Il n’y a qu’une seule vertu et qu’un seul vice.

2. La vertu consiste à garder un juste milieu entre deux vices opposés. 3. La vertu (comme la prudence) doit être tirée de l’expérience.

Notes du traducteur modifier

  1. Aus Begriffen.
  2. Nichtswürdigkeit.

Notes de l’auteur modifier

  1. Les formules ordinaires et en quelque sorte classiques en morale : medio tutissimus ibis ; omne nimium vertitur in vitium ; est modus in rebus, etc. ; medium tenuere beati ; virtus est medium vitiorum et utrinque reductum, ces formules expriment une sagesse insipide, qui n’a point de principes déterminés ; car ce milieu à tenir entre deux extrêmes, qui peut me l’indiquer ? L’avarice (comme vice) ne se distingue pas de l’économie (comme vertu), en ce qu’elle pousse celle-ci trop loin, mais elle a un tout autre principe (une tout autre maxime), qui est de placer la fin de l’économie domestique, non dans la jouissance de son bien, mais uniquement dans la simple possession, à l’exclusion de toute jouissance. De même le vice de la prodigalité ne consiste pas dans une jouissance démesurée de son bien, mais dans cette fausse maxime, qui n’admet d’autre fin que l’usage d’une chose, sans songer à sa conservation.