Dix Écrits de Richard Wagner/Une soirée heureuse

Traduction par Henri Silège.
Dix Écrits de Richard Wagner, Texte établi par Henri Silège Voir et modifier les données sur WikidataLibrairie Fischbacher (p. 179-195).


UNE SOIRÉE HEUREUSE




Fantaisie sur la musique pittoresque.


C’était par une belle soirée de printemps ; de chaudes ondulations glissaient par intervalles dans les airs, et nous annonçaient l’été, comme de brûlants soupirs d’amour. Nous suivions la foule qui se dirigeait vers un jardin public hors barrière : un corps de musiciens ouvrait ce soir-là une série de concerts qu’ils donnent annuellement dans cette localité. C’était une véritable fête : mon ami R… semblait dans l’extase. Avant que le concert ne commençât, il était déjà tout enivré d’harmonie ; il prétendait que c’était la musique intérieure qui d’avance vibrait et retentissait en lui. Nous nous établîmes sous un grand chêne : c’était notre place ordinaire ; on y était isolé de la foule, et l’on y entendait très distinctement la musique. De tout temps nous avons pris en pitié les malheureux auditeurs qui s’obstinent à se placer le plus près possible de l’orchestre ; nous ne pouvons nous expliquer le plaisir qu’ils semblent trouver à voir en quelque sorte la musique au lieu de l’entendre ; à suivre avec une anxiété curieuse les moindres mouvements des exécutants ; à guetter le moment où le timbalier, après avoir scrupuleusement compté les pauses, se dispose enfin à prendre sa part de la fête, et à faire gronder son instrument sous quelques coups vigoureux. Rien de plus prosaïque, rien qui désillusionne plus que les joues bouffies, les traits grotesquement contractés du trombone ou du cor, les mouvements saccadés des mains qui grimpent le long des chanterelles, des basses et des violoncelles, ou même l’éternel va et vient, de l’archet des violons. Voilà pourquoi nous avions choisi une place, où sans rien perdre des nuances les plus délicates du jeu des instruments, nous nous épargnions l’aspect de l’orchestre.

On nous donna de fort belles choses, entre autres la symphonie de Mozart en mi bémol et celle de Beethoven en la. Quand le concert fut fini, mon ami resta en face de moi, les bras croisés sur la poitrine, muet, la figure souriante. La foule s’écoulait à petit bruit ; quelques personnes demeurèrent attablées çà et là dans les bosquets ; l’air du soir se refroidissait aux premières bouffées du vent de la nuit.

— Si nous prenions un verre de punch ? dit R… en se levant pour appeler le garçon.

Nous nous trouvions dans une de ces dispositions d’esprit qui sont trop précieuses pour ne pas chercher à les prolonger. Le punch ne pouvait que bien faire, et nous maintenir dans notre exaltation artistique. J’acceptai avec joie l’offre de R…, et bientôt après, un bol assez volumineux faisait jouer devant nous ses flammes bleuâtres.

— Que dis-tu de l’orchestre, demandai-je à R… après les premières rasades ? Es-tu satisfait de la manière dont il a exécuté la symphonie ?

— Eh ! que parles-tu d’exécution, répondit-il ! Il y a des moments où les ouvrages que j’affectionne, si mal qu’ils soient joués, ne m’en plongent pas moins dans le ravissement ; et tu sais que j’ai l’ouïe très susceptible. Ces moments sont rares, à la vérité, et ils n’exercent leur doux empire sur moi, que quand mon âme est en parfaite harmonie avec ses organes matériels. Il suffit alors de la plus légère impulsion extérieure, pour que le morceau qui répond complètement à ce que j’éprouve en moi-même retentisse aussitôt dans mon cœur avec une perfection idéale, et telle que le meilleur orchestre du monde ne saurait y atteindre. Dans ces moments-là, mon ouïe, si difficile d’ailleurs, est assez souple pour que le couac d’un hautbois ne provoque tout au plus chez moi qu’un léger mouvement d’impatience ; avec un indulgent sourire je laisse glisser sur mon oreille le son faux d’une trompette, sans que le sentiment de béatitude où je me trouve en souffre, et sans que je cesse pour cela de me faire accroire que j’assiste à une exécution irréprochable. Or, dans une telle disposition d’esprit, rien ne me révolte plus que de voir un fat à l’oreille dédaigneuse qui s’indigne contre ces petits accidents, et qui s’en ira demain admirer au théâtre les roulades discordantes de quelque cantatrice en renom, qui blessent tout à la fois les nerfs et l’âme. C’est que chez les connaisseurs au goût si subtil et si superbe, la musique n’est qu’une affaire d’oreilles, souvent même ils n’en jugent que par les yeux. Je me rappelle avoir vu de ces messieurs qui, après avoir laissé passer une note fausse sans froncer le sourcil, l’instant d’après se bouchaient les oreilles, quand ils voyaient l’artiste, troublé et confus, hocher la tête en signe de dépit.

— Eh quoi ! objectai-je, tu t’emportes contre les gens à l’ouïe délicate ; et tant de fois je t’ai vu irrité jusqu’à la fureur par l’intonation quelque peu douteuse d’une virtuose de théâtre ?

— Aussi, s’écria R..., c’est d’aujourd’hui, du moment actuel que je parle. Dieu sait que la plus légère tache dans le jeu des plus célèbres violonistes est capable de me faire sortir des gonds ; que je maudis parfois les meilleures cantatrices, si satisfaites qu’elles puissent être de leurs vocalises ; qu’il m’arrive même de ne pas trouver le moindre accord entre les divers instruments de l’orchestre le mieux conduit. Je tombe dans ce rigorisme excessif les jours où mon bon génie me quitte, où je mets mon bel habit pour me mêler parmi les dames élégamment parées, et parmi les messieurs frisés et parfumés, dans l’espoir que le bonheur que j’ai perdu rentrera dans mon cœur par les oreilles. Il faut voir avec quelle anxiété scrupuleuse je pèse alors les jeux, et mesure les vibrations les plus fugitives. Quand la voix de mon cœur se tait, oh, alors ! je suis tout aussi pointilleux que tous ces fats qui m’ont remué la bile aujourd’hui ; et il y a des heures où une sonate de Beethoven pour violon ou violoncelle pourrait me mettre en fuite. Que béni soit le Dieu qui créa le printemps et la musique ! Aujourd’hui je suis heureux, et je puis te dire que je le suis !

En parlant ainsi, il remplit de nouveau les verres, et nous les vidâmes jusqu’à la dernière goutte.

— Et moi aussi, lui dis-je, moi aussi je me sens heureux ! Et comment ne le serait-on pas, lorsque, dans une parfaite tranquillité d’esprit, et avec un doux sentiment de bien-être, on vient d’entendre deux compositions qui paraissent avoir été inspirées par le Dieu de la joie noble et pure ? Il me semble que ce fut une idée heureuse de rapprocher ainsi la symphonie de Mozart de celle de Beethoven ; j’ai cru découvrir une merveilleuse parenté entre ces deux ouvrages ; tous les deux peignent les transports qu’inspire à l’âme humaine la certitude d’avoir été créée pour le bonheur, transports que relève et sanctifie le pressentiment du monde immatériel. Toutefois, entre ces deux symphonies, il y a cette différence, à mon avis, que chez Mozart le langage du cœur s’exhale en doux et tendres désirs, tandis que dans l’œuvre de son rival le désir s’élance audacieusement vers l’infini. Dans la symphonie de Mozart, c’est la plénitude du sentiment qui prédomine ; dans celle de Beethoven, c’est la conscience courageuse de la force.

— Que j’aime, reprit mon ami, que j’aime à t’entendre caractériser ainsi ces sublimes compositions instrumentales ! Ce n’est pas que je croie que, dans ces aperçus rapides, tu en aies révélé le sens complet dans toute sa profondeur. On ne saurait le sonder, on saurait encore moins l’exprimer dans aucune langue humaine ; tout comme la musique est impuissante à rendre d’une façon claire et précise ce qui est du ressort exclusif de la poésie. Il est vraiment malheureux que tant de gens veuillent à toute force se donner la peine inutile de confondre le langage musical avec celui de la poésie, et de vouloir compléter par l’un ce qui, d’après leurs vues étroites et bornées, resterait incomplet dans l’autre. C’est une vérité établie à tout jamais : là où le domaine du langage poétique cesse, commence celui de la musique. Rien ne me paraît plus insupportable que tous ces contes niais sur lesquels on prétend que ces compositions se fondent. Il faut qu’ils soient complètement dépourvus de sensibilité et d’intelligence artistique, ceux qui, pour suivre avec un intérêt soutenu l’exécution d’une symphonie de Beethoven, sont obligés de supposer que, dans les épanchements de son divin génie, l’auteur ait voulu développer quelque roman vulgaire, ce qui fait qu’ils sont tentés de lui chercher noise quand quelque coup imprévu vient déranger l’économie de leur historiette. Ils s’écrient alors avec dépit que le compositeur manque d’unité et de clarté, et qu’il n’y a pas d’harmonie dans les diverses parties de son œuvre !

— Il ne faut pas leur en vouloir, répliquai je ; laisse chacun, selon la portée de ses facultés imaginatives, combiner des contes plus ou moins insipides qui seuls les mettent à même de prendre goût à ces grandes révélations musicales. Combien n’y a-t-il pas de prétendus connaisseurs qui ne sauraient en jouir qu’à l’aide de ces suppositions ? Après tout, tu conviendras que, de cette façon, le nombre des admirateurs de notre Beethoven a reçu un accroissement considérable. Il faut même espérer que, par ce moyen, les œuvres du grand compositeur finiront par arriver à une popularité que, certes, elles n’obtiendraient jamais, si tout le monde leur prêtait un sens purement idéal.

— Au nom du ciel, dit R... vivement, voudrais-tu revendiquer pour ces saintes productions de l’art cette popularité banale, fléau de tout ce qu’il y a de noble et de grand ? Il ne manquerait plus que de réclamer pour elles l’honneur de faire danser les paysans au son des rythmes inspirateurs par lesquels elles se sont manifestées ici-bas !

— Tu vas trop loin, répondis-je avec calme ; je ne demande pas pour les symphonies de Beethoven la gloire de la rue ni du cabaret de village ; mais ne serait-ce pas pour ces œuvres un mérite de plus, si elles pouvaient parfois dilater le cœur étroit de l’homme du monde ordinaire ?

— Je ne veux pas qu’elles aient un mérite quelconque, ces symphonies, répliqua R... avec un mouvement d’impatience ; elles existent par elles-mêmes, pour elles-mêmes, et non pas pour mettre en joie les épiciers. Que celui qui en a la volonté et la force cherche à comprendre ces révélations, il aura bien mérité de lui-même et de son bonheur ; mais elles ne sont nullement tenues de s’imposer aux intelligences bornées.

Je remplis les verres en riant.

— Toujours le même ! toujours fantasque ! Tu sais qu’au fond nous sommes d’accord, mais tu t’obstines à ne vouloir pas me comprendre. Laissons tout bonnement de côté la popularité des symphonies de Beethoven, et fais-moi le plaisir de me mettre dans la confidence des sensations que les deux symphonies t’ont fait éprouver tantôt.

Le léger nuage qui avait voilé le front de mon ami se dissipa bientôt. Les yeux fixés sur les vapeurs qui s’élevaient du bol placé entre nous deux, il se prit à sourire :

— Mes sensations ? Que veux-tu que je t’en dise ? Je respirais avec bonheur l’air tiède d’une soirée de printemps ; il me semblait que j’étais assis sous un grand chêne, et qu’à travers les voûtes de verdure je voyais briller le ciel étoilé ; et puis j’éprouvais encore mille autres choses que je ne saurais exprimer ; et voilà tout.

— Pas mal ; sans doute pendant ce temps-là il semblait à tel de nos voisins qu’il fumait un cigare en prenant sa demi-tasse, et qu’il échangeait des œillades avec une jeune dame en robe bleue.

— Assurément, reprit R… d’un air sarcastique. Et le timbalier donc ! celui-là, j’en suis sûr, se figurait qu’il battait ses enfants mal appris qui tardaient à lui apporter son souper. C’est parfait ! À l’entrée du jardin, j’ai entrevu un paysan qui écoutait avec admiration et bonheur la symphonie en la. Je gage ma tête que c’est lui qui en aura eu l’intelligence la plus complète. Tu sais, sans doute, que naguère une de nos gazettes musicales disait que Beethoven, en écrivant cette symphonie, ne se proposait autre chose que de peindre une noce de village ; et le brave campagnard se sera de suite rappelé le jour de ses noces et les divers actes de cette grande journée, tels que : l’arrivée des invités, le repas, la bénédiction à l’église, les danses, et enfin les mystères de la chambre nuptiale.

— L’idée est assez plaisante, m’écriai-je en riant. Mais pourquoi, au nom du ciel, ne veux-tu pas que cette symphonie procure au bon paysan un instant de bonheur à sa façon ? N’a-t-il pas, toute proportion gardée, ressenti le même ravissement au fond du cœur que toi avec ton grand chêne et ton ciel étoile scintillant dans la feuillée ?

— Allons, je me rends, dit R... avec bonhomie ; c’est de tout cœur que je permets à l’homme des champs de se rappeler le jour de ses noces en écoutant la symphonie en mais quant aux gens instruits de nos villes qui écrivent dans les gazettes musicales, je serais tenté de leur casser la tête pour leur apprendre à faire circuler de pareilles niaiseries parmi les honnêtes gens, et à leur ravir ainsi d’avance l’indépendance d’esprit avec laquelle ils auraient écouté l’œuvre de Beethoven. Au lieu de s’abandonner à la naïveté spontanée de leurs propres impressions, ces braves gens, indignement abusés, au cœur plein et à la tête un peu faible, s’obstineront à chercher la noce de village dont on leur a parlé, solennité à laquelle, par parenthèse, ils n’ont jamais assisté, et à la place de laquelle ils se seraient peut-être figuré toute autre chose, en restant dans la sphère habituelle de leur imagination.

— Tu m’accordes donc, repris-je, que ces symphonies, par leur essence, n’excluent pas la possibilité d’interprétations diverses ?

— Au contraire, je suis persuadé qu’une explication stéréotypée n’est pas admissible. Si arrêtées et si précises que soient les proportions d’une symphonie de Beethoven, si complètes qu’elles soient comme édifice musical, ce n’en serait pas moins à tort que les impressions que ces compositions font sur le cœur de l’homme seraient ramenées exclusivement à une seule. La même chose a lieu plus ou moins dans tout autre art. Ainsi, un tableau, un drame agissent très diversement sur les diverses individualités, et même sur le cœur d’une même personne, à des époques différentes, et pourtant le peintre et le poète sont assujettis à une précision bien autrement rigoureuse que le compositeur de musique instrumentale, que rien n’oblige à modeler ses œuvres sur les apparitions de la vie ordinaire ; l’immense domaine de l’infini s’ouvre à son génie, et il donne la vie à ses conceptions à l’aide du son, l’élément le plus spiritualisé dont un art puisse disposer. Or, c’est rabaisser le musicien que de vouloir le forcer à mesurer son enthousiasme sur ce monde vulgaire qui l’entoure, et il renierait sa mission, le compositeur qui s’aviserait de transporter dans son art les proportions étroites des objets matériels.

— Ainsi, tu rejettes toute peinture à l’aide des sons ? lui demandai-je.

— Toutes les fois qu’elle n’est pas employée dans des intentions de plaisanterie et qu’elle ne rend point des apparitions purement musicales. Dès qu’il s’agit de plaisanter, tout est permis en musique ; une certaine étroitesse est dans l’essence intime du comique, et rire et faire rire est une belle et excellente chose. Dès que la peinture par les sons sort de là, elle devient absurde. Les motifs d’inspiration musicale doivent être de telle nature qu’ils n’aient pu prendre naissance que dans l'âme d’un musicien.

— Voilà un principe que tu aurais bien de la peine à établir. Au fond, je partage ton opinion ; toutefois je doute qu’elle puisse se concilier partout avec la commune et entière admiration que nous inspirent les œuvres du grand maître. Ne sens-tu pas que ton opinion se trouve, à certains égards, en contradiction directe avec les révélations de Beethoven ?

— Pas le moins du monde, et j’espère bien tirer mes preuves des œuvres mêmes du maître.

— Avant d’entrer dans les détails, dis-moi, ne trouves-tu pas que le caractère de la musique instrumentale de Mozart justifierait beaucoup mieux ton assertion que celui de Beethoven ?

— Pas que je sache. Beethoven a singulièrement agrandi la forme de la symphonie ; il a quitté les proportions de l’ancienne période musicale, que Mozart avait élevée au plus haut degré de beauté ; il s’en est affranchi pour suivre l’essor de son génie dans des régions que lui seul pouvait atteindre ; il s’est frayé sa route avec une liberté audacieuse et toujours calme et réfléchie, à laquelle il a su donner une conséquence philosophique ; de cette façon, tout en prenant la forme de la symphonie de Mozart pour base, il a créé un nouveau genre, dans lequel il atteignit en même temps les dernières limites de la perfection. Mais tout cela, Beethoven n’aurait pu l’entreprendre, si Mozart, avant lui, n’eût soumis la symphonie à l’action de son génie victorieux, si le souffle divin de son inspiration n’eût communiqué la vie et l’esprit à ces formes, à ces proportions inanimées, qui seules avaient prévalu jusqu’à l’époque de son avènement. Tel fut le point de départ de Beethoven, et le compositeur qui aspira pour ainsi dire l’âme divine de Mozart ne put jamais tomber de la haute sphère où séjourne la véritable musique.

— Tu as raison : toutefois tu conviendras que les épanchements du génie de Mozart ne jaillissent jamais que de sources purement musicales ; que chez lui l’inspiration se rattache constamment à un sentiment vague, et qu’il n’eût jamais pu rendre autrement que par des sons, quand même il aurait eu le don de la poésie. Je parle ici de l’inspiration qui naît dans l’âme du compositeur en même temps que la mélodie, que la formation musicale. La musique de Mozart porte l’empreinte caractéristique de cette spontanéité, et l’on ne saurait admettre qu’il ait formé d’avance le plan d’une symphonie, dont tous les thèmes et même l’expression musicale, telle qu’elle nous a été transmise, ne se fussent trouvés tout achevés dans sa tête. Au contraire, je ne puis me persuader que Beethoven n’ait pas toujours rattaché le plan d’une symphonie à quelque idée philosophique, et ne l'ait combiné en conséquence avant d’inventer les divers thèmes.

— Et dans quelle œuvre trouverais-tu les preuves de ce que tu avances, répliqua-t-il avec vivacité ? Est-ce peut-être dans la symphonie de ce soir.

— Ce serait assez difficile ; mais il me suffira de te nommer la symphonie héroïque. Tu sais qu’elle devait d’abord s’intituler Bonaparte. Pourrais-tu me contester qu’une idée étrangère au domaine de la musique ait inspiré Beethoven et lui ait suggéré le plan de cette œuvre gigantesque ?

— Je suis enchanté que tu aies cité cette symphonie. Penses-tu que l’idée de l’héroïsme, qui, dans son audace impétueuse, s’élance au faite des grandeurs, soit en dehors de la région de l’art musical ? ou trouves-tu que, dans son enthousiasme pour le jeune dieu de la victoire, Beethoven l’ait chanté assez mesquinement pour qu’il puisse te venir à la pensée qu’il ait voulu mettre en musique les bulletins de la première campagne d’Italie ?

— Où veux-tu en venir ? Je n’ai rien dit de pareil.

— Tu ne l’as pas dit explicitement, mais c’est le fond de ta pensée, poursuivit R... qui se passionnait de plus en plus. Pour admettre que Beethoven ait combiné le plan d’une symphonie en l’honneur de Bonaparte, il faudrait admettre qu’il n’eût pas été de force à créer autre chose qu’une de ces œuvres de commande qui, dès leur naissance, portent l’empreinte de la mort[1]. Mais il s’en faut du tout au tout pour que la Sinfonia eroïca confirme une telle assertion. Au contraire, si c’eût été là le problème que l’artiste se fût imposé, il l’aurait bien mal résolu. Dis-moi, je te prie, où, quand, dans quel passage de cette composition trouves-tu le moindre trait qui puisse se rattacher, même de loin, au but supposé du compositeur de peindre tel ou tel moment de la carrière glorieuse du jeune capitaine ? Pourquoi la marche funèbre ; le scherzo avec les cors de chasse ; le finale avec cet adagio si doux, si plein de sensibilité et de mélancolie ? Où est le pont de Lodi ? Où sont la bataille d’Arcole, la marche sur Léoben, la victoire près des Pyramides, le 18 brumaire ? Quel compositeur eût passé sous silence de pareils moments, dès qu’il se serait proposé d’écrire une symphonie biographique de Bonaparte ? Mais, en vérité, Beethoven avait un but bien différent. Je vais te communiquer mes idées à cet égard. La plus petite composition musicale nait toujours dans l’esprit de l’auteur sous l’influence de quelque émotion, qui, à l’heure créatrice, s’empare de tout son être. Que l’inspiration soit déterminée par quelque impulsion extérieure, ou qu’elle jaillisse d’une source intime et mystérieuse ; qu’elle se manifeste sous la forme de mélancolie, de joie, de désir, de sensation de bien-être, d’amour ou de haine, elle provoquera constamment chez le compositeur quelque formation musicale, et se résoudra d’elle-même en sons, avant même que ces sons n’aient été arrêtés par la volonté de l’artiste. Que l’émotion soit énergique, passionnée, continue ; qu’elle détermine pendant des mois, des années la direction de nos sentiments et de nos idées, elle amènera la naissance d’œuvres plus larges, à dimensions plus vastes, telles, par exemple, que la Sinfonia eroïca. De pareilles dispositions d’àme, qu’elles se manifestent comme souffrances intérieures, ou avec le caractère de la force et du courage, prennent toujours leur source dans quelque événement extérieur, car nous sommes hommes, et notre destinée est régie par tout ce qui nous entoure. Mais ces émotions, au moment où elles forcent le compositeur à produire, se trouvent déjà converties en musique, en sorte qu’aux heures de création, ce n’est pas l’événement extérieur en lui-même, mais bien le sentiment qu’il a éveillé, qui provoque la naissance de l’œuvre musicale. Or, quelle apparition plus digne d’enflammer et de nourrir l’enthousiasme sympathique du génie ardent de Beethoven, que celle du demi-dieu qui brisait un monde pour en reconstruire un nouveau de sa main ? Qu’on se figure quelle devait être l’émotion du musicien qui, lui-même, était un héros à sa manière, quand il suivait d’exploit en exploit, de victoire en victoire, l’homme prodigieux dont tout le monde, ami ou ennemi, parlait avec la même admiration ! À cela il faut ajouter que Beethoven était républicain ; qu’il rêvait un état social où tous les hommes jouiraient à jamais d’une félicité égale, et que c’était de Bonaparte qu’il attendait la réalisation de ses rêves. Comme le sang devait bouillonner dans ses veines ! Quelles flammes devait jeter son noble cœur, quand, de quelque côté qu’il se retournât pour consulter sa muse, il entendait toujours retentir ce nom glorieux ! Oh ! alors, sans doute, lui aussi devait se sentir pressé de prendre un essor extraordinaire ; lui aussi, il avait la puissance et l’énergie qui fait le héros, et il voulait s’illustrer par quelque grand exploit. Il ne commandait pas d’armée, mais, dans la région de l’art, il voyait s’ouvrir devant lui un domaine où il pouvait accomplir de grandes choses, comme Bonaparte en avait accompli dans les plaines de l’Italie. Ce fut dans cet état de surexcitation musicale que Beethoven conçut une œuvre comme jamais

  1. Il y a huit ans, à l’époque où cette conversation eut lieu, mon ami R... ne pouvait connaître la symphonie de Berlioz pour la translation des victimes de Juillet.