Doctrine de la vertu (trad. Barni)/Eléments métaphysiques/Introduction/XII/c

Doctrine de la vertu
Traduction par Jules Barni.
Auguste Durand (p. 47-48).


c.


De l’amour des hommes.


L’amour est une affaire de sentiment, non de volonté : je ne puis aimer, parce que je le veux, et encore moins parce que je le dois (je ne puis être forcé à l’amour) ; un devoir d’aimer est donc un non-sens. Mais la bienveillance[1] (amor benevolentiæ) peut être soumise comme fait à la loi du devoir. À la vérité on donne souvent aussi (quoique très improprement) le nom d’amour à la bienveillance désintéressée qu’on peut montrer à l’égard des hommes ; et même là où il ne s’agit pas seulement du bonheur d’autrui, mais du libre et entier sacrifice de toutes ses fins à celles d’un autre être (même d’un être supérieur à l’humanité), on parle d’un amour qui est en même temps un devoir pour nous. Mais tout devoir implique une contrainte, quoique ce puisse être une contrainte exercée sur soi-même au nom d’une loi. Or ce que l’on fait par contrainte, on ne le fait pas par amour.

C’est un devoir de faire du bien aux autres hommes dans la mesure de son pouvoir, qu’on les aime ou qu’on ne les aime pas, et ce devoir ne perdrait rien de son importance, alors même qu’on aurait fait cette triste remarque, que notre espèce, vue de près, n’est malheureusement pas faite pour inspirer beaucoup d’amour. — La misanthropie au contraire est toujours haïssable, alors même que, sans aller jusqu’à l’hostilité ouverte, elle se contente de fuir les hommes[2]. Car la bienveillance reste toujours un devoir, même à l’égard du misanthrope, qu’on ne saurait aimer sans doute, mais auquel on peut toujours faire du bien.

Haïr le vice dans l’homme n’est ni un devoir ni une chose contraire au devoir ; c’est simplement un sentiment d’aversion qu’il inspire, sans que la volonté y exerce ou en reçoive quelque influence. La bienfaisance au contraire est un devoir. Celui qui la pratique souvent et dont les bienfaits sont un heureux résultat, peut finir par aimer réellement ceux auxquels il a fait du bien. Quand on dit qu’il faut aimer son prochain comme soi-même, cela ne signifie pas qu’il faut l’aimer d’abord et, au moyen de cet amour, lui faire ensuite du bien, mais qu’il faut lui faire du bien, et que cette bienfaisance déterminera en nous l’amour des hommes (ou nous fera une habitude du penchant à la bienfaisance en général).

Autrement l’amour du plaisir[3] (amor complacentiæ) serait seul directement prescrit. Or avoir pour devoir cet amour (comme un plaisir immédiatement lié à la représentation de l’existence d’un objet), c’est-à-dire être contraint à ce plaisir, c’est chose contradictoire.

Notes du traducteur modifier

  1. Wohlwollen.
  2. Separatistische Misanthropie.
  3. Die Liebe des Wohlgefallens.

Notes de l’auteur modifier